Caen - L'abbaye aux Hommes

En ce milieu du XI°s., Guillaume que ses détracteurs considèrent toujours comme le bâtard, est vainqueur sur le terrain mais les haines et les rancœurs  à son égard sont toujours tenaces. Il choisit de s’installer au château de Caen où l’enceinte est suffisamment vaste pour contenir 400 à 600 fantassins et cavaliers et cette troupe bien entretenue et bien équipée conforte son pouvoir. A cette époque cela suffit pour écraser, dès l’origine, toutes les tentatives de soulèvement mais il faut aménager les lieux. En 1055, le duc fait construire une enceinte en dur sur le tracé de la palissade et de nombreux bâtiments en pierre vont se substituer aux ouvrages de bois de la Haute Époque. La famille ducale délaisse le ring, témoignage d’un temps révolu, et s’installe dans un domaine noble établi au nord de l’enceinte ; là s’édifient des demeures confortables et une salle de conseil. Cependant, ces aménagements ne conviennent guère aux conseillers bénédictins venus de Cluny, pour la plupart. Ils y côtoient des soldats et des chefs de guerre incultes et grossiers dont la langue d’usage  demeure le scandinave, sans compter les filles de mauvaise vie qui s’introduisent toujours dans les cantonnements militaires. D’autre part, ces  conseillers bénédictins se jugent insuffisamment nombreux  pour assurer leur emprise sur le duché. Ils sont une trentaine, chiffre qu’il faudrait multiplier par trois ou par quatre avec, naturellement, un siège religieux à leur disposition : une abbaye.

Il en existe une,  celle des chanoines, mais le caractère de ses occupants déplaît aux Bénédictins. La maison sera confiée à la duchesse Mathilde mais ce sera nécessairement une abbaye de femmes, celle des hommes restant à fonder, à construire. Nous devons reconnaître, dans ce programme, la main de Cluny et peut-être les directives personnelles de Saint Hugues mais il faut ménager la susceptibilité du duc et le convaincre que cela est dans son intérêt.

Guillaume est intelligent. Il sait bien qu’il n’effacera jamais ses origines et guerroyer dans le duché déplaît aux notables, aux commerçants ainsi qu’à l’Église. Il lui faut un État fort et l’Ordre Bénédictin, avec de multiples et grandes abbayes, lui apporterait un soutien et modifierait son image auprès de la société normande. Cependant, il ne faut pas que ces fondations demeurent trop indépendantes les unes des autres et une grande abbaye sous l’égide ducale lui semble nécessaire. La conjoncture d’intérêts est donc favorable, reste à concrétiser. D’abord trouver un lieu, il sera choisi à l’opposé de  l’abbaye des Chanoines et il faudra également des moyens financiers mais la ville de Caen qui soutient ce programme y pourvoira en partie puisqu’il fera d’elle la nouvelle capitale du duché. La chaîne des fondations bénédictines sera également mise à contribution, c’est dans l’intérêt de tous. Il faut maintenant choisir un plan, une élévation et surtout un maître d’œuvre capable, cela Cluny s’en chargera.

Le programme sera fixé dès 1057/1058 et les travaux commencent rapidement sur des terrains que le duc a choisis et qu’il promet d’acheter, mais il ne les paiera jamais, d’où le mécontentement des propriétaires et de leurs héritiers le jour de ses funérailles. Dans ce programme il faut respecter l’esprit du Pape Grégoire et tenter de renouveler l’opération qui a si bien réussi à l’époque carolingienne en Germanie. Il faut également ouvrir la maison aux laïques et marginaliser tous ceux qui privilégient le salut de leur âme et non le service de la chrétienté. Le premier Bénédictin de la cour est alors Lanfranc de Pavie, légat de Saint Hugues. Son action politique fut considérable, c’est lui qui aplanit le différend entre le couple ducal et le Saint Siège. Dès 1063, il prendra la charge de la nouvelle communauté religieuse mais sa participation au programme n’est pas prouvée; maître de fabrique sans doute, maître d’œuvre probablement pas.

