La Charité-sur-Loire

A l’époque gallo romaine, une voie économique de première importance longe la Loire sur sa rive droite et dessert  naturellement le site de la Charité. Le tracé se maintient sur le plateau et peut s’identifier avec une rue passant derrière l’abbaye. Existait-il un franchissement sur pont de bois selon le communément admis? La réponse est non et cette certitude date du XIX°s. où la toponymie régnait en maître. Nous savions qu’une voie joignait Bourges à une ville nommée Sincerra située sur la Loire et pour les historiens de l’époque, il s’agissait de Sancerre. Cependant; la route menant de Bourges à La Charité passe par une bourgade nommée Sancergues et proche de la Loire mais cette option ne fut pas retenue.  Aujourd’hui, avec photos aériennes et cartes, nous voyons un superbe tracé rectiligne joignant Bourges à La Charité et se prolongeant au delà du fleuve. Certes de nombreuses voies redressées au XVIII et XIX°s. ont pris cette apparence mais elles ne s’alignent jamais sur 50km. En conclusion nous dirons que la probabilité d’un franchissement antique au niveau de La Charité sur Loire est sérieuse.

D’autre part, l’histoire même de La Charité témoigne d’un franchissement. Tous les voyageurs et pèlerins, petites gens à la bourse plate dont la plupart se rendent à Saint Jacques de Compostelle, n’ont pas les moyens de payer un passeur en barque et c’est bien un pont ainsi qu’un accueil charitable qui les amène en ce lieu pour franchir la Loire. Les Carolingiens, pas plus que les Mérovingiens, n’avaient la volonté de jeter les bases d’un ouvrage de cette importance, il s’agissait donc d’un pont antique, sans doute en bien mauvais état mais toujours réparable et toujours réparé.

Nous avons là un faisceau d’indices que nous dirons concordants. Enfin, un certain nombre de témoignages archéologiques de l’époque romaine ont été découverts sur le site et viennent corroborer notre hypothèse.

Les sources historiques

Les plus anciennes sources historiques conservées nous disent que le diacre Saint Loup fonda là, au VII°s., un grand monastère. Le personnage en question fut sans douté l’évêque de Sens qui s’opposa au roi Clotaire II et qui, dans son exil forcé, fonda une multitude de petits monastères de caractères populaires. Ses actions itinérantes se situent sur les années 615/620 puisqu’il mourut de retour à Sens en 623. Il est souvent désigné sous le vocable de Saint Leu pour le distinguer de l’évêque de Troyes, 390/478.

Nous savons qu’il faut se méfier des qualificatifs accordés aux fondations monastiques de cette époque. Il s’agit, le plus souvent, d’une troupe de mendiants inspirés qui occupent le domaine d’un riche personnage trop soucieux de son éternité. Cette première communauté de Seyr suit la règle de Basile le Grand 329/379 qui organisa la vie communautaire ascétique en Orient. Il affirmait au préfet Modeste et à l’empereur Valens ne posséder que ses haillons et quelques livres et ne rien craindre, ici bas, et surtout pas les sévices qui auraient tôt fait de lui ôter la vie. Nous avons là l’antithèse de la règle bénédictine telle que l’a voulue Grégoire le Grand.         

Que va devenir cette modeste fondation sur les siècles qui vont suivre? Nous l’ignorons mais l’existence de ces communautés vouées à la prière mais aussi dépendantes de la charité sera toujours difficile et précaire. Cependant, l’important transit économique sur la voie longeant le fleuve, comme sur le franchissement, doit leur assurer le minimum. L’abbaye sera ravagée par les Barbares (musulmans) en 731 et les moines qui ne sont pas des braves s’enfuient . C’est Pépin le Bref qui, de passage en ce lieu, en 756, relève la fondation et y installe des Bénédictins. L’abbaye sera une nouvelle fois détruite à une date incertaine, les textes disent 781, ce qui est peu probable, 881 serait plus crédible et les auteurs de ce saccage seraient les Normands.

La dernière information concernant les origines de l’abbaye est un acte de 1059 où Geoffroy de Champ Alleman, évêque d’Auxerre, fait don de cette abbaye ruinée à l’ordre de Cluny. Saint Hugues  qui dirige alors la grande abbaye envoie le moine Gérard avec quelques compagnons pour relever le prieuré. Le titre de monastère n’apparaît que vers 1090. Enfin, nous savons que le pape Pascal II viendra consacrer la nef de la nouvelle abbatiale le 8 mars 1107.

