CLUNY III LES PREMIERES TRAVEES DROITES

Après le chevet,le constructeur va aborder la première travée droite. C'est le second choix capital puisque ce parti sera repris tout au long de la nef et c'est lui qui conditionnera les aménagements annexes, transept, tour de croisée, liaison des couvertures. Mais déjà le Maître d'Oeuvre s'est assuré les coudées franches. Dès les fondations il a clôturé le chevet par un puissant mur pignon qui lui laisse toute liberté pour la composition à suivre.

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Cluny III -Plan de l'Abbaye vers 1160 (d'après K. J. Conant)

1 - Chevet de Cluny II - 2 - Abbatiale Cluny III - 3 - Narthex de Cluny III - 4 - Façade (13e s.) - 5 - Cloitre (agrandi sur la nef de Cluny II) - 6 - Atrium de Cluny II - 7 - Cellier - 8 - Réfectoire — 9 - Cloitre du noviciat- 10 - Boulangerie — 11 - Ecuries — 12 - Hospices - 13 - Grandes Ecuries - 14 - Chapelle de l'infirmerie - 15 - Infirmerie - 16 - Chapelle du cimetière - 17 - Cimetière — 18 - Salle Capitulaire — 19 - Dortoirs des moines (au 1er niveau) — 20 - Echauffoir.

Les élévations à la fin du Xle siècle (les grandes options)

A la même époque, le constructeur de St-Sernin de Toulouse a lui aussi opté pour un mur pignon mais avec plus de réserve dans le traitement. Dans cette grande église de pèlerinage, tout semble se passer comme si le maître d'oeuvre s'efforçait de trouver les meilleures solutions pour aménager un parti reconnu sans toutefois prendre le risque de trop d'innovations. C'est le long et pénible cheminement de l'expérience. Mais, à Cluny, la maîtrise du bâtisseur est flagrante; après le plan du sanctuaire où il a sacrifié quelque peu à la coutume, il entre résolu­ment dans un parti nouveau qu'il va traiter sans complaisance. Le mur pignon qui change radi­calement le caractère du vaisseau nous en apporte la preuve.

Cette partie droite dont la voûte culminera à 33m du sol et dominera de plus de 4m celle du cul de four, comportera une triple élévation avec triforium et niveau de fenêtres hautes. L'absence de tribunes va donner aux bas côtés une dimension considérable. Avec des tailloirs situés à 13,60m du sol, les piles seront sans commune mesure avec tout ce que l'art roman a réalisé jusqu'alors.

Dans cette deuxième moitié du Xle s. les constructeurs semblent étrangement prisonniers de certaines proportions, comme si chacun limitait prudemment ses innovations à l'intérieur d'un cadre confirmé par l'expérience régionale. Dans les grandes abbatiales bénédictines nor­mandes, voulues par le Conquérant, les piles sont toujours très semblables, les tailloirs se situent constamment entre 4 et 5m, 4m à Lessay, 4,80m à St-Nicolas et St-Etienne de Caen, 4,60m à Cerisy la Forêt et très exceptionnellement 5,30m à l'abbatiale du Mt St-Michel. Certes il y a les hautes piles rondes de Chartres et celles de St-Philibert de Tournus;mais le traitement de ces nefs non voûtées est bien différent du parti clunisien. Il y a aussi dans les provinces de l'ouest le parti à trois vaisseaux sous un même comble,mais si il implique des piles hautes et puissantes, il est lui encore bien éloigné de l'œuvre clunisienne. Les seules réalisations où l'on trouve à la fois grandeur et puissance et qui auraient pu inspirer les bâtisseurs de l'ordre, ce sont les grandes cathédrales ottoniennes des villes rhénanes, May en ce, Worms et surtout le chef d'œuvre du groupe le Kaiser Dom de Spire. Quand la nef de la cathédrale de Spire fût achevée dans sa première facture par l'empereur Conrad II vers 1040, c'était déjà une œuvre impressionnante. Les bas côtés faisaient 71m de long, 8,40m de large et 15m de haut. Ils étaient chacun recouverts de 12 voûtes d'arêtes de plan rectangulaire 7,80m par 5,60m et cette composition était déjà à la mesure des nefs les plus vastes. Il faudra attendre près de 3/4 de siècle pour trouver un volume au moins égal; ce sera la nef de Saint Sernin de Toulouse, la plus grande Eglise romane hormis Cluny. Les bas-côtés de Spire et la nef de St-Sernin font tous deux 8000 m3 environ. Mais en 1040 les vaisseaux voûtés font de 1000 à 1500 m3 de volume et le plus grand doit être celui de Cluny II avec 2500 m3.