Le chevet d'origine

Le chevet primitif sera entièrement remodelé au XIII°s., il nous faut donc le restituer. Au sol c’est le plan dit bénédictin qui s’impose alors en Normandie et nous le trouvons déjà au Mont Saint Michel et à Bernay. Il comporte une abside en hémicycle flanquée de deux absidioles et prolongée de deux travées droites. Ici l’ouvrage doit faire référence; il y aura quatre travées droites. Au premier niveau, les piles vont s’inspirer de celles du mont Saint Michel, les plus réussies à ce jour, mais avec davantage de puissance. Les archivoltes sont en plein cintre avec gros rouleaux de décharge comme sur la nef qui va suivre et les bas côtés sont coiffés de voûtes d’arêtes cloisonnées (avec doubleau), les fenêtres ouvrant sur l’extérieur seront en plein cintre, très simples et de bonne taille.

Ce premier niveau ne fait que reprendre des procédés acquis, les innovations se situent à l’étage des tribunes où l’on trouve, non un triforium dérivé du parti basilical, mais une vaste baie en plein cintre, alors inconnue en Normandie. C’est une disposition courante dans les élévations du Nord (Saint Rémi de Reims) et du Val de Loire (Saint Martin de Tours). Sur le parti normand, l’innovation est intéressante; elle permet de créer de vastes tribunes accessibles mais, contrairement au parti septentrional, il n’y aura pas de niveau correspondant aux combles de ces tribunes et l’élévation passe directement à l’étage des fenêtres hautes. Nous pensons que l’abside est à l’origine de cette élévation tronquée, pour elle, certains analystes proposent de voir là l’original de la superbe composition de Cerisy-la-Forêt, mais il faut remarquer que toutes les absides normandes, antérieures à 1060/1070, seront reprises ultérieurement. Nous proposons donc pour Saint Etienne une réalisation primitive en structures puissantes et coiffées d’une voûte en cul de four et le maître de Saint Nicolas va s’en inspirer. Par sécurité, le constructeur choisit une hauteur moyenne et ce cul de four devait correspondre au niveau où nous trouvons aujourd’hui la couronne de fenêtres hautes. C’est cette contrainte qui va commander l’élévation tronquée à trois niveaux.

Des travaux menés en urgence

Vers 1062/1063, les instances bénédictines sont inquiètes. Elles avaient entrepris leur installation définitive en Grande Bretagne avec Édouard le Confesseur bon chrétien élevé à Rouen et favorable à l’ordre mais ce roi vieillit sans héritier. Il faut lui assurer une succession favorable. En 1065, lors d’un voyage en Normandie, il lègue sa couronne à Guillaume avec l’assentiment du chef de la noblesse saxonne, Harold. Celui ci accepte même de jurer allégeance au duc sur de saintes reliques, à Bayeux. Mais Édouard est malade. Il devient taciturne et les Saxons révisent leurs options. A la fin de l’année 1065, ils entendent couronner  Harold qui   vient de se distinguer dans de récents combats. Cette succession va donc se régler dans le sang et les Bénédictins poussent à l’affrontement comme ils l’avaient fait naguère en Germanie, au temps de Charlemagne. Le  Saint Siège va condamner Harold comme parjure et les émissaires de l’Ordre recherchent des alliés au duc afin que le débarquement et la conquête de la Grande Bretagne prenne la forme d’une croisade.

Les Normands doivent débarquer en Grande Bretagne sous la conduite de Guillaume mais chacun sait que sa fougue naturelle lui fera prendre de grands risques. En reviendra-t-il vivant? Il faut donc activer les travaux de la nouvelle abbatiale et la consacrer avant le début des opérations. Édouard le Confesseur meurt le 6 janvier 1066. La consécration du chevet de Saint Étienne de Caen eut lieu le 18 juin de la même année et le débarquement Outre Manche était programmé pour le mois d’août. C’est donc une consécration de circonstance. L’ouvrage était-il en état d’être livré au culte? Nous pouvons nous poser la question. Sur les sept années que nous avons proposées, c’est très probable mais, avec la date de 1063 pour commencement des travaux selon certains auteurs s’appuyant essentiellement sur les textes, ce n’est pas crédible. Leurs arguments se basent sur les vœux prononcés par Guillaume et Mathilde où ils s’engagent à faire construire deux abbayes afin d’apaiser le courroux du Souverain Pontife qui juge leur union incompatible avec leur lien de parenté. Il s’agit là sans doute d’un moyen de pression sur le couple ducal et particulièrement à l’encontre de Guillaume qui doit juger l’emprise bénédictine par trop pesante.

