Caen - L'abbaye aux Dames
La ville de Caen va s’articuler au pied d’une butte fortifiée occupée par les conquérants normands dès le début du X°s. et qui deviendra le château. A la Haute Époque, les drakkars relâchent sur les bras multiples de l’Orne et les premiers sédentaires s’installent sur les îles mal stabilisées mais en conditions de sécurité.
Un siècle plus tard, aux abords de l’An Mille, des commerçants et artisans scandinaves et autres se sont fixés sur la rive nord entre le fleuve et le château. C’est une grosse bourgade de 4 à 6.000 habitants qui connaît une activité florissante. Elle bénéficie alors du transit économique qui reprend sur l’itinéraire d’origine romaine longeant les côtes de la Manche et doit franchir l’Orne à quelques distances au sud. La conjoncture est favorable mais, à cette ville nouvelle, il faut un encadrement ecclésiastique, ce sera l’objet de l’Abbaye de la Trinité.
L’abbatiale de la Trinité
Les historiens du XIX°s. et du début du XX°s. ont tenté de faire coïncider la réalisation de l’ouvrage avec deux faits connus et datés. En 1060, et selon un vœu de la duchesse Mathilde, une communauté de femmes s’installe dans une fondation nouvelle et le 18 juin 1066, les parties orientales de l’église sont consacrées. Six années pour édifier le puisant chevet actuel, et éventuellement la croisée du transept, semblent un laps de temps suffisant. La nef serait alors construite dans les décennies qui suivent, soit de 1066 à 1085, mais, dans ces conditions, pourquoi les maîtres d’œuvre auraient-ils réalisé un ouvrage aussi irrationnel en un temps où le duc faisait construire la superbe nef de Saint Etienne, à l’autre extrémité de la ville. D’autre part, l’étude attentive d’une coupe de la nef de La Trinité laisse entrevoir de multiples reprises à l’intérieur de murs qui semblent nettement antérieurs. Il faut donc envisager un programme plus complexe et des enclenchements différents.
L’œuvre des chanoines
Vers les années 1020, le futur duc Richard III, fils de Richard II dit Le Bon, (996/1026) séjourne à Caen et voit l’agglomération marchande établie au pied du château se développer rapidement. La charge religieuse de cette population est assurée par deux petites paroisses : Saint Pierre et Saint Jean dont les églises se trouvent à proximité du nouveau franchissement qui relie alors l’ancienne voie romaine du sud au château et coupe un itinéraire perpendiculaire longeant la rive nord de l’Orne. A cette époque, où les ducs de Normandie exploitent l’Église comme instrument de gouvernement, cet état de fait ne convient pas à Richard. Comme l’a fait son père, il entend imposer sa marque religieuse sur la nouvelle cité et acquiert des terrains encore vierges situés entre la route de Ouistreham et les rives du fleuve. Là, il installe une communauté de chanoines. Ces engagés de la foi sont, pour la plupart, issus des familles nobles et bourgeoises de la région, ils seront donc au service des notables et redevables à la puissance ducale.
Cette communauté prend possession des terrains en 1025 et ses moyens sont d’emblée considérables. Avec les bonnes pierres de taille maintenant extraites des carrières situées au nord de la ville, ils entreprennent la construction d’une vaste église correspondant sensiblement au plan de l’ouvrage actuel. La nef longue de huit travées s’inscrit dans le mur externe d’aujourd’hui mais son élévation est incertaine. Nous pouvons la rapprocher de celle de Bernay et; dans ce cas, le noyau des piles et des archivoltes actuels appartiennent à cet ouvrage réalisé de 1035 à 1055. Nous pouvons également proposer, pour cette élévation, des piles archaïques quadrangulaires et des archivoltes sans rouleau de décharge comme à l’église paroissiale de Jumièges et, dans ce cas, l’élévation actuelle serait réalisée après la consécration de 1066, soit sur la période 1068/1085 mais alors il nous faut expliquer pourquoi l’aplomb de la partie haute déborde les assises du premier niveau. La première hypothèse nous semble la plus satisfaisante.
Le transept de l’église des chanoines correspondait à l’ouvrage actuel mais en plus léger, quant à l’abside, elle est incertaine. S’agissait-il d’un ensemble avec abside et absidioles en dégradé soit une composition très proche en volume de l’ouvrage contemporain et, dans ce cas, le faux bas-côté gracile dont nous connaissons les fondations serait de l’église des chanoines? Autre hypothèse, abside et absidioles étaient beaucoup plus courtes? Cependant, un léger désaxement constaté dans les puissantes structures du chevet actuel, peut être interprété comme ne reprise en double parement de l’édifice primitif et c’est une hypothèse que nous retiendrons.
