LANGRES

Construite au Xlle s. de manière homogène, et dans une vieille cité gallo-romaine, la cathé­drale de Langres porte la marque de sa situation. Placée aux confins des influences romanes venues de Bourgogne, et du fort courant septentrional issu du carolingien, elle intègre aussi des procédés nouveaux venus de Normandie. C'est donc une œuvre bien difficile à cataloguer. Ajoutons enfin que c'est un édifice laissé généralement en dehors des grandes études d'écoles.

Fidèle à notre démarche, nous l'aborderons dans ses généralités avant de la confronter au contexte architectonique de son époque, les critères de forme étant jugés accessoirement et sans valeur prépondérante;mais, d'abord, voyons cette cathédrale dans son cadre de fonction, dans la cité.

La ville dont les origines sont gauloises occupe un promontoire au flanc escarpé. Ce terrain ne se prétait guère au développement d'une vaste cité augustéenne avec urbanisation ouverte et tous les aménagements du site seront contraints par cette configuration géographique. Pour­tant malgré ces difficultés, l'ordre romain va rationaliser l'espace urbain en quadrillant régulière-ment,les 45 ha de la ville haute et l'axe majeur ouvert pour desservir cet espace de 500 x 1100m sera toujours conservé. Il forme aujourd'hui l'artère principale qui passe devant la cathédrale St Mammès. Ensuite, à la période du Bas Empire l'essentiel de l'aglomération se repliera sur la partie Nord tandis que le Sud sera exploité en surface de « respiration » pour les besoins écono­miques. Dans les siècles qui suivront la ville se maintiendra constamment sur son promontoire et ce n'est qu'au XIXe s. que les implantations extra-muros prendront quelque importance. C'est une évolution logique dans l'histoire que nous pouvons comparer à celle d'Avallon.

Cette première vision de la cité nous offre une hypothèse cadre qui peut s'articuler de la manière suivante : les chrétiens déjà présents dès le IHe s. vont profiter de l'édit de Milan (313) pour s'installer au grand jour; mais dans les villes septentrionales qui se remettent mal des crises violentes de la fin du IHe s., leur existence n'est pas facile. Ils doivent négocier leur situation avec les religions traditionnelles et il n'est pas question pour eux d'occuper le centre ville, place prépondérante toujours réservée au forum. Quand ils auront éhminé la concurrence pour s'installer en maitres, à la fin du IVe s., vers 380/400, la ville de Langres est déjà repliée sur son périmètre défensif et le point central affecte au culte ne devait plus changer. La cathé­drale occupe donc, un emplacement consacré depuis 400/420 et les nombreux édifices successifs se sont mutuellement conditionnés; pourtant en l'absence de fouilles méthodiques, ce n'est là qu'une hypothèse de travail.

La nef actuelle, parfaitement réalisée, respecte un plan trapézoidal et le gauchissement est très important : (1,30m). L'œuvre a donc été contrainte de rejoindre une partie antérieure d'importance et destinée à être conservée, probablement un grand narthex à la manière carolin­gienne. D'autre part le sanctuaire est installé loin du transept, au-delà d'une partie droite, et comme sa position est généralement stable à travers les siècles, nous pouvons donc imaginer une cathédrale carolingienne somme toute assez traditionnelle avec un sanctuaire profond, un transept saillant, une nef courte et large et pour clôturer l'ensemble, sur la face occidentale, un puissant narthex comme à Corvey. Ainsi, avant l'an 1000, l'édifice avait déjà la taille de la cathédrale actuelle.

Après l'hypothèse de cette enveloppe préexistante qui explique bien les anomalies du plan, voyons si ces structures antérieures ont pu conditionner l'élévation. Si nous faisons abstraction des colonnettes d'angle imposées par le nouveau système de voûte ment, les supports de Langres sont rigoureusement conformes à ceux de Cluny III. Les piles sont formées de structure en croix de 4 pieds par 6 qui correspondent bien aux retombées des éléments hauts de l'édifice mais, à Langres, la hauteur des piles est singulièrement réduite par rapport au modèle : 5,80m au tailloir contre 11,40 et 13,40 à Cluny III. Nous pouvons donc imaginer un facteur imposant au constructeur un niveau réduit et cela nous donne naturellement une indication sur les édi­fices antérieurs.