Après le débarquement en Grande Bretagne, Guillaume sera vainqueur et vivant. Toutes les inquiétudes s’effacent et les Bénédictins recevront Outre Manche un grand nombre d’abbayes nouvelles avec de somptueux patrimoines fonciers. Les grands projets de l’ordre, ont parfaitement abouti mais, sur le continent, il ne faut pas négliger le programme de Saint Étienne. Certes les moyens disponibles sont alors considérables mais les nouveaux chantiers de Grande Bretagne vont appeler bon nombre de constructeurs qualifiés, il faut donc, là encore, aller vite.

Ce premier chevet de Saint Étienne sera entièrement remodelé au XIII°s. L’archivolte du premier niveau ainsi que la voûte d’arêtes correspondante, seront démontées, les parties hautes tiendront sur l’arc des tribunes et c’est pour cette raison qu’il sera sauvegardé en l’état mais aménagée en gothique. Sur les piles basses, entièrement remodelées, le constructeur lance un arc brisé et installe des voûtes sur croisée d’ogives en lieu et place des voûtes d’arêtes. Les tribunes seront également coiffées de voûtes sur croisée d’ogives enfin, au troisième niveau, les fenêtres hautes seront remodelées en gothique. Cette campagne XIII°s. s’achève avec la reconstruction complète de l’hémicycle qui reçoit un déambulatoire. Enfin, l’ensemble du chevet, hémicycle et partie droite, seront flanqués de chapelles rayonnantes et latérales.

Le transept

Après avoir livré le chevet dans les délais impartis, le maître d’œuvre aborde le transept. Au sol, son plan est classique : une croisée flanquée de deux travées destinées à prolonger les bas côtés et deux croisillons débordants avec chapelles orientées. Par contre, en élévation, il lui faut innover. Les tribunes du chevet doivent être accessibles. Existait-il déjà deux tourelles d’escaliers encadrant les absidioles, c’est peu probable. Il faut donc trouver une formule pour relier ces tribunes orientales à celles de la nef, pour cela les chapelles orientées seront à deux niveaux; celles de la partie haute communiqueront avec les tribunes du chevet et ouvriront sur un passage établi sur les croisillons débordants. Côté nef, le problème est plus délicat. Il n’y a pas de chapelles pour assurer la liaison et elle se fera par un étroit passage aménagé dans les murs. Nous trouvons également deux escaliers intégrés dans les maçonneries des angles occidentaux des croisillons. La communication est acquise mais elle ne donne pas satisfaction. Sur les grands programmes à venir le transept sera, lui aussi, doté de bas côté avec tribunes.

En élévation, les grandes arcades qui sur la face orientale du transept débouchent des tribunes et des chapelles sont traitées en plein cintre avec gros rouleaux de décharge en harmonie avec le vaisseau central. Même traitement sur l’élévation côté nef, chapelle excepté. Enfin, au troisième niveau, les fenêtres hautes sont en plein cintre avec une très faible embrasure mais une étroite galerie de circulation. Celle ci court également à la base des fenêtres hautes du mur pignon clôturant les croisillons. La communication est donc assurée avec le troisième niveau de la nef. Les tribunes de liaison établies à l’extrémité des croisillons ont-elles reçu leurs voûtes d’arêtes dès l’origine? Ce n’est pas certain. Enfin, ce grand vaisseau perpendiculaire était naturellement couvert sur charpente avec plafond à caissons.

La croisée du transept

Les piles supportant la croisée sont de facture traditionnelle. Sous chaque retombée des arcs, elles se dégagent du mur et comportent une colonne engagée pour la retombée du rouleau de décharge, tandis que les angles de la pile sont taillés en fines colonnes afin de donner une impression de légèreté au volume. C’est la réplique du traitement appliqué sur tous les supports du chevet  et du transept.

Les grands arcs sont en plein cintre et nous les voyons aujourd’hui abondamment moulurés. S’agit-il du traitement initial ou d’un aménagement réalisé au XII°s. avec l’installation des voûtes sur croisée d’ogives? C’est probable et la face de l’arc côté nef nous donne peut être le traitement d’origine.

