Jumièges - L'abbatiale

Cette abbaye de Basse Normandie fut fondée par Saint-Philibert en 654 et la vie de ce personnage noble, fils d’un comte Franc d’Aquitaine, illustre bien les problèmes de la vie monastique rurale à cette époque. Après avoir consulté Saint-Ouen, alors évêque de Rouen, Philibert fonde une abbaye à Gemeticum, agglomération gallo-romaine ruinée qui se trouve dans le deuxième méandre en aval de Rouen. Les courbes de niveau nous montrent qu’il s’agissait là d’une île aujourd’hui reliée à la terre ferme par saturation du petit bras de la Seine. A quelle époque ce phénomène s’est-il produit, nous l’ignorons, mais il était sans doute acquis au temps mérovingien. Le lieu choisi se trouve sur la courbe des 20m dominant les basses terres du méandre, sans doute une exploitation agricole gallo-romaine dont une multitude de petits exploitants se sont partagé les terres et qui, de ce fait s’est trouvée désertée.

Les vocations  monastiques de cette époque sont majoritairement portées vers la règle irlandaise qui préconise la méditation dans de petites cellules disposées à proximité d’un lieu de culte et d’une chapelle funéraire avec son cimetière. Les grandes exploitations agricoles ruinées se prêtent bien à ce programme. Les cellules sont distribuées autour du quadrilatère de la cour et la grange la plus appropriée est relevée pour constituer une église selon le parti primitif rural, les ruines des autres bâtiments serviront de carrière pour les nouvelles installations et notamment pour la chapelle funéraire. Saint-Ouen qui connaît le caractère précaire de ces installations a imposé une part de règle bénédictine avec une église pour l’accueil des paroissiens du voisinage ainsi nous avons les trois lieux de culte traditionnels de cette époque.

Dans ces établissements, la discipline est insuffisante et la petite communauté de convaincus, soit 5 à 10 personnes,  accueille chaque hiver, bon nombre de mendiants inspirés qui cherchent un abri pour la mauvaise saison mais la plupart d’entre eux repartiront au printemps, à l’heure où la fondation a besoin de bras pour cultiver les terres disponibles. Saint-Ouen incite sans doute Philibert a imposer davantage de rigueur: robe de bure, tonsure et forte discipline avec réfectoire et dortoir commun mais sans grand succès. Après avoir fondé deux autres communautés à Montivillier et Pavilly, Philibert est sans doute accablé de déception et les plus fervents de ses compagnons lui soufflent que dans les terres de l’ouest, les engagements sont plus sérieux.  Il part donc avec quelques fidèles, se dirige vers la côte Atlantique et fonde le monastère de Noirmoutier, vers 676. Cette nouvelle installation doit lui donner plus de satisfaction, il s’y fixe et meurt en 685. Sa tombe devient rapidement objet de dévotion.

Vers 700, l’épiscopat de Rouen qui a pris Jumièges en main, nomme des abbés sans aura populaire mais rigoureux et efficaces. La règle bénédictine s’impose et les vocations de circonstance sont rejetées. Vers 750, l’abbaye a sans doute trouvé sa configuration optimum avec réfectoire et dortoir. L’ordre carolingien va la distinguer et lui assurer de nouveaux moyens mais ces développements vont diviser la communauté, certains entendent privilégier  le salut de leur âme et se replient sur leurs conditions, la règle bénédictine le permet, d’autres veulent s’ouvrir au monde et servir la communauté chrétienne, même au prix de quelques compromissions avec les grands principes. Charlemagne fait rentrer les maisons bénédictines qui se distinguent à ses yeux  dans le giron du pouvoir et néglige celles qui refusent de rallier le mouvement. Ensuite, Louis le Pieux laissera l’élite bénédictine développer son emprise selon le courant initié par le Saint-Siège et interdira la discipline irlandaise qui s’était maintenue en de nombreuses petites communautés. C’est l’amorce du grand courant monastique de l’an 1000 où  les abbés clunisiens vont gérer les royaumes comme le Saint-Siège. Telle sera l’évolution historique. A Jumièges, vers 780, les moines portés à l’isolement choisissent l’église Saint-Pierre qui n’a pas d’accès direct à la façade et à l’agitation du siècle. Parallèlement une grande abbatiale carolingienne de structure légère s’élève sur l’emplacement de l’église Notre-Dame. La chapelle funéraire doit disparaître dans les aménagements.

