LE NARTHEX DE CLUNY III

Sur la décade 1140/1150, l'architecture bourguignonne connait une période charnière. Les grands programmes, inspirés de l'œuvre du maître de Cluny et commencés au début du siècle s'achèvent tandis que la maitrise de ses procédés semble définitivement perdue. Paral­lèlement, les constructeurs qui exploitent depuis près d'un demi-siècle la composition avec voûtes d'arêtes ont fait de gros progrès et le parti mis en place est devenu parfaitement viable. Certes l'élévation s'est contractée. La hauteur (H) qui sépare le pied des grandes voûtes du niveau haut des bas-côtés se trouve considérablement réduite et disparaît même dans certains édifices. Cependant la composition avec voûtes d'arêtes permet toujours d'ouvrir un niveau de fenêtres hautes. Enfin, les villes des provinces septentrionales qui se réveillent de leur longue léthargie engagent des programmes très ambitieux. A Langres et à Sens, les constructeurs entre­prennent d'édifier des cathédrales voûtées dans le volume des vieilles nefs basilicales ou les largeurs sont très grandes : 13,60m à Langres et 15,25m à Sens, tandis que la nef de Cluny III ne faisait que 12m2ü,les conditions sont favorables aux innovations et les responsables font appel à un procédé nouveau qui donne de bons résultats en Normandie et en Angleterre depuis une quarantaine d'années : les voûtes sur croisées d'ogives.

C'est aussi l'époque où s'achève la grande nef de Cluny III. Après l'effondrement des voûtes des 3e et 4e travée, survenu en 1135, les bâtisseurs de l'ordre sont naturellement inquiets et complexés. On imagine aisément le climat qui pouvait régner alors chez ces respon­sables. Le doute s'installe dans un concert de reproches feutrés mais pertinents et la petite confrérie doit remuer toutes les hypothèses pour tenter de comprendre la nature du mal qui frappe leur œuvre. Ce parti magistral qui s'étale sous leurs yeux dans les parties est de l'édifice ils ne sont plus capables de le traiter, de le maîtriser. Il y a vraiment de quoi accuser le « malin ». Mais, comme toujours, l'explication était simple ; il ne suffit pas de copier, il faut surtout comprendre et lorsque l'incapacité se double d'une prétention qui empêche la juste remise en cause, le mal est sans appel.

En ce milieu du Xlle s., et comme toutes les structures socio -politiques qui ont trop bien réussi , l'ordre de Cluny n'est plus qu'une brillante enveloppe vidée de son contenu. Installés dans le confort et la suffisance que donne la bonne position, les Bénédictins confon­dent puissance et capacité, connaissance et maîtrise des sujets, mais la technique ne s'en laisse pas conter et sanctionne naturellement toutes les erreurs,fussent-elles celles d'une tête couronnée.

Depuis 1136/1138, les travaux ont repris sur la grande nef de Cluny III et les bâtisseurs poursuivront le chantier en installant les contreforts hauts, bas et médians. Ce palliatif emprunté au parti des voûtes d'arêtes permettra d'achever l'édifice mais des mouvements inquiétants continueront à se manifester. L'équilibre ne sera atteint qu'à la fin du siècle avec de très puis­sants arcs-boutants. L'œuvre s'achève vers 1150 et la façade occidentale est ornée d'un magni­fique portail abondamment mouluré et décoré.

C'est dans ce climat de doute, d'inquiétude et surtout de franche incapacité que s'ouvrira le chantier du narthex à cinq travées qui doit prolonger l'édifice vers l'ouest. Les grandes lignes du programme nous enseignent sur l'esprit du responsable. La largeur de la nef centrale reste la même mais la hauteur sous voûte se réduit à 22m sous doubleau tandis que les structures portantes garderont la puissance de celle de la nef (4x6 pieds). Enfin la décoration devient luxueuse et le traitement semble avoir une fois encore abusé du grand appareil. Tout cela montre à l'évidence que le constructeur n'a toujours pas cerné la nature du mal qui rôde dans ses œuvres et les défaillances de la nef se retrouveront sur le narthex. Lui aussi devra son salut aux arcs boutant du XIIle s.