Pour l’étagement de la tour lanterne, la référence est alors celle de la cathédrale de Rouen dont nous trouvons une réplique à Saint Alban, en Grande Bretagne. Sur le premier niveau correspondant aux combles des grands vaisseaux nous trouvons trois arcades en plein cintre portant sur de grosses piles rondes à tambour et une étroite galerie de circulation, intégrée dans le mur, permet de relier les différents combles. Au deuxième  niveau, chaque face est garnie de deux grandes fenêtres en plein cintre de faible embrasure avec également une galerie de circulation à l’intérieur du mur, le plafond à caissons se trouvait au sommet de ce deuxième niveau. A l’extérieur, des arcatures aveugles garnissent les quatre faces de ces deux premiers niveaux. La tour comportait sans doute un troisième étage largement ouvert par des baies multiples, et l’ensemble était coiffé par un comble en pyramide. Ces tours lanternes étaient d’un superbe effet et ce fut, pour un temps, l’orgueil des constructeurs normands.

Durant cette période, les travaux concernent également  un bâtiment destiné à abriter les premiers moines. Il est établi en perpendiculaire et touche au croisillon sud du transept. Au premier niveau nous trouvons des aménagements divers ainsi que le réfectoire et le second constitue le dortoir. Les cuisines sont indépendantes comme il convient pour éviter les risques d’incendie. Il y a là de quoi loger dans un confort relatif 100 à 120 religieux. C’est un aménagement d’urgence et, pour l’heure, les bâtiments d’intendance sont mis en attente.

La nef

Saint Etienne de Caen, comme la majorité des grandes abbayes anglo normandes, fut réalisé en terrain libre sans contingence particulière, sans la contrainte de l’existant ou du contexte urbain et le « piquetage » du plan, ainsi que les terrassements et fondations, soit la fixation définitive du programme est intervenue durant l’achèvement du transept, vers 1066/1068.

L’élévation de la nef semblable à celle de la partie droite du chevet fut programmée sur une épaisseur nominale de cinq pieds ce qui nous donne une épaisseur moyenne de 1,40m environ pour le mur et le noyau des piles, ces derniers sont rectangulaires dans le plan longitudinal et comportent deux grosses colonnes engagées correspondant aux rouleaux de décharge, tandis que les angles sont taillés en petites colonnes. C’était déjà le traitement des parties orientales. En perpendiculaire il y a, côté nef, alternativement une colonne et une pile doublée d’une colonne, enfin, vers le bas côté, la composition est plus complexe. Il s’agit de traiter les retombées de la voûte et nous trouvons une forte pile flanquée de trois colonnes, deux sont destinées à la retombée des voûtes et la troisième, axiale, portera le doubleau du bas côté. C’est puissant et rationnel mais l’alternance des supports côté nef a intrigué bon nombre de spécialistes.

Le pas des travées est de 5,90m en moyenne, ce qui fait 11,80m pour une travée double, contre seulement 10m de largeur interne pour la nef. Ainsi, même en considérant l’épaisseur d’un grand doubleau, correspondant à la pile engagée, soit 0,80m, nous n’obtenons pas le carré régulier requis par une voûte d’arêtes classique.

Aujourd’hui, les piles du premier niveau font environ 4,90m au tailloir et le dallage au sol ne semble pas avoir bougé. Comme sur les parties orientales, l’archivolte est en plein cintre, avec un puissant rouleau de décharge qui s’appuie sur les colonnes engagées déjà citées. Aujourd’hui, sur le bas côté, les voûtes  d’arêtes ont laissé place à un aménagement gothique et les ogives ont naturellement pris la place des retombées de voûte. Sur le mur externe, doubleaux et ogives ont également retrouvé les supports des voûtes d’arêtes. Ces collatéraux sont éclairés par une fenêtre en plein cintre avec un ressaut porté par des colonnettes. C’est la disposition qui suit le traitement archaïque que l’on trouve encore sur les fenêtres hautes du mur oriental du transept.

