Tournay - La cathédrale
En Gaule Belgique, le réseau de voies stratégiques aménagé selon le plan d'Agrippa s'articule autour d'un centre sans origine historique, sans intérêt stratégique, ce sera Bavai. De cette position partiront dix voies rayonnantes. C'est la parfaite illustration de la volonté de Rome: rompre avec les sites traditionnels et les petites entités politiques qu'ils représentent afin de créer une nouvelle infrastructure à l'échelle de l'Empire. Mais l'économie florissante du siècle des Antonins ne confirmera pas l'articulation mise en place au siècle d'Auguste.
De la voie menant vers Boulogne à Cassel, bifurque un tracé qui suit le cours de l'Escaut sur 40 km environ. L'itinéraire abandonnera les berges du fleuve dès le plat pays. C'est cette voie, ainsi que sa perpendiculaire de franchissement, qui donneront les coordonnées urbaines de Turnacum, la cité romaine, mais le lieu était occupé depuis le deuxième millénaire avant J.C. Malgré son intérêt, la ville antique reste mal connue et si les menus témoignages découverts sont nombreux, les synthèses restent aléatoires.
Le franchissement (probablement le cardo) semble au 45°/46°. La voie sur berge (le decumanus) au 135°/136°. La cathédrale, lieu de culte majeur, fondée à proximité du forum est alignée sur le decumanus. Au IV°s, le chœur de l'agglomération se replie sur un périmètre fermé de 12 ha environ dont la ville a conservé l'empreinte. Enfin, les principaux lieux de culte de la cité, établis hors l'enceinte, sont également en conformité avec les coordonnées romaines et l'orientation de la cathédrale. Ceci nous donne deux informations. D'abord le maillage urbain s'étendait sur les deux rives du fleuve et cette trame a subsisté après le repli derrière l'enceinte, mais cette dernière conclusion n'est pas étonnante, Senlis et bien d'autres villes offrent le même caractère.
La cité forte se trouve centrée sur le pont romain mais la muraille et les encombrements gêneront le passage. Alors la voie de plateau contournera la défense et justifiera un second pont pour reprendre ensuite un cardo mineur. La défense, côté plateau, était confiée à un ensemble fortifié ensuite absorbé par l'Évêché. C'est là que sera construit le beffroi. Entre 600 et 1200, le faubourg côté plateau a peut être reçu une défense mais le tracé n'est pas évident. C'est l'enceinte du XIII°s, bien connue, qui englobera l'ensemble des paroisses périphériques et retrouvera sans doute une surface équivalente à celle de l'époque augustéenne. Ce mur moyenâgeux constituait toujours la limite de l'agglomération au début du XIX°s.
Une civilisation épuisée
La crise des années 250/275 ne fut pas seulement politique et militaire. L'économie, et l'agriculture en particulier, avaient subi les conséquences d'une gestion totalement inconséquente. Les fermes de plateau remembrées avaient, par leur développement, rompu l'équilibre rural. Les petits exploitants dépossédés de leurs terres à grains avaient survécu grâce à de petits troupeaux mais surtout en louant leurs bras lors des grands travaux saisonniers. Mais ce n'était pas suffisant et bon nombre d'entre eux allèrent grossir le prolétariat urbain, constituant ainsi des facteurs de trouble. Les grands propriétaires terriens avaient recours à des hommes de mains pour recruter du personnel qu'il fallait enchaîner la nuit venue, comme le montrent les découvertes de R. Agache. La situation était explosive et tout bascule dès les premiers troubles politiques.
Les grandes plaines céréalières du nord, les plus touchées, apparaissent alors comme des proies tentantes pour les Francs, cadets sans avoir et petits agriculteurs en difficulté qui sont nombreux dans la vallée de la Lahn. Ils franchissent le Rhin et progressent vers l'Ouest selon les deux grands axes routiers romains qui s'ouvrent devant eux: Tongre-Bavai et Tongre-Cassel. Ce sont eux, sans doute, qui avaient saccagé Tournai une première fois. Les plus nombreux continueront leur marche et se perdront avec d'autres envahisseurs en Gaule, puis en Aquitaine mais les plus astucieux s'implanteront, en famille, sur les terres situées entre les deux voies et y feront souche. En 406, d'autres contingents Germaniques arrivent en masse et saccagent de nouveau la région. Dès 410, les Francs qui occupent le Hainaut réorganisent rapidement leurs exploitations et, dès le milieu du siècle, Childeric Ier qui s’est installé sur un domaine important situé sur la rive nord-est, donne à Tournai un statut de capitale.
