CLUNY

Aujourd'hui Cluny n'est plus qu'une modeste agglomération de Saône et Loire et pourtant ce nom a résonné haut et fort tout au long de notre histoire. En 1789, à la veille de la Révolu­tion, l'abbaye la plus grande et la plus célèbre d'Occident était encore telle que le Moyen Age nous l'avait léguée. A l'intérieur de ses murailles, amassés par 8 siècles de ferveur se trouvaient les plus précieux témoignages de ce grand siècle bourguignon qui avait jeté les bases de notre civilisa­tion occidentale. Tout cela va disparaître stupidement en quelques décennies non point par la faute de la Révolution elle même mais surtout par la cupidité d'un environnement inconscient.

Vendues comme biens nationaux, ces vénérables constructions seront livrées à la pioche des démolisseurs et serviront de carrières pour les dérisoires chantiers de la région. Le massacre sera fort long et continuera encore sous l'Empire. Aujourd'hui, de la grande abbatiale, il ne rest plus que le croisillon sud du deuxième transept, et moins d'un siècle après le dernier coup de pioche, tels des garnements repentants qui rassemblent les pauvres morceaux du jouet brisé, nous essayons de reconstituer ce que fut ce chef d'œuvre de notre patrimoine.

CLUNY :la situation

La Saône et la Loire se trouvent séparées par les monts du Lyonnais, au sud et ceux du Beaujolais au Nord. Ces derniers qui sont dominés par le mont St. Rigoud (1012 m) se prolongent vers le nord par deux chaînes de collines d'une hauteur moyenne de 4 à 600 m. ce sont, vers l'ouest, vers la Loire les collines du Charolais et à l'est, vers la Saône, les monts du Maçonnais. En­tre ces deux systèmes assrz peu caractérisés se forme une dépression orientée nord/sud : c'est le petit bassin de la Grosne.

La rivière qui se développe sur 70 km, et reçoit une demi douzaine de ruisseaux en guise d'affluents ira ensuite rejoindre la Saône qui coule, elle du nord au sud, c'est-à-dire en sens con­traire. Cette particularité géographique n'est pas sans effet sur la physionomie du bassin de la Grosne puisque le centre du système se trouve coupé des plaines de la Saône par un obstacle phy­sique bien caractérisé, les monts du Maçonnais.

Taillée dans de vieux terrains sédimentaires, c'est une région riante et variée. Dans les vallées les pâturages sont gras tandis que les coteaux secs et bien ensoleillés sont favorables aux bons vins. Dans ce climat bien équilibré, des claires matinées de printemps aux douces soirées d'automne, la belle saison est fort longue. Enfin, sur les hauteurs qui cernent le paysage de toute part, le bois abonde tandis que les pierres schisteuses effleurent de terre en maints endroits, toutes prêtes à l'appareillage, comme offertes à qui veut construire. C'est au cœur de ce séduisant paysage de Bourgogne, en ce lieu bien servi par le destin que règne Cluny, l'histoire avait bien choisi son cadre.

Déjà à la période faste de la Pax Romana, la région connaît un développement certain. Elle est parcourue par deux voies économiques de seconde importance. La première bifurque de la Grande Chaussée d'Agrippa à la hauteur de Villefranche sur Saône pour se diriger vers Autun, tandis que la seconde qui suit pratiquement le tracé de l'actuelle N. 79, et croise la première à la hauteur dé Berzay le Chatel (à proximité de Cluny), relie la région de Maçon à la vallée de la Loire. Enfin, la région est riche en témoignage gallo-romains et l'abbaye elle-même se trouve sur les ruines d'une agglomération romaine, une villa disent la plupart des auteurs mais nous savons que sous l'influence de l'esprit « colonial » qui régnait au siècle dernier, cette appellation était généralement utilisée sans grand discernement.


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950/1000 La première communauté d'intérêts.