Au second niveau les piles reprennent sensiblement la composition inférieure mais avec un volume longitudinal légèrement plus court et, côté tribune, nous trouvons simplement de grosses piles quadrangulaires qui porteront  un arc venant flanquer l’élévation. Ainsi l’épaisseur de l’ouvrage passe à deux mètres environ. Ces piles du niveau des tribunes faisaient environ 4m au tailloir avec le dallage d’origine et la portée des arcs est légèrement plus grande qu’au premier niveau, soit 30cm environ. Elle comporte naturellement le gros rouleau de décharge propre à l’ensemble de l’édifice.

Si nous faisons abstraction du demi berceau de contrebutement établi au XII°s, c’est à l’étage des tribunes que nous saisissons le mieux la différence entre triple et quadruple élévation. A Saint Etienne, l’arc porteur qui double l’archivolte culmine à 6,60m du dallage des tribunes et le mur extérieur ne fait que 5,40m à la corniche externe. Il est donc impossible d’établir une voûte d’arête régulière. Certes, l’arc des tribunes pouvait être réduit mais, comme nous l’avons suggéré,  le bandeau  supérieur correspondait à la base du cul de four de la première abside et c’est lui qui a conditionné l’étagement de l’ensemble de l’ouvrage;

Le troisième niveau, celui des fenêtres hautes, se trouve légèrement en retrait de l’élévation intérieure et, là, le traitement est beaucoup plus soigné que sur les parties orientales. La fenêtre taillée dans un voile de maçonnerie donne sur une étroite galerie de circulation et, côté nef, nous trouvons une grande arcade flanquée de deux petites établies sur deux colonnettes. Ruprich Robert, le restaurateur du XIX°s, qui voulait absolument voir dans l’alternance des piles un projet de voûtes d’arêtes les imaginait différentes à l’origine. Enfin, la couverture sur charpente comportait peut être un plafond à caissons et la hauteur sous corniche était proche de 21,70m.

Si les restaurations du XIX°s. furent fidèles, le traitement extérieur était, sur la nef, beaucoup plus riche que sur les parties orientales. Les fenêtres hautes et basses sont encadrées d’un ressaut  et chacune des travées sont marquées par un double contrefort dont le volume interne se termine en une grand arcature et le second joint la corniche. Enfin, au niveau haut, chacune des fenêtres est flanquée de deux arcades aveugles posées sur piles et colonnettes, il y a quelques irrégularités dans l’ordonnancement. Ce traitement des fenêtres hautes de la nef comparé au caractère rustique de celles qui figurent sur le mur oriental du transept, nous apporte confirmation de notre hypothèse. Pour des raisons politiques, chevet et murs orientaux du transept  furent réalisés en urgence et de manière très rustique, le mur occidental du transept s’apparente, lui, à la nef.

L'organisation du chantier

La dédicace solennelle intervint le 13 septembre 1077 ce qui représente vingt années, environ, pour l’ensemble de l’abbatiale, huit années pour le chevet et la partie orientale du transept et douze années pour la  croisée, la partie occidentale et les huit travées de la nef . Ces temps respectent donc l’accélération propre à toute grande campagne mais pour l’œuvre, ce laps de temps, très court , témoigne de moyens  considérables et que le traitement du chantier fut peut être mené de manière exceptionnelle. Les carrières sont toutes proches et les pierres de taille sont amenées par chariots et par barges naviguant sur l’Orne. Les déchets de carrière permettent de carrosser les voies empruntées et les barges approchent du chantier par un canal ouvert dans le jardin de l’abbaye.

Sur le chantier même, les grosses pierres soigneusement appareillées sont préparées sous un hangar puis transportées sur l’ouvrage où des systèmes de levage perfectionnés sont installés. Le chantier progresse sous une couverture provisoire dont les sections sont démontées, déplacées et remontées selon l’avancement des travaux. L’étagement que l’on doit respecter dans tout ouvrage à niveaux multiples, est compensé par des échafaudages ainsi, les travaux seront menés sur dix à onze mois de l’année en condition de confort relatif et sans que les intempéries ne perturbent la prise des mortiers.

