Grande-Bretagne historique
Les Germaniques et les Scandinaves, qui envahissent la Grande Bretagne après le repli des légions romaines, surent s’entendre pour repousser les populations de caractère dit « celtique » vers les côtes de l’Atlantique mais, une fois la conquête achevée, ils ne cessèrent de se jalouser et de s’affronter. L’origine de ces querelles endémiques est profonde. Lors de l’invasion, les Germaniques (Saxons) vont choisir les terres du sud déjà occupées par les Belges avant la conquête, si l’on en croit César à l’heure où il découvre le pays. Ensuite, les Romains vont privilégier ces régions qui les ont acceptés sans difficulté et créer, avec Londres, la plus importante et la plus riche cité de Grande Bretagne. Les Saxons ont donc la meilleure part. Au nord, où les Scandinaves se sont installés, la terre n’est pas pauvre et là se trouvent même de riches plaines céréalières mais le système politico-économique mis en place à l’époque romaine ne survécut pas à la conquête et les nouveaux occupants grandement responsables de ce fait vont se juger défavorisés.
D’autre part, si York sera le siège de la couronne du nord et Winchester celui de la couronne du sud, la véritable capitale du pays demeure la cité de Londres et la ville se trouve sur les provinces du sud-est. Enfin, la population du sud a, d’emblée, accepté l’occupant germanique qui s’est rapidement intégré, tandis que les Scandinaves du nord ont du subir les vagues successives de nouveaux immigrants avec, par période, des actions en force particulièrement violentes. Ajoutons à cela qu’un troisième peuple, les Norvégiens, tôt installés dans les îles 0rcades ont coutume de piller les côtes puis de se fixer en quelques lieux où ils ont toujours un pied sur terre et l’autre dans le bateau. La côte est de l’Irlande deviendra leur base la plus importante. Ceci n’est qu’une toile de fond rapidement brossée mais il est nécessaire de la garder à l’esprit pour bien comprendre l’histoire qui va suivre.
Le roi Alfred
Roi Saxon installé à Winchester, ancienne métropole des Belges, Alfred fut le plus grand monarque de cette période trouble qui va de la mort du mythique Arthur à Guillaume le Conquérant. Nous avons vu, en son temps, les batailles qu’il menât pour préserver sa couronne et défendre le sud du pays des emprises scandinaves. Après la grande victoire d’Eddington, en 878, puis le siège et la reddition du repli danois de Chippenham, les Danois refluent vers l’Est Anglie et Alfred retrouve sa capitale Winchester et son royaume du Wessex. Cependant, Londres continue sa politique ambiguë. Elle a commercé avec les Danois, puis s’est opposée à eux et si la victoire d’Alfred la libère de bien des soucis, elle reconnaît le nouveau monarque mais sans se soumettre à lui. Il faudra sept années, de 878 à 885, pour que le roi puisse prendre en contrôle l’économie du sud et faire plier Londres qu’il occupe en 886. C’est également l’année où les Danois déposent définitivement les armes et acceptent de se replier derrière une ligne clairement définie, celle du Danelaw,. C’est la fin des grands affrontements mais pas celle des harcèlements.
Le roi du Wessex constitue une puissante armée permanente appuyée d’une force de cavalerie, installe des garnisons sur les côtes, et fait construire une flotte de guerre afin de combattre les Danois sur mer, un domaine dont ils se considéraient les maîtres. A l’intérieur, l’action d’Alfred est aussi exemplaire. Il parcourt ses terres, tranche les litiges, sermonne les paysans qui cultivent mal leurs champs ainsi que les épouses qui négligent leur intérieur. Il entend reconstituer les richesses agricoles du pays afin que les populations mangent à leur faim et que des familles nombreuses regagnent les terres en friche. Dans le domaine religieux également, la tâche qu’il accomplit est considérable. Il fait réparer ou reconstruire les églises et impose aux prêtres qui ont perdu leur latin une sérieuse formation religieuse. Le roi rassemble aussi de nombreux ouvrages antiques qu’il fait traduire en anglo-saxon par des copistes installés dans les bibliothèques. Le roi traduit lui-même, en langue vulgaire, la règle pastorale de Grégoire le Grand, et quand il mourut en 899, l’œuvre réalisée lui valût le qualificatif de « Grand ». La dynastie qu’il venait de fonder devait se maintenir au pouvoir jusqu’en 1016 année où ses lointains descendants, Ethelred et ses deux héritiers furent supplantés par Knut le Danois.
Le siècle du Wessex
Alfred le Grand ne put réaliser tout ce qu’il comptait faire mais ses fils eurent à cœur de poursuivre l’œuvre de leur père. Edouard, fils aîné, coiffe la couronne et se lance dans une longue campagne militaire vers le nord afin de tuer dans l’œuf les velléités de revanche qui se sont fait jour chez les Danois après la mort du roi. Jeune, il a combattu aux côtés de son père et va se révéler un vrai chef de guerre. Il a pour allié sa sœur, Ethelfleda, et son beau-frère le duc de Mercie occidentale dont les possessions se trouvent entre l’Avon et la Severn autour de Worcester. Son état se trouvait hors le Danelaw concédé aux Danois, mais il n’était pas pour autant à l’abri de leurs incursions. Le duc de Mercie n’a pas les moyens militaires d’affronter les forces danoises mais il va entreprendre un harcèlement continu afin de chasser toutes les petites implantations rurales de l’adversaire et cette diversion permet à Edouard de mener de puissantes actions ponctuelles au cœur du pays adverse. Ces raids n’apportent pas de résultats définitifs mais les Danois sont maintenant sur la défensive et l’inquiétude est de leur bord.
En 917, une action conjointe permet au roi et à son beau-frère d’écraser les forces adverses qui leur étaient opposés. Cette victoire va leur donner le contrôle de toutes les terres situées au sud d’une ligne allant de Chester à l’Humber, ce vaste estuaire formant la limite nord du Lincolnshire. Dans ce nouveau domaine royal, qui compte également l’Est Anglie, les populations danoises sont minoritaires, de 5 à 10% selon les régions, mais elles occupent le sommet de la pyramide sociale. Ce sont les grands propriétaires terriens, les nobles et les guerriers et pour tous ces gens, la soumission au roi repose davantage sur la crainte que sur l’adhésion. Edouard en prend conscience et leur laisse leurs domaines ainsi que leurs us et coutumes. Cet état de fait se prolongera jusqu’à la Conquête Normande.
Athelstan
Edouard meurt en 924 et la couronne va à son fils aîné, Athelsthan. C’est un beau jeune homme, aimable de sa personne, de grande prestance et valeureux au combat de surcroît. Les chroniqueurs contemporains ne tarissent pas d’éloges à son égard. Le jeune roi est persuadé qu’il est ici bas avec, pour unique mission, de poursuivre l’œuvre de son père et de son grand-père. Mais les hommes qui avaient mené la guerre ont vieilli, ils ont rejoint leurs terres ou mis en valeur celles qui leur avaient été concédées. Il faut lever une nouvelle armée ou, pour le moins, une majorité de nouveaux contingents. Ce sera bientôt fait et l’objectif est naturellement de poursuivre les Scandinaves au-delà de l’Humber, mais c‘est une province où ils sont fortement implantés avec, pour capitale, York conquise en 886, au temps de la Grande Armée. Les nouveaux maîtres ont laissé la vieille cité d’origine romaine en l’état et construit une ville nouvelle sur les basses terres qui marquent le confluent de l’Ouse et de la Foss. Elle déborde également sur la rive est de la Foss et cette extension sera englobée dans l’enceinte du Moyen Age. Sur la presqu’île du confluent, ils ont aménagé de nombreuses installations portuaires et construit un vaste camp de nature militaire avec, au centre, une haute butte de terre surmontée d’un ring, ultérieurement remplacé par un donjon en dur qui subsiste aujourd’hui. Avec les eaux qui l’entourent sur trois côtés, c’est une position très forte.
La ville est devenue la capitale d’un royaume danois qui couvre approximativement l’actuelle province du Yorkshire et la population d’origine danoise y est relativement nombreuse, 10 à 20% et, là également, tous sont dans le sommet de la pyramide sociale. Aux nobles et grands propriétaires terriens, il faut ajouter commerçants et artisans installés dans la métropole et dans les bourgades environnantes. Ils sont là depuis plusieurs générations et fermement décidés à défendre leurs terres et leurs biens. Les Saxons vont mener une dure guerre de conquête qui va s’éterniser jusqu’à la prise de York, en 866, soit 42 années d‘affrontement.