Au milieu du Xe s. à l'ouest de la Saône, au-delà des Monts du Maçonnais, dans le bassin de la Grosne, une petite société rurale en pleine expansion prend conscience de son unité économique et sociale. Rien ne la distingue, rien ne la précise dans un monde politique en pleine décomposition mais au centre du domaine se trouve l'abbaye de Cluny nouvellement fondée. Elle prendra en charge les besoins religieux et sociaux qui vont se révéler et c'est la fonction qui va créer l'organe puisque toute structure a disparu du monde occidental , tel est le premier domaine de Cluny. 100 à 120 paroisses réparties sur 12 à 1500 kml avec une population rurale hybride constituée d'une pénétration franque ( burgonde) sur un fond Centre-Europe (Celtique) Avec quelques gros villages de 600 à 1000 habitants sur les terres favorables aux céréales et un habitat disséminé pratiquant la polyculture établi sur les coteaux, soit 60 à 100 000 âmes environ. Ce sera le catalyseur de la civilisation romane bourguignonne.


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1000/1050 L'emprise clunisienne sur la Bourgogne.

Sur la première moitié du XIe s., avec l'abbaye de Paray le Monial qui coiffe la vallée de la Bourbince,-celle de Charlieu qui assure le Brionnais et enfin celle de Tournus qui s'est taillé un petit domaine entre les diocèses de Mâcon et de Chalon, le domaine Clunisien a maintenant le caractère d'un petit état féodal. 300 paroisses réparties sur 2 500 km2 avec 200 000 habitants se sont installées dans un ordre social et politique dépendant de l'abbaye de Cluny et cela aux dépens de vieilles structures épiscopales qui régnent sur les villes bourgeoises environnantes. Conditionnées par leurs assises rurales mais aussi tentées par ce phénomène monastique qui rayonne sur la province entière, ces vieilles cités vont se lier au domaine Clunisien. 1050 c'est le point optimum de l'emprise de l'ordre.


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1050/1100 Le croissant bourguignon.

Dans sa période la plus fastueuse, L'ordre Clunisien explose hors de son berceau, gagne en rayonnement et perd en caractère. Le domaine élargi que forme le croissant bourguignon englobe cinq vieilles cités épiscopales et bon nombre de structures féodales qui alourdissent le système avant de le désagréger. C'est parmi l'aristocratie du Nord de la province que va naître la contestation cistercienne. A la fin du XIe s. le domaine clunisien bourguignon comprend 400 à 500000 habitants répartis sur 12 000 km2 avec cinq cités représentant une population urbaine de 30 à 40 000 personnes. Mais ce monde médiéval naissant n'a pas su trouver ses forces. Le pouvoir de l'Eglise représenté par Cluny doit déjà transiger avec la bourgeoisie des villes et la féodalité historique. C'est la naissance des trois ordres qui vont empoisonner l'histoire occidentale jusqu'à la Révolution.

La première abbatiale: CLUNY I

C'était une construction modeste par la taille et simple par sa facture. La nef a trois travées d'une largeur interne inférieure à 10 M. était décomposée en trois vaisseaux. La largeur du vais­seau central a l'axe des piles, était de 5,20 M. l'édifice se trouvait coupé par un transept non sail­lant et clôturé à l'est par une- abside flanquée de deux absidioles. Enfin, l'ensemble était précédé d'une avant nef a quatre travées qui reprenait semble-t-il le volume et le traitement du vaisseau principal.