La ville de Caen est alors un vaste chantier  et l’église de Saint Nicolas du Bourg commencée peu après Saint Etienne sur une élévation à trois niveaux classiques, avec triforium, sera consacrée vers 1080. Cette église représente une surface utile de plus de 1000m2, soit une capacité d’occupation de 1.500 à 1.800 personnes. Si nous prenons ce chiffre et le multiplions par trois pour les messes du dimanche, c’est une population de cinq mille habitants qui occupe ce seul quartier de la ville et ceci non comptés les notables qui étaient admis dans la nef de Saint Etienne. C’était donc un quartier de 7 à  8.000 personnes et nous pouvons multiplier ce chiffre par trois ou par quatre, la population de Caen, vers 1080/1100, s’élevait donc à 25.000 habitants environ.    

L'ensemble occidental

Dès la mise en œuvre des deux dernières travées, soit vers 1074, le responsable du programme doit choisir les caractères de l’ensemble occidental. A cette époque, les maîtres normands demeurent fidèles à la façade simple inspirée du parti basilical et, pour rompre avec cette coutume, plusieurs options s’offrent à eux. Il y a le transept occidental imaginé au carolingien et toujours très prisé en Germanie; il y a également l’avant nef conçue en lieu et place de l’atrium et les Bourguignons en sont les maîtres avec les réalisations de Cluny II et de Tournus. Par contre, il existait en Normandie une composition originale, les deux tours de Saint Pierre de Jumièges et celles qui s’achevaient à l’église Notre Dame, et cet aménagement sera repris et amélioré par le maître de Saint Etienne. Les bases de l’ensemble doivent sortir de terre vers 1075 et les premiers niveaux sont déjà en mesure d’épauler les dernières travées de la nef lors de l’ultime dédicace de 1077. Dès cette époque, les contemporains peuvent aisément comprendre que ce sera un ouvrage de référence. L’implantation occupe un rectangle de 12 X 26m et les maçonneries de façade font 4,20m d’épaisseur au droit des contreforts. C'est  également le parti qui va s'imposer dans les oeuvres gothiques des XII° et XIII°.

Le plan est constitué de trois rectangles en perpendiculaire, celui du centre prolonge la nef et formera une puissante travée supplémentaire, ceux de droite et de gauche deviendront la base des tours. Les murs séparant le volume central des deux autres sont relativement minces, ce qui est surprenant puisque les aménagements supérieurs leur imposeront des contraintes égales aux trois autres. Des escaliers à vis occupent les angles orientaux des tours ce qui suppose un ou plusieurs niveaux voûtés. La façade de cet énorme massif perpendiculaire se trouve décomposée en trois par de très puissants contreforts et l’élévation se trouve également partagée en trois niveaux. Au rez-de-chaussée trois portes avec arcs en plein cintre et linteaux réservent un accès rectangulaire. Les niveaux deux et trois sont garnis de grandes fenêtres en plein cintre à simple ressaut  trois sur la partie centrale et une seule sur le volume des tours.

Cette partie basse qui a tous les caractères d’un narthex dépasse légèrement en niveau la corniche de la nef, ensuite chacune des tours comportera trois niveaux avec des structurations externes différentes. Le premier est garni de huit arcatures aveugles, le second de quatre baies étroites et le troisième de deux grandes baies géminées. A la fin du programme initial, ces trois niveaux seront coiffés d’une flèche en charpente, les ouvrages de pierre que l’on voit aujourd’hui sont postérieurs. Celle du nord peut être apparentée au clocher Vieux de Chartres, au clocher de la Trinité de Vendôme et datée du milieu XII°. Celui du sud est à situer sur la première moitié du XIII° et contemporain de la campagne de reprise menée sur le chevet.

Les voûtes normandes

Les abbatiales de la Trinité et de Saint Etienne de Caen furent les deux premiers grands édifices normands à recevoir des votes avec nervures en croix dites croisée d’ogives mais nous n’avons aucune information sur leur période d’édification. Les spécialistes ont proposé des dates diverses et chacun a défendu son option, parfois à l’encontre des autres. Finalement ce fut une querelle de dates et le communément admis les situe aujourd’hui entre 1120 et 1130 sans préciser aucunement  leur temps d’édification qui fut nécessairement fort long.