Fidèle à la tradition familiale, Athelstan engage le combat au nord de l’Humber et consacrera le plus clair de sa vie à ses opérations militaires. Il meurt en 939 et son fils, Edmond, lui succède. C’est un vaillant combattant comme son père. Il respecte la tradition et part en campagne contre le royaume danois du nord, mais celui-ci s’est organisé. Il résiste vigoureusement et mène parfois de sérieuses contre offensives. Elles seront contenues mais la guerre s’enlise. A la mort du roi, son frère Edred reçoit la couronne, continue les opérations militaires au nord mais toujours sans succès décisif.
Ces rois ont dignement succédé à leur ancêtre, Alfred le Grand, et poursuivi son œuvre avec valeur et persévérance mais, à la mort d’Edred, c’est Edwig un petit fils d’Athelstan qui succède à son oncle. Il est de vie dissolue, néglige ses devoirs militaires et les engagements au nord. Dunstan, évêque de Londres, doit le sermonner pour son inconduite à la cérémonie du couronnement qu’il s’était empressé de quitter pour rejoindre ses favorites. Vexé de cette remontrance, Edwig chasse Dunstan mais sera bientôt lui-même détrôné par les barons et remplacé par un cousin d’Athelstan, Edgard, qui monte sur le trône en 959. Son règne marquera l’apogée de la dynastie d’Alfred.
Edgar
Né en 943, le nouveau roi de Grande Bretagne n’a que 16 ans à son accession au trône mais ses capacités politiques vont se révéler très rapidement. Ses prédécesseurs avaient misé essentiellement sur les conquêtes territoriales, négligeant ainsi l’aménagement du royaume. Les Bénédictins qui arrivent régulièrement à Canterbury et gagnent l’intérieur du pays pour prendre en charge les communautés monastiques rencontrent de sérieuses difficultés. Les abbayes où ils s’installent sont souvent dépouillées de leur patrimoine foncier par le seigneur du lieu qui ne voit aucune bonne raison de leur laisser quelques richesses puisqu’ils ont fait vœu de pauvreté. « Voyez vos frères, les moines de la discipline irlandaise, disent-ils, ils vivent dans le repli et l’extrême pauvreté » et cette frange de l’Eglise de Grande Bretagne n’est sans doute pas étrangère aux spoliations qui frappent les Bénédictins.
La plupart des grands abbayes sont en ruines et le nouveau roi va restaurer leur situation. En premier geste il rappelle Dunstan, ancien évêque de Londres. Il lui donne la charge de Canterbury avec titre d’archevêque et mission de favoriser la reprise en mains des abbayes bénédictines du royaume avec l’aide de religieux arrivés du continent. La tâche est considérable. Les monastères sont occupés par des moines qui vivent en concubinage et flattent le seigneur du lieu en approuvant toutes les débauches contre subsides. Ces personnages indignes seront chassés sans ménagement et l’emprise bénédictine s’impose, d’abord à Winchester où Ethelwold, disciple de Dunstan, épure les deux monastères de la ville, puis la réforme gagne Glastonbury, Abingdon et Worcester et bien d’autres lieux de moindre importance. Pour ce faire, le roi impose aux seigneurs de rendre les biens qu’ils ont indûment acquis tout en leur accordant quelques compensations.
Dans nos sociétés accoutumée à l’état « colbertiste », nous avons quelques difficultés à saisir les implications de l’ordre bénédictin à cette époque. Les seigneurs ont la force et bien peu de scrupule. Ils se sont adjugé tous les droits ainsi que la propriété de toute chose. Ils usent et parfois abusent de ce pouvoir sans se soucier de leurs responsabilités à l’égard des populations mais également envers le royaume. Dans ce contexte, l’ordre bénédictin bien implanté dans les provinces et doté en patrimoine foncier sert l’Eglise et les chrétiens, constituant ainsi un contre pouvoir. Son action est bénéfique pour le roi. et va engendrer une notion d’état et le sens des responsabilités politiques qui va de concert.
Avec Edgar, l’ensemble du royaume, y compris les terres récemment conquises, va bénéficier de ce règne éclairé mais aussi plus paisible que les précédents. Dans le nord, le royaume danois d’York, totalement épuisé, doit céder. La capitale est occupée en 866. Cependant, la chute de ce royaume allait engendrer une grande agitation militaire chez les peuples voisins du nord. La province de Northumbrie fut assaillie par les Scots, au nord, et par le roi de Strathclyde à l’ouest, tandis que les Norvégiens quittaient les îles Orcades qu’ils occupaient depuis le temps de la Grande Armée et pillaient les installations portuaires de la côte est. Le roi Edgard n’intervient pas dans ces conflits, la région lui semble étrangère à son royaume. Vers la fin de sa vie, sa couronne est reconnue par de nombreux peuples de Grande Bretagne et les roitelets du pays de Galles et d’Ecosse lui rendent hommage. Ce roi, davantage bon politique que grand militaire, meurt en 975 et le pays va de nouveau connaître des heures sombres.
Edouard et Ethelred
L’héritier de la couronne est un très jeune prince nommé Edouard et de funestes présages accompagnent son accès au trône. Trois années plus tard, en 978, il est assassiné au château de Corfe dans le Dorset. Le crime fût commandité par la seconde épouse d’Edgar qui revendiquait la couronne pour son fils Ethelred alors âgé de dix ans. La conjuration a rassemblé bon nombre de barons et le jeune prétendant sera couronné mais le drame a partagé la noblesse du pays et des affrontements s’en suivent. Dans ce jeu pervers, les nobles profitent de leur intervention sur la scène politique pour mettre à nouveau en cause la renaissance monastique voulue par Edgard et reprennent les biens qu’ils avaient concédés à l’Eglise. Mais d’autres seigneurs s’opposent à cette ignominie, les biens de l’Eglise sont sacrés pensent-ils, et le désordre s’accentue. Ethelred arrivé au pouvoir par le crime a autant de partisans que d’adversaires et son manque de caractère ainsi que sa soumission aux intrigues de sa mère paralyse son peu de volonté, cependant, il règne.
En 980, les Danois profitent des troubles qui secouent le royaume pour reprendre leurs incursions sur les côtes de la mer du Nord. Ce ne sont que des reconnaissances afin de sonder la capacité de résistance de ce royaume qui fut naguère si puissant et leur infligeat de cuisantes défaites. Cependant ils ne rencontrent qu’une bien faible résistance et comprennent vite la profonde division qui paralyse le pays. Au cours de leurs opérations ils retrouvent, en Est Anglie notamment, des Danois naguère soumis qui leur seraient favorables. Les conditions d’une nouvelle grande invasion sont réunies.
Après la mort de son épouse anglaise qui lui a laissé deux enfants, Ethelred épouse Emma de Normandie en 1001 et nous rejoignons là une histoire déjà traitée avec celle du duché. En 1010, les Danois ont reconquis suffisamment de positions sur la côte est pour envisager une action d’envergure mais ils ont toujours des appréhensions, la Grande Bretagne a quelquefois des ressources insoupçonnées. Ils se souviennent des années où, sûrs de leur victoire, ils assiégeaient le roi Alfred dans les marais du Somerset et de leur surprise quand celui-ci trouvât, en quelques semaines et dans les comtés voisins, les 5 à 7.000 hommes déterminés qui devaient les refouler vers le Nord. A cette époque où les opérations militaires sont menées avec des forces nobles extrêmement faibles, au regard des capacités militaires du pays concerné, la prudence est de mise.
Vers 1015, un prince danois, Knut, arrive avec une flotte et tous les gredins dont son pays est heureux de se débarrasser. Une fois en Grande Bretagne, il rassemble toutes les forces dont il peut disposer et vient mettre le siège devant Londres en 1016. Ethelred appelle des combattants, marche sur la ville mais il meurt en arrivant sur le champ de bataille. Ses fils du premier mariage qui chevauchaient à ses côtés reprennent la couronne et le combat mais ils sont battus et meurent tour à tour. Knut (Canut) qui saura préserver les terres conquises des exactions coutumières est finalement admis par les barons et couronné roi. A la grande surprise de bon nombre de Britanniques, ce sera un excellent monarque. Cependant il est un détail qui sera lourd de conséquences. Le fils d’Emma et d’Ethelred, Edouard, a gagné la Normandie et rejoint son oncle l’archevêque Robert de Normandie, frère d’Emma. A son heure, il sera le prétendant à la couronne.
