La Rhénanie
Le Rhin
Après avoir conquis l’Occident, les Romains vont choisir une frontière politique, un obstacle naturel facile à garder, à défendre, ce sera le cours du Rhin, mais l’économie ne l’entend pas ainsi. Pour les voyageurs et les marchandises, une voie d’eau navigable est une artère économique et les deux rives qui offrent un habitat de même nature sont logiquement habitées par le même peuple. Ainsi les frontières naturelles frisent parfois le ridicule mais, en politique il ne tue pas, bien heureusement. Dans l’histoire récente, le gouvernement français a voulu persuader les habitants d’Alsace que leurs cousins d’en face représentaient leur ennemi héréditaire tandis que les Corses et les Basques étaient leurs frères de race, “tous Gaulois”, Il est donc indispensable de traiter les phénomènes hors les temps particuliers, hors les passions historiques.
De Bale à Mayence, le Rhin serpente dans une plaine alluviale au fond sableux et les multiples bras qui doivent absorber les crues hivernales sont à la belle saison favorables à la batellerie. Mais, parfois, les crues d’hiver sont considérables et l’habitat historique, comme préhistorique, doit se fixer sur les buttes de quelque importance situées à proximité immédiate des berges, là où les embarcations peuvent aborder l’agglomération sans problème; c’est l’origine des sites de Worms et de Speyer.
Comment étaient les bateaux qui naviguaient sur le Rhin à l’époque préhistorique? Nous l’ignorons, mais nous pouvons fixer les caractères requis par la fonction. Ces embarcations possédaient un fond plat sur deux membrures légèrement plongeantes afin de réduire la dérive et de protéger le fond lors des tirées à grèves. L’avant est fortement relevé pour assurer l’accostage et les opérations de transbordement. La remontée du fleuve se fait sur les hauts fonds, là où le courant est moindre, tandis que la descente se fait au milieu du cours. Une grosse rame sert de gouverne. Sa tige liée à l’arrière du bateau s’articule sur un faisceau et la manoeuvre est commandée à l’aide d’un bras perpendiculaire. La palette est très grande pour assurer la gouverne lors des descentes avec une très faible vitesse relative. En cas de vent favorable, une voile aide à la remontée. Ce faisant, nous venons de tracer le portrait de la gabare comme des premiers bateaux égyptiens naviguant sur le Nil au troisième millénaire avant J.C. Toutes embarcations affectées aux grands fleuves doivent répondre aux mêmes besoins et sont naturellement fort semblables.
Dès la conquête romaine, les riches plaines de la vallée du Rhin seront systématiquement mises en culture et le volume de fret augmente. D’autre part, la Paix Romaine qui s’impose sur l’ensemble du bassin fait du fleuve une grande voie vers la mer. Là pénètrent les marchandises venues de la Baltique et s’exportent les surplus céréaliers. La batellerie du Rhin prend un essor considérable. Le difficile passage de la Lorelei ne gêne guère les bateaux qui restent de petite taille dans une navigation limitée aux mois d’été. Les sites portuaires vont connaître un développement important mais la configuration des routes et voies économiques qui longent le fleuve va grandement conditionner leur destinée.
Avant l’arrivée des Romains, la proximité des rives n’était guère favorable au cheminement économique. Certes il existait des voies qui serpentaient sur les berges, mais les risques de crues interdisaient toute fixation d’importance. D’autre part sur les terres en retrait, l’exploitation agricole ne formait que des hameaux et villages. Les bourgades se fixeront sur un cheminement économique qui semble avoir choisi, de tout temps, le pied des premières hauteurs à l’est, comme à l’ouest. Ce type de voie n’a pas de caractère fixe, voyageurs et marchands empruntent les meilleurs passages et un nouveau pont d’un côté, une route mal entretenue de l’autre peuvent modifier les habitudes. L’auberge renommée et le hameau où l’humeur est agressive peuvent également déterminer les choix, autant dire que le tracé de la voie est, par définition, fluctuant. Les Romains, gens rationnels, vont tracer un itinéraire de caractère stratégique dans la vallée. Il suit le fleuve au plus près afin d’en faciliter la garde puisqu’il est désormais la frontière d’empire mais la voie sert également les activités économiques liées à la navigation et le cheminement traditionnel tombe en désuétude pour un temps.
Sur 250 km de long et 30 à 40 km de large, dans un paysage de caractère montagneux où l’élevage domine, la plaine du Rhin forme l’unique domaine apte à l’agriculture. Les Romains vont naturellement l’exploiter comme telle et sa richesse relative devient grande; la voie fluviale en est l’artère. Strasbourg au sud et Mayence au nord en seront les métropoles majeures mais entre ces cités la distance est grande et deux agglomérations auxiliaires vont se développer, ce sont Worms et Speyer. Le potentiel économique de la vallée est tel que l’empire décide bientôt de porter la frontière sur le Neckar puis légèrement au-delà, et les terres de la rive est du grand fleuve deviennent les champs Décumates, un protectorat d’Empire soumis à la dîme. Les provinces rhénanes sont ainsi liées à l’Occident pour les siècles à venir.
La dynastie mérovingienne issue de la caste franque considère également les terres rhénanes comme faisant partie de son patrimoine historique, davantage que l’Aquitaine et la Provence et si ses rois se sont installés en 11e de France sur les grands domaines ruraux acquis par Clovis, ils portent une grande attention aux provinces de l’Est. L’un d’eux, Dagobert Ter, va mener une énergique campagne en Thuringe afin de préserver l’accès des Franconiens aux terres de l’Est.
Un siècle plus tard, la famille d’Héristal, prend le contrôle du royaume et Charlemagne, le grand personnage de la dynastie, bien que né en 11e de France va consacrer l’essentiel de ses efforts militaires à la conquête des terres de l’Est. Sur la fin de sa vie, il porte le centre du pouvoir sur la vallée du Rhin, à Aix la Chapelle, mais également dans d’autres palais établis sur les deux rives du fleuve. Enfin, son héritier, Louis le Pieux, va également privilégier ces domaines rhénans.
Avec l’éclatement de l’Empire, Lothaire, qui veut garder la haute main sur les domaines de ses frères se réserve une bande de territoire englobant la rive Ouest du Rhin et lui donnant accès à l’Italie. Derrière cette coupure de la Lotharingie, les terres de Germanie vont, pour un temps, retrouver leurs caractères et c’est la naissance du Royaume de Franconie qui deviendra le choeur du nouvel empire. Ses monarques vont reprendre le contrôle des rives Est du fleuve et le très modeste royaume capétien qui n’a plus le soutien de la caste franque est incapable de s’y opposer. L’Entente de Reims aurait pu faire basculer l’Europe septentrionale dans le cadre impérial si l’Eglise et l’Ordre Bénédictin ne s’y étaient opposé. Ainsi, aux abords de l’An Mille, le bassin rhénan est devenu terre d’empire et l’architecture en portera la marque.