Ce plan est archaïque. Il ne doit rien aux mutations qui ont marqué l'architecture septen­trional aux temps Carolingiens. Si il n'y avait le transept, ce serait même un dessin très langue­docien, comme à Unac ou à Verdun sur Ariège. Quant à la décomposition double, avec nef pour les moines et avant nef pour les fidèles, c'est ce que nous retrouvons en l'an 1000, à Saint Martin du Canigou. Mais ce plan qui représente en fait le traitement réduit de la basilique constantinien-ne devait être très répandu au IVème et au Xème S. Un semblable édifice pouvait-il être voûté ? A cette question tous les auteurs ont répondu « non » sans hésitation et nous sommes tentés d'adopter cet avis infiniment raisonable. Pourtant la nef de Saint Martin de Canigou est voûtée et la petite nef de Farges, située non loin de Cluny l'est également. Dans ce dernier édifice, l'élévation interne est portée sur des piles rondes appa­reillées de 80 cm de diamètre. Si ces bases étaient découvertes dans un ensemble ruiné, elles pourraient fort bien nous faire penser à un traitement basilical avec couverture en charpente.

Après ces réserves de principe, voyons quel pouvait être le traitement des volumes. Le tran­sept est attesté par des éléments de maçonnerie perpendiculaire à la nef mais il n'y a pas trace de structures longitudinales. Dans ces conditions il faut imaginer un volume continu sans croisées et sans tour lanterne. Mais le dessin de cette première abbatiale reste très hypothétique et l'architec­ture du Xème S. comporte encore beaucoup d'inconnues qui ne seront sans doute jamais levées.

Vers le milieu du siècle, la communauté se développe et la première abbatiale devient insuf­fisante. Une construction plus vaste est alors entreprise sur un axe parallèle établi à 20 M. au sud. Ainsi les deux églises seront contigues par les croisillons des transepts. Pour cette nouvelle abba­tiale, Cluny II, commencée vers 960 et consacrée par l'abbé Mayeul en 981, nous n'avons tou­jours que le plan des fondations livré par les fouilles mais cette fois nous sommes dans une pério­de qui a laissé un petit nombre d'édifice et les hypothèses émises seront moins alléatoires. Le con­texte va nous aider dans nos restitutions.

La seconde abbatiale: CLUNY II

Avec le plan, seul témoignage conservé, nous devons imaginer l'élévation de Cluny II mais cette fois nous sommes bien dans l'art roman. Le chevet profond, avec partie droite flanquée de deux collatéraux, se trouve clôturé à l'est par une abside et deux absidioles. Ensuite, se dévelop­pe un transept de grande envergure (28 M). Il déborde franchement l'édifice mais comme il est Hé à celui de l'ancienne abbatiale, il reprend la même largeur, moins de 5 M. ce qui est très étroit en rapport au plan. Enfin, à l'ouest, nous trouvons une nef à trois vaisseaux et sept travées d'une largeur interne de 14 M. L'ensemble mesurait 46 M. à l'intérieur de l'œuvre tandis que l'entraxe des piles de la nef était de 8,20 M.

Pour les historiens de l'art, c'est le plan bénédictin et les bâtisseurs de l'ordre vont l'exploiter tout au long du Xlème S. de l'Italie septentrionnal à la Grande Bretagne. Mais dans le monde mo­nastique de ce temps, les bénédictins sont partout, ce sont eux qui s'intéressent le plus rationnel­lement à l'art de bâtir et si l'appellation n'est pas fausse, elle n'est guère significative non plus.

Ce plan nous inspire par contre des remarques plus architectoniques et plus riches d'ensei­gnement. Toutes les parties orientales de l'édifice, chevet et transept, sont implantés sans décou­page caractérisé, sans structures perpendiculaires, ce qui implique de la part du constructeur le refus des voûtes d'arête et le choix des berceaux. Côté nef par contre, les bas côtés sont bien dé­coupés en plan carré comme requis par les voûtes d'arête classiques et pour cette partie de l'édi­fice c'est le procédé généralement choisi par les constructeurs de la haute époque.