Narthex de Cluny III (essai de restitution)

Pour mener à bien une restitution du narthex de Cluny III, nous avons le plan et les mesu­res d'ensemble réalisés au XVIIe s. et un excellent dessin d'intérieur de Lallemand datant de 1787. Lallemand dessine comme un peintre. Son ouvrage rapidement brossé est essentiellement destiné à fixer les proportions, les ombres et les lumières; mais le travail est rigoureux, il esquisse les moindres détails et nous pouvons assurément lui faire confiance


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Ce dessin de Lallemand exécuté en 1787 nous donne de bons éléments pour une restitution du narthex de Cluny III aujourd'hui disparu. C'est l'œuvre d'un peintre rigoureux et méthodique. Les traits de construction sont encore visibles et les moindres détails sont esquissés. L'édifice fut conditionné par le grand portail clôturant la nef récemment achevée et l'entablement de ce dernier donne la hauteur des tailloirs des premiers niveaux, A. C'est l'arcature qui porte le glacis supérieur qui donnera le plan de base des arcs et des voûtes, B. Sur les deux premières travées nous distinguons le second niveau d'arcature, dominant le triforium et sa correspondance avec celle du portail, C.
Les voûtes, par contre, se trouvent dans la zone d'aberration maximum au delà des 30° et hors du cadre optimum de 2 x 3. L'exploitation du dessin est donc plus délicate. Si nous prenons ces informations de manière brute, les doubleaux sont en plein cintre D, les voûtins perpendiculaires sont fortement bombés (environ 3 M.) E, et la ligne au sommet est très peu perturbée. Les clefs sont pratiquement au niveau des doubleaux F, mais c'est la partie la plus sommairement dessinée et nous devons la traiter avec les réserves d'usage.


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NARTHEX DE CLUNY III (1150 -1160)

Sur le narthex de Cluny III, le vaisseau central reprend l'alignement de la nef et les murs extérieurs celui du premier bas côté. L'œuvre comporte cinq travées et trois vaisseaux ce qui en fait une véritable avant nef longue de 30m et large de 25m dans l'œuvre. Le plan est régulier et ne porte pas trace d'un léger changement de parti intervenu en 1155/1157 au niveau de la deuxième travée A. Les piles sont avec structure en croix de 4 x 6 pieds mais les voûtes sur croisée d'ogive ont imposé un faisceau de 4 colonnettes sur la face interneB.
Le plan perpendiculaire qui reçoit la résultante du nouveau système de voûtement se trouve épaulé à l'extérieur par de puissants contreforts C mais la mesure ne suffira pas; une liaison maladroite avec les structures hautes provoquera des mouvements au niveau du triforium et nécessitera l'établissement d'arcs boutants peu après l'achèvement. Les bas côtés resteront, eux, fidèles aux voûtes d'arêtes D.
Le pignon occidental sera flanqué de deux tours encadrant un portail décoré mais ces aménagements ultimes se feront au début du XIIIe s.


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NARTHEX DE CLUNY III

Vers 1150/1152, après l'achèvement de la grande nef, les travaux vont reprendre à Cluny III avec l'édification d'un narthex à trois vaisseaux et cinq travées. Sur le portail occidental qui clôture la nef, linteaux et tailloirs sont alignés à 7,20m/7,30m et ce sera le niveau choisi pour le sommet des piles de la nouvelle œuvre. Les deux premières travées qui doivent être achevées en 1157, A, comportent un triforium, B, puis un niveau d'arcature, C, qui correspond à celle couronnant le grand portail. Cette composition ne laisse qu'un espace réduit pour les fenêtres hautes, D,. Dans les trois travées suivantes, cet éta-gement irrationnel sera abandonné au profit d'une composition plus classique, la suppression de la deuxième galerie permettant d'ouvrir des fenêtres hautes, nettement plus grandes, E, sur les travées occidentales F

Dans un premier temps, l'artiste a fixé les volumes et les rapports dans la perspective. Ses fuyantes et ses lignes de construction sont encore nettement visibles. Elles furent réalisées de manière traditionnelle avec la projection du bois du crayon et comme nous connaissons les cotes d'ensemble ainsi que la position du dessinateur (angle occidental sud,au sommet des 5/6 marches qui marquent la dernière travée) nous pouvons aisément retrouver les vraies gran­deurs à partir de l'image projetée.

Disons tout de suite que le calcul ne tombe pas juste. Malgré sa rigueur Lallemand subit les aberrations coutumières de la vision binoculaire qui écrase les verticales. Mais, comme nous savons que ces déformations interviennent surtout au delà d'un angle de 30 degrés et hors du cadre optimum de 2 x 3, il est relativement facile de retrouver les proportions véritables derrière l'image vue.

Ces phénomènes sont bien connus de ceux qui ont longtemps pratiqué le dessin et la photo en parallèle et si le fruit de la démarche est naturellement imprécis, nous pouvons pourtant esti­mer la marge d'erreur. Dans une œuvre que nous admettrons rigoureuse, ces aberrations sont de l'ordre de 3 à 6 % dans le cadre optimum et de 5 à 7 % au delà. Comme, d'autre part,nous connaissons le volume mesuré dans ses trois dimensions, ces erreurs ne s'empilent pas mais restent relatives et la restitution doit se maintenir en deçà de 3 % d'erreur. Dans ces conditions le bandeau qui court à la base du triforium et que nous avons restitué très précisément au niveau plus 12m peut se trouver entre 11,80 et 12,20m. Nous admettrons l'erreur mais la restitution est tout de même satisfaisante.