Le christianisme
Les premières communautés chrétiennes implantées dans les cités d'Occident furent très modestes et bien incapables de laisser leurs marques dans les chroniques du temps. C'est à la fin du III°s. que Saint-Piat se distingue par son action apostolique et le martyr qui s'en suit. La date est incertaine mais la période correspond aux persécutions de Dioclétien. La cité relève alors ses ruines et les chrétiens enterrent leurs morts à proximité immédiate des lieux de culte; c'est l'origine des paroisses extra muros. Saint Piat avait prêché la bonne parole dans le faubourg sud-est et l'église du lieu lui sera dédiée. Son déplacement à Seclin ne fut sans doute qu'une péripétie de son sacerdoce. La cella memoriae datée des années 350 et récemment découverte sous le dallage de l'église Saint-Piat a sans doute abrité le tombeau de l'apôtre de Tournai. Ce IV°s. est celui de la Paix de l'Église et de la fixation définitive des lieux de culte.
Hors le périmètre de défense du Bas-Empire, nous trouvons à Tournai quatre églises dont l'orientation respecte, comme la cathédrale, les coordonnées du decumanus et trois autres qui se trouvent en perpendiculaire, conformes au cardo. D'autre part, une trame approximative de trois actus situe tous ces lieux de culte dans un îlot et en bordure d'une voie. Si nous datons le repli dans la cité, selon la coutume en 280/300 et les lieux de culte des deux siècles à venir, on peut se demander pourquoi il respecte un maillage urbain sensé disparu dès 250. Nous devons admettre une chronologie moins catégorique. Ce sera la démarche que nous avons toujours suivie.
La population s'est réfugiée dans le centre ville derrière une défense aménagée à la hâte ce qui ne modifiera pas le tracé des voies et des îlots. Ainsi, la première cathédrale intra muros établie par Eleuthère, vers 500, trouve un maillage urbain toujours en place. L'édifice respecte donc les orientations antiques mais le lieu de culte existait déjà au temps de Théodose (392/395). C'est probablement après 406/410 que le périmètre de défense se fixe définitivement. D'autre part, les paroisses périphériques qui se sont développées sur les ruines de l'agglomération ouverte en préservent naturellement les voies. Chacun s'attache à sa propriété, sa parcelle, sa façade et dans ces périodes très pauvres les reconstructions sont sommaires. Relever les murs d'une maison incendiée avec des moellons de récupération maçonnés à l'argile, puis refaire une couverture en chaume ou en bardot, ne demande pas plus d'une belle saison. Ainsi, le parcellaire préserve la voie de desserte. D'autre part, le bâtiment vulgaire, consacré par les premières assemblées chrétiennes, conserve également sa position et son orientation. Les premières églises construites dès que les moyens le permettront, après 350/400, s'inscrivent donc dans les coordonnées de l'époque Augustéenne.
Vers 480, la ville de Tournai a acquis ses caractères Bas-Empire. Clovis, le nouveau roi des Francs favorise sa ville ainsi que l'évêque devenu maître de la cité. C'est à cette époque que le lieu de culte le mieux placé devient cathédrale dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui. L'édifice est reconstruit en plus vaste et, dans le domaine environnant, les religieux s'organisent, comme le ferait tout propriétaire privé. Ainsi, l'homme à la crosse a tous les attributs mais également tous les moyens du potentat laïque. Certes, la charge échappe à la transmission héréditaire, reste élective, mais le Chapitre ne peut éviter les infiltrations venant de la bourgeoisie locale.
Dans les cités du Bas-Empire, le domaine épiscopal se distingue du château comtal et les bourgeois mettront plusieurs siècles à se débarrasser du second. Mais, à Tournai, les deux domaines semblent s'identifier et les relations privilégiées entre la monarchie franque naissante et la ville en sont la cause. Les citadins ont besoin des Francs pour assurer leur statut de métropole et la protection de leur négoce tandis que les Francs ont besoin de la cité pour marquer leur rang et régner sur la province.