Ceci nous amène à une question importante pour la chronologie des procédés romans en Occident septentrional. Le nef de Cluny II était-elle voûtée ? Si l'on peut répondre par l'affirma­tive, c'est toute la datation des édifices archaïques qui serait à revoir et la Bourgogne prendrait ainsi la tête du mouvement, position jusqu'alors reconnue à la Catalogne le pays du premier art roman selon Don Puig Y. Cadafalch. Dans une restitution établie à l'issue de ses travaux, le Professeur J.K. Conant a considéré l'abbatiale de Cluny II comme entièrement voûtée. Voici bientôt vingt années de cela, l'idée n'a guère fait son chemin, et les datations bourguignonnes ne se sont pas déplacées dans le temps. Puisque la question est d'importance voyons pour Cluny II les probabilités secteur par secteur.

L'abside principale était voûtée en cul de four, elle était même traitée de médiocre façon puisque quatre puissants contreforts viendront au siècle suivant s'opposer au mouvement recon­nu dans les parties hautes. Quant aux absidioles nord et sud, noyées dans de puissants volumes de maçonnerie, elles étaient voûtées elles aussi. Pour ces formes en hémicycle, l'hypothèse n'est pas surprenante. Le voûtement était de rigueur et c'était dans bien des cas les seules parties de l'édifi­ce traitées de cette manière.

Pour les parties droites du chevet, les hypothèses sont déjà plus contestables. Le vaisseau central dont la largeur à l'axe des piles était de 8,20 M. avait une portée de voûte de 7,20 M. envi­ron. C'est considérable, mais les conditions d'épaulement étaient bonnes. Avec les deux collaté­raux voûtés et de surcroît épaulés par deux grandes sacristies une voûte en berceau était parfaite­ment viable. L'architecture romane normande qui respecte le plan dit bénédictin, s'astreint géné­ralement à voûter les parties droites des chevers tandis que ce traitement est refusé aux nefs qui, pourtant sont de même largeur. C'est le cas à la Trinité et à Saint Nicolas de Caen. En conclusion, nous choisirons donc l'hypothèse voûtée.

Pour le transept, nous l'avons dit, sa largeur était très faible : 4,50 M x 4,80 M. et dans ces conditions le voûtement était encore parfaitement concevable avec des procédés archaïques. Le vrai dilemme se situe sur la nef. Là semble-t-il les arguments se partagent équitablement en faveur du pour et du contre et nous allons résumer les démarches qui caractérisent les deux options.

Argumentation contre le voûtement de Cluny II

Avec une largeur à l'axe de 8,20 M et une portée de voûte de 7,20 M, le vaisseau central de la nef de Cluny II était plus large que toutes les églises bourguignonnes voûtées de la haute épo­que. Le narthex de Tournus ne faut que 6M à l'axe, la nef de Chapèze 5,80 m et la nef de Saint Worles de Chatillon sur Seine 5,40 M. D'autre part, la grande nef de Tournus avec ses 7,80 M à l'axe n'était pas voûtée à l'origine. Voici donc le témoignage de quatre édifices dont les fonda­tions furent établies 20 ou 30 années après l'achèvement de Cluny II ; il est franchement négatif.

Dans ces conditions nous sommes tentés d'établir une hypothèse basse qui peut s'articuler de la manière suivante. Edification avec vaisseau central non voûté vers 970/980, les bas côtés re­cevant, eux, des voûtes d'arête. Installation d'une voûte en berceaux brisés dans le deuxième tiers du Xlème S. vers 1040/1060 mais en tout état de cause avant la mise au point du mode de voûte­ment exploité sur Cluny III qui doit se situer vers 1070/1085. Enfin, reprise par épaulement avec des contreforts dès leur exploitation systématique soit vers le début du Xllème S.

En faveur de cette hypothèse basse nous pouvons citer le puissant narthex établi à l'ouest de cette nef vers 1000/1020 qui, lui, fût voûté dès l'origine. Il avait des bases beaucoup plus puis­santes et ne fût jamais renforcé par des contreforts. Cette brève argumentation « contre » peut paraître sans appel et pourtant, si nous l'avons développée la première c'est pour mieux mettre en évidence le caractère trompeur que peut dégager une analyse naïvement objective.