La période sombre

En 841, les Normands brûlent l’abbaye et elle sera plusieurs fois saccagée dans les décennies qui suivent. Vers 900, ce n’est plus qu’un champ de ruines où quelques religieux tentent de se maintenir. De 935 à 942, Guillaume Longue Épée fait reconstruire l’église Saint-Pierre de manière rustique mais solide, nous l’avons étudiée avec les temps carolingiens. En 945, Raoul Torta, tuteur du jeune duc Richard Ier au nom du roi de France, entreprend de démolir ce qui subsiste de l’église Notre-Dame pour en récupérer les pierres à son usage, sans doute pense-t-il que Saint-Pierre suffit à la petite communauté. Les moines s’opposent au pillage et le clerc Clément sauve les deux tours nous dit la chronique. Il existait donc un puisant volume occidental à l’avant de la grande abbatiale carolingienne et nous verrons que l’ouvrage actuel en porte la trace. Vers 990, Ensulbert, ancien abbé de Saint-Wandrille, prend la charge de Jumièges et réalise des travaux à l’église Saint-Pierre. Pour les tenants d’une hypothèse basse, c’est lui qui fera construire l’ouvrage mais il meurt en 993 et ces trois années sont insuffisantes pour réaliser une église de cette importance. Sans doute fait-il démolir l’ancienne abside et la remplace par un chevet convenant mieux aux besoins liturgiques des moines. Il sera inhumé dans l’ouvrage qu’il avait fait réaliser. De 1017 à 1027, l’abbé Thierry restaure la discipline et entreprend la reconstruction de la grande abbatiale Notre-Dame selon Robert de Torigni mais ces travaux doivent se limiter à la consolidation du narthex.

Abbatiale Notre-Dame

La première église des paroissiens dédiée à Notre Dame est voulue par Saint-Ouen et l’épiscopat de Rouen pour conforter l’enseignement religieux dans les campagnes était sans doute très modeste. Les moines portés à l’isolement n’apprécient guère ces lieux publiques où viennent les femmes objet de tentation, mais il fallait respecter la volonté épiscopale. L’édifice,  une simple cella avec abside couvert sur charpente eut bien du mal à subsister jusqu’à l’époque carolingienne. A la fin du VIII°s., Hugues, neveu de Charles Martel, devient  abbé de Jumièges et lui assure un important patrimoine, quelques années plus tard,  Charlemagne choisira cette abbaye, ainsi que celle de Corbie pour prisons royales. Jumièges reçoit Tassilon, duc de Bavière et son fils, tous deux en réclusion. Pour soutenir ce rang, il faut une abbatiale de bonne taille, distincte de celle occupée par les moines qui entendent fuir le monde et ses fastes. Elle sera construite sur l’emplacement de la paroissiale et l’ouvrage est mené à bien avant 800.

Faute de colonnes monolithiques, qui sont devenues introuvables en Basse-Seine, le maître d’œuvre choisit la grosse pile carrée ou rectangulaire qui a fait ses preuves sur les édifices de moyenne importance (ce parti se retrouvera ultérieurement sur l’église abbatiale de Jumièges). La nouvelle nef doit couvrir la surface de l’édifice actuel mais avec trois niveaux très rustiques, et une hauteur inférieure à 20m. Une fois l’ouvrage terminé, les responsables de l’abbaye veulent édifier une tribune occidentale pour accueillir les notables laïques. Elle sera portée sur la voûte de l’entrée mais couverte sur charpente. L’accès ordinaire se fera par deux escaliers à vis établis dans des tours de forte section comme à Aix la Chapelle, mais cette tribune d’honneur doit être également accessible des bâtiments d’hôtes situés au sud et en perpendiculaire. C’est cet ensemble robuste et le moins éprouvé par le saccage des normands que le clerc Clément va sauver en partie.