Le domaine politico-religieux de Tournai jouxte la muraille côté plateau et doit former un rectangle de 150 x 150m environ, soit 20% de la superficie intra muros, ce qui représente une valeur moyenne. Cependant, la présence du beffroi à proximité de la porte de plateau et dans la surface liée au domaine épiscopal, laisse à penser que les constructions royales, et laïques ensuite, se sont toujours distinguées dans cette partie de la ville. Senlis, autre agglomération royale fixera mieux encore la dualité des sièges.
Comment se présentait la cathédrale mérovingienne? Nous l'ignorons. Mais, dans le contexte du temps, c'était sans doute un édifice de structure basilicale, à trois nefs, d'importance moyenne, 20m de large et 45 à 50m de long. Cette première cathédrale, plusieurs fois réparée, doit se maintenir durant trois siècles. L'œuvre suivante sera carolingienne, construite vers 840/850. Elle nous est connue par le témoignage de Milon de Saint Amand écolâtre en la ville de Tournai Est-ce cette cathédrale carolingienne qui sera gravement endommagée par l’incendie de 1060 ou bien une œuvre de caractère ottonien construite vers l’An 1000? En tout état de cause, les enclenchements que nous allons développer suggèrent que l’édifice actuel s’est substitué à une structure antérieure, de grande taille.
La cathédrale actuelle
Les dates communément avancées pour l'édification de la cathédrale de Tournai, 1110/1170, sont satisfaisantes mais ce qui l'est moins c'est la chronologie accordée aux diverses parties de l'édifice. Si la nef de la première moitié du XI°s. et le beau chevet gothique du milieu du XIII°s. peuvent suggérer une progression régulière d'est en ouest, ce n'est que logique apparente. L'hypothèse sous-entend une oeuvre antérieure abritant l'exercice du culte et celle-ci a nécessairement marqué les enclenchements des diverses campagnes.
La première remarque qui s'impose est le caractère distinct des murs orientaux et occidentaux du transept. La partie orientale restera liée au chevet roman, même après l'achèvement de la nef et ceci se confirme à la croisée où les quatre arcs sont alignés sur trois niveaux. Nous pouvons également nous demander quelle était l'œuvre orientale susceptible d'épauler l'énorme tour lanterne de 1150 à 1240. Enfin, les hémicycles des croisillons nord et sud se raccordent fort mal avec le transept, le déambulatoire n'a pas de débouché naturel. D'autre part, le volume de la voûte, avec ses grosses nervures rayonnantes et ses voutins indépendants, est d'un traitement architectonique beaucoup plus évolué que celui des niveaux inférieurs. Il s'agit donc d'une reprise après mise en attente. Toutes ces observations nous suggèrent que diverses campagnes sont venues se lier sur le transept et la croisée d'un édifice antérieur et la programmation ne fut pas régulière, comme on l'a souvent supposé.
Autant de remarques que nous nous garderons de développer avant d'avoir abordé les diverses parties de l'édifice.
Réflexions préalables
La nef de la cathédrale de Tournai occupe une largeur interne de 22m 60 et les élévations sont sur un entraxe de 11m 50 en moyenne. C'est moins qu'à Saint Rémi de Reims: 28m pour 13m 50, mais sensiblement égal à Soignies, 22m 80 pour 11m 40 et toutes trois sont des édifices à tribunes. D'autre part, la nef de Nivelles, avec 24m de large et une élévation sur un entraxe de 11m 80 correspond pratiquement au même volume et ceci nous amène à la première remarque. L'actuel programme de Tournai aurait fort bien pu se substituer à une nef comme celle de Nivelles (sans tribune) ou comme celle de Saint Rémi de Reims (avec tribunes) édifiées vers 1010/1030. Le rapprochement avec Saint Rémi de Reims sont plus probants grâce à la présence des reliques de Saint Nicaise sur les bords de l'Escaut
La nef actuelle
Sur la nef de Tournai, les piles du premier niveau sont à structure en croix avec quatre colonnes engagées et quatre colonnettes d'angle, les primitives étaient sans douté réalisées à tambour et c'est sur la seconde moitié du XII°s. qu’elles furent remplacées par les supports monolithiques de forme polygonale que l'on voit aujourd'hui. Les archivoltes sont en plein cintre avec rouleau de décharge portés par les colonnes engagées. Sur le bas côté, des doubleaux également en plein cintre forment des travées de 4m 60 x 4m 85 qui sont coiffées par des voûtes d’arêtes en blocage de volume classique.
