Lessay - L'abbatiale
L'abbaye de Lessay fut fondée en 1056 par un riche propriétaire terrien d'origine scandinave, Turstin Haldup, et l'homme prit alors le nom chrétien de Richard. La maison fut confiée à des moines bénédictins venus du Bec Hélouin sous la conduite de l'abbé Roger, mais la part du laïque reste prépondérante et Renouf, frère du fondateur, participe à la gestion du monastère. Bien que le lieu se trouve sur un ancien itinéraire romain longeant la côte ouest du Cotentin, il est, en cette fin du XI°s, loin des zones où s’écrit l’Histoire, mais le nouveau pouvoir ducal veut fixer son emprise et, le 14 juillet 1080, Guillaume le Conquérant accepte Lessay dans le cercle des grandes abbayes bénédictines de la province. La fondation se voit confirmée dans ses droits acquis sur les terres du Cotentin et reçoit même des donations situées Outre Manche. Elle est alors dirigée par Eudes Capel, fils de Turstin Haldup, et, dès cette époque, l'abbaye assure sa charge politico-religieuse. Les subsides arrivent et le chantier de la nouvelle église peut commencer. Mais quelle est la date réelle des premiers travaux? Nous l'ignorons 1085/1090 paraît la période la plus probable.
Le parti de Lessay
Ce plan dit bénédictin est rationnel, ce qui a fait beaucoup pour sa diffusion. Le chevet est constitué d'une abside en hémicycle prolongée, ensuite vient une partie droite formée de deux travées avec bas-côtés qui sont clôturés à l'est par un mur pignon contenant deux petites absidioles. Le développement de cet ensemble oriental qui n’existait pas dans le plan basilical va devenir l’église des moines. Le transept, est formé d'une croisée, de deux travées correspondant aux bas-côtés et de deux croisillons débordants. Enfin la nef comptant sept travées reprend strictement le plan et l'élévation du chevet. Ainsi le parti choisi en tout début de campagne sera respecté sur l'ensemble de l'édifice. C'est simple et homogène, donc rationnel.
En Normandie, et sur ce plan, nous trouvons deux élévations distinctes. Dans la composition majeure a trois niveaux, l’étage médian est important soit 60 à 80% de la hauteur du bas côté et plus que celle du registre des fenêtres hautes. Il est garni de grandes baies et nous avons admis que cet étagement était dérivé des élévations à trois niveaux sans tribune comme à la nef de la cathédrale de Maurile de Rouen, ou encore ses répliques de Saint Paul de Londres et de Saint Alban en Grande Bretagne, cette dernière est heureusement préservée. Sur ces ouvrages, il suffit de voûter le bas côté du premier niveau pour obtenir une tribune accessible mais non voûtée, c’est ce que fit le maître de Saint Etienne de Caen. Cet étagement à tribunes se distingue donc de la composition à quatre niveaux que l’on trouve à Jumièges et qui est originaire des provinces du Nord : Saint Rémi de Reims et la cathédrale de Tournai, mais également toutes les réalisations gothiques du XII°s.
La seconde composition normande sur plan bénédictin est plus modeste. Ici le niveau médian est de petite taille et correspond essentiellement au volume des combles latéraux, c’est donc l’étagement basilical traditionnel mais avec un bas côté voûté. La plus ancienne réalisation du genre se trouve à la nef de Bernay dont les bas côtés furent voûtés après coup puis viennent les nefs du Mont Saint Michel et de Saint Nicolas de Caen. Ce sera le choix du constructeur de Lessay.
Ces élévations de hauteur moyenne traitées en puissance pour tenir face à la poussée des combles en cas d’incendie, vont se révéler aptes à recevoir les nouvelles voûtes sur croisée d’ogives et c’est là que le procédé fera ses preuves. Cependant, les programmes postérieurs à 1060, soit aux premières travées de Saint Etienne de Caen, reprennent les fenêtres hautes avec galerie de circulation et cet allègement des maçonneries prive le troisième niveau d’une inertie bien utile pour l’épaulement des voûtes. Heureusement, l’épaisseur de ces murs qui s’accroît constamment arrive à point nommé pour compenser cet handicap.