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LANGRES CARREFOUR AUGUSTIEN

Si la notion de ville augustéenne est à prendre avec beaucoup de réserves, il est certain cepandant que les deux voies stratégiques menant de la vallée du Rhône vers la Germanie d'une part et la Grande Bretagne par Boulogne d'autre part, furent parmi les premières tracées. Dans plusieurs villes septentrionales, mais à Reims en particulier, leur analyse montre qu'elles ont très nettement précédé l'aménagement urbain. Ainsi les cités touchées par ces itinéraires avaient des origines antérieures, donc gauloises, c'est notamment le cas de Langres.
L'itinéraire rhodanien qui vient de la Méditerranée emprunte, après Lyon, la vallée de la Saône et rejoint Langres après avoir contourné, par Dijon, la grande dépression du Doubs. Ensuite il se sépare en deux : al voie de Germanie rejoint la Moselle par Toul et Metz tandis que la voie menant vers Boulogne, la route de rétain, emprunte naturellement la vallée de la Marne puis coupe les provinces septentrionales par Reims et Amiens. Ce double tracé illustre bien les premières préoccupations impériales, il faut de la Narbonnaise pouvoir rejoindre les rives du Rhin et la Germanie toujours insoumise, toujours menaçante, mais aussi atteindre rapidement la province des Rèmes qui furent les alliés et complices des Romains durant la conquête.
L'itinéraire Nord/Sud le plus naturel, celui qui emprunte le cours de l'Yonne pour rejoindre le Bassin parisien, centre véritable des terres septentrionales ne sera exploité que plus tard avec une voie économique établie selon les besoins des échanges et du commerce. Cet aménagement se fera au siècle des Antonins, ainsi Langres était-elle placée au cœur du système stratégique augus-téen.


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LE SITE DE LANGRES DANS LE RÉSEAU STRATÉGIQUE ROMAIN

Le site de Langres est constitué par un promontoire dirigé Nord/Sud et sa situation sur la haute vallée de la Marne lui permet un bon contrôle sur les voies menant du nord vers le Bassin Rhodanien. Bien caractérisé sur la courbe des 400 M. et dominant la vallée de plus de 120 M., il est nettement séparé du plateau par le vallon de la Bonnelle mais cependant connenablement rattaché à lui par le sud, ce qui permet son alimentation en eau. C'est donc la position forte par excellence et sans doute était-elle déjà occupée dès l'époque gauloise.
La marque de l'emprise romaine est toujours visible sur le site. La chaussée stratégique venant de Dijon rejoint le promontoire, sans équivoque, après s'être infléchi à la hauteur d'Aubigny et la voie moderne reprend le même tracé. Sur bons nombres de tronçons il y a identification parfaite comme au sud de la ville entre Bourg et Chambre Haute.

Pour éviter le cul-de-sac formé par les abords nord du site, le tracé prendra en tangencielle vers l'est après qu'une bifurcation ait desservi la ville elle-même. C'est sur cette dernière voie que se fera l'urbanisation dont l'axe majeure est toujours en place. Une fois dans la vallée les tracés se séparent. Après avoir franchi la rivière, la voie de Germanie se dirige vers le nord-est et le point de franchissement qui n'a guère changé au cours des siècles a laissé une marque dans le profil en long du cours d'eau, tandis que l'itinéraire vers Chaumont se dirige vers le nord nord-ouest en longeant la vallée.


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L'AMÉNAGEMENT DU SITE DE LANGRES

Le site de Langres, bien dessiné sur la courbe des 440 M., culmine à 470 m. et forme un espace urbanisable de 4 - 500 m de large sur 8 ~ 900 m de long. Dans la vallée la Marne coule au niveau 346/340 et les plateaux avoisinants se situent à 450/460 m environ. La position est donc bien caractérisée et ses abords difficiles devaient favoriser un aménagement relativement stable dans le temps. Comme nous l'avons vu, l'articulation des voies stratégiques évitera le site et son urbanisation se fera selon le terrain sur un espace limité par une enceinte ou par un mur de soutènement faisant le même usage.
Lors de son aménagement romain, le site se trouvera découpé en trois bandes parallèles, par deux axes longitudinaux dont le tracé est encore nettement visible dans la configuration urbaine actuelle, tandis que des perpendiculaires moins caractérisées sont encore identifiables. L'accès majeur de la cité se fera par le Sud mais deux rampes tangencielles, la première établie à l'Est et la seconde à l'Ouest, permettront au grand trafique d'éviter le cul-de-sac formé par le Nord du promontoire.
Sur cette trame urbaine, la cathédrale St. Marnes, occupe sensiblement le centre Est de l'espace fortifié au Bas Empire mais son alignement forme un angle de 15° avec les coordonnées urbaines. C'est le signe d'une édification tardive, vers 450, probablement après un transfert comme à Auxerre. Cette condition pourrait expliquer la présence des colonnes monolithiques qui nous semble avoir marqué l'existence de l'édifice.

