Speyer - La cathédrale

A la hauteur de Speyer, le Rhin coule à sa fantaisie dans un large lit sablonneux et enveloppe des îles instables qui font plusieurs kilomètres carrés. C'est un sable aurifère et là réside l'origine des légendes sur l'or du Rhin. Sur la rive ouest, le site de Speyer occupe une légère éminence baignée par un bras mort du fleuve. Il est encadré de deux affluents, au nord le Speyerbach d'une certaine importance qui fut de tout temps exploité comme mouillage et voie pénétrante par la batellerie et, au sud, un ru à peine long de 10 km. Ce n’est pas une position forte mais une excellente situation pour exploiter le commerce fluvial.

L'occupation du lieu remonte au deuxième millénaire avant J.C mais son importance demeurait limitée. A la fin de la période de la Tène, c’est une grosse bourgade fluviale de 3 à 5.000 habitants et nous pouvons l'imaginer comme une citadelle de 4 ha environ, établie à l'extrémité de la terrasse et entourée de levées de terre,  ponctuées de tours de bois. Là, demeurent commerçants et notables tandis que les activités portuaires et marchandes se développent en retrait sur 3 ou 400 m du cours du Speyerbach.

Dès leur arrivée, les Romains confirment le site et le relient à la nouvelle voie stratégique qui passe non loin. L'accès est formé par une route droite et bien carrossée qui joint la citadelle à l'extrémité de la terrasse; ce sera l'axe majeur de la ville pour 20 siècles. L'agglomération se développe de manière ouverte sur un maillage urbain régulier et elle acquiert le statut de petite métropole avec 15 à 20.000 habitants au sommet de la courbe démographique, au siècle des Antonins. Deux cents à deux cent cinquante mille ruraux et le trafic portuaire constituent son assiette économique.

Cette articulation propre à l'ordre romain disparaît en 250/275 et la population  se rétablit péniblement sur son site traditionnel, à l'extrémité de la terrasse. Avec l’abandon des Champs Décumates, le fleuve est redevenu frontière et une défense de caractère Bas Empire enserre la petite agglomération qui doit couvrir 4 ha environ: c'est le castrum.  En 320, les chrétiens sont déjà dans la place et forment une communauté avec probablement un lieu de culte qui deviendra siège épiscopal peu après. Cette première cathédrale sera détruite lors des nouvelles invasions, en 406. Durant les deux siècles à venir, Speyer vit si modestement qu'elle ne laisse aucune trace dans l'histoire et c'est Dagobert 1er qui relève la cité et reconstruit la cathédrale comme il l'avait fait à Worms. L'essentiel de l'agglomération se trouve toujours concentré dans le castrum, mais une  accalmie relative permet à la batellerie et au commerce de se développer à nouveau hors les murs, sur les berges.

Dès cette époque, l'évêque est maître en sa cité. Sigisbert III reconnaît à l’évêque de Speyer de grands pouvoirs temporels et le droit de prélever la dîme sur le vin, le miel, et les animaux de son diocèse. En 670, Childéric II affranchit la cité de toute redevance à l'égard du pouvoir royal. Charlemagne confirmera tous ces privilèges et sans doute reconstruit la cathédrale que nous pouvons imaginer de vastes dimensions et de structure légère comme la majorité des oeuvres élevées durant la brève renaissance qui accompagne la formation du nouvel empire.

Henri II, le dernier empereur de la lignée saxonne meurt en 1024 et Conradt de Franconie accède à la dignité impériale mais son couronnement n’interviendra qu’en 1027. Burchard qui fut le maître apprécié du jeune Conradt l’a imprégné de sa personnalité et le nouvel empereur comprend que régner sur les vastes territoires de la Germanie impose de maîtriser les subtils rouages de la politique alors il va se déplacer de 30km, quitter le nid d’aigle d’Hardenburg et s’installer dans l’antique cité de Speyer. En ce lieu chargé d’histoire, il va construire la plus grande cathédrale du monde occidental. Les travaux commencent l’année suivante, en 1029.