Au XIX°s. les amateurs d’art  désireux de dater les églises romanes vont exploiter ces deux dates: 1059, 1107 et les attribuer au programme de la grande abbatiale actuelle. Si cette datation parut crédible à l’époque, elle ne l’est plus aujourd’hui. C’est vers 1960/1970 que certains archéologues et notamment Valléry Radot vont affirmer très justement que le grand chevet à cinq chapelles rayonnantes n’était pas du même programme que les chapelles orientées, il fallait donc classer l’ouvrage en deux campagnes distinctes, soit La Charité I et La Charité II. Sur ce grand chevet le déambulatoire et les cinq chapelles respectent un plan rayonnant rigoureux et cette composition est nécessairement postérieure à Paray le Monial, soit vers 1110/1115.

Dans les années 1980, un archéologue G. Bossuet et son équipe, vont réaliser des fouilles au delà du chevet de la grande abbatiale et mettre à jour les substructures d’une église plus modeste avec abside et absidiole qui semble dater du milieu du XI°s. et reprendre le plan de Cluny II. Cette découverte fut troublante et les datations à nouveau incertaines.

Chronologie probable

Lorsque le moine Gérard arrive dans la bourgade de Seyr, en 1059, il ne se trouve pas dans un petit village des bords de Loire, mais dans une bourgade en pleine renaissance. Les habitants sont chrétiens et fiers de l’être. La petite fondation revit et si les bâtiments monastiques sont ruinés l’église est toujours desservie par quelques religieux et sert de paroissial pour des habitants toujours plus nombreux. Que la donation fut faite par l’évêque d’Auxerre et non par un seigneur laïque confirme cette hypothèse.

Que va faire le moine Gérard? Les fouilles de G. Bossuet montrent les bases d’un grand chevet avec abside et quatre absidioles (cinq vaisseaux) établi précédemment à l’ouvrage principal. Ce sera l’amorce du premier grand projet réalisé vers 1060/1063 mais il ne convient pas et, dès 1065, un ouvrage identique mais plus vaste et plus puissant est implanté à 60m de là sur un axe différent et plus près du pont, c’est l’abbatiale actuelle. Mais que faire de la vieille église? Un nouveau chevet avec abside et absidioles (trois vaisseaux)  viendra clôturer l’ancienne nef, ainsi les deux programmes ne seront pas consécutifs mais simultanés. La vieille église sera-t-elle reconstruite sur le modèle de Cluny II comme le laisse supposer G. Bossuet? C’est possible mais il est permis d’en douter.

Vers 1070, le grand chevet de La Charité I prend corps . Abside, absidioles et parties droites sont en voie d’achèvement. Comme cet ouvrage va disparaître vers 1115 pour laisser place au chevet actuel, il nous faut l’imaginer avec, pour référence, les chapelles 4,5,6,7 préservées. Nous proposons une abside en hémicycle voûtée en cul de four classique et prolongée d’une partie droite flanquée de deux absidioles profondes, étagées avec leurs voisines (4 et 5). Ultérieurement, le programme de La Charité II  reprend les fondations du sanctuaire pour installer huit colonnes ouvrant sur un déambulatoire à sept travées rayonnantes et trois chapelles de même disposition. Les chapelles rayonnantes externes viendront se placer sur la partie droite du nouvel hémicycle. Au sol c’est un dessin remarquable qui tire parti des expériences de Cluny III 1080/1090 et de Paray le Monial, 1100/1105, mais en négligeant le déambulatoire surélevé qui caractérisait ces ouvrages. Ces remarques nous donnent une conception que l’on peut situer vers 1115. A cette époque, les constructeurs clunisiens ont grande confiance en leur capacité et le nouveau chevet comporte un cul de four clunisien et des voûtes de profil brisé avec doubleau de même forme. L’ouvrage s’achève avec la reprise de la croisée sur quatre arcs brisés à double rouleaux et l’édification d’une nouvelle tour. Achèvement de l’ensemble vers 1130/1135.