L'actuelle abside de la cathédrale est supportée par de belles colonnes monolithiques en pierre dure ce qui est peu courant au début du Xlle s. en région septentrionale. Il est donc logique d'y voir des colonnes romaines récupérées et la place occupée par la cité à l'époque impériale au carrefour des deux grandes voies stratégiques menant vers Boulogne d'une part et vers la Germanie d'autre part vient naturellement conforter cette hypothèse. La ville ne devait pas manquer de temples et de thermes avec de beaux supports monolithiques en abondance. D nous reste alors à imaginer le chemin suivi de l'édifice romain à la cathédrale du Xlle.

Du carolingien à l'époque romane, ces colonnes romaines étaient des pièces rares et recherchées. On les transportait parfois sur plusieurs centaines de kilomètres et il est peu pro­bable que l'on ait pu en retrouver d'aussi belles et d'une pareille homogénéité même à Langres, 8 siècles après la fin du monde romain. L'hypothèse sage consiste à dire que la récupération s'est faite en 380/400 et que .ces colonnes ont toujours figuré dans les cathédrales successives. Elles seraient alors les dernières ayant survécu aux vicissitudes et incendies successifs des 7 siè­cles précédents. Ainsi nous pouvons imaginer que ce sont elles qui ont conditionné la per­manence du premier niveau à travers les siècles comme elles ont encore marqué la cathédrale actuelle. Enfin il est peu probable que la cathédrale du Xlle ait directement remplacé l'édifice basilicale du Bas Empire et nous devons admettre plusieurs ruines et reconstructions partielles.

On a beaucoup écrit sur la ruine par le feu des grandes basiliques chrétiennes et ces rela­tions semblent marquées par la catastrophe de Saint Paul hors les murs à Rome au XIXe s:, mais bien peu d'auteurs ont raisonné sur l'incendie, sa propagation et ses conséquences. La couverture de St-Paul était formée de caissons qui la rendaient très vulnérable. En effet, dans ces conditions, les gros volumes de bois les plus saturés de vapeurs grasses provenant des lampes à huile se trouvent à la base de la charpente au niveau des entraits, pièces essentielles. Le feu se développe donc dans ce milieu très favorable consumme ces grosses poutres de bois qui doivent contenir la poussée des arbalétriers et lorsqu'elles sont rompues, ces derniers formant levier sous le poids des tuiles, vont pousser et renverser les élévations.

Par contre, dans une charpente simple, sans garniture, le développement et la propagation du feu se fera de manière très différente. D'abord la masse de bois est moins importante et la plus grosse quantité de petites pièces bien aérées, donc bien combustibles, se trouve au niveau des chevrons,soit nettement au-dessus des entraits,et à la base du foyer,dans la zone d'appel d'air, la moins exposée. Ajoutons à cela que dès l'époque carolingienne les toits septentrionaux augmentent leur pente, ce qui provoque le glissement des matériaux de couverture. Il n'y a donc plus, en fin d'incendie, de charge suffisante pour faire basculer l'élévation. Enfin, ces toitures à forte pente font que l'incendie se concentre au sommet, donc au plus loin des entraits formant la pièce maitresse de la ferme.

Toutes ces considérations nous permettent d'accréditer la thèse de la ruine partielle,généra­lement non retenue par les historiens dans le cas de couverture en charpente et cette hypothèse nous permet d'expliquer les permanences de volume, de rapport et de niveau très probables dans certains édifices.