Le plan de l'ouvrage

Avant le début des travaux, Conradt et son maître d’œuvre doivent choisir un plan et d’abord celui de l’abside. Les Carolingiens avaient privilégié l’ouvrage rectangulaire, simple et rationnel qui était devenu, avec le temps, indispensable à la liturgie. Les édifices voisins, comme l’abbatiale de Limburg et la cathédrale de Worms étaient demeurées fidèles à ce choix. Mais, Conradt voulait que sa cathédrale se distingue de toute autre et l’abside en hémicycle avec voûte en cul-de-four demeurait le signe des oeuvres de prestige. Les grandes absides d'origine romaine qui clôturent Saint-Pierre et Saint-Paul étaient dans la mémoire de tous ceux qui avaient fait le pèlerinage à Rome et l'impression reçue était considérable. Ainsi le plan projeté par Conradt comportera partie droite et abside en hémicycle. Le transept sera débordant avec croisée régulière et quatre arcs destinés à porter un couronnement selon le parti qui s'imposait alors. Le plan au sol de ces parties orientales est légèrement irrégulier.  

L’ouvrage est prolongé d’une grande nef à trois vaisseaux où les grosses piles rectangulaires expérimentées à la cathédrale de Burchard, toute proche, remplaceront avantageusement les colonnes monolithiques qui sont belles mais fragiles et à l'origine de bien des ruines. Enfin le narthex, ce volume qui doit clôturer l'œuvre à l'ouest sera inspiré de Limburg mais traité avec l'ampleur de Strasbourg.

Ainsi le plan est traditionnel en la vallée du Rhin mais les dimensions de l'édifice, 130m de long et une hauteur de 29m sont supérieures à tout ce qui a été entrepris auparavant. Conradt a l'intention de réaliser le chef d'œuvre de son temps mais ses options au sol restent sages. Par contre, l’ouvrage sera traité en puissance.

L'ensemble Est

Les difficultés engendrées par le terrain incitent le constructeur à établir les parties orientales, chevet et transept, sur de très puissantes fondations et pour répondre aux désirs de Conradt, qui veut un lieu  d’inhumation pour la famille impériale, l’ouvrage repose sur une immense crypte couvrant chevet et transept. Elle comporte une puissante croisée qui décompose l'espace en quatre parties. Les trois correspondant au transept sont chacune découpées en neuf travées mineures avec voûtes d‘arêtes reposant sur des colonnes monolithiques avec chapiteaux cubiques. Même traitement pour le sanctuaire qui reçoit  neuf travées en partie droite plus trois irrégulières sous l'hémicycle. Elles sont également coiffées de voûtes d'arêtes portées par des colonnes et des chapiteaux cubiques. Leur plan est de 4,5m à 5m au carré et la hauteur sous voûte supérieure à 6m. Les murs périphériques font 3m d'épaisseur sur un lit d'assises de 4m environ. Ces valeurs considérables témoignent à la fois des inquiétudes légitimes à l'égard du sol et de la volonté de faire lourd, donc voûté. Aujourd'hui, la partie droite est flanquée de deux tours carrées placées à l'angle des croisillons mais leur plan très irrégulier fait penser à des reprises ultérieures et cette hypothèse se confirmera à l'analyse des parties hautes.

Si la majorité des chantiers progresse en étagements successifs, ici toutes les parties est, abside et transept, semblent avoir été élevées de concert. Ainsi les murs sont pratiquement achevés lorsque le constructeur lance le cul-de-four sur l'abside et, comme il a grande confiance en son savoir faire, il voûte également la partie droite. Cet ensemble est doit être achevé vers 1035, mais la réussite n'est pas au rendez-vous; des mouvements apparaissent dans les parties hautes. La voûte en berceau est à l'origine du mal et doit être démontée mais les élévations ont pris une dangereuse inclinaison. Il faut les conforter avec deux puissantes tours dont les bases sont irrégulières. De très nombreuses fissures se sont développées dans le mur et les maçonneries des tours pénètrent ces élévations. D'autre part, la pile nord-est de la croisée s'est trouvée déséquilibrée par le mouvement de l’arc oriental. Elle est également refaite mais sur un plan désaxé. Enfin, le mur est du croisillon nord qui s'est "délité" sous la poussée a été refait et intégré aux maçonneries de la tour.

A l'achèvement de ces différentes reprises, tout semble consolidé et le constructeur envisage de reconstruire le berceau de la partie droite mais les vieux murs ont pris une telle inclinaison qu'il vaut mieux démonter ce qu'il en reste et s'appuyer directement sur la nouvelle maçonnerie des tours. C'est l'origine du plan en trapèze. Le nouveau berceau est décomposé en deux, par un doubleau. Contrairement à la plupart des opinions, nous pensons que le cul-de-four n'avait que peu bougé pendant cette période critique. Ces  démontages et reprises réalisés selon l’ordre proposé ou sur un          autre enclenchement seront confirmés par les surcharges externes réalisées lors de la seconde campagne, elles seront couronnées par la très belle galerie à colonnettes que l'on voit aujourd'hui.