Argumentation pour le voûtement de la nef de Cluny II

En cette période archaïqie où l'empirisme l'emporte franchement sur la technique pure, il est difficile d'imaginer une mise au point réalisée d'emblée. Il y a forcément une période de ge­nèse où les réalisations incertaines vont se comporter de manière satisfaisante avant que le temps ne vienne sanctionner l'erreur. C'est le cas notamment des maçonneries en blocage mal équilibrées qui tiennent quelques décennies avant de se fissurer. Les trois exemples que nous avons pris : le narthex de Tournus, la nef de Chapèze et la nef de Saint Worles, ont tous trois tenu sans reprises importantes. Ces œuvres étaient donc viables mais parce que fort modestes en portée. La nef de Cluny II était d'une toute autre facture et son voûtement audacieux allait poser des problèmes c'est pour cela qu'elle fût reprise par des contreforts importants.

Ensuite et toujours en période archaïque, les réalisations magisteales sont trop en avance pour être bien comprises par la profession. Un siècle plus tard, et malgré le traitement exemplaire des grandes voûtes orientales à Cluny III, celles de la nef seront médiocrement réalisées, mais le Maître n'était plus là. Cette partie de l'édifice fût sauvée par de très puissants arcs boutants éta­blis au XlIIème S. Même remarque pour les nefs de St. Lazare d'Autun et la collégiale de Beaune qui sont contemporaines. L'œuvre maîtresse est copiée mais non assimilée et pourtant ses répli­ques de Beaune et d'Autun sont de taille inférieure au modèle. C'est un phénomène qui s'expli­que aisément, la technologie n'étant pas satisfaisante pour donner la valeur et fixer les critères et l'on assiste à la dégénérescence des procédés

Enfin, troisième et dernier volet de l'argumentation, le contexte ptovincial. Sur le bassin de la Grosne qui n'excède pas 1000 km2, soit le l/500ème du territoire français, nous trouvons une très forte densité d'églises romanes et la plupart sont voûtées. Un tel foisonnement doit s'ex­pliquer par la présence d'un modèle prestigieux et par un phénomène d'émulation. C'est une ré­gion où l'on construit voûté parce que Cluny II et St. Philibert de Tournus sont là pour prouver que c'est possible mais ces œuvres inspirées sont modestes et leurs bâtisseurs n'ont pas la maîtrise des Clunisiens alors, les répliques sont inférieures au modèle.

Ceci ne doit cependant pas nous faire oublier notre remarque première. La voûte de Cluny II, toute prestigieuse qu'elle fût, n'était pas viable. Elle souffrait d'un mal commun à cette haute époque : la couverture en lauzes posée directement sur un Ut de maçonnerie formant l'extrados de la voûté. Cet aménagement surcharge exagérément le sommet du berceau et ces voûtes fai­saient illusion dans la courte période où elle travaillait en monolithe reconstitué. Ensuite, dès les premières ruptures, le poids se transformait en « poussée » et ruinait les élévations au niveau des fenêtres hautes.

Nous sommes alors au milieu du Xlème S. et les parades sont simples et bien connues. D'a­bord installation de la couverture sur une charpente pour décharger le sommet de la voûte mais aussi pour aérer les maçonneries et limiter les risques de ruptures par le gel. Ces modifications ont du toucher la plupart des églises romanes de la région et nous en avons gardé la trace avec les an­ciens larmiers conservés sur les tours de croisée comme à Uchizy. Ensuite, deuxième parade, in­tervenant au milieu du Xlème S. On installe de puissants contreforts à l'extérieur au droit des doubleaux de la grande voûte, et il était toujours possible d'avoir recours, en toutes circonstances, aux ancrages métalliques liés à une poutre transversale en bois formant tirant. C'est ce que l'on voit, aujourd'hui encore, au narthex de Tournus.

En résumé, si nous admettons le traitement archaïque puis les aménagements qui vont se succéder tout au long du XVème S., le voûtement de Cluny II est admissible. Dans ces conditions cet édifice peut prendre la place qui lui revient dans la genèse débouchant sur les œuvres majeu­res du Xlème S.

