Rouen - La cathédrale

Selon le roman de Rou, le duc Richard fait réaliser d’importants travaux sur la cathédrale. Cette campagne menée de 960 à 980, concerne un transept oriental édifié à l’est d’une nef hétéroclite où se mêlent vénérables restes du Bas Empire et aménagements carolingiens, ainsi qu’un ensemble occidental établi selon la coutume imposée par Louis le Pieux. A l’appui de cette hypothèse, citons le gauchissement du transept, environ 1° 20 par rapport à l’axe actuel, et celui de la façade occidentale 2° 40 environ. Si l’on en juge par l’empreinte au sol qui va se répercuter sur les ouvrages ultérieurs, le transept oriental faisait 50m d’envergure sur 9m de largeur interne, quant au volume occidental, son envergure était de 40m pour 10m de large.  Il comportait une  tour de croisée dotée d’une tribune ainsi que deux tours d’extrémité auxquelles succéderont les tours Saint-Romain et tour du Beurre.

Ces ouvrages de prestige de l’an 1.000 sont majoritairement en petit appareil avec quelques gros blocs de réemploi utilisés comme linteau et une charpente en bois qui participe grandement à leur tenue. Les extérieurs sont surfacés avec un enduit à base de mortier de chaux, ce qui leur donne fort belle allure, mais ils sont terriblement fragiles. C’est cet ensemble occidental qui donnera le gauchissement de la façade gothique actuelle. Si le transept oriental a une fonction essentiellement religieuse, le volume occidental est davantage destiné aux laïques. Les dimanches et les fêtes carillonnées la famille ducale quitte le burgui et vient dans la tribune assister aux offices. Là, elle rencontre les notables de la ville et ces relations servent grandement les intérêts réciproques.

Sur ces vieux jours, Richard Ier exploite ses bonnes relations avec le Chapitre et installe son fils, Robert de Normandie, sur le siège épiscopal. Il lui confère également le titre d’archevêque avec pouvoir sur les autres évêchés de la province. L’Eglise ne voit là que des avantages et la cour ducale également. C’est l’archevêque Robert qui fera appel aux Bénédictins venus de Cluny et notamment à Guillaume de Volpiano dont l’œuvre sera considérable. C’est le début du grand siècle Normand.

Sur la fin d’une existence consacrée à la politique et au renouveau économique de sa ville, l’archevêque Robert décide d’œuvrer pour son âme et de reconstruire sa cathédrale, le plus urgent étant de réédifier la nef de manière homogène et robuste. C’était la tendance générale mais quel parti choisir? L’élévation basilicale a la vie dure et les modèles nouveaux sont rares. A Chartres, Fulbert vient d’achever les deux travées orientales de sa nouvelle cathédrale. Elle comporte des élévations à deux niveaux, un bas-côté voûté et une tribune qui ne l’est pas. R. Merlet nous guide dans cette hypothèse en comparant le plan de Chartres à celui de Vignory. L’archevêque Robert va s’inspirer de cette œuvre imposante mais sa réalisation sera plus légère, sans voûte sur les bas-côtés. Il reprend ainsi le parti de la nef de Vignory qui n’est sans doute que la réplique de la cathédrale de Langres.

A Rouen, le maître d’œuvre sait que son collègue de Chartres a eu quelques difficultés pour composer les grosses piles rondes avec des retombées d’arc très puissants et, pour éviter ces difficultés, il adopte une pile rectangulaire flanquée de ressauts correspondant aux rouleaux de l’archivolte. C’est simple et fonctionnel. Le second niveau sera traité de même manière et le troisième recevra de grandes fenêtres à forte embrasure. Cette élévation haute de 20 à 22m, pour une épaisseur nominale de six pieds, soit 1m 60 hors structures, plus deux ressauts de 0m 20 environ, représentent une valeur de 2m en inertie perpendiculaire. Nous avons là un rapport de 1/10 tandis que celui de la majorité des élévations basilicales était de 1/20.

Si le chantier de la nef de Rouen démarre en 1025 par les travées occidentales appuyées sur la tour de croisée, elles sont achevées lorsque Fulbert décide de passer aux grosses piles rondes. Le chantier est énergiquement mené et la nef est bien avancée à la mort de Robert, en 1037.

Certes nous sommes là dans le domaine des hypothèses mais elles trouvent quelques confirmations avec le choix d’Edouard le Confesseur qui prend la nef de Rouen comme modèle pour la nouvelle cathédrale Saint-Paul de Londres. L’édifice est aujourd’hui disparu mais l’abbatiale de Saint-Alban est sa copie fidèle.

L'Archevèque Maurile

A la mort de Robert de Normandie, son successeur, l’archevêque Maurile reprend l’ouvrage et les travaux avancent rapidement puisque la consécration intervient en 1062. Mais cette dédicace comprend-elle le très beau chevet avec déambulatoire et chapelles rayonnantes découverts lors des travaux des années 1950? Certes il semble en avance sur les ouvrages de son temps mais la période concernée, soit plus de quarante années, demeure compatible avec l’ensemble du programme.

Hormis le transept occidental qui sera aménagé ultérieurement, la nef comporte neuf travées d’une structure puissante mais rustique, un ouvrage comportant 70% de blocage, 20% de moyen appareil et 10% de grand appareil (essentiellement les archivoltes) d’autre part, il n’y a pas de voûtes, donc pas de coffrages délicats et seulement des cintres récupérables sous les grandes arcades. L’ensemble était donc réalisable avec des échafaudages en sapine ligaturés. Ces choix furent sans doute imposés par la difficulté de trouver de bonnes pierres dans la région mais également par la possibilité de récupérer de nombreux matériaux d’origine romaine.

Ceci considéré, nous accorderons deux années en moyenne par travées, soit 18 ans pour l’ensemble de la nef. Encore 3 à 5 ans pour la croisée avec les archivoltes destinés à la tour lanterne et il reste plus de 20 années pour le beau chevet à chapelles rayonnantes. C’est un ouvrage majeur en son temps et ses caractères ont un demi siècle d’avance sur la majorité des réalisations du XI° s. Les deux chapelles externes sont installées sur une ouverture de 70° et leur axe rejoint parfaitement le point d’épure. D’autre part, les travées du déambulatoire sont sur un plan parfaitement rayonnant avec structuration méthodique et soignée et ce en un temps où la majorité des constructeurs d’Occident traite encore leur tracé au sol de manière fantaisiste. Ici la crypte est entièrement voûtée, ce qui implique des coffrages élaborés. Même traitement pour le déambulatoire et les chapelles hautes. Enfin nous pouvons admettre un sanctuaire avec élévation portée sur de grosses piles rondes (cathédrale du Mans et abbatiale de La Couture)  des arcatures aveugles au niveau du comble et un registre de fenêtres hautes, l’ensemble étant couvert sur charpente. Pour cet ouvrage remarquable en son temps, la vingtaine d’années proposée nous semble amplement suffisante dans une région où la capacité des bâtisseurs s’accroît rapidement avec le temps, l’avenir le prouve.