Edouard le confesseur
Quand il reçut la couronne en 1042 et fut solennellement sacré roi en 1043, à Winchester abbaye, Edouard était considéré comme un personnage falot par la rude noblesse de Grande Bretagne. Les Danois qui venaient de perdre le pouvoir l’accueillent sans appréhension et se disent que ce demi moine ne prendra jamais la tête d’une armée pour châtier ses adversaires, au contraire, il aime les recevoir et leur pardonner après qu’ils eussent reconnu leurs fautes, d’où son surnom de « confesseur ». De leur côté, les Anglo Saxons de la dynastie d’Alfred voient là un bon moyen de reprendre la couronne, en douceur et sans affrontement sanglant. Dès lors, chacun intrigue en coulisse. Godwin, comte de Wessex et premier baron du royaume, propose au roi de prendre pour épouse l’une de ses filles, Judith, et cela dès les cérémonies du couronnement achevées.
Edouard, fidèle à ses options diplomatiques accepte et fait confiance à la jeune fille. Il se trompe, la nouvelle reine intrigue au profit de son père et de son clan. Le roi traite cette opposition larvée par le dialogue mais renforce sa position en faisant venir du continent bon nombre de ses compagnons de jeunesse, des ecclésiastiques qui prennent en mains les fils du pouvoir et aussi des hommes d’armes destinés à le protéger. Durant quelques années, les deux partis poussent leur pion sur l’échiquier politique et la situation semble s’équilibrer mais les fidèles du roi le pressent d’en finir avec ce jeu dangereux. Il accepte mais désire le faire en douceur et avec humanité.
En 1051, le comte franc de Boulogne débarque à Douvres en invité du roi mais les habitants de la ville vont s’affronter avec la garde du comte, ce qui est humiliant pour le roi. Il ordonne alors à Godwin de châtier sévèrement les habitants de la ville mais celle-ci se trouve sur ses terres qui s’étendent alors de la Cornouailles à la province du Kent. Pareille action le couperait de son clan et il refuse d’obtempérer. Le roi demeure ferme, réitère son ordre et accuse son beau-père de félonie. Ce dernier s’inquiète puis rassemble une troupe et marche sur Gloucester où se trouve Edouard espérant bien faire céder son souverain. De son côté, Édouard a sa propre troupe et le soutien de Léofric de Mercie et Siward de Northumberland qui ont un vieux différend personnel à régler avec Godwin. Les forces dont dispose le roi sont très supérieures à celles de l’ insurgé qui se rend et compte sur la mansuétude légendaire du roi, mais c’est trop espérer. Il sera déchu de ses titres puis exilé avec tous ses fils sur le continent, tandis que la reine est enfermée dans une abbaye.
Edouard est satisfait de s’être ainsi débarrassé de ses adversaires sans faire couler le sang selon ses bons principes mais, en ces temps de violence, la mansuétude prend des allures de faiblesse et la véritable victoire s’acquiert face à un ennemi mort. Les terres dont Godwin fût privé étaient considérables, elles furent concédées à des seigneurs normands, proches du roi, ce qui déplut à de nombreux barons anglais de tout bord. Edouard commet une autre erreur politique. Se croyant à l’abri de tout retournement de situation, il entreprend de désarmer sa flotte de la Tamise qui lui coûte beaucoup d’argent afin de se consacrer pleinement à ses grands travaux. Il achève la nouvelle cathédrale Saint-Paul de Londres qu’il a voulue au modèle de celle de Rouen et active les travaux de la nouvelle abbatiale de Westminster qui sera la réplique de Jumièges dont il connaît la nef. Tout à ces joies, il ne voit pas la montée des périls.
Le retour de Godwin
De son exil sur les îles de la Frise, Godwin apprend les négligences de son adversaire et pense venue l’heure de sa revanche. Il rassemble des aventuriers en armes ainsi qu’’une flotte et, dès 1052, vient sonder les côtes de la Grande Bretagne. Comme il n’y rencontre aucune résistance notable, la situation lui semble favorable. Il fait appel à son premier fils, Harold, exilé en Irlande et lui demande de rassembler également une flotte afin de venir le soutenir. Ces forces qui devaient comporter moins d’une centaine de bateaux et 1500 à 2000 hommes, remontent l’estuaire de la Tamise et menacent la ville de Londres. Le roi inquiet arrive sur place. Il pourrait certes lever une armée et combattre mais, par tempérament, il s’y refuse et propose de négocier. De leur côté, Godwin et Harold qui connaissent la faiblesse relative de leurs forces et savent qu’un affrontement avec le roi pourrait inciter les Normands à intervenir, acceptent la négociation. Au terme du compromis, conclu à Witam, près de Londres, en 1053, Godwin retrouve ses terres et ses titres et Judith reprend sa couronne. Dès lors, la vie d’Edouard s’assombrit et il se rapproche de Guillaume de Normandie à qui il va proposer sa succession. Ensuite, le roi sombre dans la mélancolie, se soucie davantage du salut de son âme que de ses charges ici-bas, heureusement la situation d’ensemble évolue à son profit.
Comme héritier de Knut, le roi de Norvège qui connaît les promesses faites à Guillaume revendique également la couronne de Grande Bretagne et se persuade qu’une forte pression militaire suffirait à convaincre Edouard de se retirer dans un monastère. Ses bateaux assaillent les côtes d’Angleterre, ce qui ne porte pas grand préjudice à Edouard mais ruine le commerce des villes portuaires du sud de la Grande Bretagne et des rives du continent, notamment les Flamands. En Europe septentrionale, la colère monte face au retour des pillards scandinaves.
Godwin ne profitera pas de son retour en grâce. Il meurt en cette fin d’année 1053 et lègue ses titres et ses vastes domaines à son fils, l’ambitieux Harold qui devient à son tour premier seigneur de Grande Bretagne. Comme le roi n’a pas d’héritier, sa position lui permet de revendiquer la couronne mais il a désormais, contre lui, le duc de Normandie et le roi de Norvège. Dans ces conditions, la majorité des barons et responsables du pays s’inquiète de la tournure des évènements. Vers 1055, les facteurs d’affrontement sont en place mais Edouard qui semble totalement dégagé des soucis de ce monde est toujours vivant et cette situation empoisonnée va durer dix années.
Harold qui peut croire à sa légitimité, face à deux prétendants étrangers, flatte ses barons et prépare son règne. De son côté, le roi n’a d’intérêt que pour la grande abbatiale de Westminster qui s’achève et cette passivité permet aux Norvégiens de mener leurs actions de pillage sur la côte anglaise. Ils espèrent toujours affaiblir le roi et le pays mais le résultat est inverse, la quasi totalité des barons de Grande Bretagne voient là un péril semblable à celui que fit courir la Grande Armée deux siècles auparavant et la situation conforte Harold . Il est maintenant convaincu d’avoir la nation derrière lui pour combattre les Scandinaves. De son côté, Guillaume trouve quelque soutien chez les Anglo Saxons du sud et dans les villes portuaires qui aimeraient bien que des navires continentaux mettent fin à l’l’insécurité qui ruine leur commerce. Harold le comprend et tente de ruser avec le duc de Normandie. En 1065, il débarque sur le continent et rencontre Guillaume dans la ville de Bayeux pour lui proposer des mesures d’apaisement . Son interlocuteur fait semblant de croire en sa bonne foi et lui demande un acte solennel d’allégeance, sous entendu qu’il renonce au trône si Guillaume se fait couronner roi mais sauvegarde ses titres et ses terres. En jurant sur les reliques Harold ignore qu’il commet en ces temps très chrétiens un acte d’une portée considérable. Les Bénédictins en prennent acte et transmettent au souverain pontife. Harold rentre en Grande Bretagne pensant avoir bien rusé mais son parjure va engendrer une véritable coalition à son encontre.
Au début de l’année 1066, les Norvégiens qui savent le roi proche du trépas tentent une audacieuse diversion. Comme les leurs sont bien implantés en Irlande depuis deux siècles, ils proposent leur aide maritime aux roitelets de Gwinedd et de Powys ainsi qu’au duc de Mercie afin de contrecarrer les ambitions d’Harold. Celui-ci comprend que ce troisième front est une diversion au profit des Norvégiens et réagit avec promptitude. A la tête d’une armée de 3 ou 4.000 hommes, il franchit la Severn puis engage et écrase ses adversaires avant que les Norvégiens n’aient pu profiter de cette diversion. Les nobles Gallois qui avaient suivi leur roi dans cette folle aventure lui font couper la tête et la remettent à Harold en signe de totale soumission. Ce dernier qui ne sait que faire d’un tel présent la ramène à Londres et l’offre à Edouard espérant ainsi lui prouver qu’il saura défendre le royaume si d’aventure il coiffe la couronne mais le roi mourant n’apprécie guère le présent. Déjà alité, il ne peut assister à la consécration solennelle de son œuvre, la nouvelle abbatiale de Westminster. Il meurt le 6 janvier 1066 et l’année sera cruciale pour l’avenir de la Grande Bretagne.