Enfin, le carolingien c'est aussi l'époque où les supports monolithiques deviennent de plus en plus rares et il faut les remplacer par de grosses piles carrées en grand appareil donnant une bien meilleure tenue à l'élévation puisqu'elles suppriment le point faible représenté par la liaison chapiteau colonne. Ainsi, toute l'évolution architectonique concourt à une meilleure tenue au feu.

Nous pouvons alors imaginer les diverses étapes possibles qui marqueront la cathédrale de Langres. Comme bien d'autres, elle subit les vicissitudes de son temps et vers 750/800, la basilique du Bas Empire, maintes fois restaurée se trouve en très mauvais état, et il faut la reprendre fondamentalement. La nouvelle élévation s'établit sur de grosses piles carrées et les colonnes monolithiques en bon état sont récupérées puis intégrées en situation alternée. C'est ce réemploi, fréquemment pratiqué du IX«au Xle s. qui assurera la permanence du premier niveau.

Enfin, vers 1145/1150, le constructeur de l'œuvre actuelle qui va envelopper le sanctuaire d'un déambulatoire cherche des colonnes et reprend les meilleures qu'il peut récupérer sur la nef en les remplaçant momentanément par de grosses piles carrées. Ainsi la liaison s'est faite et le niveau des tailloirs 5,60m/5,80m n'a pas varié depuis huit siècles.

Bien entendu nous n'avons aucun moyen archéologique de retrouver cette élévation carolingienne ou pré-romane, mais il est bien rare qu'un édifice important comme la cathédrale du diocèse ne laisse pas quelques répliques plus ou moins fidèles dans la région et nous avons au nord de Langres, sur la voie romaine de Boulogne, deux nefs du Xle s. qui semblent échapper au courant majoritaire; ce sont celles de Vignory et de Montier en Der. Prenons la plus pure des deux, Vignory, et voyons si dans ses rapports nous trouvons quelques points communs avec les volumes probables de l'ancienne cathédrale carolingienne de Langres.

A Vignory, l'entraxe des piles de la nef est en moyenne de 7,20m, et cette valeur comparée au pas moyen des travées qui est de 3,40m, donne un rapport de 0,46. Si nous faisons la même chose à Langres, où la largeur de la nef est de 13,60m, (au transept) et le pas moyen des travées 6,50m nous obtenons aussi 0,47. Les plans au sol respectent donc les mêmes rapports. Voyons maintenant le volume des nefs. A Vignory, la hauteur est de 11,80m et l'entraxe de 7,20m soit un rapport de 1,63. Si nous appliquons cette valeur à l'entraxe des piles de Langres (13,60) nous obtenons une hauteur de 22,16m (soit 22m).Certes les voûtes actuelles sont à 23m mais elles dépassent largement le mur gouttereau et la corniche, sur l'élévation latérale, se trouve bien à 22m. Il y avait donc, a priori, une parfaite concordance entre l'œuvre antérieure et la cathédrale du XIle qui l'a progressivement remplacée.

La cathédrale du Xlle siècle

Après cette quête dans l'incertain, retrouvons l'édifice du Xlle s. Le chevet avec déambu­latoire mais sans chapelle rayonnante est très régulier dans son dessin au sol. Autour d'un hémi­cycle outrepassé, limité à l'ouest par des piles fortes correspondant au mur pignon, il ouvre sur les neuf travées du déambulatoire dont le découpage régulier est souligné par de puissants doubleaux rayonnants cloisonnant des travées trapézoïdales. C'est une composition parfaite­ment rationnelle quel que soit le système de voûtement projeté. Toute cette partie en hémicycle est de plan polygonal et le dessin est exceptionnel en ce milieu du Xlle s. Si le constructeur revient ensuite à l'hémicycle traditionnel c'est pour assurer la base du cul de four clunisien qui couronne le sanctuaire.

Au-delà du mur pignon, se développe une travée droite où les grandes options de l'édifice vont se fixer. Les archivoltes du premier niveau sont naturellement plus hautes que les arcades en hémicycle mais le constructeur avait admis ce désalignement qu'il compensa par un niveau de mur nu se développant au-dessus des arcades du sanctuaire. Ainsi, les triforiums respectifs seront-ils alignés. A leur sommet nous trouvons une seconde corniche homogène qui fait le tour du chevet et c'est cette lourde mouluration qui assure le passage du plan polygonal au plan circulaire imposé par le cul de four. Côté travée droite, le formeret requis par la voûte sur croisée d'ogives laisse la place pour une fenêtre haute de grande dimension.