Cette église des chanoines était achevée en 1060 lorsque Mathilde en chasse les occupants dont l’esprit ne lui plaît guère. Elle installe une communauté de femmes correspondant à ses désirs et l’acte peut être considéré comme une fondation.
Abside et croisée
La duchesse Mathilde consciente des risques encourus par les femmes de son temps où chaque grossesse peut avoir une issue tragique désire faire réaliser une nouvelle abside qui sera un jour un mausolée digne de son rang. Elle entend aborder son éternité en reposant au chœur de l’ouvrage, veillée par les prières de ses chères sœurs assises durant les offices sur les rangées de banc établies contre les murs latéraux. La présence trop évidente de son tombeau doit également rappeler aux religieuses des siècles à venir combien les situations d’ici bas sont éphémères. Ce mausolée doit également être à l’épreuve du temps, soit puissant et voûté.
La partie droite de l'abside voulue par Mathilde se trouve légèrement désaxée et gauchie par rapport à l'ensemble de l'enveloppe ancienne (transept et nef). Sa longueur est de 16 m (avec doubleau) et sa largeur de 7m 70. Elle est décomposée en deux travées droites avec voûtes d'arêtes classiques. Les murs sont traités en puissance: 2m 20 d'épaisseur environ, ce qui représente 57% de la portée, un record en Normandie. Les voûtes étaient donc prévues dès la réalisation des murs, la régularité des structures, arcatures et retombées des arcs médians, nous le confirment.
Ces deux travées sont éclairées par quatre grandes fenêtres établies sur un niveau qui s’aligne sur l'ensemble de l'édifice antérieur. L'arc supérieur s'inscrit bien dans le berceau perpendiculaire ainsi, les tailloirs sont situés en-dessous de la base du cul-de-four, mais l'abside fut reprise ultérieurement. Sous ces fenêtres nous trouvons une galerie de circulation qui ne possédait pas de débouchés puisqu'elle fut rendue accessible par un escalier inclus dans le mur.
Il est possible que l'ensemble de cette partie droite constitue une reprise réalisée dans une enveloppe ancienne et c'est l'inégalité des surcharges droite et gauche qui va rompre l'alignement primitif.
L'hémicycle que nous voyons aujourd'hui est une oeuvre très soignée à double niveaux avec, à la base des fenêtres hautes, une galerie de circulation accessible par deux tourelles d'escalier accolées. Ceci confirme que les aménagements de la partie droite ne débouchaient pas. D'autre part, ces escaliers sont installés dans de gros contreforts destinés à épauler la voûte d'arête orientale qui devait donner quelques inquiétudes et peut être même menacer l'ancienne abside. L'œuvre actuelle est généralement datée du début du XII°.
Le très puissant doubleau qui clôture la deuxième voûte d'arête reprend l’alignement du mur oriental du transept de l’église des chanoines et c’est ce vaisseau perpendiculaire qui va donner le volume de la croisée. Celle-ci fut programmée et réalisée dans la même campagne. Les arcs longitudinaux sont également traités en puissance et semblent comporter un rouleau de décharge mais il est d'une telle importance qu'il s'agit là, sans doute, de l'arc principal et le rouleau supérieur ne serait qu'une surcharge établie ultérieurement à l'usage de la tour lanterne. Enfin, l'arc de clôture, côté nef, sera refait fin XII° sur profil brisé. La croisée se révèle donc parfaitement homogène avec la partie droite de l'abside, d'où l'unité de programmation.
Le transept
Malgré les options "catégoriques" prises par Ruprich Robert, le dernier restaurateur en date, les travées débordantes des croisillons sont particulièrement intéressantes. Nous voyons là le développement et les effets d'une reprise en structure interne et c'est dans une opération de ce genre que va naître la célèbre fenêtre normande.
Pour une reprise en interne ou externe, il faut nécessairement démonter l'ancien parement qui gênerait l'accrochage et le travail ne doit pas être réalisé par lits horizontaux, mais par registre complet. A l'endroit des piles et des arcades, le nouveau parement et ses boutisses doivent pénétrer profondément dans le blocage interne. Ainsi, dans un mur de quatre pieds, comme ce fut le cas aux croisillons de la Trinité, l'ancienne maçonnerie peut être entamée sur plus d'un pied d'épaisseur. Lors du traitement du premier niveau, la charge haute est encore grande et, seule la pile médiane, les arcs et leurs retombées, furent profondément ancrés. Même chose au niveau médian. Par contre, dès les fenêtres hautes initialement traitées avec embrasure et situées en léger retrait de l'aplomb, les nouvelles structures de parement se trouvent à deux pieds et plus en avant du blocage mis à nu. Ce fut l'occasion d'installer la fameuse galerie de circulation haute qui allait distinguer les fenêtres romanes normandes de toute autre. Cette innovation a pu voir le jour lors des aménagements du transept de la Trinité, vers 1060/1066.