La conquête
En Grande Bretagne, la dynastie mise en place par Alfred avait grandement pacifié le pays. Son fils, Edouard, 899/924, avait repoussé les frontières du royaume jusqu’à l’Humber et les générations qui suivirent firent tomber le royaume d’York. Ainsi tous les domaines revendiqués par les Danois étaient maintenant régis par la couronne d’Angleterre, bien servie par la dynastie saxonne. Les nouvelles incursions danoises de 980 qui aboutiront à la prise du pouvoir par Knut, en 1016, seront des phénomènes circonscrits à la Grande Bretagne et les Danois sont devenus des gens presque convenables. Les activités maritimes sur la Manche et le littoral sud de la mer du Nord se sont développées et s’inscrivent dans les prémices de la renaissance romane.
Vers 1050, l’Europe continentale qui a retrouvé un certain calme intérieur et une grande vitalité est devenus expansive. Après avoir souffert des invasions venues de tous bords, elle a entrepris de repousser ses frontières pour davantage de sécurité. A l’est, les avancées de l’empire germanique ont atteint Gniezno au nord, Olmutz au centre et Vienne sur le Danube. Dans les Balkans, les chemins menant à Byzance sont sinon sûrs du moins praticables. En Italie du sud, les implantations musulmanes subissent la pression constante des forces germaniques et sont maintenant circonscrites à quelques ports. En Espagne, la première reconquête a porté les frontières de la chrétienté sur le Duero malgré quelques retours en force des musulmans. Dans ces conditions, nous pouvons comprendre l’inquiétude et la colère qui gagnent les populations septentrionales face à la nouvelle insécurité maritime engendrée par les Norvégiens.
Pour les maîtres à penser de l’ordre bénédictin, la source du mal semble évidente, c’est l’instabilité chronique qui règne en Grande Bretagne et, de surcroît, c’est un domaine d’influence qui leur échappe encore. Edouard leur avait donné quelques espérances mais elles se sont envolées avec les troubles qui marquent la fin de son règne. Le duc de Normandie qui leur est acquis ferait un bon vecteur militaire pour leur implantation et le parjure d’Harold arrive à point nommé. Cependant, pour que l’affaire soit plus sérieusement menée il faut élargir sa cause et lui procurer un soutien étendu à toute la côte septentrionale. La mise en condition que nous dirons « psychologique » fût bien orchestrée, barons et notables des régions concernées furent invités à punir le parjure et les intérêts susceptibles d’être acquis sur l’île viendraient de surcroît. Cette action déjà nécessaire sur le plan économique reçoit l’aval de l’Eglise et sera menée sous la bannière pontificale telle une croisade. Guillaume de Normandie qui voit ainsi sa cause soutenue et même sanctifiée, entend cependant rester le seul maître de l’opération militaire qui doit lui permettre de coiffer la couronne royale, laissant naturellement tout le bénéfice politico-religieux aux Bénédictins.
La coalition engage quatre nations: la Normandie qui possède la plus importante force militaire, et Guillaume n’est pas mécontent d’entraîner Outre Manche les seigneurs turbulents qui lui ont fait la vie dure dans sa jeunesse, la Flandre, particulièrement intéressée par la prise en contrôle des ports britanniques qui se trouvent face à ses côtes afin de restaurer un fructueux commerce trans-Manche, la Picardie, terre franque, où la bourgeoisie portuaire désire également restaurer ses liaisons avec l’autre rive, et où barons et agriculteurs, chefs de lance aimeraient bien regagner les terres acquises par leurs lointains ancêtres, les Belges et les Atrébates. Enfin, nous trouvons les Bretons désireux que cessent les incursions des pirates norvégiens installés sur la côte est de l’Irlande, depuis deux siècles, et leur grand plaisir serait de « casser » de l’Anglo Saxon, ces barbares qui les ont chassés de leur île il y a bien longtemps.
Les bateaux de charge
Cette croisade pourrait prendre davantage d’importance mais Guillaume entend brusquer les choses afin d’en garder le contrôle. Il veut que ce débarquement se fasse sur l’année 1066 et l’organise méthodiquement. Il a lancé, dès le printemps, sur les rives de l’Orne, près de Caen, dont il vient de faire sa capitale, un grand chantier naval chargé de construire les bateaux spécifiques dont il a besoin. Ce sont des embarcations larges et stables, non pontées, et bien appropriées à charger les hommes, les approvisionnements et surtout les chevaux qui seront placés dans des cages en bois ou en osier, garnies de protection. Le duc de Normandie veut disposer de la plus forte cavalerie afin de gérer les batailles et d’en tirer le meilleur profit en étant partout le premier durant la conquête qui doit suivre.
Les images de la tapisserie de Bayeux sont très précises. Les bateaux construits par Guillaume sont dérivés des Knor, ces grosses barques à tout faire qui rendent d‘innombrables services sur les côtes du Danemark et dans la Baltique. Relativement lentes mais robustes acceptent sans difficulté les charges les plus diverses, celles de plus de 4m x 16m peuvent embarquer six chevaux et si leur tenue par gros temps n’est pas des meilleures, le service qui leur sera demandé est très ponctuel, deux ou trois voyages trans-Manche si les vents d’automne le permettent .Si Guillaume qui pouvait disposer de plusieurs centaines d’embarcations de tous genres sur les ports tenus par les siens et ses alliés, fait construire ces grosses barques , c’est qu’elles étaient particulières et c’est pour cela qu’elles vont figurer en bonne place sur la tapisserie de Bayeux. Avec ses bateaux, Guillaume sera moins dépendant de la flotte flamande de son beau-père mais ce dernier fera un geste à la suggestion de Mathilde, il offre à son gendre un superbe « croiseur » de 48 rames, au moins, afin qu’il puisse mener la flotte d’invasion selon son rang.
Sur la première quinzaine du mois d’août, Guillaume peut enfin disposer de la totalité des bateaux dont il a besoin et tous seront rassemblés dans l’estuaire de la Seine. Les promesses d’engagement de ses barons sont également suffisantes bien que la plupart d’entre eux n’apprécient guère le nouveau duc trop autoritaire à leur égard mais le goût de l’aventure et la promesse de terres à conquérir auront raison de leurs scrupules. Les abbayes du Val de Loire ont également fait appel à de petits seigneurs et chevaliers pour qu’ils s’engagent . Ils viendront nombreux et se placeront naturellement sous la bannière de Guillaume.
Les Bretons arrivent également en Basse Seine. A la mort de Robert le Magnifique, leur roi, lié par le sang à la famille ducale, avait revendiqué la couronne et pris fait et cause pour les barons qui s’étaient insurgés contre le jeune Guillaume dit le Bâtard, mais ce roi breton meurt au début de la décennie 60 et, dès l‘annonce de la croisade, ses deux cadets vont prendre les volontaires sous leur bannière. Ceux de l’intérieur des terres ont cheminé à pied sachant qu’il y a suffisamment d’embarcations pour eux, dans l’estuaire de la Seine. Ceux liés aux villes du bord de mer arriveront en bateau mais la majorité des barques pontées qui leur servent à la pêche sont impropres au chargement des hommes et surtout des chevaux. La participation maritime des bretons sera faible, 30 ou 40 embarcations, au mieux.
De leur côté, les Francs de Picardie et d’Artois vont se rassembler à Saint Valéry sur Somme sous la bannière du comte de Ponthieu . Les Bénédictins n’ont pas manqué d’inviter le roi de France, Philippe Ier, qui a coiffé la couronne en 1060 mais il refuse de participer. C’est un personnage sans caractère et ses contemporains diront que très satisfait de lui-même il ne fit rien pour sa gloire et bien peu pour son royaume. Mais des chevaliers d’Ile de France vont rejoindre le comte de Ponthieu à titre personnel et des bourguignons motivés par les Clunisiens rejoindront également la concentration de Saint Valéry sur Somme. A tous ces participants, venant à titre individuel, l’Église a dit que la bannière pontificale les dispensait d’en référer à leur suzerain. Ces derniers laisseront faire mais voyant ensuite les fructueux bénéfices acquis par les participants, ils auront des regrets. A la prochaine croisade, celle menant à Jérusalem, les grands du royaume seront nombreux sur les rangs.
Sur les deux sites de concentration, tout est en place vers le 15 août mais les chevaux qui doivent être embarqués au dernier moment restent dans les pâturages à proximité des lieux d’embarquement.