Le deuxième niveau reprend les proportions du bas-côté mais, à l'origine, les piles en croix étaient dépourvues de colonnes engagées et les colonnettes monolithiques que nous voyons aujourd'hui correspondent aux aménagement de la seconde moitié du XII°s. Actuellement, le volume de la pile est sur angle et nous pensons qu'il s'agit là d'un retaille. C'est un traitement peu courant. On le retrouve sur les bas-côtés de Sauvigny, en Bourgogne, dans une partie de l'abbatiale achevée en 1095, lors de la translation des reliques effectuée en présence d'Urbain II. A Tournai, l'arc majeur a également été retaillé pour s'harmoniser avec la pile.
Sur ces tribunes, la voûte actuelle réalisée vers 1650/1680 est en briques. Est-ce la première ou bien a-t-elle remplacé une oeuvre du XII°s. fissurée par un incendie et démontée pour éviter les risques? Impossible de le dire. Nous remarquerons que la fenêtre externe est bien inscrite dans le volume du berceau perpendiculaire et que les doubleaux lancés sur la tribune, ainsi que le formeret placé sur le mur extérieur, offraient une travée régulière apte à recevoir une voûte classique.
Le troisième niveau correspond au volume du comble des tribunes. Il était garni d'arcatures portées par des piles quadrangulaires flanquées de trois colonnettes avec chapiteaux. Les surcharges de 1650 ont réduit l'arc et masqué ou détruit les supports correspondants, seule la colonnette, côté nef, subsiste. Ainsi le caractère roman a disparu.
Le quatrième niveau, celui des fenêtres hautes, a été aménagé avec des voûtes d'arêtes sur plan barlong, en briques, vers 1750/1755, elles ont remplacé l'ancien plafond en bois mais les murs du XII°s. n'ont pas été modifiés. Les fenêtres ont également préservé leur état roman.
A l’extérieur, les structurations formées de groupes de trois colonnettes monolithiques sont à classer dans les aménagements de détail réalisés sur la seconde moitié du XII°s. A en juger par le glacis qui coiffe le contrefort plat extérieur, le mur semble avoir été surélevé d'un bon mètre et la pente de la couverture alors modifiée. Ceci correspond au volume des arcs diaphragmes lancés sur les tribunes. Selon une hypothèse basse, l'ouvrage fut réalisé lors d'une reprise, fin XII°s, mais nous pouvons également envisager une hypothèse haute où, reprise du mur et installation de l'arc, dateraient de 1130, donnant ainsi le cadre requis pour une voûte d'arêtes, voûte ruinée lors de l'incendie provoqué par le saccage des iconoclastes, vers 1560, et démontée ensuite.
La nef de Tournai comporte neuf travées plus un volume distinct, à l'ouest, établi sans doute sur les bases d'un ancien narthex. Les cinq premières travées en partant de l'ouest sont pratiquement régulières, tandis que les quatre dernières sont plus importantes avec une huitième et avant-dernière qui se distingue des autres. Nous pouvons donc estimer que les travaux de la nef ont progressé d'est en ouest vers le transept; l'inégalité des derniers pas ayant permis de rattraper les écarts engendrés par les conditions de raccordement.
En faisant abstraction des divers aménagements de l’époque classique, la nef de Tournai apparaît comme une remarquable réalisation romane mais sa filiation est bien délicate à établir. Le premier et le second niveau sont semblables à ceux de Cerisy-la-Forêt, dont les premières travées furent élevées vers 1085 mais le rapprochement est difficile à admettre. D’autre part, les Normands ont toujours choisi une élévation à trois niveaux avec fausses tribunes tandis que Tournai respecte scrupuleusement les quatre niveaux. Certes il y a le cas de Jumièges avec quatre niveaux mais c’est une réalisation exceptionnelle en Normandie. Ainsi, comme nous l’avons toujours défendu, les quatre niveaux caractérisés sont originaires des provinces du nord et toutes les réalisations antérieures à 1130/1140 vont disparaître pour laisser place à la génération du XIII°s. Tournai est donc la réplique d’un édifice remarquable avec travées régulières et quatre niveaux situé dans les provinces du nord et réalisé de 1060 à 1100. D’autre part, nous savons que les relations étaient étroites entre les Chapitres de Tournai et de Reims, et nous proposerons comme modèle une nef rémoise des années 1060/1100, peut être celle de la cathédrale ou celle de Saint Nicaise toute proche de Saint Rémi.