Ainsi l'architecture romane ne progresse pas de manière méthodique par apports successifs mais tout au contraire par de prodigieux bonds en avant et plusieurs générations doivent s'écouler avant que les performances réalisées sur les chefs d'œuvre ne deviennent du domaine courant. Cette remarque constitue un argument complémentaire en faveur du voûtement initial de Cluny II dont nous avons débattu précédemment.

Nous ne saurons jamais si le Maître d'œuvre de Cluny III a vu la nef du Kaiser Dom de Spire mais en tout état de cause c'était le seul édifice capable de marquer son aspiration. Si les procédés sont différents,il y a dans les rapports d'ensemble et dans la puissance donnée au volume d'épaulement de très nombreux rapprochements architectoniques à faire.

Les bas-côtés et les premières voûtes structurées

Dans les travées droites le traitement sera tout en puissance. Finis les supports graciles du sanctuaire. Ici les piles cantonnées s'inscrivent dans un cercle de 2,45 et sont formées par la pénétration de deux volumes rectangulaires de 1,25 par 1,85 formant la retombée des struc­tures. Chacune d'elle est flanquée de trois colonnes engagées destinées aux archivoltes et aux doubleaux du bas-côté. Par contre, côté nef, la retombée du grand doubleau se fait sur une pile engagée rectangulaire garnie de canelures. De prime abord, c'est une pile cantonnée comme il s'en construit depuis trente années déjà sur les abbatiales normandes ou sur les églises bour­guignonnes du diocèse d'Auxerre et pourtant, par son dessin et dans son esprit elle est très différente.

Dans toutes les compositions antérieures le noyau était constitué par la retombée des voûtes d'arêtes et les colonnes ou piles engagées qui venaient se composer à lui recevaient des arcs de structure placés en décharge sous des voûtes de volume traditionnel. La pile de Cluny, elle, est formée de structures en croix sans rapport architectonique avec la retombée des voûtes d'arêtes. Au dessus des chapiteaux et des tailloirs le volume longitudinal destiné à soutenir l'élévation retrouvera la même épaisseur de 1,25m et se développera en deux archi­voltes brisés tandis que vers l'intérieur le volume perpendiculaire donnera naissance à un puis­sant doubleau.

Ainsi ces structures en croix formeront des cloisonnements destinés à des voûtes en bloca­ge que l'on assimile encore aux voûtes d'arêtes mais dont la forme et le traitement sont déjà bien particuliers. Elles sont réalisées en profil brisé et viennent se placer à l'intérieur du cloison­nement; ainsi l'unité du vaisseau longitudinal a complètement disparu.

Ces voûtes d'arêtes cloisonnées constituent la troisième et dernière génération du procédé. Elles s'intègrent bien dans le cadre qui leur est réservé laissant ainsi au doubleau l'aptitude a recevoir le petit mur pignon placé sous combles qui, dans l'étape suivante, assurera laliaison entre le contrefort haut et le contrefort bas.

C'est un seuil d'importance dans le long cheminement qui mène du traitement archaïque rencontré au narthex de Corvey où voûtes d'arêtes et piles sont sorties de la masse de blocage avec plus ou moins de parements jusqu'à la Sainte Chapelle de la Cité qui n'est plus qu'une charpente de pierres garnie de grandes verrières. Il s'agit du passage crucial où la structure, naguère en soutien des maçonneries brutes, s'impose et tranche cette manière pour collecter puis transmettre les efforts issus des parties hautes.

Ce sont les bourguignons qui vont créer et développer jusqu'à l'achèvement ces voûtes cloisonnées. Elles naissent sans équivoque chez les clunisiens mais la disparition de la grande abbatiale de Saint Hugues nous prive des premières réalisations du genre qui devaient se situer sur les bas côtés des premières travées droites. Mais c'est une hypothèse et la certitude nous la trouverons en 1100/î 105 à Paray le Monial.


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Programmée vers 1030, la nef de Spire s'inspirait de l'Oeuvre de Burchard. Vers 1035/1038, les bas côtés (D) sont repris avec voûtes d'arêtes tandis que le vaisseau central demeure couvert sur charpente (E) avec de grandes fenêtres (F). Vers 1080, les piles majeures sont flanquées d'additifs (A,B) et une voûte d'arêtes surhaussée est installée sur les doubleaux (C).La galerie (G) compense la surélévation, ainsi la coupe représentée date de 1090. A cette même date, le maître de Cluny programme la première travée droite de Cluny III. Ici le concept est totalement nouveau. Le puissant bas côté relativement étroit et haut (H) forme une « chaise » de 18m 60 (J) et cette assise permet de supporter une élévation (K) de grande épaisseur surmontée d'un tas de charge (L) et d'une voûte (M) liée au mur (N). La stabilité est parfaite