Quelle chronologie donner à cette campagne de reprise?. Les travaux sont antérieurs à la consécration de 1061 et se sont probablement développés à l'époque où la nef était en chantier, soit de 1040 à 1060.

La nef

La nef reprend le parti de Worms. Les piles rectangulaires dans le sens longitudinal font 1,82m x 2,40m. Ce qui est considérable. Cependant, si l'inertie perpendiculaire est amplement suffisante pour une élévation portante, elle demeure faible face aux réactions que peut engendrer une voûte. C'est le constructeur de la nef de Mayence, le troisième grand programme exploitant les piles quadrangulaires qui, le premier, modifiera le rapport de ses piles. Le plan forme un rectangle perpendiculaire à l'axe. L'inertie majeure est bien dans le sens de la poussée des voûtes.

Les piles de Speyer comportent une colonne engagée sur la face interne destinée à la ferme de charpente. Par contre, le problème des voûtes sur les bas-côtés reste très controversé. La majorité des auteurs rhénans les voient contemporaines de la construction, d'autres les considèrent comme une reprise. Il est vrai que les très puissantes arcades internes établies à leur usage sur le bas-côté sont sans équivalence externe et c'est logiquement le signe d'une reprise ultérieure. Nous pensons que le changement de programme s'est fait dans le courant de la première campagne. Voyons une chronologie possible.

La crypte entreprise en 1028 est achevée vers 1030/1032. Les murs qui peuvent s'élever durant le voûtement atteignent le niveau des tailloirs vers 1035. Le mur oriental du transept est alors terminé. Précisons que le chantier de la nef ne peut commencer avant l'achèvement du transept puisque ce dernier est gauchi au contact d'une oeuvre encore existante. Cependant, pour lancer les arcs longitudinaux de la croisée, il faut l'épaulement de la première travée de la nef. Cela se fait après démolition de l'œuvre antérieure, soit vers 1036/1038. Mais l'élévation est un gros morceau et les murs latéraux plus faciles à réaliser ont pris de l'avance. Ainsi, quand le maître, vers 1040, de voûter les bas-côtés, cela impose un sérieux retour en arrière. Les murs jugés trop légers sont flanqués de puissantes arcatures internes et naturellement l'extérieur ne bouge pas.

Au XI°s., les voûtes des bas côtés sont à 15m de haut et l’archivolte culmine à 12,70m tandis que le plafond à caissons se trouve aligné sur la première corniche externe, soit à 29m du dallage. Sur l’élévation le niveau médian est dépourvu de tout aménagement architectural et simplement décoré de peintures édifiantes. Enfin, les fenêtres hautes sont celles que nous voyons aujourd’hui. 

Vers 1050/1052, la nef est achevée avec l’ensemble de ses bas côtés. Treize travées, et 76m de longueur font de la nef de Speyer le plus grand édifice contemporain; la nef de Fulbert à Chartres ne fait que 60m de long. Le chantier s'arrête sur la treizième travée, probablement au contact d'une structure antérieure. Il faut maintenant clôturer l'ensemble par un narthex et sa facture sera très ordinaire. Il est achevé vers 1058, mais les réfections menées à l'est ne sont pas terminées, ce qui reporte la consécration en 1061. L'édifice est alors achevé mais le narthex est considéré comme un travail indigne de l'œuvre et ceci nous donne les grandes lignes des aménagements à venir.

La seconde campagne

Les travaux reprennent peu après 1080 et l'attention du nouveau maître d'œuvre porte naturellement sur les parties est. Comme nous l'avons dit, les mouvements des parties hautes avaient dirigé leurs effets vers la pile nord-est de la croisée et l'hémicycle n'avait que peu souffert, cependant l'arc de clôture du cul-de-four s'était affaissé mais c'est un phénomène que l'on rencontre souvent dans les édifices romans. La situation ainsi exposée suggère deux hypothèses. Ou bien la voûte est entièrement refaite avec l'inertie additive offerte par les nouvelles structures externes ou, seule la calotte est reconstruite mais, dans l'un ou l'autre cas, le profil de clôture reste ovalisé. Si le constructeur avait entièrement démonté le volume du cul-de-four, il pouvait le dissocier de la partie droite par un puissant doubleau de clôture. Il n'y en a pas, aussi choisirons-nous la reprise en calotte. Côté transept, l'affaissement de la partie droite avait délité les murs est des croisillons et sans doute déstabilisé les pignons nord et sud. Ils seront complètement refaits lors de cette seconde campagne. C'est grâce à ces reprises qu'ils pourront tenir les voûtes sur croisées d'ogives établies après 1160.