Le transept
Si nous acceptons cette progression méthodique réalisée d’est en ouest, une fois le transept atteint, le constructeur doit implanter les quatre piles de la croisée et lancer ses arcs porteurs. Il est donc logique d'harmoniser le vaisseau perpendiculaire avec la nef, mais le constructeur de Tournai va pratiquer différemment. Il clôture le vaisseau qu’il vient d’achever avec un arc légèrement brisé préservant 1m 60 à 2m de maçonnerie entre la clé et le plafond. Par contre, côté transept, il élève ses tailloirs de 2m et lance deux arcs de profil légèrement différents qui dominent le précédent de 4m 40. Ce faisant, ils s'alignent sur les très puissants doubleaux qui clôturent les voûtes nervurées des hémicycles. Ainsi nous pouvons raisonnablement envisager que le programme de la nef vient de rencontrer un volume perpendiculaire existant dont les niveaux hauts sont apparemment fixés par les aménagements lourds des croisillons.
Cependant, nous devons considérer que les élévations à quatre niveaux n'engendrent pratiquement pas de poussées sur la dernière travée. Ainsi les grosses piles occidentales de la croisée installées dans le volume de l'ancien mur pouvaient être mises en attente. C'est l'achèvement des hémicycles qui donnera le niveau du vaisseau perpendiculaire. Mais, dans ces conditions, les enclenchements chronologiques sont tangents. Les parties hautes des hémicycles adoptent l'arc brisé, tandis que la tour lanterne reste fidèle au plein cintre pour ses fenêtres et arcs de décharge. Il nous faut donc limiter la mise en attente à la courte période où les deux profils cohabitent, soit 1140/1160, et cela convient fort bien aux conclusions que nous allons dégager.
Voyons ce qui s'est passé dans le vaisseau perpendiculaire durant la campagne menée sur la nef et plus particulièrement entre 1120 et 1140.
Les hémicycles
Les croisillons de Tournai sont clôturés par de superbes hémicycles avec déambulatoire étroit. Les deux premiers niveaux, bas-côtés et tribunes, sont traités avec de grosses colonnes rondes et coiffés de voûtes d'arêtes. L'ensemble est d'excellente facture mais de conception archaïque, typiquement roman, tandis que le quatrième niveau, celui des fenêtres hautes est garni d'une voûte sur nervures rayonnantes. Celle-ci porte des voutins indépendants qui laissent place aux fenêtres hautes. C'est en quelque sorte la transition, le grand passage entre le cul de four nervuré que l'on trouve vers 1130 à Saint-Georges de Boscherville et les voûtes de facture gothique de Saint-Germer de Fly vers 1155. Deux voûtements sur hémicycle important sont également réalisés pendant cette période de transition, celui de Sens vers 1135/1140 et celui de Saint-Denis vers 1140/1144, mais Sens fut réaménagé à l'époque gothique et Saint-Denis complètement transformé. Nous ignorons donc quel fût leur apport dans la mise au point du procédé.
Un traitement particulier distingue les ensembles archaïques: les nervures portantes (les ogives rayonnantes) viennent s'appuyer directement sur le doubleau de clôture, ce qui comprime le voûtain contigu C'est le constructeur de Sens qui, grâce à une heureuse disposition de ses supports alternés, va lier l'ensemble rayonnant avec une demi-voûte sixte partite et réaliser ainsi un équilibre presque parfait qui sera le modèle classique du XII°s.
Observons les hémicycles de Tournai. Premier et deuxième niveau sont romans, superbes mais archaïques si nous les comparons aux oeuvres bourguignonnes contemporaines. Ces piles rondes, hautes de 8m 80 nous font penser aux absides du Val de Loire, comme Fontevraud, vers 1110/1115. Enfin, les voûtes sont de volume empirique et dépourvues de doubleaux.