Lessay : élévation
Sur les deux travées orientales de Lessay, le bandeau qui couronne le premier niveau est à 7m 20. Le pas des travées représente 5m en moyenne et les tailloirs de la pile se situent à 4m 10. Celle-ci formée d'un volume de 5 pieds au carré est flanquée de quatre colonnes engagées et pour atténuer l’impression de volume, les angles sont taillés en colonnettes. La colonne côté externe reçoit le doubleau des voûtes d'arêtes coiffant les bas-côtés, et celle située dans le plan longitudinal porte les rouleaux de décharge des archivoltes. Enfin, celle côté nef, file jusqu'à la base des fenêtres hautes disponibles pour tout aménagement.
Le second niveau, le triforium, fait 3m 10 de haut et conserve pratiquement l'épaisseur de base de cinq pieds environ. Il est garni d'arcatures dont certaines sont aveugles. Cette disposition allège le mur sans réduire l'inertie perpendiculaire dans le plan des travées: c'est ce qui importe pour la tenue des voûtes.
Au troisième niveau, celui des fenêtres hautes, le mur conserve toujours la même épaisseur pratiquement décomposée en trois valeurs égales: la maçonnerie côté nef, le passage de la galerie et la maçonnerie côté fenêtre. Enfin, à l'extérieur, nous trouvons une arcature et un léger contrefort. L'ouverture de la fenêtre est importante, 1m 60 de largeur sur 3m 60 de haut. En résumé, cette triple élévation est percée de multiples ouvertures mais celles-ci n'affaiblissent pas l'inertie perpendiculaire au point où s'applique la réaction des voûtes. La composition mécanique est donc judicieuse.
Comme les grandes fenêtres hautes avec galerie de circulation semblent chères aux constructeurs normands, difficile d'envisager une voûte en berceau, par contre, des voûtes d'arêtes dont le volume perpendiculaire encadrent la fenêtre sont plus satisfaisantes mais elles sont de plan barlong (rectangulaire) et la composition pose problème.
La voûte sur croisée d'ogive
La voûte d'arête classique est constituée par la pénétration en perpendiculaire de deux berceaux plein cintre. Dans ce cas, les effets antagonistes qui se rencontrent sur l'arête s'équilibrent dans le plan diagonal, tandis que la courbure interne combat toute tendance à l'éclatement des maçonneries. Mais ce bel équilibre disparaît dans la composition rectangulaire où les berceaux sont inégaux. Celui qui encadre la fenêtre s'aligne sur le sommet et, dans sa partie inférieure, il n'est plus en mesure d'équilibrer les réactions de son voisin. Pour éviter ces problèmes, les constructeurs ont eu recours à diverses astuces. Les Normands adopteront pour ce volume perpendiculaire une forme en ellipse qui réduit les déséquilibres sur l'arête mais ce n'était pas suffisant et l'idée vint de renforcer cette partie critique avec une puissante nervure appareillée: ce sera l'origine de la croisée d'ogives mais la composition est d’une géométrie subtile.
L'intersection de deux berceaux donne une ellipse qui devient irrégulière si l’un des berceaux est plus petit. D'autre part nous avons vu que les constructeurs normands traitaient le perpendiculaire en ellipse et ceci modifie encore le tracé de la diagonale (l'arête) qui se rapproche alors de l'arc de cercle. C'est le profil que les constructeurs vont donner à leur première nervure de soutien. Mais, dans ces conditions, elle conserve un angle de 15 à 18° à l'impact sur le tailloir et la résultante externe s'en trouve accentuée. C'est ce que nous constatons aux deux travées orientales de Lessay. Cette composition maladroite montre bien que nous sommes, là, aux premiers temps de l'expérimentation. D'autre part, les doubleaux ont leur structure d'appui, colonnes engagées et chapiteaux mais les ogives en sont dépourvues. Elles doivent, selon leur profil, pénétrer les maçonneries du mur pour trouver leur assise, autre trait d'archaïsme.