Si le sanctuaire fut voûté dès l'origine par le classique cul de four clunisien, avec base en hémicycle outrepassé et doubleau de clôture en arc brisé, la voûte sur croisée d'ogive qui coiffe la partie droite nous semble correspondre à un changement de programme et nous revien­drons sur ce sujet.

Au-delà du chevet, le transept saillant marque une certaine transition. C'est là sans doute que le constructeur a le plus négocié avec l'édifice antérieur et le changement de traitement dans les détails a permis à certains auteurs d'imaginer une édification sur deux campagnes. Dans cette affaire si les remarques sont justes, la conclusion n'est pas évidente et,comme nous le verrons,il s'agit plus d'une adaptation aux conditions que d'un changement de campagne avec remise en cause. Enfin, après le transept nous ne retrouverons plus la riche décoration florale qui garnissait les parties orientales,mais cette fois encore la chose ne prouve rien. Cette décoration n'était généralement pas confiée au maître maçon mais à un compagnon spécialisé qui intervenait après coup, et le temps écoulé entre la pose de la pierre et son façonnage final pouvait être long.


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CATHEDRALE DE LANGRES

Dès le XIe s., les constructeurs de cathédrales septentrionales abandonnent le chevet profond issu du carolingien. Ils installent des bas côtés flanquant la partie droite et les prolongent d'un déambulatoire couronnant le sanctuaire,mais la composition se développe généralement avec un niveau de tribunes. Le constructeur de Langres va adopter ce plan; cependant les contraintes d'une nef existante qu'il n'est pas certain de reconstruire vont le limiter à 22m. et lui interdire les tribunes. Il choisira donc un triforium ouvert. Lorsque le chevet rejoint le transept, il y a un léger flottement dans le programme; c'est là que le système de voûtes sur croisée d'ogives remplace les traditionnelles voûtes d'arêtes. Ensuite, la croisée voûtée réalisée selon le même parti,impose une largeur de 13,60m et la nef prendra une forme trapézoidale pour rejoindre un narthex conservé. Enfin il nous semble que les structures actuelles reprennent le module ainsi que les fondations d'un édifice basilical antérieur.

Après le transept, la nef à six travées barlong reprend scrupuleusement le parti établi sur la partie droite orientale. Le seul caractère notable est son plan en trapèze adopté pour assurer le raccordement aux structures d'un narthex pré-existant. En élévation, cette nef qui comporte triple élévation et trois vaisseaux est d'une facture très traditionnelle en Bourgogne au XIle s. L'autre proposition, celle à quatre niveaux avec tribune,se rencontre essentiellement en Ile de France et sur les terres septentrionales entre Seine et Rhin. Enfin en Normandie les tribunes accessibles restent non voûtées et c'est toujours une composition à trois niveaux théoriques. Seul Jumièges fait exception, c'est une église septentrionale égarée en Normandie.

Langres et sa datation

Langres est une grande cathédrale bien conçue, bien construite et qui,par de nombreux détails, s'inscrit bien dans l'esprit de Cluny III, mais toutes les voûtes sont sur croisée d'ogives : c'est ce qui rend délicat le problème de sa datation. Les auteurs traitant du roman la négligent parce qu'elle est voûtée sur croisée d'ogives?donc gothique, tandis que les auteurs qui traitent le gothique la trouvent marginale et non conforme au grand courant d*analyse communément admis. Elle est alors traitée négligemment ou simplement oubliée: c'est le cas le plus flagrant du mal des étiquettes. Les quatre auteurs qui se sont intéressés à l'édifice ont eu un compor­tement très prudent et l'ont datée de la deuxième moitié du Xlle s.; c'est un jugement sans risque correspondant à l'état d'esprit qui s'attache aux œuvres marginales.

