Limburg - L'abbatiale

Vers 1010, Burchard, évêque de Worms, est l'éducateur et le maître à penser du jeune prince Conrad de Franconie. Descendant de Conrad le Rouge, qui fut roi de Franconie et gendre d'Otton le Grand mais également le héros de la bataille de Lech, le jeune homme était d'illustre lignée mais ses espérances n'étaient guère évidentes face à la branche saxonne qui régnait sur le Saint-Empire depuis 960. En 1023, Conrad reçoit la couronne de Franconie, une modeste dignité en rapport à l'immense domaine impérial. Mais, fidèle à la promesse faite à son vieux maître, Burchard, il veut faire construire une vaste abbaye. A cette époque, la famille de Franconie réside souvent non loin de Bad Durkheim, dans l'austère forteresse d'Hardenburg construite sur un éperon dominant un méandre de l'Isernach. Le lieu choisi par Conrad pour sa fondation fut l'éperon voisin, celui dominant Bad Durkheim.

C'était un lieu de repli pour les habitants de la vallée mais le calme et la paix régnaient et l'endroit n'avait plus de valeur stratégique. Sans doute occupé par une modeste population attachée à quelques pauvres cultures en terrasse établies sur les pentes, et dont on voit encore les murs de soutènement, le jeune roi n'eut aucun mal à dégager l'espace et les travaux purent commencer en 1025. La grande abbatiale est de facture ottonienne. Il en reste aujourd'hui une superbe ruine romantique et l'œuvre nous informe sur ce que pouvait être alors le modèle: la cathédrale de Worms. Les travaux seront achevés en 1042.

L'abbatiale

Pus modeste que la cathédrale de Worms, l'abbatiale de Limburg est cependant de bonne taille. L'élévation est implantée sur une largeur à l'axe de 13m 20 et, pour l'heure, aucun maître d'œuvre n'est en mesure de réaliser une abside voûtée de cette envergure. Ainsi, le sanctuaire sera rectangulaire, comme celui de Worms à la même époque. C’est un plan souvent exploité au carolingien et les fouilles récentes menées par H. Bonnet dans l’illustre abbatiale de Saint-Riquier ont montré que son abside était rectangulaire et non avec hémicycle comme imaginée sur la foi de la gravure de 1610.

Les travaux commencent par une crypte de plan carré, décomposée en neuf travées, chacune coiffée d'une voûte d'arête régulière portée par des colonnes monolithiques et des chapiteaux cubiques au dessin très pur. Lorsque la crypte s'achève, le transept et les chapelles orientées sont déjà fondés et les deux escaliers à angle droit tombent malencontreusement entre l'abside et la chapelle. Il faut donc coiffer la première volée d'un volume de maçonnerie additive. A l'origine, chevets et croisillons étaient prévus plus bas que la nef, comme à Nivelles et sans doute à Worms, et les chapelles orientées devaient s'aligner sous le niveau d'arcades qui structure les fenêtres basses, mais le programme fut modifié. Le cul-de-four de ces chapelles sera établi sur le bandeau courant au-dessus des niveaux d'arcades. Cette disposition qui donne une ouverture de chapelles très haute va surélever d’autant le niveau des fenêtres hautes ainsi que l'ensemble du transept. Le constructeur décide alors de faire "suivre" l'abside rectangulaire, ainsi les quatre arcs de la croisée se trouvent alignés. C'est sans doute la première croisée régulière dans la vallée du Rhin, mais les édifices de la Meuse avaient déjà choisi ce parti. A Worms, les deux sacristies basses n'avaient pas justifié pareille escalade. Avec l'avancement du chantier, une évolution apparaît dans le traitement. Les arcatures qui marquent l'extérieur des croisillons au-dessus du bandeau médian sont plus élaborées à l'ouest qu'à l'est.

La nef qui va suivre renoue avec l'élévation à file de colonnes et les carrières du massif du Haardt environnant ne sont sans doute pas étrangères à ce choix. L’exploitation a repris depuis un demi-siècle et les veines épaisses sont à nouveau dégagées. Il suffit d'en extraire les fûts monolithiques. Si, par maladresse, ils se brisent dans l'opération, la colonne devient à tambour mais, ce n'est pas dans le programme. Les colonnes de Limburg font 0,85m de diamètre moyen pour une hauteur supérieure à 6m. Elles sont coiffées d'un gros chapiteau cubique dont la surface d'assise est voisine de quatre pieds au carré mais les arcades et les élévations ne font que trois pieds nominal, soit 90cm. Les archivoltes étaient à simple rouleau et l’espace médian dépourvu de tout aménagement, comme dans l’abside, enfin les fenêtres hautes étaient de bonne taille et en plein cintre. Abside, transept et nef s’alignaient sur une hauteur de 22m environ ce qui représentait une oeuvre de grande hardiesse. Elle ne résistera pas à l'incendie de 1504. La nef de Limburg, est généralement rapprochée de celle de Strasbourg élevée par l'évêque Werner de 1015 à 1028, et l'analyse des narthex confirme cette filiation.