Pour construire un ouvrage couvert sur charpente, il suffit d’élever des murs avec des échafaudages communs constitués par des sapines liées avec des longes et, çà et là, une cage plus robuste pour hisser les matériaux. Les lits de construction font en moyenne 25 à 27cm  d’épaisseur et les pierres de taille sont d’un rapport toujours inférieur à 1 sur 2, soit un volume de 40 à 50 dcm3 et un poids de 90 à 120kg. Elles sont donc manœuvrables par quatre hommes à l’aide d’un palonnier et susceptibles d’être hissées sur les échafaudages par un treuil à main.  Des pierres plus grosses, de 100 à 200 kg, se trouvent dans les piles et les archivoltes, elles seront montées avec une chèvre et cet engin sera déplacé dans la nef pour suivre les travaux. Cet engin peut aisément monter sa charge jusqu’à 15 et 18m à l’aide d’un treuil manœuvré par quatre hommes et si nécessaire un mouflage du câble. Seules les voûtes d’arêtes des bas côté demandent des cintres en charpente qui seront, comme ceux des archivoltes, déplacés de travée en travée, quant au blocage de la voûte en elle même, son coffrage est également réutilisable, seuls les arcs de la croisée du transept exigent des cintres de grande taille avec appui au sol.

Il n’y a là aucun problème technique majeur que de bons charpentiers ne puissent résoudre mais lancer des voûtes sur une portée de 10m à des hauteurs de 22m et 17m constitue un problème autrement délicat. Pour les doubleaux et les croisées d’ogive, il faut établir des cintres de 10 et 14m de portée, basés sur le niveau de la galerie de circulation qui va se révéler alors bien utile mais, pour coffrer les voutins, mieux vaut assurer un appui complémentaire sur le sol des tribunes. Ici il ne s’agit plus de sapine mais de charpente élaborée avec montage à bois chevillé, les matériaux, pierres de taille et blocage, seront  amenés de l’extérieur puisqu’il est également nécessaire de modifier la charpente. A ce sujet, les triples élévations traditionnelles que l’on trouve à Saint Nicolas ou à l’abbaye aux Dames offrent plus de facilités, un échafaudage en poutres peut être basé sur les petites baies du triforium mais, en tout état de cause, c’est une technologie nouvelle que les constructeurs normands doivent appréhender.

Pour la menée des travaux, il existe deux grandes options : la première consiste à travailler à partir d’un plancher établi à la base des fenêtres hautes et, dans ce cas, la poutre basse des cintres perpendiculaires, doubleaux majeurs et mineurs, peut participer à la tenue du plancher mais il faut assurer la mise en place à partir d’un portique reposant sur le haut des murs avec modification partielle du grand comble. Ensuite, coffrage et cintres seront démontés par morceaux, descendus au sol et remontés sur la travée suivante. Cette manière de faire préserve l’usage de la nef mais impose une manutention considérable.

Une autre manière de procéder mais qui demande davantage de charpente et qui condamne l’usage partiel de la nef, consiste à monter une tour roulante sous la travée à réaliser, le montage des cintres et des coffrages se faisant en hissant les matériaux de l’intérieur. Il faut bien sur caler la tour avant le début des travaux. Cet engin qui, dans le cas de Saint Etienne, ferait 15m de haut doit peser environ 8 à 10 tonnes, mieux vaut le prévoir léger et confier la charge de la voûte en voie de réalisation à des appuis posés sur les tribunes. Cette tour roulante permet surtout de déplacer les grands cintres sans les démonter complètement, d’où un gain de temps considérable.

Dans les programmes normands, chaque nouvelle réalisation va tenir compte des expériences antérieures. Les deux voûtes d’arêtes établies sur la partie droite du chevet de l’abbaye aux Dames et réalisées de 1064 à 1065, ne posaient aucun problème majeur, l’inertie des murs était amplement suffisante, seuls les échafaudages et les coffrages requis étaient très importants.