Au début du siècle; quand M. Lefebvre Pontalis et M. Aubert mettaient en place incons­ciemment ou non,ce qui allait devenir la chronologie Ile de France, les choses se voulaient simples, claires. Il y avait d'une part le roman,de l'autre le gothique et le caractère architecto-nique destiné à bien séparer ces deux écoles était la voûte sur croisée d'ogives. Ce procédé qui avait connu une magistrale mise en œuvre en Ile de France devait naturellement trouver sa genèse dans ce bassin parisien et toute autre considération gênait « l'esprit des styles » qui cheminait derrière chaque analyse. Que les voûtes des bas-côtés de St Etienne de Beauvais souvent citées comme exemple archaïque, ne soient que la réplique de celles établies 10 à 15 années plus tôt, sur la cathédrale de Durham, incommodait sérieusement l'esprit français, comme si celui-ci avait pu motiver les Bénédictins qui sillonnaient l'Europe au début du Xlle s. C'était une conséquence de l'histoire des nationalités qui avait régné en maître tout au long du XIXe s.

La seule école régionale archaïque admise était celle de Normandie, mais fallait-il encore que les voûtes sur croisée d'ogives ne remontent pas au delà de 1130 et c'était la date très géné­ralement donnée à celles de St-Etienne et de l'abbaye aux Dames de Caen. Que les voûtes des parties orientales de Lessay puissent dater de 1096/1098 parait aujourd'hui encore très surprenant pour de nombreux analystes de l'art gothique.

Dans cette approche qui se veut cartésienne et qui n'est que partielle et prématurée, la Bourgogne du Nord n'a pu trouver sa place. Les œuvres dites gothiques de cette région furent cataloguées comme réalisation tardive et les datations de Langres vont presque toutes souffrir de ce « sous entendu ». Dans ce contexte, le déambulatoire voûté sur croisée d'ogives de la cathédrale de Langres ne peut se situer avant 1050/1060. Il faut laisser la place archaïque à celui de Morienval 1130/1140 et la consécration du procédé à Saint Denis 1145/1148. Ce verrou, joint aux comparaisons faites avec le narthex de Cluny III, mieux connu, condamne irrémédiablement Langres aux datations basses. Pourtant rien n'est irréfutable dans tout cela. Les arguments contraires se trouvent dans l'analyse architectonique et dans la genèse des procédés.

Pour celui qui, de coutume, refait le cheminement intellectuel des constructeurs face aux problèmes* successifs que pose la conception, le déambulatoire de Langres est très archaïque, malgré ses qualités de traitement. Le constructeur ne connaissait pas les œuvres achevées d'Ile de France, comme Saint Denis et Noyon,et ses modèles, selon inspiration,plongent dans un tout autre univers : celui de Tournai et peut être celui des anciens chevets de Reims et Soissons aujoud'hui disparus. Langres est donc une œuvre qu'il faut situer dans cette longue genèse qui doit nécessairement précéder le gothique très achevé qui s'impose en Ile de France dès 1145/ 1150. Il faut nous placer, a priori,sur la période 1125/1145 et nous verrons que 1135/1145 s'argumente très bien, les parties orientales étant achevées vers 1165/1170.


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CATHEDRALE DE LANGRES

Après l'édification du chevet le constructeur s'est trouvé contraint par une répartition des niveaux sans rapport avec l'équilibre clunisien; pourtant, il reprendra les piles avec structure croisée de 4 x 6 pieds ainsi que les formes architecturales de la grande abbatiale de St. Hugues. Sur une composition au rapport très critique, il s'offrira l'audace d'un triforium ouvert et négligera la structuration perpendiculaire. Dans ces conditions, l'adoption des voûtes sur croisées d'ogives ne suffit pas à compenser les faiblesses. Il faudra reprendre l'édifice avec des arcs boutants A dès le début du XIIIème.

Langres, la qualité dans l'archaïsme

Voyons le plan d'abord. Cette disposition avec déambulatoire sans chapelle rayonnante se retrouve presque essentiellement dans les cathédrales des pays de la Meuse et du Rhin et jamais dans les abbayes. En effet, le culte des reliques qui fut à l'origine de ces appendices est mal jugé par ces esprits purs et rigoureux que sont les évêques de culture bénédictine qui s'imposent en Europe du Nord au début du Xlle s. Ce sont des gestionnaires responsables. Ils ont la charge d'une cité, d'un diocèse et n'ont que faire des pèlerinages, ces grandes kermesses religieuses, où le doute et la mise en cause peuvent toujours poindre dans les esprits. En effet, le petit peuple pourrait découvrir que ces saints personnages tant vénérés offrent un profil très différent et même radicalement contraire à celui de leur évêque.

