LA GRANDE ABBATIALE DE SAINT-HUGUES

Vers 1080, l'ordre de Cluny est à l'apogée de sa puissance. Il s'est résolument engagé dans la voie politique et son influence est devenue considérable , mais ces moyens ne peuvent être dissociés du phénomène bénédictin. Les progrès réalisés par ces derniers dans le domaine des arts et de la culture en imposent à l'Europe entière. Quand Guillaume le Conquérant veut couvrir ses domaines de grandes abbayes pour former des foyers de civilisation et contrer ainsi la tendance féodale qui lui a donné la vie dure quand il n'était que Guillaume le Bâtard, c'est à l'ordre Bénédictin qu'il fait appel. Enfin comme la fortune va généralement aux vain­queurs, les grands esprits du temps vont se vouer à ce brillant courant qui s'annonce comme créateur de civilisation.

Cluny trouve bien entendu la meilleure part dans ce mouvement et la vieille abbatiale n'est plus à la hauteur des circonstances. Hugues de Semur qui dirige alors la Maison, s'est résolument engagé dans la chose publique. Il désire jouer la carte du prestige et va construire la plus grande abbatiale de la chrétienté. C'est un projet qu'il caresse sans doute depuis son avènement mais le bond en avant est tel qu'il faudra nécessairement innover, inventer et d'abord choisir un plan à la hauteur du programme. Le dessin dit Bénédictin qui s'impose dans les grandes abbatiales anglo-normandes apparaît bien classique et ne séduit guère un esprit porté à l'innovation. Par contre, le modèle avec déambulatoire et cinq chapelles rayonnantes créé un siècle plus tôt à St-Martin de Tours et qui se répand dans les grandes abbatiales de péleri­nage jalonnant la route de St-Jacques de Compostelle semble plus prometteur, plus riche en développement, et c'est lui qui sera choisi. Mais à l'époque, vers 1075/1080, le parti n'est pas achevé et la composition encore très incertaine. Pour situer le problème faisons un rapide tour d'horizon vers les années 1080.

Les chevets à grand développement à l'heure de Cluny III

Dans sa version primitive et rustique, avec trois chapelles rayonnantes et sanctuaire aveugle, le procédé a déjà trois quarts de siècle d'existence au moins. Vignory en Haute Marne et St-Hilaire de Melle en Poitou qui sont tous deux antérieurs à 1050 constituent de bons exemples de la phase archaïque, et leur situation respective atteste de la grande diffusion du parti. Mais cette première génération avec déambulatoires étroits, voûtes en berceau et sanctuaire dominé par un lourd cul de four aveugle était profondément marquée d'archaïsme et c'est l'image qui devait l'emporter dans les esprits. Ainsi, le parti ne fut pas de nature à inspirer un projet grandiose comme celui qui germait dans l'esprit des bâtisseurs de l'Ordre. Cependant en cette fin du Xle s. c'est le temps où les hommes et les idées commencent à circuler tandis que l'éco­nomie en pleine mutation est désormais à même de fournir sur un chantier les bons matériaux dont la diffusion était naguère limitée à l'environnement d'origine. Dans ces conditions, chacun comprend que les éléments du progrès technique sont en place et qu'il faut les exploiter. C'est l'heure de l'engagement,alors la formule est reprise un peu partout. En Bourgogne, dans l'Ouest mais aussi tout au long du Val de Loire qui semble être le berceau du système. Dans les trois décades qui vont suivre, une bonne vingtaine de chevets à grand développement avec trois chapelles vont voir le jour; mais en 1080, à l'heure du choix clunisien,le parti est encore en pleine genèse et livré aux expériences contradictoires. Une exception tout de même le chevet de Notre Dame de la Couture au Mans. Il est de facture ambitieuse et doit être fort avancé en 1080. Le rayon d'implantation externe du déambulatoire est de 8m. Il est donc parmi les plus vastes. Mais cette œuvre en avance de quelques décades souffre encore de sérieuses faiblesses, la liaison entre hémicycle et partie droite se fait mal. Répercutées en cascade ces difficultés impliquent vite les fondations et mettent en cause leur conception. Le problème est donc insoluble, il ne peut être traité que dans le programme suivant à condition toutefois que les nouveaux bâtisseurs se soient trouvés confrontés à la bonne école. Telle est la règle de l'expérience.