LE NARTHEX DE CLUNY II

L'abbaye de Cluny s'est installée dans un domaine rural florissant et la région était déjà pourvue en structures urbaines. Les villes de Chalons, Dijon et Autun suffisaient amplement pour fixer l'artisanat, la bourgeoisie ainsi que l'organisation politique et religieuse héritée du passé. La fondation nouvelle de Cluny n'a donc aucune raison de recevoir, dès le Xlème S., un agglomérat urbain important et le narthex construit de 1000 à 1020 n'aura pas les caractères d'une porte monumentale comme dans les abbayes germaniques. Il sera conçu comme une avant nef à trois travées sans façade dominante.

Quand les travaux commencent, en l'an 1000, les voûtes de la nef qui ont 25 ans d'existence provoquent déjà de vives inquiétudes. Les bâtisseurs de Cluny comprennent que leur programme est aventureux et qu'il faut changer de parti. Sur le chantier tout proche de Tournus, les moines de St. Philibert qui achèvent une construction puissante à trois travées ont adopté sur les bas côtés du premier niveau des berceaux perpendiculaires. Ils ont quelque peu improvisé sur les grosses piles rondes mais leur dessin inspire confiance. L'idée sera donc retenue et convenable­ment aménagée. Les piles clunisiennes, de sections rectangulaires établies perpendiculairement à l'axe du vaisseau, recevront des piles engagées destinées aux doubleaux du vaisseau central.

La formule est rationnelle. Enfin, la portée est légèrement réduite par rapport à la nef, 6,80 contre 7,40 M.

Sur ces bases, il est facile de restituer le premier niveau mais les parties hautes restent in­certaines selon KJ. Conant le vaisseau central était éclairé par un modeste niveau de fenêtres hautes comme au narthex de St. Philibert. Cette composition sera sans grande destinée. Sans doute n'était-ellr pas « crédible » pour les exigences d'une nef. Par contre si nous l'imaginons sans fenêtres hautes, cette déconsidération s'explique et nous avons alors le modèle des nefs cisterciennes du siècle suivant. Un semblable retour aux sources bénédictines de l'an 1000, serait bien conforme à l'esprit de Bernard de Clairvault, qui aurait ainsi marqué sa désapproba­tion face au cours fastueux pris par l'architecture de St. Hugues.

De Saint Ambroise de Milan à la cathédrale de Durham en passant par St. Nicolas de Caen, les abbatiales bénédictines de la seconde moitié du Xle S. respectent un plan bien caractérisé qui fut naturellement désigné comme bénédictin. Mais cette étiquette satisfaisante et pratique risque de peser plus qu'elle ne doit. Si l'on s'en tient au dessin au sol,Cluny II conçu vers le milieu du Xe s. respecte déjà ce plan dit bénédictin mais cet apparentement facile risque de scléroser la démarche. Dans l'architecture religieuse occidentale, les chevets qui resteront fidèles au plan axé (Sans déambulatoire ni chapelle rayonnante) connaissent une longue et régulière évolution qui va de la fin du Carolingien à l'an 1100 et le plan de Cluny II qui se situe à mi-parcours constitue un jalon précieux.

Après le transept très saillant et l'abside profonde qui forment l'apport carolingien au plan basilical classique, l'évolution continue. Les deux tours qui flanquaient la partie droite font place à des bas-côtés bien pratiques pour le service du culte. Ils seront terminés par des absidioles mais le plan de Cluny I, 930, comme celui de St. Nicolas de Càen, 1060, et celui de St. Georges de Boscherville, 1125, montrent qu'elles ont peut être eu pour origine de simples niches dans le mur pignon. Ensuite, vers 1030/1050, cette abside profonde, basse et mal éclairée se trouve remplacée par deux travées qui prennent l'importance de la nef. Ce sera l'élévation diffusée par les bénédictins, en Normandie et en Angleterre. Mais à Cluny II, en 960, c'est toujours l'esprit de l'abside profonde flanquée de deux bas côtés et l'idée continuera son chemin puisque nous la retrouverons en 1070 à l'abbaye aux Dames de Caen.