Sur le second niveau établi à 11m 40, nous trouvons un étage de tribunes de même facture mais beaucoup moins haut. Les piles font 3m 50 au tailloir et le niveau représente 5m 50. Ici également, les voûtes d'arêtes sont de traitement empirique dépourvues de doubleaux et le blocage coffré est réalisé d'un seul volume. C'est un procédé que la plupart des constructeurs romans abandonneront vers 1060/1080 pour adopter un traitement par travée avec doubleaux caractérisés. Enfin, vers 1120/1130, les bourguignons toujours novateurs passeront au mode cloisonné, procédé qui permet de lier les contreforts hauts et bas et de répercuter ainsi les efforts collectés dans les voûtes. Certes nous trouvons de beaux contreforts à l'extérieur des croisillons de Tournai mais selon toute vraisemblance ils furent ajoutés postérieurement. Aussi daterons-nous les deux premiers niveaux de ces hémicycles des années 1115/1125. Le troisième niveau, celui du triforium, est de même facture et semble contemporain mais les parties hautes sont d'un tout autre traitement et l'œuvre basse a, sans aucun doute, été mise en attente avec une couverture provisoire. C'est au sol, dans le plan, que nous allons trouver la cause de cette interruption et c'est la raison pour laquelle nous avons dérogé à la règle qui veut que l'on traite le plan avant l'élévation.
L'hémicycle de 10m 20 d'ouverture se raccorde sur un vaisseau perpendiculaire large de 13m, c'est apparemment logique mais ce qui l'est moins c'est la situation du déambulatoire étroit (3m 20) qui bute sur le mur du croisillon ce qui le prive de débouché. Sans doute était-il prévu de prolonger ces hémicycles jusqu'au volume de la nef, comme à Noyon ou à Soissons, mais c'est un programme très lourd et le constructeur décide de les lier au transept existant. Nous avons ainsi la raison des quatre dernières travées allongées. Si nous prenons pour base la valeur des quatre premières travées, la neuvième pile devait correspondre à l'enveloppe des hémicycles prolongés mais le fait de limiter leur développement et de conserver le mur de l'ancien transept crée une différence de 2m 80 à 3m. Il faut alors l'absorber sur les quatre dernières travées, ce qui a été fait. L'addition des travées deux, trois, quatre et cinq fait 20m 30, tandis que l'addition des six, sept, huit et neuf, fait 23m. Nous avons là une bonne preuve que les croisillons étaient en chantier avant l'achèvement de la nef. Cette modification de programme aura d'importantes conséquences en cascade.
L'hémicycle dont les travées rayonnantes sont irrégulières, celle du centre est plus grande, va se trouver limité sur le plan diamétral et les travées rayonnantes externes sont comprimées pour laisser place à un petit doubleau de clôture, ultérieurement absorbé par l'énorme reprise que l'on voit actuellement.
Les quatres tours
Comme l'accès coutumier qui se fait par le narthex n'était pas disponible, il fallait desservir les tribunes de la nef et celles des hémicycles. Deux tours d'escaliers rectangulaires sont alors implantées contre le mur occidental des croisillons. Dans l'esprit du constructeur, elles doivent assurer leur fonction, sans plus, et ne pas dépasser le niveau du comble. Leur implantation au sol s'inscrit dans le volume de la dernière travée de la nef. Leur destinée sera différente. Celle du nord sera garnie d'une puissante rampe à vis, tandis que celle du sud sera voûtée au premier niveau; c'est la raison de la tourelle d'escaliers établie hors oeuvre. D'autre part, il est dans le goût de l'époque d'encadrer le chevet de deux hautes tours sans fonction précise. A Tournai, elles seront implantées en vis-à-vis des deux précédentes. De coutume, ces tours orientales sont placées au plus près de l'abside, mais le choix peut s'expliquer par la présence d'une chapelle orientée ou mieux, comme nous le verrons ultérieurement, par le développement d'un chevet avec bas-côtés et déambulatoire. Cette distribution se retrouvera ensuite sur la plupart des chevets du XII°s. en Ile de France. Les puissantes bases de ces tours orientales doivent leur permettre de dépasser le faîtage.
Ces quatre tours ont été mises au programme dès que les croisillons furent limités dans leur développement, soit vers 1125. C'est l'époque des superbes clochers romans, comme celui de Chartres, de la Trinité à Vendôme ou de Saint-Germain d'Auxerre, ceux de Tournai ne recevront pas de flèches de pierre mais leur hauteur est considérable: 59m à la base du faîtage.
Vers 1135, ces quatre tours ont atteint une hauteur suffisante pour épauler un système de voûte établi sur les croisillons. Mais un cul-de-four aligné sur le mur du transept (niveau + 19m) interdisait le registre de fenêtres hautes que les hémicycles étaient sensés recevoir, d'autre part, un cul-de-four sur niveau de fenêtres aurait donné une clé à 31m 50/32m ce qui n'était pas compatible avec une croisée où le volume de la nef annonçait une hauteur de 22m 50. Pour sortir de ce dilemme le constructeur aura une idée riche d'avenir. Pourquoi ne pas utiliser ces nervures que l'on voit sur certains culs-de-four et décomposer la voûte en voutins qui dégageront l'ouverture des fenêtres. C’était simple comme toutes les grandes idées. Ainsi fut fait et la clé du très puissant doubleau de clôture se situe alors à 26m ce qui était acceptable pour la suite du programme. Cet aménagement doit se réaliser de 1135 à 1140 et le constructeur n'a pas eu connaissance des travaux menés à Sens.