Le plan au sol est lui aussi restitué; les mesures et le dessin XVIIe s. ne permettent pas de le tracer avec exactitude. Le point critique c'est la position de l'axe de la première travée orientale par rapport à la longueur mesurée ; c'est elle qui détermine le pas des travées. Avec un tracé logique du grand portail, de ses degrés et son intégration rationnelle dans le volume de la pile de 4 x 6 pieds, nous avons obtenu pour cette valeur 2,35m à 2,40m ce qui nous donne pour les travées un pas moyen de 6,15m à 6,20m et cette cote s'inscrit bien dans la restitution haute.

Encore une fois,ce n'est pas juste mais c'est très satisfaisant. D'autre part, ce très vaste équilibrage des côtés et des rapports qui doit passer par de nombreux croquis cotés, permet de situer les points critiques, d'y revenir plusieurs fois afin d'approcher au mieux une réalité disparue.

La composition

Quand il ouvre son chantier, le constructeur du narthex de Cluny III est déjà sérieusement conditionné par l'œuvre existante. Le grand portail qui marque l'entrée de la nef s'inscrit entre les deux contreforts qui ont naturellement repris l'alignement des structures longitudinales. Ainsi,et très logiquement,il va reprendre le même entraxe que la nef, mais les tailloirs et le gros linteau formant l'entablement de la porte sont sans rapport avec les niveaux de la nef. Ils se situent à 7,50m (25 pieds environ) et le constructeur juge rationnel d'aligner les piles du narthex sur ce niveau. D'autre part, nous voyons au dessus de la porte une arcature de belle facture qui devait porter le glacis couronnant le volume de maçonnerie inclus entre les deux contreforts et ce sera le niveau des voûtes, le premier doubleau étant établi en reprise sur ce glacis. Cette assise donnera la hauteur du narthex soit 21m (70 pieds) et le sommet des voûtes de plan barlong sera supérieur à 22m (sous clef)-

Les deux premières travées réalisées sur la campagne de 1150 - 1157 seront conditionnées par ce raccordement au portail de la nef. Après le niveau haut du bas côté,aligné à 12m,1e Maître d'oeuvre établit un triforium ouvert d'une hauteur approximative de 2,40m ce qui nous amène à 14,40m;c'est aussi la base de l'arcature qui domine le portail. Alors, pour harmo­niser la composition architecturale, il réalise un deuxième niveau d'arcades correspondant à celui du grand portail. Ainsi, nous avons deux triforium superposés. Ce niveau second basé à 14,40m culmine à 16m environ. Cette composition réduit considérablement la surface réser­vée à la fenêtre haute et sera abandonnée dans les travées suivantes.

Structures et voûtes

Si les secrets du Maitre de Cluny sont définitivement perdus, les constructeurs de l'ordre reprennent encore religieusement les composants du partisans doute pour éviter de s'exposer d avantage au mal qui, leur semble-t-il, rôde dans la pierre. Les supports de base sont toujours les grosses piles de 4 x 6 pieds et la seule liberté prise consiste à rempla­cer les colonnes engagées par des piles cannelées tandis que le voûtement des bas-côtés sera traité de manière très classique, avec les voûtes d'arêtes cloisonnées et surhaussées. Au dessus de ce premier niveau, coté nef, nous voyons un faisceau de quatre colonettes qui vont filer du tailloir à l'assise de la grande voûte. Deux sont destinées au doubleau,les autres prendront en charge la retombée des ogives. Cependant, si nous observons attenti­vement le dessin de Lallemand au premier niveau, entre tailloirs et triforium, ces colon-nettes flanquent les piles engagées qui se trouvent ainsi conservées. Au niveau supérieur, par contre, elles se retrouveront seules en fonction.

Là encore, et comme à Langres, tout se passe comme si les voûtes sur croisées d'ogi­ves avaient été adoptées tardivement, après achèvement des parties basses,comme si ce changement de programme avait entraîné un certain retour en arrière. A l'appui de cette hypothèse, nous pouvons remarquer que la frise qui décore la base du triforium s'intègre très mal à l'entablement correspondant.