A quelques années suivent les deux voûtes d’arêtes réalisées sur la partie droite du chevet de Saint Nicolas. Ici l’élévation est à trois niveaux traditionnels et le gros volume de maçonnerie du triforium offre une inertie juste mais suffisante. Cette élévation, nous l’avons dit, favorise également le coffrage qui peut prendre appui sur le niveau intermédiaire. Quelle est leur date d’édification? Nous l’ignorons. L‘ensemble de la campagne fut mené de 1065 à 1083 mais le chantier s‘est-il développé d‘est en ouest ou inversement?. Si les travaux ont commencé par le chevet, ces voûtes sont à dater des années 1068/1072 et de 1080 à 1083 si les travaux ont commencé par la nef . Quelle que soit l’option choisie, le traitement du triforium montre que le voûtement était prévu et ce deuxième niveau traité en puissance nous le retrouvons dans l’aménagement de la nef des chanoines à l’abbaye aux Dames. Qui s’est inspiré de l’autre? Nous allons suivre l’adage qui dit que l’on ne prête qu’aux riches et le novateur fut sans doute le bâtisseur de la duchesse Mathilde. En 1085, les voûtes de Saint Nicolas étaient achevées et son collègue poursuivait toujours l’aménagement de l’ancienne élévation en étant persuadé qu’il pouvait, lui aussi, voûter son ouvrage.

Vers 1090, ces voûtes sont à l’ordre du jour et pour ne pas défigurer son troisième étage, le maître d’œuvre de l’abbaye aux Dames choisit une voûte d’arêtes proche du carré et couvrant deux travées. Il y a là également une raison technique, les voûtes d’arêtes fortement barlong engendrent des contraintes différentielles au pied des arêtes, ce qui n’est pas le cas avec le plan carré. La première voûte réalisée est celle contiguë à la croisée, son traitement devait différer quelque peu des autres mais ces petits détails, très précieux, ont disparu lors des restaurations énergiques de Ruprich Robert.

Lors du décoffrage, cette première voûte d’arêtes va tenir par les vertus du monolithe reconstitué. Cependant, dans les années qui vont suivre, l’humidité venue des combles comme celle issue de l’assistance (250 personnes assemblées dans la travée évaporent environ 15L à l’heure, ce qui fait 45L pour un dimanche matin) a fait perdre sa tenue au blocage. Ce phénomène est sans inconvénient si les assises sont en mesure d’absorber les  résultantes engendrées par les premiers mouvements mais, à l’abbaye aux Dames, tous les efforts se concentrent sur une seule travée, c’était trop. Le sommet de la voûte commence à s’affaisser, d’où l’idée judicieuse d’un doubleau médian surmonté d’un voile de maçonnerie destiné à soulager le verseau perpendiculaire. Ce fut fait vers 1100 mais des fissures apparaissaient également dans les arêtes et le constructeur jugea prudent de reprendre la formule imaginée à Lessay, ainsi naquit, sans doute, la première voûte six partite sur croisée d’ogives.

Vers 1110 la formule est jugée satisfaisante et sera reprise sur les autres travées de la nef. Il faudra 12 à 15 années pour voûter l’ensemble et cette campagne doit s’achever vers 1120/1125 mais, entre temps, le constructeur de Saint Etienne a, lui aussi, entrepris de voûter l’abbatiale.

Selon la coutume, les travaux doivent commencer par le chevet, mais ces premières voûtes ont disparu. S’agissait-il de quatre voûtes de plan barlong sur croisée d’ogives, comme à Lessay, et, dans ce cas, elles étaient réalisables dès 1105 ou bien des voûtes six partite inspirées de l’abbaye aux Dames  et, dans ce cas, nous devons les situer après 1110/1112. Cependant, la triple élévation à tribunes était beaucoup moins favorable. Rapidement, des mouvements apparaissent et, dès 1120, il faut les conforter avec des demi berceaux de contrebutement établis sur les tribunes. Cette fois, l’ouvrage est stabilisé et la formule sera reprise sur la nef de 1120 à 1140, le transept étant traité en fin de campagne, vers 1135/1145, contre 1120 à 1130 pour l’abbaye aux Dames. Enfin, notons qu’à Saint Etienne, le voile médian laisse place à une amorce de voutins.

 

 

 

 

Caen – L'abbaye aux Hommes : tours de la façade occidentale

 

Caen – L'abbaye aux Hommes : élévation sud de la nef

 

Caen – Saint-Etienne : élévation sud de la nef, pas d'arc boutant

 

Caen – Saint-Etienne : la croisée du transept

 

Caen – Saint-Etienne : les tribunes et les voûtes sixpartites

 

Caen – Saint-Etienne : la tour lanterne