Ensuite, dès le XHIe s., les chapelles additives vont se multiplier dans les cathédrales. Au chevet d'abord et ensuite entre les contreforts de la nef mais leur fonction est très diffé­rente. Ce sont les confréries, les notables et finalement les familles de la cité qui s'imaginent ainsi gagner une bonne place dans un monde meilleur. C'est aussi l'occasion pour elles de pous­ser un pion ecclésiastique sur l'échiquier du diocèse, de promouvoir un personnage qui pourra un jour figurer dans la compétition à la charge épiscopale. C'est le problème admirablement traité en toile de fond par Balzac dans « le curé de Tours ».

Au début du Xlle s., la vieille cité de Langres, à la fois puissante et peureuse derrière ses murailles est bien placée pour choisir ce type de chevet venu du nord. Par contre, l'homme à qui sera confié le chantier fut sans conteste formé à l'école de Cluny III et de Paray le Monial. L'hémicycle outrepassé ouvrant sur neuf travées que l'on trouve à Langres est celui de Cluny III (1080). Par contre, la régularité du découpage rayonnant et le plan polygonal choisi ne se re­trouvent qu'à Paray le Monial et semblent avoir été totalement inconnus des bâtisseurs de l'Ile de France jusqu'à 1200/1205 au chevet de Soissons. Il n'y a donc aucune interpénétration entre les écoles septentrionale et bourguignonne.

Le plan du chevet

Sur ce dessin de neuf travées polygonales de plan rayonnant, nous avons une remarque intéressante à faire. Le constructeur est un homme à l'esprit pénétrant, parfois plein d'astuces, mais son catalogue de procédés est encore très archaïque,« très roman ». A l'heure où il dessine ses fondations son modèle est le déambulatoire de Cluny III dont il reprendra les proportions. Par contre dans la composition du Maitre de Cluny, le découpage externe est sans rapport avec les colonnes du sanctuaire et les difficultés naturellement liées à la travée contigue au mur pignon se trouvent supprimées. C'est un problème strictement géométrique et propre aux hémicycles outrepassés dont voici les données.

Toutes les travées rayonnantes qui sont des trapèzes réguliers donnent un certain rapport entre l'écartement des colonnes côté sanctuaire et l'ouverture de la travée côté externe; mais ce rapport change sur la dernière travée contiguë au mur pignon. Si l'entrecolonnement reste constant l'ouverture de la travée se trouvera réduite ce qui gêne toute la structure. Ce problème ne va pas échapper au constructeur de Langres et son choix sera rationnel. Il va privilégier le déambulatoire et l'entrecolonnement correspondant du sanctuaire sera agrandi.

Le mur pignon

Le mur pignon et son impact sur le plan constitue un problème qui va troubler la plupart des constructeurs du Xlle s. Il faut intégrer cet élément hérité du roman ou bien choisir une toute autre formule. A Sens, et dès le dessin des fondations 1130/1136, le choix des travées alternées pour l'hémicycle désigne des supports faibles (colonnes doubles) là où devait se trouver le mur pignon; par conséquent il disparait. C'est aussi l'occasion pour le constructeur de contre buter la réaction des voutins rayonnants par une demi voûte sixpartite. C'est la compo­sition qui va s'imposer à l'architecture gothique tout au long du Xlle s.

A Noyon, dès les fondations, vers 1148/1150, le constructeur, qui connait l'œuvre de Sens refuse lui aussi le mur pignon et ses conséquences. Les piles qui reçoivent le premier arc perpendiculaire clôturant l'abside seront simplement renforcées. A Senlis, vers 1155, le cons­tructeur refuse lui aussi les servitudes du mur pignon et la première pile forte se place au delà de la demi travée sixpartite. Enfin, à Paris, vers 1163, le Maître d'Oeuvre qui semble avoir prévu un volume préférentiel à l'emplacement du mur pignon décide ensuite de l'abandonner et doit pour ce faire gauchir les doubleaux rayonnants contigus à la base théorique de l'hémicycle.