Cette première voûte (gothique) est remarquable mais maladroite. Les grosses nervures qui portent les voutins ont été amenées en juxtaposition sur le doubleau et sans l'intermédiaire d'une clé, ainsi les plans rayonnants hauts et bas sont divergents. C'est le propre des innovations réalisées dans un contexte non favorable. Il faut attendre les programmes suivants pour voir les maîtres d'œuvre répercuter dans les parties basses et jusqu'aux fondations les impératifs imposés par la nouvelle composition haute.
Comme ces nervures rayonnantes collectent les charges des voutins et concentrent leurs effets sur le doubleau, ce dernier a été traité de manière "colossale": 2m 40 de large. De surcroît il est doublé d'une section de berceaux brisés d'une inertie considérable. Heureusement, les quatre tours sont là pour épauler l'ensemble.
Après l'achèvement des voûtes, le constructeur reprend les maçonneries extérieures. Il donne aux fenêtres hautes un profil brisé et assure aux légères structures intermédiaires un épaulement sous combles. Ensuite il reprend les effets ainsi collectés avec de bons contreforts à ressaut établis sur la hauteur des deux premiers niveaux. Enfin, il multiplie les colonnettes monolithiques ainsi que les bandeaux et larmiers en grand appareil mais tout cela est à classer dans les aménagements de la seconde moitié du XII°s. Tous ces traitements égarent les jugements d'ordre architecturaux. Heureusement, quelques arcs et fenêtres non repris, demeurent ça et là, pour marquer la différence.
La cathédrale en 1140
Un peu avant le milieu du siècle, la nouvelle cathédrale prend corps. Les grandes options sont acquises et le gros oeuvre suffisamment avancé pour fixer le programme à venir, mais rien n'est vraiment achevé. Les travaux se poursuivent sur la dernière travée occidentale qui a remplacé l'ancien narthex. Les accès qui se faisaient par les pignons nord et sud sont maintenant condamnés par les croisillons et doivent être remplacés par les portes Mantille et du Capitole. Il faut également reprendre le mur occidental du transept et travailler sur le mur oriental lié à l'abside. Ces travaux doivent nécessairement précéder l'élaboration de la croisée. Dans un programme méthodique, c'est elle qui donne les niveaux, mais dans un cadre existant, il faut achever le volume perpendiculaire pour obtenir les conditions de liaison.
Vers 1150, le constructeur établit les piles orientales de la croisée. Elles sont semblables à celles de l'est mais plus d'une décade les sépare. Ensuite, il lance les arcs latéraux sur le transept. Comme nous l'avons vu, ils dominent de plusieurs mètres celui clôturant la nef. Enfin, un arc identique est installé dans un ensemble oriental qui nous est inconnu. La base de ces chapiteaux, retaillés, subsiste dans la pile au niveau de la reprise du XIII°s. Une fois les arcs établis et les épaulements assurés, les travaux de la tour lanterne peuvent commencer. C'est une oeuvre importante. Elle comporte deux niveaux de fenêtres avec un plafond de bois. Aujourd'hui, seule la face ouest, côté nef, a conservé son aspect d'origine. Le côté chevet sera repris au XIII°s, tandis que les faces donnant sur les croisillons ont été réaménagées à la fin du XII°s, probablement pour cause de fissures occasionnées par un affaissement du chevet. Nous en verrons les causes probables.
Cette tour lanterne est achevée vers 1160, ce qui explique les arcs porteurs de profil brisé et les fenêtres en plein cintre. L'édification s'est faite sur la période de transition communément admise. D'autre part, sur une tour lanterne où les murs sont essentiellement porteurs seuls les critères esthétiques entraient en jeu. Sur les croisées d'ogive, par contre, il faut nécessairement briser les arcs de cloisonnement pour les aligner sur les arcs diagonaux. A cette époque, le transept reste couvert sur charpente et reçoit ses premières voûtes gothiques (six partite) vers 1180/1200.