A cette époque, Harold, qui a compris l’importance de la croisade levée à son encontre, semble craindre au premier chef un débarquement de Guillaume. Il a rassemblé une flotte de 100 à 150 navires de guerre (drakkars) et les fait patrouiller dans la Manche et le Pas de Calais, avec pour mission d’obtenir des renseignements sur les mouvements maritimes de son adversaire et d’intercepter, si possible, les assaillants avant leur débarquement. De leur côté, ceux-ci le savent et recherchent le meilleur moyen de déjouer cette garde maritime. Le plus simple serait de joindre le Pas de Calais et traverser la Manche, par surprise, en 4 heures de voile mais Harold y pense également et ses troupes terrestres sont majoritairement disposées dans la province du Kent. D’autre part, les falaises qui bordent les deux rives de la Manche, à cet endroit, ne laissent que peu de place pour concentrer la flotte et se déployer après le débarquement. L’option choisie sera donc la plus grande distance parcourable sur une journée de navigation et la baie de Saint-Valéry est le lieu le plus favorable pour l’ultime concentration, le débarquement se faisant sur les côtes sud du Kent, dans la région d’Hastings.
Cependant, cette agglomération enserrée de falaises n’est pas favorable au déploiement d’une force importante et le site choisi se situe à 16 km, à l’ouest, dans un petit estuaire à Pevensey Bay. La distance à parcourir est de 130km, les bateaux les plus rapides atteindront la côte de Grande Bretagne en huit heures et les plus lents en douze heures et plus. Avec un départ avant l’aube, la première vague débarquera en début d’après midi et l’essentiel de l’armée a quelques chances d’être à pied d’œuvre en extrême fin de journée. Le plan d’opération ainsi défini, les troupes gagnent Saint-Valéry par voie de terre et les marins font caboter leurs embarcations. A la fin du mois d’août, l’ensemble des navires et des contingents sont sur le lieu d’embarquement mais les vents sont devenus contraires. Une petite brise régulière souffle du nord-est et si quelques embarcations assistées de rameurs peuvent gagner l’Angleterre, les grosses barques, et notamment celles destinées au transport des chevaux, prendraient une dérive considérable. Guillaume l’ignore mais ces vents contraires lui rendent un grand service.
Quelles sont les forces ainsi rassemblées à Saint-Valéry sur Somme? A ce sujet nous n’avons que des hypothèses plus ou moins satisfaisantes. Les historiens du XIX° s. avaient avancé le chiffre de 60.000 hommes, mais, aujourd’hui la majorité des auteurs s’accorde sur une valeur beaucoup moindre, soit le chiffre de 6 à 12.000 hommes sans préciser si les marins sont du nombre. Nous dirons que cette force de débarquement comptait 7 à 8.000 combattants assistés de 1.500 à 2.000 marins, soit 28 à 32 hommes pour chacune des 350 embarcations participantes.
La geste d’Harold
Sur cette période cruciale, qui va de juillet à septembre 1066, le nouveau roi de Grande Bretagne, connaît de sérieuses difficultés. Fin juillet, à l’époque où il attend Guillaume sur les côtes sud, il apprend le retour offensif de son frère ennemi, Tostig, qui l’avait déjà harcelé sur ces côtes au mois de mai. Il vient de débarquer dans le Yorkshire avec un petit nombre de combattants et pénètre à l’intérieur du pays. Harold rapidement arrivé sur place repousse l’intrus sans difficulté et ce dernier reprend la mer. L’épisode est sans gravité mais le roi d’Angleterre comprend que son frère vient d’effectuer une reconnaissance pour son adversaire, le roi de Norvège, et durant quelques semaines il monte la garde sur les côtes de la mer du Nord puis regagne le sud persuadé que, là, se fera l’affrontement décisif.
Vers le 15 août, l’armée d’Harold a repris sa garde sur les côtes sud mais les Normands, maintenant attendus depuis trois mois, ne viennent toujours pas et c’est la période des moissons. Les barons du sud et leurs fantassins volontaires entendent regagner leurs terres car une bonne récolte est vitale pour l’année qui vient. Les rangs de l’armée d’Harold se creusent tandis que ses équipages qui trouvent également le temps long demandent davantage de subsides. Le roi doit désarmer une bonne partie de sa flotte. Certes tous promettent de revenir en hâte au premier appel mais une mauvaise surprise est toujours à craindre et elle arrive au nord où les forces du roi de Norvège viennent de débarquer en nombre sur la côte du Yorkshire, portées par une armada de trois cents bateaux.
Face à l’envahisseur, les comtes Edwin et Morcat, seront les premiers à engager le combat mais leurs forces sont insuffisantes. A la bataille de Fulford, située à quelques kilomètres au sud de York, ils subissent une cuisante défaite avec de lourdes pertes. Les vainqueurs se voient déjà à la tête d’un nouveau royaume et s’apprêtent à investir York. Cependant, Harold qui déploie alors la plus grande énergie remonte du sud à marche forcée et recrute sur son passage tous les contingents disponibles. Les Norvégiens l’apprennent et, confiants, se mettent en ordre de bataille à Stamford, carrefour routier situé à l’est de York où leur adversaire doit logiquement arriver.
La voie romaine principale qui dessert toujours l’est de la Grande Bretagne, du nord au sud, arrive à Stamford, dessert York par une bretelle et continue vers le nord mais ce tracé antique traverse l’estuaire de l’Ouse en un lieu de bonne largeur avec l’usage d’un bac, ainsi peut-on douter qu’Harold, pressé d’en découdre, l’ait suivi intégralement. Il s’en est écarté vers l’ouest pour franchir le fleuve sur un pont, à Selby, d’où la surprise des Norvégiens qui voient leur adversaire les aborder par l’ouest et non par le sud comme ils l’espéraient.
Harold profite admirablement de l’effet de surprise et d’une importante cavalerie, une arme dont ses adversaires sont dépourvus. Après avoir bousculé l’aile droite de l’adversaire, déployée à l’ouest de la petite rivière, il acquiert une notable supériorité sur les forces restantes. La bataille est très violente et meurtrière. Après quelques heures d’affrontement, les Norvégiens perdent pied et se replient vers la côte où sont leurs embarcations. A cette époque, les accostages les plus pratiqués sont ceux de Flamborough (est de Bridlington) et Filey Bay, à 16km au nord. Les fuyards ont donc 45 à 50km à parcourir pour rejoindre leurs navires et ce repli se fera sous le harcèlement de la cavalerie. C’est un massacre. Le roi Norvégien, Hardrada, et Tostig le frère d’Harold qui s’était joint à lui seront tués dans cette poursuite, ainsi que bon nombre de leurs hommes. Quand les fuyards arrivent en bord de mer, ils constatent que les bateaux d’Harold ont assailli leurs embarcations et causé, là également, de lourdes pertes. Seuls, une trentaine de navires chargés de fugitifs prendront la mer poussés vers le large par une bonne brise. Ce fut la dernière intervention des Scandinaves en Grande Bretagne.
La date de cette bataille est incertaine mais nous pouvons nous référer à une chronologie d‘ensemble. Sachant que les courriers à cheval qui vont changer de monture puis se relayer mettent quatre jours environ pour parcourir les 380km qui séparent Pevensey Bay, au sud, de la région de York, qu’il faut un jour aux patrouilles qui veillent sur les côtes pour identifier le débarquement, et dix à douze jours pour que Harold puisse parcourir la distance et se présenter face à Guillaume, le l3 octobre, nous dirons que cet engagement du nord a dû se dérouler entre le 20 et 28 septembre, bataille et poursuite jusqu’à la mer comprises.
L’importance des forces qui ont mené ce combat est également incertaine. Les Norvégiens étaient des peuples situés hors les eaux traditionnelles danoises qui comprenaient les deux rives du Skagerrak. Ils habitaient les îles et les fjords situés près de Stavenger et plus au nord. Nous savons également que c’était les moins civilisés de la Scandinavie et sans doute ne construisaient-ils pas d’installations portuaires. Leurs bateaux destinés à la pêche étaient légers et tirés à grève, un drakkar archaïque de 12 à 14m de long monté par 20/25 hommes. Si nous enlevons les marins chargés de la garde les 300 embarcations dont les textes font mention, pouvaient transporter 6/8.000 hommes et débarquer 5.000 combattants. Avec une bonne cavalerie, l’avantage de l’initiative et une astucieuse manœuvre de débordement, Harold pouvait gagner cette bataille avec un effectif égal ou légèrement moindre.