Cette genèse des procédés est rationnelle, homogène et s'enclenche parfaitement. C'est une époque où l'information circule fort bien au niveau de la conception, au niveau fondamen­tal et le constructeur de Langres a tout ignoré de cette recherche. Peut on imaginer pareil isole­ment en 1150-1160 ? raisonnablement non. Le traitement qu'il applique à son œuvre est très soigné, comme à Autun. Sa conception est astucieuse mais sa démarche architectonique reste liée au contexte archaique du premier tiers du Xlle s. et le même faisceau d'arguments va se dégager d'une analyse en élévation.

Le déambulatoire

Le déambulatoire est voûté sur croisée d'ogives, mais le procédé ne peut faire foi à lui seul. Les arcades du sanctuaire sont clunisiennes et s'apparentent à celles de la Charité sur Loire qui peuvent être datées de 1132/1135. Les doubleaux rayonnants, en arc légèrement brisé, sont très puissants et respectent le principe d'homogénéité des structures chères au Maître de Cluny (1080/1110) Ils reprennent la largeur de la pile engagée qui flanque le mur périphéri­que et peuvent difficilement négocier leur retombée sur le tailloir de la colonne. Quand ces trois arcs majeurs furent installés, il ne restait aucune place pour la croisée d'ogive. Ces travées rayonnantes puissamment cloisonnées nous les verrions bien avec des voûtes d'arète et les ogives qui s'intègrent si mal au système ne lui apportent rien sur le plan architectonique. Nous sommes très loin de la distribution rigoureuse établie dès 1145 à Saint Denis et la démarche du construc­teur peut être liée au contexte de genèse et située sur la période 1120-1140.

Si les colonnettes qui reçoivent les ogives de la nef sont extraites de la maçonnerie, celles des parties orientales par contre sont monolithiques et semblent surajoutées. Côté transept, elles masquent la décoration de l'archivolte et sur la pile forte supportant le doubleau majeur, elles coupent la mouluration qui court au sommet du triforium. Ainsi tout se présente comme si ces croisées d'ogive avaient été décidées tardivement et réalisées par reprise. A quel instant ce revirement est il intervenu ? Sans doute lors du choix du système de voûtement pour la travée droite,c'est-à-dire après l'achèvement des parties orientales. Le constructeur s'est alors trouvé devant un choix aux conditions singulièrement limitées. Revoyons le déroulement du pro­gramme avec les problèmes à résoudre.

La contrainte des volumes et des niveaux

Bien qu'il n'en reste aucun témoignage, la Bourgogne semble avoir occupé une bonne place dans la Renaissance de l'an 1000, et parmi ces édifices de la première génération, la vieille cathédrale de Langres a sans doute figuré en bonne place. Alors le Maître d'œuvre chargé de la reconstruction du Xlle s. a subi le poids de l'existant et pour parer aux arrêts de chantier toujours possibles, pour favoriser les raccordements temporaires et permettre ainsi la pratique du culte, il se devait de conserver les mêmes dimensions. Mais la largeur était considérable (13,60m à l'axe) et c'était la plus grande portée voutéejamais tentée en Bourgogne.D'autre part, comme le réemploi des colonnes monolithiques sur le chevet imposait un niveau de tailloir à 6m et qu'il fallait conserver l'homogénéité du premier niveau, la composition se présentait de curieuse manière : large et singulièrement écrasée par rapport au parti clunisien qui faisait référence. Il fallait donc trouver une composition nouvelle et bien équilibrée.

Si les tailloirs s'établissaient à 5,80m,les doubleaux du déambulatoire et les arcs de la travée droite devaient franchir des pas de 5,80m et 6,30m et monter plus haut que les arcades du sanctuaire. Pour homogénéiser l'ensemble, le constructeur choisit d'intégrer le tout dans un même volume limité à 10,80m et les arcades du sanctuaire seront surmontées d'un niveau de mur nu qui fera la différence. Le sommet du triforium se trouve lui à 13,20m et c'est suffi­sant pour les combles du déambulatoire et des bas côtés flanquant la partie droite.


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Dès 1090, sur la première travée droite qui suit le chevet à chapelles rayonnantes, le constructeur de Cluny III choisit de dissocier les structures portantes des maçonneries brutes travaillant par inertie. Les piles sont donc formées de deux membrures croisées de 4 x 6 pieds chacune: A (Cluny III), B (narthex de Cluny III), C (cathédrale de Langres). Enfin, sur la figure D, qui représente une travée de Langres, nous voyons le procédé intégré à la composition avec croisée d'ogives.


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