L'œuvre essentielle de cette seconde campagne porte sur la nef. Elle va recevoir six voûtes d'arêtes de profil bombé et constituer, une fois encore,  l'ouvrage le plus audacieux réalisé en Occident. Pour les établir, un support sur deux est renforcé d'une pile et d'une colonne engagée. Toutes deux montent jusqu'à un niveau de tailloir destiné à recevoir les arcs formerets ainsi que les arcs doubleaux lancés sur la nef. Pour cela il faut surélever les murs qui seront garnis, à l’extérieur, d'une galerie à colonnette du plus bel effet mais dont la fonction architectonique est discutable. Un tas de charge eût mieux valu. Enfin, sur les travées ainsi formées, le constructeur établit une voûte d'arêtes bombée dont les arcs de courbure sont irréguliers puisque le plan de base est rectangulaire: 13m50 de portée pour une longueur moyenne de 11m50. En 1085, il n'y a rien de semblable en Occident et si c'est une création originale, elle est d'une grande hardiesse et d'une belle maîtrise.

Ces voûtes du Kaiserdom ont engendré quelques controverses de spécialistes. Si la forme bombée fut leur première facture, la création se situe en 1085. Cependant, les trois travées occidentales furent détruites lors des guerres du Palatina, en 1689 et leur reconstruction réalisée par des maîtres adeptes de l’architecture italienne et lombarde fut peut être arbitraire. N’ont-ils pas choisi à leur guise cette forme bombée et repris parallèlement les deux voûtes orientales qui leur semblaient fragilisées? C’est possible et, dans ce cas, les premières voûtes étaient de volume classique ou faiblement bombées comme à l’abbatiale de Maria  Laach. C’est une hypothèse à ne pas exclure. Aujourd’hui, le communément admis donne la forme bombée comme fidèle aux originaux et sur les dessins qui suivent, je rejoins cet avis. La voûte bombée n’a pas véritablement d’avantage architectonique, elle engendre même une faible réaction externe au sommet de la fenêtre haute mais son dessin permet de la traiter en coquille très légère et, à ce titre, ses résultantes externes dans le plan médian sont moindres.  

Ces voûtes ont-elles tenu sans problème au cours des siècles qui suivirent? Apparemment oui puisque aucune structure de renfort ne fut installée, mais nous sommes en pays rhénan, domaine où les constructeurs lombards étaient très présents et nous connaissons leur aversion pour les contreforts extérieurs.  Des signes de faiblesse furent-ils combattu avec des tirants métalliques selon la mode italienne? C'est possible et c’est encore le cas aujourd’hui.

Ces voûtes sur la nef, au nombre de six, coiffaient douze travées mineures. Il en restait donc une. D'autre part, il fallait épauler les réactions longitudinales et l’effet de fond ainsi exercé à plus de 30m de haut sur le massif occidental. Le maître d'œuvre choisit les grands moyens. La treizième travée est entièrement absorbée par un énorme volume de maçonnerie qui contient deux escaliers à vis. Au-dessus du comble des bas-côtés ils formeront deux tours carrées qui vont dépasser la couverture. Ce travail a naturellement mis en cause le vieux narthex qui est fondamentalement reconstruit mais ses voûtes et son couronnement seront repris vers la fin du siècle. La dernière réfection du narthex correspond à la campagne de reconstruction menée de 1772 à 1778. Enfin, de 1957 à 1961 l'édifice est dégagé des éléments baroques qui l'encombraient et remis dans son état primitif. C'est un travail exemplaire. La cathédrale de Speyer est l’édifice roman le plus impressionnant qu'il nous est donné de voir.

 

 

 

 

 

 

Spreyer – La cathédrale : vue d'ensemble

 

Spreyer – La cathédrale : Kaiserdom, le chevet

 

Spreyer – La cathédrale : vue externe du chevet

 

    Spreyer – La cathédrale : élévation sud et les
grandes voûtes

 

Spreyer – La cathédrale : la nef, élévation sud

 

Spreyer – La cathédrale : la nef, le bas côté nord

 

Spreyer – La cathédrale : la nef, les grandes voûtes

 

Spreyer – La cathédrale : la croisée et la tour lanterne