A peine a-t-il savouré son succès que le roi de Grande Bretagne est informé, dès le 2 octobre, du débarquement de Guillaume sur la côte sud. Il lui reste une journée pour rassembler ses forces et 10 à 12 jours pour gagner le sud, ce qui représente 40km par jour pour ses hommes et ce temps a toujours surpris les analystes, d’autant que le franchissement de la Tamise se fit en un lieu indéfini. Certains proposent Londres, mais dans ces périodes incertaines où l’on ignore qui sera le maître du lendemain, les villes bien cernées de courtines ont coutume de fermer leurs portes en attendant d’applaudir le vainqueur. D’autre part, la route romaine menant de Londres à la côte semble joindre Eastbourne, tandis que celle d’Hastings par laquelle Harold se présente au combat vient de Rochester. A-t-il traversé le fleuve en aval de Londres avec l’appui de sa flotte et d’embarcations réquisitionnées, c’est très vraisemblable mais cela augmente le kilométrage journalier. Chroniqueurs et historiens contemporains insistent sur l’état d’épuisement où se trouvent les hommes d’Harold pour justifier, en partie, la défaite qu’ils vont subir sur la colline de Sanlac.
La mise en place
Pour les Normands et leurs alliés, installés dans un camp à quelques kilomètres au nord de Pevensey Bay, les hypothèses stratégiques sont simples. Les forces adverses viendront du nord par l’une des deux routes romaines toujours en service. Si elles ont franchi la Tamise à Londres, ou a proximité de la ville, elles arriveront aux abords d’Eastbourne et le camp de Pevensay Bay est bien placé, dans l’autre cas, elles arriveront par la route d’Hastings et l’armée de Guillaume pourra les attendre après avoir marché 16 à 20km à leur encontre. En bonne tactique, le duc de Normandie qui avait le temps devant lui dût envisager des reconnaissances de cavalerie sur les deux voies avec des postes relai afin que les informations portées par plusieurs estafettes lui parviennent rapidement. Avec une allure composant rationnellement trot et galop, un cheval donne son meilleur rythme sur une dizaine de kilomètres environ, ensuite le cavalier doit changer de monture ou transmettre le message.
C’est dans la matinée du 13 octobre que les cavaliers normands repèrent l’armée d’Harold sur la route menant à Hastings. Sitôt informée, l’armée d’invasion fait mouvement vers le nord-est De leur côté, les estafettes d’Harold ont également pris contact avec l’adversaire et renseigné le roi. Celui-ci sachant ses troupes épuisées par leur longue marche recherche une position d’attente pour passer la nuit mais il doit faire vite. Parmi les innombrables vallonnements qui caractérisent cette région, il se trouve une série de petites collines disposées sur une ligne nord-sud et à l’ouest de la voie romaine menant vers Hastings. L’armée d’Harold bifurque et après quelques kilomètres choisit comme position d’attente la hauteur centrale où se trouve une grande propriété dominée par un ring: c’est la colline de Sanlac, un léger promontoire orienté est-ouest de 1200m de long et 350m de large au sommet duquel on accède par une rampe venant du nord-ouest. Deux chemins desservent le site, celui empruntant la route d’accès et l’autre descendant la pente sud menant à Hastings. Les hommes d’Harold arrivent sur la colline en fin de journée, gravissent la rampe et s’installent sur la hauteur.
La position est bonne, elle culmine à 90m et donne une excellente vue sur les terres environnantes se trouvant à 30/35m en contrebas. Ce sont des pâturages avec de nombreuses sources qui donnent naissance à plusieurs petits cours d’eau. Le dénivelé n’est pas insurmontable pour un assaut mais il est parsemé de petits talus qui peuvent briser les charges de cavalerie et c’est la supériorité normande. Guillaume a suivi la manœuvre adverse, reconnu le terrain mais il ignore encore le nombre et la condition physique de ceux d’en face. Il entend passer la nuit sans surprise et fait camper son armée sur une longue crête est-ouest de 3.500m de long sur 400m de large et située à 3.000m au sud-est de la position adverse. Ainsi se passe l’ultime nuit avant l’affrontement.
Les forces en présence
Voyons quelles sont les forces en présence mais également les méthodes d’estimation exploitées sur la période historique. En ce XI° siècle, c’est le temps des chefs de guerre et l’armée est composée d’un nombre d’hommes que le général peut contrôler dans les marches comme à l’heure du déploiement et manœuvre sur le champ de bataille. Compte tenu des surfaces couvertes par le regard, le nombre optimum des combattants se situe entre 5 et 7.000 hommes. C’est l’unité tactique d’abord illustrée par la légion romaine puis retrouvée par la division napoléonienne et cette valeur n’a guère changé sur 20 siècles. Pour engager plus de combattants le chef de guerre est obligé de fractionner ses forces et de constituer un second corps de bataille confié à un subordonné mais c’est un temps où la confiance n’existe pas à l’ombre des couronnes royales et ducales, voyons Harold qui a du sacrifier son propre frère pour conserver le pouvoir. Cette règle ne sera dépassée qu’en de rares périodes, au temps de l’Empire Romain, de Charlemagne et des grandes monarchies, que l’on trouve en Europe, dès le XIII° siècle.
Nous avons admis que Guillaume traversât la Manche avec, environ, 7.500 combattants et sur les 15 jours séparant la bataille de son arrivée sur la côte anglaise, l’annonce de ce débarquement réussi fut connue sur le continent et justifiât de nouveaux engagements chez les Normands comme chez les Francs. Un certain nombre de lances ont traversé la Manche et le duc de Normandie doit disposer pour la bataille de 9.000 à 10.000 hommes environ, répartis en trois nationalités que nous estimerons ainsi: les Bretons qui ne recevront pas de renfort sont au nombre de 2.000, les Normands qui forment le plus gros contingent avaient 4.500 combattants à l’heure du débarquement et 5.500 quinze jours plus tard. Parmi ces nouveaux arrivants, un petit nombre de combattants flamands envoyés par son beau-père. Enfin les Francs, partis à 2.000 seront 2.500 le jour de l’affrontement. C’est précisons le une fourchette moyenne que nous pourrons confirmer avec les corps de bataille déployés sur le terrain, mais une force plus nombreuse, 12 à 13.000 hommes ne serait pas incompatible avec ces derniers critères.
Quelle est l’organisation des combattants? Les Bretons, selon leur coutume, sont vaillants mais désordonnés et leur armement de qualité mais hétéroclite, ce qui leur interdit un déploiement tactique bien organisé. Chacun des clans de 50 à 100 combattants a son leader et tous se sont juré de combattre côte à côte, mais, faute de discipline d’ensemble, la ligne a tôt fait de se rompre. Les Normands sont maintenant articulés en lances, comme les Francs, soit 1 à 2 cavaliers pour une douzaine de combattants à pied. D’autre part, le duc dispose de sa propre cavalerie, de quelques centaines de fantassins et, sans doute, de compagnies d’archers. En bon chef de guerre, il a imposé la formation d’une unité stratégique de cavalerie afin de pouvoir intervenir ponctuellement au moment le plus opportun. Enfin, les Francs demeurent fidèles à leur pratique ancestrale, la lance, dont ils sont les créateurs. Sur les 9.à 10.000 combattants, la cavalerie à la main du duc peut compter 200/250 hommes.
Les forces d’Harold
L’armée du roi a sans doute connu de sérieuses fluctuations sur le cours de l’été. Sur les mois de mai/juin une large mobilisation au sud de la Tamise avait mis sous les armes 8 à 12.00 hommes, mais le temps va émousser les bonnes volontés, et, dès le début du mois d’août, l’impératif des moissons va faire fondre les effectifs. A la nouvelle du débarquement norvégien dans le Yorkshire, Harold rassemble ses meilleurs forces, 3 ou 4.000 hommes, part vers le nord et rallye de nouveaux contingents. Il engagera l’adversaire avec 5 à 6.000 hommes, nous l‘avons dit, et les pertes seront sévères, ensuite sur les 400 km de marche forcée qui vont l’amener au sud, la troupe va perdre de nombreux blessés légers ainsi que des combattants épuisés. Cette fois encore, le roi va recruter de nouveaux combattants, cavaliers et fantassins. Combien sont-ils à l’arrivée à Sanlac, le 13 octobre? Entre 5 et 8.000, probablement. De nombreux auteurs suivent les historiens britanniques et accordent à l’armée d’Harold une légère supériorité numérique mais ceci est contredit par ses choix tactiques et stratégiques. Le refus d’un engagement en rase campagne et l’installation sur une position forte, ainsi que les diverses manœuvres développées à partir de celles-ci sont le propre d’une infériorité numérique.