Le niveau du triforium est garni d'élégantes arcatures ouvertes. Il y en a deux par travées et la ligne esthétique ne semble pas bourguignonne. Certes, c'est la facture de Langres et de Sens, mais l'inspiration doit venir de Normandie. La première du genre se trouve au Mont Saint Michel et date du milieu du Xle s. Ce traitement ouvert et fas­tueux qui affaiblit le mur porteur sera généralement refusé dans les programmes destinés à être voûtés. Il a probablement connu sa genèse et son meilleur développement dans une province où l'on traitait les élévations triples de manière soignée mais sans esprit de voûte­ment et ce fut sans doute le cas de la Champagne au début du Xlle s. Ce triforium ne serait finalement qu'une contraction des grandes arcades formant tribunes qui régnaient à Saint Rémi de Reims avant les reprises gothiques. La filiation se conçoit aisément.

Très tôt, la forte pente établie sur les bas côtés a incité les constructeurs à rendre ce niveau accessible. Il suffisait pour cela d'installer un dallage sur Pextra-dos des voûtes, de donner une hauteur d'homme au mur extérieur et d'agrandir les arcades ouvrant sur la nef. C'est la composition que l'on trouve dans la majorité des abbatiales normandes et anglo normandes. Mais l'arcature devient vite si grande qu'elle est assimilée à une tribune et l'idée du triforium s'estompe. Si la génération gothique n'avait pas « gommé » l'œuvre romane sur les provinces du Nord, nous aurions sans doute témoignage d'une semblable évolution aux confins de la Bourgogne.

Ce triforium ouvert au narthex de Cluny III,est en totale contradiction avec l'esprit du Maître de Cluny. Certes le nouveau système de voûtement sur croisée d'ogives change théoriquement les données du problème. Il doit donner des réactions localisées, et la com­position devrait être stabilisée par un cloisonnement très efficace avec murs pignons reliant les contreforts hauts et bas. Mais le mal de cette époque c'est l'incohérence. Les constructeurs qui ne maîtrisent pas les problèmes purement mécaniques jouent avec les divers procédés sans constituer, pour autant, un parti homogène et ce fut très certai­nement le propre du narthex de Cluny III.

Dans une voûte sur croisée d'ogives classique, le berceau perpendiculaire est aligné sur le sommet des formerets qui reprennent alors la charge des voutins et s'équilibrent mutuellement. Il n'y a donc aucune réaction latérale et l'on peut démonter le mur pour le remplacer par de grandes verrières ; c'est ce que comprendront très bien les bâtisseurs du XHIe s. Mais, dans cette période bourguignonne archaïque, les berceaux perpendicu­laires restent bombés et très lourds et fonctionnent toujours architectoniquement comme les voûtes d'arêtes de Saint Lazare d'Avallon. Ces maçonneries qui forment en coupe un arc très plat, impliquent une sérieuse poussée au sommet des murs et l'ogive, ainsi que le cloisonnement, ne reçoivent pas la totalité des effets produits. Enfin sur ces struc­tures hautes,mal protégées du ruissellement et du gel, le risque de fragmentation subsiste et leur poussée peut devenir considérable. Il faudra donc les contrebuter avec des arcs­boutants énormes, sans commune mesure avec ceux requis par les voûtes d'ogives classiques.

Cette incohérence n'échappera pas à certains constructeurs et quelques années plus tard,à Pontigny en 1160, ces voûtes seront reprises mais avec des voûtins perpendiculaires moins bombés. Elles seront aussi cloisonnées par une structure perpendiculaire très homo­gène où les contreforts hauts et bas seront réunis par un arc sous comble.

Cette excellente composition fut reprise quelques années plus tard à la nef de Saint Benoit sur Loire avec une égale réussite. Quarante années plus tard, les constructeurs gothiques de Chartres et de Soissons abandonneront les quatre niveaux et tribunes pour retrouver cette triple élévation parfaitement traitée par les Bourguignons au milieu du Xlle s., ce sera ensuite le*parti de toutes les œuvres classiques du XIIIe s. Ainsi le fruit de la longue genèse bourguignonne ne fut pas complètement perdu.


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SAINT BENOIT SUR LOIRE


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MONTREAL (Bourgogne du Nord)

L'église de Montréal, modeste par la taille, constitue l'un des exemples les plus purs de cette dernière génération clunisienne qui, vers le milieu du XIIe s., construit avec voûte d'ogives, sans arc-boutant et d'une manière parfaitement viable. L'édifice de référence étant le narthex de Cluny III aujourd'hui disparu. Les bas côtés avec voûte d'arêtes cloisonnée et surhaussée restent dans la tradition mais la pile avec structure en croix et colonnes engagées se développe et rec,oit des renforts sur les axes diagonaux. Côté nef, ils supporteront les retombées des ogives. Ce système de voûtement que les Maîtres Bourguignons ont découvert à la cathédrale de Sens, vers 1135, s'impose rapidement et même engendre une mutation du plan. A Montréal, les hémicycles ont complètement disparu. Cet édifice très homogène (une seule campagne) peut être daté de 1155 à 1175.