Au temps de l’abbé Thierry, 1017/1027, les ruines de Notre Dame sont les plus imposantes de la Basse-Seine et leur sauvetage va de soi. La nef sera restaurée dans son état carolingien et il est possible qu’une couverture provisoire, établie au niveau des combles des bas-côtés, ait permis la reprise du culte. Les travaux porteront également sur le narthex  dont les tours partiellement démolies menacent ruines. Elles seront noyées dans un puissant massif de maçonneries carrées (les tours actuelles)  mais les escaliers intérieurs sont sauvegardés. Ce volume d’inertie permet le voûtement de la tribune. Dans cet ensemble, les niveaux ne correspondent pas avec la grande nef romane mais ils nous donnent l’étagement de la nef carolingienne.

La nef du XI°

Toutes les nefs normandes procèdent de la triple élévation dérivée du parti basilical. A Bernai, les bas-côtés sont voûtés en calotte et le niveau médian comporte des arcades aveugles qui pouvaient recevoir des images édifiantes. Au Mont Saint Michel, les bas-côtés reçoivent des voûtes d’arêtes classiques et le niveau médian, accessible, ouvre sur la nef par des baies géminées de petite dimension. Enfin, dans la décennie qui suit, Saint Etienne de Caen accepte le principe de la tribune accessible, le mur extérieur est légèrement surélevé pour faciliter la circulation mais le comble masque une partie des fenêtres hautes. Enfin, l’ouverture sur la nef se fait par une grande baie en plein cintre. Le parti roman normand est alors définitivement fixé et nous le retrouvons encore à Durham, au siècle suivant. Jumièges, par contre, comporte quatre niveaux, un parti dont l’origine est incontestablement septentrional. C’était la composition du XI° qui sera reprise dans les premières cathédrales gothiques: Saint-Germer de Fly est un témoignage important sur la période charnière.

Construite de 1040 à 1055, la nef de Jumièges aurait du inspirer bien d’autres constructeurs si Saint-Etienne de Caen n’était devenu la référence dans le duché. Les supports du premier niveau sont alternés : volume cylindrique à tambour pour les piles faibles et volume carré flanqué de trois colonnes engagées pour les piles fortes. La quatrième colonne, côté nef, viendra ultérieurement. Cette alternance engendre des doubleaux irréguliers sur le bas-côté qui  reçoit des voûtes d’arêtes, le procédé se prête bien au cadre irrégulier. Le second niveau est constitué par des tribunes qui ouvrent sur la nef par une baie géminée de petite taille (le Mont Saint-Michel). Le troisième niveau est un mur nu, anormalement haut, afin de rattraper le sommet de la tribune occidentale. Enfin, le quatrième niveau comporte un registre de fenêtres hautes. L’ensemble culmine à 25m sous un plafond à caissons, pour une largeur interne de 10m 10 et 11m 45 à l’axe. Sans la volonté d’aligner la base du quatrième niveau sur le haut de la tribune, le maître d’œuvre aurait réduit cette hauteur de 2m 50 à 2m 80.   

Le transept

Le transept aujourd’hui ruiné était débordant avec à la croisée une puissante tour lanterne de 43m à la corniche qui recevait sous larmiers les combles des quatre vaisseaux. Comme le chevet aujourd’hui disparu comportait également déambulatoire et tribunes voûtées d’arêtes, la liaison se faisait directement avec des tribunes franchissant le transept. Cette disposition inadéquate ne sera jamais reprise, les liaisons ultérieures se feront par des tribunes de fond de croisillons et des couloirs de liaison à l’intérieur des murs. Les extrémités des croisillons également hauts de 25m et dépourvus d’épaulement étaient, si l’on en juge par les témoignages subsistants du mur ouest, abondamment structuré d’arcades. Au niveau haut s’ouvraient quatre grandes fenêtres dont l’encadrement subsiste.