Dans cette armée britannique, nous pouvons considérer les forces du roi constituées des barons qui ont choisi sa cause, soit une petite centaine de cavaliers et un millier de fantassins qui lui sont directement attachés. L’armée compte également les housecarls, ces guerriers à la hache qui sont les descendants directs de ceux qui, deux siècles plus tôt, sautaient à terre de leur drakkar et terrorisaient les populations de l’Europe occidentale. Cette force peut compter 1000 à 1500 hommes enfin, pour compléter l’armée, nous trouvons une majorité de contingents divers formés de lances avec 8 à 12 fantassins menés par 2 ou 3 cavaliers. C’est ce que peut mettre sous les armes un grand domaine rural. Ce sont de petits seigneurs, jeunes pour la plupart, et désireux de s’illustrer. Ils seront valeureux au combat mais ils n’ont que peu d’entraînement et guère plus de cohésion dans une bataille en ligne. C’est sans doute en pensant à eux qu’Harold a choisi la position forte de Sanlac. Certains d’entre eux ont suivi le roi dans sa marche vers le nord, puis dans son retour précipité mais, la plupart sans doute, appartiennent au contingent recruté en cours de route, au nombre d’environ 4.000 ils constituent donc la majorité.
L’armement des combattants
A l’heure où les lignes de bataille sont enfin formées, où les jeunes cavaliers piaffent d’impatience et les vieux briscards plus réfléchis se demandent s’ils verront le soleil se coucher, les archers entrent en action. Ils vont harceler les rangs adverses afin de perturber la disposition mais leurs flèches arrivent face à la ligne de boucliers qu’il vaut mieux rendre compacte et si ces tirs font rarement des morts, ils blessent certains combattants qui ont imprudemment baissé leur garde et doivent quitter le combat. Au XI° s., ces archers sont-ils organisés en grande compagnie de 150 à 200 hommes à qui l’on réserve une place dans le dispositif tactique ou bien en petits groupes de 15 à 20 tireurs intégrés dans le rang? Cette seconde hypothèse est la plus vraisemblable. Pour plus de précision, ces archers se sont placés en avant de la ligne mais ils seront parfois balayés par une charge de cavalerie menée le long du front avec action tournoyante pour réduire l’efficacité des tirs.
A cette époque, les arcs semblent de puissance moyenne, 5 pieds de long pour 25 à 35 kg de puissance, les flèches sont de 2 pieds certaines sont légères, 20 à 25gr, d’une portée de 200 à 250m et destinées au harcèlement de l’adversaire, d’autres plus lourdes, 30 gr et davantage destinées au tir direct à faible distance, une vingtaine de mètres environ. Les deux catégories sont disposées séparément dans la fonte portée sur le dos. A l’instant où l’archer décoche sa flèche, il a rejeté son bouclier sur l’épaule gauche et se trouve sans protection. Certains imagineront d’installer une pointe métallique à la base du bouclier pour le ficher dans le sol et tirer un genou à terre derrière cette protection.
Dès que les lignes de bataille sont proches ou au contact, le rôle des archers s’achève mais il peut reprendre ultérieurement en des circonstances particulières, c’est le temps des fantassins. L’armement de ces derniers a varié au cours des siècles mais la référence demeure l’armée romaine où le légionnaire avec son bouclier rectangulaire s’intègre bien dans une ligne. Il dispose du javelot qui permet de tenir l’adversaire à distance en combat singulier ou de désorganiser une ligne de combattants par un jet collectif avant l’assaut. Le Romain dispose enfin d’une épée courte destinée à piquer l’adversaire dès que sa garde se défausse. Le bouclier restera pratiquement constant à travers les âges, mais le javelot dont l’usage demande discipline et méthode, va disparaître et l’épée courte également. Cette dernière sera remplacée par une épée longue, plus efficace en combat singulier mais souvent impropre dans l’affrontement en ligne.
Chez les Francs qui pratiquent l’articulation en lances, le fantassin garde souvent son épée au côté, quand il en possède une, elle peut lui servir dans la mêlée qui suit l’affrontement en ligne mais au corps à corps, il utilise une arme de poing, souvent une hache de guerre, avec petit tranchant d’un côté et pointe acérée de l’autre, et un manche de 50 à 60cm de long. Dès le XIII° s., cet instrument sera réalisé entièrement forgé. Ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir une épée s’équipent d’une longue dague ou, en dernier recours d’un grand couteau, tous deux mesurent plus de 30cm de lame et sont portés à la ceinture, la dague deviendra ensuite le complément naturel de l’épée.
Les Normands, dont les usages tactiques se sont modifiés au contact des Francs, ont maintenant une puissante cavalerie et adoptent la formation en lances. Guillaume le Conquérant l’annonce lui-même au roi de France quand il viendra brûler Mantes à la tête de 1.000 lances, soit 10 à 12.000 combattants (des historiens peu réfléchis parleront ensuite de 10.000 lances imaginant sans doute qu’il s’agissait de l’arme individuelle). Les hommes de Guillaume utilisent donc le même équipement individuel que les Francs et la même tactique d’affrontement, cependant ils savent que face aux soldats d’Harold ils seront confrontés aux traditionnels combattants scandinaves équipés d’une longue hache tenue à deux mains avec un manche de plus de 1m 20. Ils ont donc multiplié les piques de 2m 20 et plus, seul moyen de tenir les scandinaves à distance et de les toucher sans risque excessif. La pique, ou lance du pauvre, est un simple bâton de frêne emmanché d’une pointe de métal plus ou moins élaborée, les plus simples sont constituées d’une barre métallique affûtée, fixée dans le manche et maintenue par une ligature, les plus soignées sont mises en forme à la forge et emmanchées avec une douille. Sur le manche, une ligature de corde permet une meilleure tenue en mains.
Les Francs, informés de l’adversaire qu’ils doivent affronter, ont, eux aussi, multiplié le nombre de piques dans leurs rangs mais cette dernière devient totalement inutile, voire gênante, dans le corps à corps et leur possesseur se porte alors sur les points faibles ou en flanquement pour parer aux attaques de cavalerie.
Après une heure ou deux d’affrontement, les lignes de bataille se sont désorganisées, le mouvement l’emporte et toutes les armes seront utilisées selon les besoins. Dès lors, le chef de guerre qui a le mieux géré la situation et dont les combattants ont su préserver discipline et cohésion pourra aborder l’assaut final.
Réflexions stratégiques
Guillaume était-il un grand stratège selon les règles? Probablement pas. Les bonnes dispositions viennent naturellement aux esprits intelligents tandis que les médiocres recherchent indéfiniment les secrets de la réussite. Le duc de Normandie dispose de trois corps distincts et les Bretons, comme les Francs, ont accepté de s’intégrer dans le dispositif d’ensemble mais tout en gardant leur commandement spécifique. Le déploiement en ligne avec la force normande, la plus importante, au centre et les deux autres sur les ailes étaient donc logiques mais la disposition en profondeur et les manœuvres envisagées étaient plus délicates à choisir.
Lors des affrontements en rase campagne, toutes les subtilités que les chefs de guerre peuvent imaginer lors de la mise en place sur le terrain sont rapidement annulées par l’action. Dans le mouvement qui suit, le vainqueur est celui qui dispose de la supériorité au moment décisif et à l’instant décisif. Ce fut la grande vérité énoncée par Clausewitz mais il n’a jamais donné la bonne formule pour l’obtenir. C’est donc la maîtrise du mouvement qui, seule, peut mener aux conditions optimum et la disposition primitive n’a que peu d’importance. Cependant, une articulation classique s’est dégagée de nombreuses réflexions, nous l’énoncerons comme suit : le centre est disposé en deux ou trois lignes pour amortir éventuellement le choc frontal de l’adversaire, à l’arrière se trouve une réserve dite stratégique destinée à colmater les brèches, si nécessaire, enfin, les deux ailes agiront en débordement en cas d’avantage ou en flanquement dans le cas contraire. De son côté, la cavalerie formée en unité indépendante doit charger en tout lieu où l’adversaire a rompu ses lignes. Dès que le combat est engagé et que les mouvements commencent sur le terrain, nous voyons que les cas de figures possibles sont aussi nombreux que les combinaisons sur un échiquier, ce qui permit aux demi-soldes (les stratèges du Café du Commerce) d’occuper et de distraire leurs interminables soirées.
César et Napoléon furent les plus grands capitaines de l’Histoire, ils ont gagné la plupart des batailles engagées sans guère donner d’explications, César se contentât même de sa formule lapidaire « Veni, vidi, vici » tandis que nombreux sont ceux qui ont rédigé des traités sans gagner aucune bataille.