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La Grosne coule dans une large vallée avec dépôts alluvionnaires ce qui a justifié, en un lieu (A), la décomposition du courant en deux tracés, le principal (B) et le secondaire ( C). Le site fut, dès la pax Romana, desservi par un itinéraire menant de Maçon (D) à Autun (E). La voie traverse la rivière sur deux ponts de bois faciles à installer dans le sol. Ce sera sur la rive gauche le lieu d'implantation d'un grand domaine rural gallo-romain doublé d'un vicus ou commerçants et artisans s'installeront pour le service des populations rurales de la vallée.


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Les troubles de 250/280 vont toucher la Bourgogne et, comme bien d'autres, la grande exploitation rurale disparaît ainsi que le vicus. La villa issue d'une remembrement excessif sera partagée entre les petits agriculteurs locaux mais le potentiel économique de la vallée de la Grosne demeure; les terres sont exploitées en pastoral et en polyculture. Très vite, des populations se rétablissent sur la voie romaine et le franchissement va de nouveau fixer quelques artisans et commerçants. Cest ainsi que Cluny traversera la période sombre qui va suivre mais de bien modeste manière. Les ruines du grand domaine rural demeurées en place permettront-elles d'abriter quelques familles pauvres?. En tout état de cause, la viabilité demeure. En 900, une troupe de bénédictins arrive sur le site et l'apprécie. Ils prennent possession des lieux et, en 910, un grand polygone est délimité pour la construction d'une première abbatiale (Cluny I). L'installation des nouveaux bâtiments se fait sans changer l'orientation donnée naguère par la voie romaine. Dans les décennies qui vont suivre, les abbatiales (A et B) ainsi que les bâtiments environnants reprendront ces coordonnées de base ( C). Les installations agricoles se maintiennent autour du précédent lieu de culte (D) tandis que commerçants et artisans s'installent à cheval sur la voie romaine à proximité de l'abbaye (E).


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1 - Abbatiale Cluny I - 2 - Abbatiale Cluny II — 3 - Narthex de Cluny II — 4 - Atrium de Cluny II - 5 - Cloitre de Cluny II - 6 - Cellier - 7 - Cuisine - 8 - Réfectoire - 9 - Cloitre des Novices - 10 - Noviciat- 11 - Boulangerie - 12 - Ecuries - 13 - Hostellerie — 14 - Chapelle de la Berge - 15 - Salle Capitulaire — 16 - Dortoirs (au 1er niveau) — 17 - Infirmerie — 18 - Entrée principale.


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Construit quelques 30 années après la nef, le narthex de Cluny II était voûté de toute évidence. Ses structures puissantes avec orientation perpendiculaire semblent destinées à des berceaux établis sur les bas côtés et l'épaisseur des murs est telle que la composition devait être sans problème. Ces constatations ont naturellement débouché sur le raisonnement suivant. Si les constructeurs clunisiens de l'an 1000 connaissaient ainsi les conditions du voûtement, et ne les avait pas appliquées sur la nef c'est qu'elle était couverte de charpente,mais nous réfuterons cette argumentation simpliste. Dans cette période archaïque il faut admettre les erreurs et les reprises, nous en avons de nombreux exemples. La nef de Cluny II qui, très tôt donna des signes de faiblesse fut sauvée par des contreforts tandis qu'il n'y en eut jamais sur le narthex.