Le transept

Ici la première campagne est toujours très présente. Les grandes arcades rustiques du premier niveau et les grandes baies du second sont de 1080/1085 mais les voûtes en berceau brisé coiffant les croisillons sont des reprises du XII°s.. Elles masquent le niveau des fenêtres hautes ce qui importe peu puisque les murs pignons seront percés de grandes ouvertures qui éclairent convenablement le vaisseau. A l’extérieur des croisillons, la poussée des grandes voûtes est épaulée par de puissants contreforts identiques à ceux du chevet.  A la croisée,  les reprises sont plus délicates à déterminer, les piles seront renforcées et portent aujourd’hui quatre arcs brisés à double rouleaux qui furent peut être installées en sous œuvre, en lieu et place de ceux en plein cintre. Dans cette hypothèse, les quatre murs qui forment la base de la tour seraient de la première campagne et les aménagements de la seconde. Au XII°s, le constructeur édifie à la croisée une coupole polygonale de profil brisé (technologie clunisienne) et sur cette base installe le second niveau de la tour dont le traitement externe est identique à celui du chevet. L’achèvement des reprises du transept peut se situer sur les années 1130/1140.

La nef

Cette partie de l’édifice sera pratiquement détruite à la fin du Moyen Age et à la Renaissance. L’abbatiale est endommagée une première fois lors des affrontements de la Guerre de Cent Ans. Vers 1500, les premières réparations importantes sont réalisées, mais l’incendie de 1559 frappe à nouveau la nef . Ensuite le monastère sera saccagé par les Huguenots sur les années 1562/1579, et, à la fin du siècle, la nef est totalement détruite. Enfin, vers 1600, avec le calme revenu, la communauté a les moyens de remettre en état les trois travées orientales que nous voyons aujourd’hui mais seules les grandes arcades du premier niveau semblent fidèles à l’ouvrage original. Les baies des tribunes seront comblées, le niveau médian garni d’une grande fenêtre et l’ensemble coiffé d’une voûte légère où le bois, le plâtre et la brique dominent. Le même système de voûtement couvre les deux bas côtés sud et l’élévation intermédiaire fut alors démontée. Aujourd’hui, comment pouvons nous juger ces pauvres restes? Les tentatives furent nombreuses mais contradictoires. Nous n’allons pas traiter à contrario les hypothèses déjà présentées, mais simplement résumer les options qui nous semblent les plus logiques.

Vers 1085/1090, les moines ont pratiquement achevé les parties orientales : chevet, croisées et transept et l’édifice peut être livré au culte mais, à cette époque, les pèlerins arrivent de plus en plus nombreux et la charité pratiquée à grande échelle ne laisse que peu de moyens pour le chantier en cours, d’autre part il faut un volume conséquent, ce sont là deux raisons pour justifier un programme léger et peu coûteux. La nef comprendra huit travées à double bas côtés entièrement couverts sur charpente. Elle sera réalisée en quinze ou dix sept ans et lorsque le Pape Pascal II vient la consacrer en 1107, elle est peut être déjà achevée depuis quelques années. Quelle était l’élévation primitive? Les hypothèses proposées sont nombreuses mais il faut, là également, considérer deux campagnes distinctes, l’achèvement de l’ouvrage léger sur le XI°s. et des reprises pour voûtement sur le premier tiers du XII°s.

Pour le programme initial, nous proposons une élévation à trois niveaux avec tribune le tout couvert sur charpente. Le premier niveau, haut de 12m, est constitué de grandes archivoltes à deux rouleaux,. Les deux premières, côté croisée, seront en plein cintre et les suivantes en arc brisé. La mutation semble se faire vers 1085/1090. Le second niveau comporte des grandes baies identiques à celles que nous trouvons sur le transept mais ici les travées sont plus longues et les baies sont flanquées de deux petits arcs de décharge qui seront parfois confondus avec le triforium qui caractérise les reprises du XII°s. Ces arcades ouvrent sur une tribune avec combles apparents dont le mur externe est percé de petites ouvertures. Enfin, le troisième niveau est consacré à un registre de deux ou trois fenêtres hautes et l’ensemble culmine avec un plafond à caissons à 25m de haut, aligné sur ceux des croisillons et de la partie droite du chevet. Les tribunes qui sont accessibles imposent deux tours de façade réservées aux escaliers, elles sont également de structure légère de plan rectangulaire et intégrées à la dernière travée. Les degrés sont en bois. Le bas côté large de 8m fut sans doute prévu sans support intermédiaire et c’est en cours d’ouvrage que piles et archivoltes de soutien seront mis en place.