L’autre grand volet de la stratégie est l’abord d’une position forte où l’adversaire, inférieur en nombre, s’est momentanément concentré. La première option est naturellement l‘encerclement mais elle implique des forces suffisantes, pour le moins cinq hommes au mètre linéaire sur la ligne d’investissement, et les 8.000 combattants de Guillaume étaient incapables de bien garder un périmètre de 4.000 à 4.500m, soit moins de deux hommes au mètre linéaire. Le duc de Normandie devait donc mener l’assaut, mais dans un premier temps, il ignore si Harold ne va pas fondre sur lui, toutes forces réunies. La disposition optimum pour une bataille en rase campagne qu’il choisit était donc justifiée.
Ces 9.000 fantassins déployés sur 1.300m, soit 1.000m avec les espacements destinés aux mouvements des archers et aux charges ponctuelles de la cavalerie, donnaient 10 hommes au mètre linéaire, soit deux lignes de cinq combattants. Des hommes disposés sur dix rangs risqueraient fort de se piétiner lors d’un repli partiel. Les carrés du bas Moyen Age, ou carrés espagnols, dérivent d‘une toute autre tactique, ce sont des redoutes mobiles sur le champ de bataille qui laissent beau jeu aux charges des cavaliers bardés de fer. C’est dans l’une d‘elle que François Ier engagé inconsidérément, fut capturé à Marignan.
La marche d’approche
Au matin du 14 octobre, Guillaume fait descendre ses contingents dans la dépression séparant les positions de la nuit et met ses hommes en ordre de bataille à l’ouest du chemin menant vers Hastings. Les combattants se développent sur une ligne de 1.200 à 1.300m, les Bretons sont à l’ouest, les Normands, les plus nombreux, au centre et les Francs sur l’aile est. Arrivée à mi-distance des deux collines, l’armée fait une pose et Guillaume pense que son adversaire va descendre de sa position pour l’affronter en rase campagne, mais ce dernier ne bouge pas. Il faudra donc le déloger, pense le Normand, et si la dénivellation n’est pas excessive, elle est parsemée de haies et de petits talus qui vont gêner les charges de cavalerie. Le duc fait encore progresser ses hommes jusqu’aux rives du petit ruisseau qui coule au pied de la colline de Sanlac et toujours aucune réaction du côté de l’adversaire.
A cet instant il y eut sans doute d’intenses réflexions de part et d’autre; Harold peut attendre l’assaut en espérant recevoir le renfort des retardataires laissés en route, mais Guillaume pourrait faire reconnaître les abords du site et découvrir la rampe d’accès où ses charges de cavalerie seraient grandement facilitées. Alors Harold fait sortir ses hommes du haut du plateau et les aligne sur les premiers dévers de la crête dans les vergers et pâturages qui garnissent la pente, montrant ainsi aux Normands qu’ils vont fondre sur eux. Ces derniers se rapprochent encore et franchissent le petit ruisseau. Les adversaires sont maintenant à 400m les uns des autres mais encore hors de portée des flèches.
La bataille
Lorsque les Britanniques ont repéré les Bretons, leurs ennemis héréditaires de quatre siècles, ils savourent le plaisir d’en découdre avec eux et décident de bousculer cette aile du dispositif adverse. Un bon tiers des effectifs d’Harold descend la pente en rangs serrés avec l’appui de la cavalerie mais elle est nettement moins nombreuse que celle des Normands, une centaine de chevaux probablement, qui trouvent là une pente nettement moins raide que du côté est. Les bretons accusent le choc, chacun d’entre eux se bat courageusement mais les rangs se disloquent peu à peu. Guillaume intervient avec sa cavalerie mais sans toucher à l’ensemble de son dispositif, permettant ainsi aux Bretons de se reformer sur une ligne légèrement en retrait. Harold prend cela pour une amorce de repli et entame alors la seconde partie de son plan. Il envoie une grosse majorité de ses forces restantes sur la pente est pour attaquer les contingents francs, pensant que les Normands vont rompre leur alignement afin de conforter les ailes du dispositif.
Nous sommes dans un cas de figure cher aux stratèges de tout temps. Le mouvement est entamé et celui qui subit la manœuvre adverse a toutes les chances de perdre la bataille. A cet instant Guillaume se révèle un excellent chef de guerre, non seulement il ne désunit pas sa force principale mais il la met en mouvement et lui fait monter la colline qu’il sait maintenant faiblement garnie. Les hommes de tête arrivent bientôt sur le plateau mal défendu et le gros des forces se déploie en deux ailes. C’est l’instant crucial, celui que les stratèges comparent au coup maladroit qui fait perdre la partie bien avant «échec et mat ». L’aile ouest des Normands menace maintenant les arrières des forces d’Harold descendues pour affronter les Bretons. Elles se voient isolées et tentent de rejoindre le plateau mais les Bretons les poursuivent et l’aile ouest normande les assaille sur le flanc avant de leur couper la retraite. Désemparés, les hommes d’Harold échappent vers le nord-est et quittent le combat. Le roi vient de perdre 30% de ses effectifs.
A l’est, l’aile normande, la plus importante, est maintenant déployée sur la pente de la colline et attaque le flanc des Britanniques descendus pour combattre les Francs. Ils se trouvent à mauvaise main et doivent faire volte face pour présenter leur bouclier aux flèches de l’adversaire. Harold qui avait mené lui-même cette action fait resserrer les rangs et commande la remontée sur le plateau afin de rejoindre le groupe à qui il a confié la garde du ring mais, sous les assauts conjugués des Normands, à l’ouest, et des Francs sur leurs arrières, nombreux sont ceux qui lâchent pied et s’échappent vers l’ouest. L’issue de la bataille est déjà acquise.
Les derniers réduits
Harold peut regrouper 1200 à 1500 hommes sur la partie est du plateau de Sanlac, autour du ring et des bâtiments annexes, tandis que les cavaliers qui lui restent tentent de rassembler les combattants égarés et de les ramener au combat. Pour défendre son ultime réduit il a majoritairement ses housecarls, les fidèles combattants à la hache tranchante. Guillaume qui rassemble ses forces sur la partie centrale du plateau comprend que la bataille est gagnée mais pas la guerre, si le roi peut s’échapper, il rassemblera d’autres forces et remettra en cause la victoire de Sanlac. Alors, le Normand demande aux Francs de cerner la pointe est de l’éperon, dispose quelques forces pour couper la rampe nord et prépare ses hommes à l’assaut final. Jusqu’alors les combattants ont fait mouvement, ont livré quelques assauts ponctuels mais ces engagements n’ont fait que peu de victimes, la bataille qui va suivre sera la plus dure et la plus meurtrière. Il faut réduire 1500 hommes valeureux pratiquement encerclés. Les Normands partent à l’assaut avec Guillaume à leur tête et la mêlée est d’emblée d’une extrême violence.
Harold qui comptait sur ses hommes débandés et reconduits au combat par ses cavaliers ne voit revenir qu’une poignée de combattants, il comprend alors que ses derniers fidèles se battent maintenant à un contre quatre et que la défaite est désormais une question d’heures. Il admet avoir perdu la bataille mais possède toujours la Grande Bretagne avec d’innombrables ressources. Il décide de s’échapper avec une poignée de cavaliers mais, à peine rassemblée, la petite troupe reçoit une volée de flèches décochées en tir courbe et l’une d’elle touche mortellement le roi. Il pourra sortir du réduit mais il tombe à quelque distance et rend l’âme. En apprenant la nouvelle, les fantassins tentent de s’échapper à leur tour, en direction du nord-est, mais la plupart seront tués par les cavaliers lancés à leur poursuite. La victoire est complète et l’Histoire montrera qu’elle est définitive.
Quelques mois plus tard, Guillaume (le Conquérant) donne la colline de Sanlac et les terres qui l’entourent aux Bénédictins, à charge pour eux de construire une abbaye afin que la communauté prie pour l’âme des valeureux guerriers morts au combat. Une fois achevée, vers la fin du siècle, elle prend pour nom abbaye de la Bataille et la colline reçoit le même vocable Battle Hill. Le nom de Sanlac sera préservé par les populations environnantes. Au fil des siècles, les détails de cette grande bataille s’estompent et les historiens traitent d’un engagement dans la région d’Hastings, puis de la bataille d’Hastings. En 1880, un manuel d’histoire (cours supérieur) nous dit que Guillaume franchit la Manche à la tête de 60.000 guerriers et vainquit Harold, le roi Saxon, à la bataille d’Hastings.