Pourquoi appelons nous ce procédé une croisée d'ogive? L'explication la plus plausible est la suivante. En diverses régions septentrionales, l'ogif c'est l'osier, et le panier archaïque est constitué d'une armature en demi cercle croisé garnie de fines brindilles entrelacées. Si nous supprimons l'anse et retournons le panier, nous avons le principe de la croisée d'ogive. Sans doute, et comme toujours, le constructeur a traité ses voûtes selon les besoins, et, dans les discussions de chantier qui vont suivre, il faut distinguer le nouveau procédé. Alors, pour éviter une longue explication, il fut pratique de dire ce qui ressemble à une croisée d'ogif.
Croisée et transept
Après l'abside en hémicycle et les deux travées droites, le constructeur de Lessay aborde la croisée. Elle doit porter une tour lanterne et le traitement des arcs majeurs respecte l'épaisseur nominale de six pieds déjà choisie. Les supports sont constitués d'un noyau carré de 1,75m x 1,75m garni sur chaque face d'une colonne, flanquée de deux colonnettes engagées. La colonne reçoit le rouleau de décharge et les colonnettes correspondent à l'archivolte. L'ensemble s'inscrit dans un cercle de 2m 80 environ mais nous n'avons toujours pas de membrure pour recevoir l'arc diagonal (croisée d‘ogive). Cette membrure nouvellement venue doit "s'introduire" entre les deux arcs porteurs, et l'angle de la pile qui doit logiquement recevoir cette ogive ne comporte ni chapiteaux ni tailloirs.
La voûte de la croisée est de plan carré, les ogives deviennent plus grandes, cependant le constructeur s'astreint toujours à l’arc de cercle et, dès lors, le volume des voutins ne correspond plus à la courbe du doubleau. La clé de la croisée se trouve nettement surélevée par rapport à ces derniers. Cette fois nous avons la preuve que cette structure en croix était inscrite au programme. Dans les travées du chevet ce n'était pas certain, la nervure pouvait avoir été introduite ultérieurement.
Conforme au plan bénédictin normand, le transept de Lessay comporte deux travées: l'une pour le bas-côté, l'autre pour le croisillon débordant. Ici, la galerie médiane est différemment traitée. Nous y trouvons des baies géminées qui s'apparentent à celles de l'abbatiale du Mont-Saint-Michel. Ici, les voûtes sur croisée d'ogive retrouvent les mêmes conditions architectoniques que sur la partie droite, mais, pour ne pas interférer avec les deux fenêtres hautes qui garnissent le pignon, le volume longitudinal et ses doubleaux se trouvent légèrement surélevés, ce qui avantage le profil des diagonales. Cette fois, le pied des arcs retrouve pratiquement la verticale et la composition apparaît plus rationnelle.
La nef
Le programme de Lessay se poursuit par une belle nef de sept travées qui respecte scrupuleusement l'alignement établi au chevet ainsi que l'étagement des niveaux fixés dans la partie orientale. L'élévation reprend la valeur nominale de six pieds et les arcs sont à simple rouleaux de décharge comme sur le chevet. Les bas-côtés découpés en travées rectangulaires de 4m 25 x 3m 40 par des doubleaux soigneusement appareillés sont coiffés de voûtes d'arêtes de volume classique mais les doubleaux sont surélevés pour s'aligner sur les archivoltes. Enfin, les murs extérieurs de quatre pieds sont garnis de colonnes engagées destinées aux doubleaux mais il n’y a pas de formerets. A l'extérieur, ces travées sont ponctuées de légers contreforts. Le niveau médian reprend le système d'arcature de la partie droite avec cependant quelques maladresses. Les première et deuxième travées sont traitées avec trois arcatures "comprimées", les cinq autres n'en reçoivent que deux, mieux disposées. Notons enfin que dès la quatrième travée les piles accordent aux croisées d'ogive les retombées requises. La colonne engagée est remplacée par une pilette rectangulaire qui reçoit le doubleau flanqué de deux petites colonnes destinées aux ogives. Les effets collectés sont ainsi traités comme il se doit. Cependant il nous faut relativiser notre jugement. Dans ces édifices normands, très bien réalisés, le parement en grand appareil est systématique et les risques d'affaissement sont pratiquement nuls. Ainsi piles et colonnes engagées perdent la plus grande part de leur utilité mais subsisteront par souci esthétique. Dans l'œuvre gothique du XIII°, le problème est à considérer différemment.