Le chevet roman
Nous avons développé, nous semble-t-il, de bons arguments en faveur d'un transept antérieur à la nef et ce vaste ensemble de 46m d'envergure sur plus de 13m de large était nécessairement lié à une abside mais nous ignorons laquelle. L'œuvre gothique actuelle commencée en 1243 a supprimé toutes traces visibles de la construction antérieure. Voici les hypothèses que nous pouvons développer. L’abside rectangulaire qui clôturait la cathédrale ottonienne sera mise en cause après l’incendie de 1060, et sur cette seconde moitié du XI°s, les chevets deviennent plus élaborés, avec hémicycle et partie droite enveloppés d'un déambulatoire. Ce plan vient de Cologne et pénètre la Basse-Lorraine dès 1050/1070. Le modèle provincial pourrait être celui de l'abbatiale de Stavelot aujourd'hui disparue.
Un chevet de ce genre, construit à Tournai vers 1080/1100, conviendrait fort bien. Il expliquerait le choix des croisillons afin d'obtenir un ensemble homogène comme à Sainte-Marie du Capitole. Le volume ainsi représenté serait suffisant, ou presque, pour assurer l'épaulement de la croisée établie en 1160. Enfin, c'est lui qui donnerait le niveau des croisillons: 11m 60 à la base des tribunes. Cette valeur serait la hauteur du bandeau dominant l'accès au déambulatoire: ouverture 3m 50 ou 4m et clés à 9m environ. Le mur oriental du transept conserve la marque de deux arcs élevés sur ce niveau.
Avec un bandeau à 11m 50, un volume de combles de 3m 50, nous obtenons des tailloirs situés à 15m pour l'arc d'accès au chœur et le claveau doit se trouver à 19m environ, d'où la question suivante: une abside dont les murs périphériques font 19 à 20m de haut (à cause du dénivelé) était-elle suffisante pour épauler en 1160 des arcs de croisée dont les tailloirs se situaient également à 19m? A priori, oui. Mais l'arc oriental dont nous avons remarqué la trace dans les piles n'a pu s'inscrire dans le volume du comble. Dans ces conditions, la meilleure hypothèse serait la reprise de la partie droite et de l'abside avec des voûtes sur croisée d’ogives. Ces travaux seraient intervenus dès l'achèvement de la tour lanterne (1170/1180), avant l'apparition des mouvements qui vont toucher les faces nord et sud et justifier les reprises visibles aujourd'hui. Ces interventions peut être confortées par des contreforts ou arcs boutant permettront à cette abside du XI°s. de tenir jusqu’à l’établissement du grand chevet gothique dont les travaux commencent en 1245.
Conclusions
Toutes nos observations confirment une progression des travaux de manière anti méthodique, soit du narthex vers le chevet et sur la période 1110/1170 mais avec les contraintes dues à un vaste édifice antérieur. Il s’agit de l’œuvre sérieusement endommagée par l’incendie de 1060 et ses caractères suggèrent une réalisation ottonienne du premier tiers du XI°s. soit 1000/1030. L’ouvrage comportait deux tours occidentales de structure légère puis une nef longue de neuf travées avec collatéraux et piles alternées. L’ensemble était entièrement couvert sur charpente, des bas côtés voûtés n‘auraient pas été remis en cause au début du XII°s. Pour l’élévation nous dirons 17m et trois niveaux comme celle que nous avons proposée à Soignies ou quatre niveaux et 19m avec tribunes sur plancher de bois. Les travées alternées suggèrent la récupération des dernières colonnes antiques sauvegardées.
Suivait un vaste transept, plus large que la nef, avec une croisée irrégulière et quatre arcs, et une abside rectangulaire de même largeur que la nef flanquée de deux chapelle orientées, elles aussi rectangulaires. Nous proposons également trois hémicycles, deux sur les croisillons et un sur l’abside réalisés dès l’origine ou lors d’aménagements ultérieurs.
Tournay – La cathédrale : vue d'ensemble
Tournay – La cathédrale : le croisillon sud et ses deux tours
Tournay – La cathédrale : croisillon sud, la voûte de l'hémicycle
Tournay – La cathédrale : la tour lanterne de la croisée
Tournay – La cathédrale : bas côté sud
Tournay – La cathédrale : la nef, vue d'ensemble
Tournay – La cathédrale : la nef, élévation nord