Le groupe à quatre chapelles rayonnantes

Le chevet à grand développement avec quatre chapelles rayonnantes voit le jour lors d'aménagements réalisés à la cathédrale de Clermont au cours du Xe s. Cette première com­position eut sans doute quelque prestige puisque nous la retrouvons au début du Xle s. sur les bords de la Loire, à Saint Aignan d'Orléans. Cette abbatiale est aujourd'hui disparue mais le chevet tout proche de Saint Benoit sur Loire reprendra la formule quelques temps plus tard. On la retrouve aussi à St-Hilaire de Poitiers, au cœur d'une zone où la composition à trois chapelles semble régner en maître. Enfin, dernière preuve de son prestige, elle s'imposera systé­matiquement dans les édifices de la riche génération romane qui rayonnera autour de Clermont au début du XIle s.

Au crédit de cette école, il faut mentionner plusieurs options génératrices de progrès. D'abord, elle est la seule à placer systématiquement une couronne de fenêtres hautes au pied du cul de four. Ensuite, grâce aux voûtes d'arétes installées sur le déambulatoire, elle sera parmi les premières à s'imposer un découpage rayonnant régulier. Enfin, l'établissement d'une travée droite bien caractérisée, entre l'hémicycle et le transept, fournit une composition homo­gène sans grand problème architectonique en élévation. Une remarque cependant, le chevet de St-Hilaire de Poitiers ne comporte pas de couronne de fenêtres hautes, mais sa situation particulière sur les restes d'un très vénérable sanctuaire, liée à une croisée pré-existante ne permettait pas un tel aménagement.

Ainsi, en ces années 1080/1085, c'était dans ce parti qu'il y avait le plus à glaner en inspi­rations de qualités, en bonne formule et en rigueur salutaire. Mais les Clunisiens ne semblent pas en avoir pris conscience puisqu'ils vont négliger la régularité dans le découpage rayonnant nécessaire aux voûtes d'arétes sur déambulatoire. Mais comme nous le verrons, cette erreur de principe va les porter vers un palliatif aux riches conséquences.

Parti traditionnel à trois chapelles, formule à quatre chapelles à la manière auvergnate, rien de tout cela ne paraît digne d'intérêt pour les bâtisseurs clunisiens. Cette voie modeste, ce long et pénible cheminement technique qui va permettre à ces partis mineurs d'accéder à l'état satisfaisant n'est pas fait pour eux. Ce qu'il vont choisir c'est le grand programme, avec cinq chapelles rayonnantes, déambulatoire et couronne de fenêtres hautes.

Le chevet de St-Martin de Tours qui impose la formule au début du Xle s. et qui sert de modèles au Maître de Cluny était en avance sur les techniques de son temps. L'œuvre connut semble-t-il quelques difficultés d'existence et fut reprise à l'époque gothique mais comme la grande abbatiale toute entière disparut à la Révolution, les éléments nous manquent. Le chevet de St-Savin sur Gartempe constitue la plus proche et la plus ancienne réplique conservée mais il a connu lui aussi bien des vicissitudes. Le sanctuaire sera repris à une période indéterminée sans doute pour pallier des mouvements reconnus dans les parties hautes.. Ensuite les construc­teurs de St-Marftal de Limoges et de Conques reviendront au plan à trois chapelles qui assure un meilleur étagement des structures

C'est St-Semin de Toulouse qui reprendra quelques années plus tard le grand plan à cinq chapelles en lui apportant les aménagements nécessaires, notamment dans le traitement de la liaison partie droite-hémicycle, mais cela, les Clunisiens l'ignoraient puisque les deux chantiers étaient pratiquement contemporains, St-Sernin n'ayant que quelques années d'avance sur Cluny III.

Ainsi les bâtisseurs de l'ordre vont choisir le programme le plus ambitieux et s'il n'est pas au point qu'importe, il sera traité à la manière clunisienne. De la part de St-Hugues et de ses compagnons, c'est la seule voie digne d'intérêt. Ce saut dans l'inconnu est bien conforme à l'esprit qui règne alors dans la maison. Mais derrière ce choix il y a sans doute un homme d'exception, conscient de sa valeur et désireux de l'affirmer ; c'est celui qui deviendra le Maître de Cluny.