Au troisième niveau de la nef, le constructeur de Lessay reprend les grandes fenêtres avec la galerie de circulation déjà présente sur chevet et aux croisillons. Ici, le traitement des voûtes sur croisée d'ogive s'affirme. La surélévation des arcs à la croisée, pour cause d'épure, et sur les croisillons sans doute pour cause de fenêtres s'est révélée très rationnelle. La formule est reprise sur la nef. Dès la croisée, le niveau du grand berceau est établi à deux pieds au-dessus de l'arc porteur et l'ensemble des doubleaux respectera ce niveau. La hauteur acquise permet d'avoir des nervures en croix de profil plein cintre qui retrouvent la verticale au point d'assise et, sur certaines travées, elles forment même un léger fer à cheval. A cette époque, les hommes de l’art comprennent que ces nervures additionnelles (les croisées d’ogives) sont en voie de devenir un procédé nouveau mais pour qu’il soit pleinement satisfaisant il faut rompre avec le traditionnel volume de la voûte d’arête, surélever doubleaux et voutins afin de maîtriser le dessin de l’ensemble des arcs. Toutes ces considérations montrent, à l'évidence, que le programme s'est développé d'est en ouest. La nef sera clôturée par un simple mur pignon. Faute de narthex, une tourelle d'escaliers sera installée dans l'angle sud-est du transept pour desservir la galerie de circulation ainsi que le grand comble.
Chronologie de Lessay
Afin de dater précisément l'abbatiale de Lessay, les textes en notre possession sont bien minces et tout s'articule autour d'un fait précis. Eudes de Capel meurt le 3 février 1098 et sera inhumé dans le chœur de la nouvelle église, sa tombe a été retrouvée. Ainsi nous pouvons raisonnablement admettre qu'à cette époque, l'ensemble du chevet était terminé, voûté et même livré au culte. D'autre part, en bonne logique architectonique, il n'est guère possible d'achever un ensemble comme celui des voûtes orientales sans les appuyer sur un doubleau; les arcs de la croisée étaient donc implantés. Enfin, les voûtes, sans doute considérées comme le gros morceau du programme, pouvaient être légèrement différées et les élévations avancer plus rapidement. Ceci expliquerait que les retombées caractérisées des croisées d'ogive n'apparaissent qu'à la quatrième travée de la nef. Nous choisirons donc la chronologie suivante.
En 1085, début des travaux. En 1090, les premier et deuxième niveaux du chevet sont pratiquement terminés et la croisée, ainsi que le transept, sont implantés. En 1095, le cul-de-four de l'abside et les grandes voûtes de la partie droite sont achevés, la croisée également. Les travaux portent alors sur les voûtes des croisillons et l'implantation de la nef. Chevet et croisée sont livrés au culte. Ceci nous donnerait donc, pour les voûtes orientales, une programmation vers 1092/1093 et l’achèvement en 1096. Les voûtes des croisillons sont installées vers 1100 et l'ensemble de la nef terminé en 1120. C'est la chronologie minimum pour accorder aux moines la faculté d'officier et d'enterrer leur abbé dans la partie droite en 1098.
Les croisées d'ogive des travées orientales de Lessay ne sont peut être pas les plus anciennes de Normandie. L'église de Montivilliers conserve une partie orientale communément datée de la seconde moitié du XI° s. et le croisillon sud possède des voûtes de plan barlong avec nervures en croix. Elles sont apparemment plus archaïques que celles de Lessay, et nous avons là, peut-être, la première expérience en ce domaine, à dater des années 1080/1090.
Pour conclure, nous dirons que les édifices de Normandie, comme l'abbatiale du Mont-Saint-Michel, Jumièges et Saint-Etienne de Caen nous montrent que la province avait acquis une avance considérable dans la facture et le traitement des élévations, ce qui encourage naturellement les datations hautes.
Lessay – L'abbatiale : vue d'ensemble
Lessay – L'abbatiale : niveau des fenêtres hautes, pas d'arc boutant
Lessay – L'abbatiale : la nef vue de la croisée du transept
Lessay – L'abbatiale : voûtes sur croisées d'ogives du chevet avant 1100
Lessay – L'abbatiale : bas côtés sud avec voûtes d'arêtes