Les croisillons nord et sud seront voûtés avec croisée d'ogives archaïque sur le premier tiers du XII° et le traitement diffère de celui réservé aux voûtes de la nef. Nous reviendrons sur le sujet.
La nef
Sur la nef, et si nous acceptons l’hypothèse que nous avons privilégiée, le noyau des piles et les archivoltes sont l’œuvre des chanoines et, dans ce cas, il nous faut raisonner différemment. En pareille condition, le maître d’œuvre n’avait aucune raison architectonique de faire coïncider les fenêtres avec les travées, une petite dizaine d’années de décalage entre les deux réalisations suffit pour expliquer les non concordances observées. Les nouveaux contreforts alignés sur les piles vont se justifier 25 à 30 années plus tard, lorsque le maître d’œuvre de celle qui est maintenant la reine Mathilde entreprend d’installer des voûtes d’arêtes sur les bas-côtés. Celles ci seront traitées de manière particulièrement archaïque, sans doubleau, et porteront sur des corbeaux insérés dans le mur extérieur.
Le bas-côté ainsi voûté assure la stabilité du premier niveau et permet d'achever l'élévation en puissance. Le registre médian de la première campagne, correspondant au comble des bas-côtés, sera repris en forte épaisseur avec une légère alternance sur les arcatures qui suggère un projet de voûte d’arêtes. Enfin, les fenêtres hautes reprennent le traitement avec galerie de circulation, une formule élaborée sur les croisillons et qui s'est généralisée entre temps dans l'École Normande. Cette nouvelle élévation haute réalisée de 1070/1085, est très puissante et son aplomb externe dépasse les supports du premier niveau. C’est cette observation qui nous permet d’attribuer les piles et les archivoltes à la nef des chanoines réalisée vers 1040/1055, soit contemporaine de Bernay.
Cet important volume devait offrir une inertie suffisante pour installer des voûtes d’arêtes mais il semble que le constructeur y ait renoncé. Un demi siècle plus tard, les voûtes sur croisée d’ogives, procédé nouveau, conviendront au voûtement.
Lorsque Mathilde meurt, en 1083, la reprise de la nef ainsi que sa couverture sur charpente sont achevées, l’ouvrage est entièrement exploitable mais il lui manque une entrée monumentale et le programme choisi comporte deux puissantes tours de façade, comme à l’abbaye voisine de Saint Etienne de Caen. Mais les niveaux supérieurs de cet ouvrage doivent tarder et il en est de même pour la tour lanterne. L’avancement du chantier sur les quarante années qui vont suivre est incertain mais la disparition de la fondatrice doit priver la communauté d’une part de ses subsides.
L’alternance des structures au niveau du triforium laissait présager l’installation de grandes voûtes sur plan carré coiffant deux travées mineures. Une première voûte sur les travées orientales fut-elle édifiée vers 1090? C’est une hypothèse à envisager. Pour ce faire, les piles engagées qui montaient jusqu’aux fermes sont coupées à 2m environ au-dessus du triforium puis flanquées de deux pilettes. Ces trois supports sont destinés aux doubleaux et à la retombée des voûtes. Le niveau choisi permet au berceau perpendiculaire de dégager entièrement les deux fenêtres hautes. A cette époque, lancer une voûte semblable sur des structures aménagées était une opération à risques et le maître d’œuvre va prendre quelques précautions. Il abandonne le volume dit classique et choisit une forme légèrement bombée qui lui permet de réduire l’épaisseur de ses voutins. Enfin, pour répondre à quelques mouvements jugés inquiétants, ou par excès de sécurité, il va lancer un doubleau mineur sur la pile intermédiaire et, sur ce support, monter un voile de maçonnerie qui décharge le sommet du berceau perpendiculaire. Ce n’est pas encore la voûte six partite mais elle se dessine déjà. Nous allons estimer que ce fut la seule réalisée et son achèvement doit se situer vers 1100.
Caen – L'abbaye aux Dames : fenêtres hautes et voûtes sixpartites
Caen – L'abbaye aux Dames : bas côté et fenêtres hautes
Caen – L'abbaye aux Dames : voûtes du croisillon nord