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Cette restitution en élévation de Cluny II s'intègre bien dans le contexte roman-bourguignon interprété selon une chronologie haute, débarassée du verrou de l'an 1000. Au-delà d'une abside profonde, A, qui fut sans doute reprise en structuration interne, puis avec des contreforts externes, se développe une partie droite puissante et voûtée, B A la croisée, dans un transept étroit et sur un plan rectangulaire, avec coupole sur trompes C, une haute tour, D, comme à Chapaize et à Blanot. Ensuite, une nef à sept travées dont les trois premières, E, sont à pas réduits avec des piles rectangulaires, tandis que les quatre dernières, F, dont le pas s'agrandit, sont installées sur des piles rondes plus graciles, G, comme à St. Volres de Chatillon sur Seine. Enfin, l'ensemble est clôturé à l'Ouest par un puissant narthex à trois travées avec -bas-côté sur berceaux perpendiculaires qui, un siècle plus tard,inspirera les bâtisseurs cisterciens.


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Dans son expression archaïque et sur une période qui s'étend de 950 à 1050, l'architecture romane bourguignonne recherche le voûtement sans y parvenir de manière vraiment satisfaisante. Les premières voûtes réalisées en blocage et qui travaillent en monolithe reconstitué font illusion mais ne résistent guère aux attaques du temps. Mal maçonnées mais surtout mal protégées de l'humidité et du gel par une couverture en tuiles romanes intégrée à l'extrados des maçonneries, elle se fissurent. Des mouvements inquiétants apparaissent rapidement dans les parties hautes, c'est alors le temps des aménagements de survie.

L'abbatiale de Cluny II aujourd'hui disparue (un des édifices majeurs de Bourgogne) se situe dans cette période de genèse et il est logique d'imaginer qu'elle fut l'un des chaînons importants de cette mutation architectonique. Sur un parcours connu qui va de Cluny I à Cluny III, et à l'aide d'édifices contemporains comme Chapaize, nous pouvons imaginer l'enclanchement suivant.

Après l'achèvement initial de 970/980(coupe A)l'œuvre donne satisfaction;mais vers 1000/1010, les premiers mouvements apparaissent dans les parties hautes et ce sont ces déconvenues qui vont engager le constructeur du narthex à concevoir plus puissant. Sur la nef ces problèmes sont traités par les moyens coutumiers : aménagement de la couverture qui se trouve dégagée de la maçonnerie et posée sur charpente, puis allégement des maçonneries au sommet de la voûte. Mais ces interventions mineures ne suffisent pas. Bientôt il faut appliquer ce procédé nouveau qui se révèle particulièrement efficace ; le contrefort. Souvent il se conjugue avec une modification du dessin de la voûte qui devient brisé. Dans le contexte provincial, cette technique fait son chemin de 1030 à 1050 puis trouve ses formes achevées vers 1050/1070. 1040/1050 constitue donc le temps des expériences et c'est celui que nous proposons pour les interventions qui vont conforter définitivement la nef de Cluny II. (Coupe B.)


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Bourgogne- Cluny, façade gothique de l'abbaye


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Bourgogne - Cluny, vue d'ensemble


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Bourgogne - Cluny, l'abbaye, croisillon sud


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Bourgogne- Cluny, sol dégagé du narthex de Cluny III


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Bourgogne - le site de Cluny, vue d'ensemble


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Bourgogne- l'abbaye de Cluny, porte d'accès


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Bourgogne - Cluny les grandes écuries de St. Hugues


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Bourgogne - Cluny, l'abbatiale de St. Hugues, croisillon sud


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Bourgogne - Cluny tour des Fromagers


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Bourgogne- Cluny église paroissiale


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Bourgogne - Cluny, maison romane


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Bourgogne - Cluny, logis de l'abbé (XIV°)


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Bourgogne - Cluny, l'abbatiale de St. Hugues, dessin du XVIII°


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Bourgogne - Cluny, l'abbatiale, les voûtes du croisillon sud


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Bourgogne - Cluny, l'abbatiale, voûtes du croisillon sud


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Bourgogne - Cluny - les maquettes du Pr. Conan


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Bourgogne - Cluny - les maquettes du Pr. Conan