Le Roman septentrional

L’architecture romane prend corps vers l’an 1000 et Gerber d’Aurillac devenu le Pape Sylvestre II en sera le témoin. Il va s’enthousiasmer pour la blanche robe d’église qui couvre l’Occident. Ce phénomène est patent mais les régions septentrionales qui constituent notre sujet vont le vivre de manières diverses. Sur les rives de la Manche, l’état normand a atteint sa majorité et la caste ducale qui a pris Rouen pour capitale ouvre grandes les portes de la province aux Bénédictions venus de Cluny, à charge pour eux de développer les abbayes qui serviront à la prise en mains de la province mais les villes sont également adeptes de ce renouveau. En Germanie, la nouvelle dynastie ottonienne assure la sécurité à l’Est et refoule les derniers envahisseurs, les Hongrois. Cependant, les vieilles cités du Rhin ont préservé de nombreux privilèges et leurs évêques qui contrôlent de vastes territoires ont acquis un droit de regard sur la monarchie qui demeure élective dans son principe. Ceci annonce l’ère des princes évêques qui va engendrer la sclérose de l’Empire. Enfin, entre ces deux systèmes bien caractérisés, les provinces de Francie, de Bourgogne ainsi que le Val de Loire, n’ont pas d’unité politique mais une forte cohésion économique, c’est là que les aménagements routiers augustéens furent les plus importants et c’est là également que l’empire carolingien trouvera ses racines et ses moyens. Les roitelets de Francie ne sont pas en mesure de gouverner et c’est bien ainsi, ces provinces sont majeures de longue date et ce sont elles que nous allons aborder au début de cette étude.

Après l’Édit de Milan, en 313, les Chrétiens vont construire leurs églises en toute liberté et c’est la basilique paléochrétienne qui s’impose. Elle exploite les éléments architectoniques de son homonyme civile avec une nef à trois ou cinq vaisseaux dont les élévations sont portées par des files de colonnes monolithiques mais la disposition d’ensemble répond aux besoins du culte. Cependant l’esprit demeure le même. Il s’agit d’informer et de gérer les consciences de la société romaine non plus sous l’égide de l’empereur mais sous celle du Christ dont l’effigie est également installée dans l’abside. Sur les fascicules précédents, nous avons abordé les évolutions marquantes appliquées sur ce programme de base et constaté qu’elles étaient de faible importance. Enfin, Charlemagne, après ses voyages à Rome imposera un retour à la basilique des origines, notamment en Germanie où la grande abbatiale de Fulda s’impose en références mais les colonnes monolithiques se font rares et les programmes secondaires ont souvent recours à la pile maçonnée de section carrée. C’est la période romane qui apportera les innovations majeures avec, notamment, la nef à tribunes et le chevet à grand développement comportant déambulatoire et chapelles rayonnantes.

Voyons les nefs à tribune. La composition n’est pas nouvelle. Les Romains l’avaient exploitée sur certaines basiliques civiles (basilique Ulpia) et chrétiennes (Saint Dimitrius de Salonique) mais le parti restera marginal.  L’intérêt d’une surface supplémentaire sous le même couvert est certain mais les occupants sont isolés des participants et, dans une cérémonie chrétienne de la Haute Époque, où ferveur et fraternité sont de règle, les isolés des tribunes ne peuvent en profiter pleinement. Ces niveaux internes vont disparaître de l’architecture chrétienne.

En l’an 1000, de nouveaux programmes originaux sont lancés non dans les villes toujours à l’étroit dans leurs murailles du Bas Empire, mais dans les abbayes hors les murs, à Saint Rémi de Reims, à Saint Bénigne de Dijon et Saint Martin de Tours. Ces édifices doivent accueillir de grandes foules et impressionner par leur volume mais les bâtisseurs manquent de confiance et le maître de Saint Rémi imagine une solution astucieuse avec double bas côtés coiffés de berceaux perpendiculaires, ce qui donne également une tribune accessible. Les coffrages peuvent être désolidarisés de la voûte une fois sèche, en faisant sauter des cales ce qui permet de glisser l’ensemble vers la nef puis de l’introduire dans la travée suivante. Satisfait de son invention, il conçoit un grand transept et une longue nef, tous deux à double bas côtés permettant de couvrir une surface considérable mais avec de petits modules, ce qui ne doit pas convenir au maître de fabrique. L’ensemble sera mis en cause, démoli et reconstruit avec des pas et des hauteurs plus grands mais en conservant le principe du berceau perpendiculaire. Cette composition sera reprise sur la nef de Saint Bénigne et cela « formait comme les arches d’un pont » nous dit un observateur contemporain. Ces trois ouvrages demeurent exceptionnels et c’est le simple bas côté qui sera privilégié. Il en sera ainsi dans le premier programme de Saint Martin de Tours mais le constructeur, afin de gagner de la surface, adjoint un second bas côté de moindre hauteur. C’est la formule qui sera reprise à Saint Sernin de Toulouse, 60 années plus tard.