La charpente apparente ne fut jamais très appréciée dans le parti basilical. Un traitement de qualité sous entend un plafond à caissons et le volume ainsi formé, mal ventilé, doit être accessible pour contrôle et entretien. C'est la raison des tourelles d'escaliers qui flanquent les édifices ottoniens. Mais la réalisation de ces accès est généralement reléguée en fin de campagne et liée au massif occidental qui s'impose depuis le IX°s. Pour ce dernier, les traitements sont les plus divers, et sa fonction toujours mal définie du point de vue strictement religieux. Ce fut d'abord le lieu privilégié du pouvoir temporel, souvenir de l'abside réservée à l'empereur dans les basiliques civiles de Rome et remises en honneur à l’époque carolingienne mais ce volume interdit tout accès monumental dans l'axe de l'édifice.

Les solutions proposées par les maîtres d’œuvre seront diverses, la plus satisfaisante est de supprimer l’abside en hémicycle dérivée de Fulda pour adopter, là également, un volume rectangulaire aménagé en tribune réservant ainsi des accès au premier niveau. Ce sera l’option du maître de Limburg. La partie centrale rectangulaire est décomposée en six travées, coiffées de voûtes d'arêtes portées par de belles colonnes monolithiques surmontées de chapiteaux cubiques (l'art rhénan fixe ses caractères). L'accès à l'abbatiale est formé de trois arcades et la communication avec la nef se résume à une simple porte. Pour préserver l'ampleur de l'accès, la tribune est haute d'environ dix mètres et pour en assurer la stabilité, les deux volumes latéraux sont coiffés de voûtes en berceaux, ce qui interdit les escaliers à cet endroit qui sont reportés dans les deux tourelles installées aux ailes du volume. Là réside la différence avec Strasbourg.

Le narthex de Limburg était précédé d'un vaste bâtiment de plan rectangulaire couvert sur charpente: le paradis. C'est la variante septentrionale de l'atrium. Ses murs sont largement ouverts et le traitement soigné. Quelle était sa fonction précise, nous l'ignorons, probablement plus un lieu de conciliabule que d'accueil puisque les bâtiments de l'abbaye construits parallèlement comportent toutes les salles requises pour le service des voyageurs et des pèlerins.

Limburg forme, avec Hersfeld sur la Veser, les ruines romantiques les plus belles de Germanie, mais ces oeuvres ruinées sont aussi l'occasion d'analyser l'anatomie de cette architecture monumentale de l'an 1000 qui montre sous son aspect rustique un traitement éminemment fonctionnel. Les murs sont essentiellement porteurs et leur relative minceur donne, au niveau inférieur, des valeurs en compression considérables. A Limburg, le rapport des élévations va de 1 sur 12 pour les murs ne bénéficiant d’aucune structure perpendiculaire jusqu’à 1 pour 26 dans les ensembles à structure croisée. Ceci donne des charges au cm2 voisines de 2 à 3kg, compte tenu des ouvertures et fenêtres. Sur la nef, chacune des piles reçoit une charge de 65 tonnes en moyenne ce qui représente 12kg au cm2 sur la section des colonnes. Enfin, les piles de la croisée supportent une charge moyenne de 6 à 7kg au cm2.

Dans les maçonneries courantes, la charge est trop grande pour un blocage ordinaire qui peut être saturé d'humidité. Ces maçonneries sont donc composées d'un appareillage rustique où des moellons de 20 à 30kg se chevauchent très régulièrement et le pourcentage de mortier est donc très faible, de l'ordre de 10%, dans les parties basses les plus sollicitées. Quant aux pierres de parements, leurs lits sont très réguliers et les épaisseurs relativement faibles. La transmission des charges se fait en majorité de pierre à pierre, sans risque d'écrasement du mortier et si l'état de surface est médiocre c'est afin d'accrocher la couche d'enduit qui doit recouvrir l'ensemble. C'est un choix inclus au programme. L'appareillage rigoureux qui peut être dispensé d'enduit est réservé aux piles engagées, à la structure de la croisée ainsi qu'aux retombées des arcs. L'édifice avait donc, à l'origine, un aspect polychrome. Les structures et colonnes en pierres du Haardt, à la chaude couleur proche du grenat, les enduits au sable jaune et les parties blanches lissées à la chaux.

 

 

 

Limburg – L'abbatiale : l'abside orientale et transept, vue d'ensemble

 

Limburg – L'abbatiale : bas côté nord ruiné

 

Limburg – L'abbatiale : croisillon nord du transept