Le chevet

Cette partie orientale a complètement disparu pour laisser place à un ensemble gothique construit de 1267 à l278. L’ouvrage roman fut mis à jour par des fouilles menées sur la première moitié du XX°s. Il comportait deux travées droites alternées avec piles faibles médianes puis un hémicycle outrepassé découpé en sept travées régulièrement rayonnantes avec déambulatoire voûté d’arêtes. Les tribunes elles aussi voûtées d’arêtes faisaient également le tour du sanctuaire. C’était un ouvrage remarquable en son temps.

Là, le parti est étranger à la province où règne le chevet dit bénédictin avec absides et absidioles. Ces ensembles avec déambulatoire et sans chapelles rayonnantes se retrouvent majoritairement dans les provinces du nord : Soissons, Tournai et dans la cathédrale disparue de Cambrai. Si nous acceptons la date de 1040, pour le commencement des travaux, hormis le narthex, la consécration de 1067 nous laisse 27 années pour la réalisation de l’ensemble, une période que nous décomposerons comme suit: 12 années pour les huit travées de la nef, soit 18 mois par travée, 5 années pour le transept, les chapelles orientées et la tour lanterne. Restent 10 années pour le chevet où les traitements en hémicycle, notamment le coffrage des voûtes d’arêtes, sont toujours plus délicats. Ce sont des périodes relativement courtes jugées dans le contexte de ce milieu du XI°s. mais les bateaux normands que l’on retrouve sur la tapisserie de Bayeux faisaient en moyenne 12 à 16 m de long et naviguaient indistinctement en cabotage et sur la Seine, ce qui facilitait l’approvisionnement en pierre de Caen. Enfin, l’abbaye a les moyens financiers suffisants pour s’offrir les meilleurs professionnels qu’ils soient laïques ou religieux et parfois les deux selon les circonstances, comme l’illustre Jean de Vendôme.

La précocité de ce superbe chevet laisse perplexe. Si nous l’intégrons dans l’architecture normande comme ce fut fait, la qualité de la construction n’a rien de surprenante face aux œuvres contemporaines mais pourquoi un parti totalement étranger à la province? Une seule explication raisonnable, le chevet de Jumièges fut la réplique d’une œuvre septentrionale illustre. Cependant, si nous connaissons la genèse du parti normand, nous ignorons quels étaient les édifices septentrionaux susceptibles de servir de modèle à Jumièges puisque toutes les œuvres de cette époque vont disparaître pour laisser place aux œuvres gothiques des XII° et XIII° s. Une seule conclusion possible. Il existait dans les villes du Nord et sur la première moitié du XI°, des ouvrages avec bas-côtés et tribunes voûtées, mais c’est une hypothèse qui n’a jamais été sérieusement admise. Dans ces conditions, des édifices comme Saint-Germer de Fly et Tournai pourraient basculer dans le XI°s. La nef de Tournai, dans sa première facture, n’était-elle pas semblable à Saint-Etienne de Caen et les tribunes de Saint-Germer de Fly également semblables à celles de Jumièges?. Le communément admis a sans doute sclérosé notre démarche.

Aujourd’hui, dépourvu de son chevet gothique et de ses toitures, Jumièges est une ruine superbe qui impressionne le visiteur.

 

 

 

 

 

Jumièges – L'abbatiale : la façade occidentale et ses
deux tours

 

Jumièges – L'abbatiale : tour occidentale sud

 

Jumièges – L'abbatiale : la tour lanterne

 

Jumièges – L'abbatiale : la tour lanterne et les
différents larmiers

 

Jumièges – L'abbatiale : voûtes d'arêtes, bas côté nord

 

    Jumièges – L'abbatiale : les arrachements de l'élévation sud (quatre niveaux)

 

Jumièges – L'abbatiale : la nef, arrachement sur les tribunes

 

Jumièges – L'abbatiale : la nef, élévation sud (écorché)

 

Jumièges – L'abbatiale : la nef et la croisée

 

Jumièges – L'abbatiale : croisée du transept

 

Jumièges – L'abbatiale : vue d'ensemble