Vu ainsi, l’ouvrage de La Charité I ne doit rien au programme Clunisien mais dérive davantage des grands édifices septentrionaux du XI°s. tels que Saint Rémi de Reims, Saint Bénigne de Dijon et Saint Martin de Tours avec une nuance cependant, pour aller vite et répondre aux besoins, les tribunes sont sur plancher.

Les reprises de la nef

En 1105, à peine achevée, la grande abbatiale de La Charité souffre des comparaisons faites avec les autres programmes contemporains, l’idée d’une reprise s’impose. Comme nous l’avons vu, les travaux commencent sur le chevet  et, vers 1010, c’est au tour de la nef d’être mise en cause. Les premiers aménagements porteront sur deux nouvelles travées orientales dont celle de façade avec deux grandes tours. Cet additif est bien avancé en 1115/1120 mais avant même que le couronnement des tours soit achevé, le maître d’œuvre aborde la reprise de la nef. Ici le voutement a de quoi rebuter un esprit raisonnable. Le double bas côté qui rend pratiquement impossible l’épaulement par contreforts externes est le cas de figure le plus délicat, mais, finalement, les décideurs seront séduits par un projet qui reprend simplement la composition réalisée sur le transept; les modalités sont les suivantes.

En première opération il faut renforcer les piles côté nef avec une colonne engagée destinée à porter le grand doubleau. Sur le bas côté, un aménagement de même nature recevra les arcs perpendiculaires destinés aux doubles voûtes d’arêtes coiffant les collatéraux. Une fois l’ouvrage ainsi structuré il faut modifier les parties hautes, démonter la façade des tribunes située entre les piles, garnir le premier niveau d’un triforium correspondant aux combles à faible pente des bas côtés, puis installer un registre de deux ou trois petites fenêtres. Cet étagement culmine à 19,50m, ce qui permet de gagner 5,50m correspondant au volume du berceau brisé. A l‘extérieur, des contreforts semblables à ceux édifiés dans les parties orientales viendront épauler la grande voûte, ils s’appuieront sans doute sur un mur pignon établi sous comble. Les aménagement préliminaires sont achevés il est possible de monter les voûtes d’arêtes cloisonnées sur les bas côtés et le grand berceau brisé au sommet de l’ouvrage. Dans l’esprit du maître d’œuvre, les épaulements sont satisfaisants, ce qui le dispense d’établir des contreforts externes. Ce fut sans doute la faiblesse de la composition.

Les travaux commencent sur les travées occidentales de la nef, vers 1120, ils avancent rapidement et semblent donner satisfaction bien que le bas côté soit ici plus haut que dans les travées orientales (14,50m au lieu de 12m) mais c’est le temps des désillusions. L’accident survenu en 1125 sur le nef de Cluny III où plusieurs travées s’écroulent fait réfléchir tous les bâtisseurs de l’ordre. Que s’est-il passé? Parmi les responsables du chantier personne ne comprend. Les formes conçues par le maître de Cluny ont bien été respectées, mais cela n’a pas suffi. En vérité, dans ces œuvres dérivées, la maîtrise a manqué et les erreurs de conception se multiplient. A la cathédrale d’Autun, et à la collégiale de Beaune, les rapports d’élévation sont franchement irrationnels; ces deux édifices seront sauvés par des arcs boutant à la fin du siècle. Cependant, à La Charité le programme avance rapidement et vers 1135 on atteint la septième travée en partant de l’ouest. Au delà, il faut travailler sur des structures qui participent à l’épaulement de la tour de croisée, et devant les risques encourus, la sagesse l’emporte, ces trois travées seront laissées dans l’état initial. Elles traverseront les siècles avec leur couverture sur charpente ce qui les préservera de la ruine de la nef survenue au XVI°s. où les voûtes semblent s’être écroulées vers le sud sur quatre ou cinq travées. C’est une époque où les communautés monastiques manquent de moyens ce qui implique la reprise sommaire des trois travées orientales comme nous l’avons vu précédemment.

La Charité sur Loire n’a pas bénéficié du grand élan de restauration du XIX°s. et ce qui subsiste de la nef  se trouve noyé dans de pauvres constructions parasites, bien triste destinée pour ce qui fut l‘une des plus célèbres filiale de Cluny.