A Chartres, Fulbert qui veut également reconstruire sa cathédrale sur un plan grandiose, n’est pas convaincu de l’intérêt de ces doubles bas côtés. Il connaît Rome et ses édifices majeurs, Saint Pierre et Saint Paul, et désire retrouver l’espace et la lumière offerts par ces grandes basiliques paléochrétiennes, cependant les grosses colonnes monolithiques lui manquent ce qui l’oblige à baser ses élévations sur de grosses piles rondes appareillées. L’effet est saisissant mais les bas côtés sont dépourvus de voûtes. Cependant si l’on construit beaucoup en France, le parti privilégié comporte un simple bas côté avec parfois des voûtes d’arêtes. Dans ce cas, les maîtres Normands aménageront une surface accessible au dessus du bas côté mais elle demeure sur charpente, ce qui nous donne une élévation à trois niveaux. Par contre, les constructions de Francie, choisissent d’établir une tribune bien caractérisée et suffisamment haute pour être éclairée par un niveau de fenêtres, ce qui impose un mur nu face aux combles de charpente et porte la composition à quatre niveaux, compté celui des fenêtres hautes. Ce parti est sans douté dérivé de l’église carolingienne de Saint Corneille à Compiègne. Vers 1000/1040, des constructeurs installent également des voûtes d’arêtes sur ces tribunes et c’est sans doute en Francie que ce parti prend naissance mais les édifices de la première génération vont disparaître, les seuls témoignages conservés sont les tribunes de Saint Germer de Fly et la nef de Jumièges,  vers 1040.

Cette évolution s’accompagne d’un renforcement des structures. La pile carrée héritée du carolingien  se trouve flanquée de deux colonnes engagées dans le plan longitudinal et les chapiteaux porteront un arc de décharge. Saint Germain des Prés et peut être la cathédrale de Milon, à Troyes, illustrent cet aménagement. Ensuite, une troisième colonne viendra se placer vers le bas côté afin de porter un doubleau destiné à structurer les voûtes d’arêtes enfin, une quatrième, sera placée côté nef  pour constituer la classique pile cantonnée que l’on va trouver au niveau bas, comme à celui des tribunes. Les élévations acquièrent ainsi une puissance qui permet d’envisager le voûtement de la nef. Les premières expériences porteront sur les églises de pèlerinage mais la poussée demeure trop grande et des demi berceaux de contrebutement viendront sauvegarder les édifices les plus menacés. Cet aménagement condamne généralement le niveau de fenêtres hautes mais au narthex de Tournus et Saint Etienne de Nevers ces fenêtres hautes sont préservées.

Les transepts demeurent constants et souvent ce sont eux qui permettent d’articuler les diverses campagnes d’aménagements, par contre, les parties orientales, les chevets, vont connaître un développement considérable dont la genèse demeure obscure et nous proposons la lecture suivante des rares témoignages connus ou conservés. L’origine est double, à Saint Martin de Tours, la basilique de Grégoire comportait une abside prolongée d’une partie droite où le pourtour de l’hémicycle était garni de petites niches voûtées, l’ensemble demeurait couvert sur charpente. Parallèlement, la basilique d’Aquitaine, avec vaisseau unique et chevet polygonal, reçoit parfois de petites chapelles installées sur les murs de l’abside et, là,  l’espace est trop large pour les fermes de charpente et c’est une couronne de support, en bois puis en pierres, qui décomposera l’espace formant ainsi sanctuaire et déambulatoire. C’est le Val de Loire et les régions septentrionales qui feront la synthèse de ces évolutions.

A Saint Martin de Tours, vers l’an 1000, une abside plus grande que la précédente comporte des chapelles voûtées et une couronne constituée de colonnes ou de piles maçonnées, sans doute reliées par des arcades comme à l’église d’Uzerches dans sa première facture. Ces réalisations demeurent couvertes sur charpente, et celles dérivées des basiliques d’Aquitaine sont dépourvues de fenêtres hautes. A la même époque, à Troyes, l’évêque Milon réalise un ensemble semblable et, là, le sanctuaire doit recevoir une couronne de fenêtres. Ensuite, c’est Fulbert, à Chartres, qui améliore la composition en voûtant également le déambulatoire étroit avec un berceau annulaire. Enfin, sur le second tiers du XI°s. ces chevets à grand développement se multiplient mais avec une voûte en cul de four sur le sanctuaire  et, dans ce cas, les compositions aveugles prennent l’avantage puisque déambulatoire et chapelles rayonnantes offrent un meilleur épaulement au cul de four.