PONTIGNY

Aux abords du village, dans son cadre de verdure,l'abbatiale de Pontigny impressionne et intrigue celui qui la découvre. Après les restaurations énergiques mais rigoureuses qu'il a subies, l'édifice paraît homogène mais, comme à Vezelay, il s'agit de reprises successives autour d'un transept ancien où la régularité des alignements fut donnée par un développement parti­culier du chantier.

Le transept de 43,60m d'envergure, et d'une largeur à l'axe qui varie de 10,60 à 10,70m se trouve décomposé en trois travées nord et trois travées sud, chacune voûtées d'arête. C'est la partie la plus ancienne de l'édifice et c'est autour de ce noyau que vont s'articuler les deux campagnes suivantes. La première verra la construction de la nef, probablement d'est en ouest, c'est à dire à contresens, la seconde étant consacrée au chevet avec déambulatoire et chapelles rayonnantes contiguës, à la manière septentrionale. Les aménagements du transept sont généra­lement datés de 1140/1150, la nef de 1160 à 1180 et le chevet de 1180 à 1200. Cette enve­loppe globale correspond assez bien au caractère architectonique de l'ensemble mais le raccor­dement de la nef et du transept est sans doute plus difficile à cerner qu'il n'y parait. Pour cette raison nous allons commencer par la nef bien qu'elle ne constitue pas la partie la plus ancienne.

La nef de Pontigny

La nef de Pontigny marque par sa puissance et sa sobriété. C'est le dépouillement voulu par les cisterciens,mais c'est aussi l'achèvement d'une longue lignée bourguignonne où l'esprit du maître de Cluny fut constamment présent. La largeur du vaisseau central, mesurée à l'axe des piles, est de 11,80m à l'ouest et 12,05m à la croisée. La largeur interne est de 21,85m et les sept travées font respectivement du narthex au transept 9,10m 8,35m, 8,10m, 8,18m, 8m, 8,78m et 8,60m. Ce plan légèrement trapézoïdal est destiné à rejoindre une croisée de 12,20m x 12,30m qui déborde légèrement le volume du transept (10,60m à l'axe) et qui fut par conséquent implantée après lui. Cette hypothèse se confirme aussi par les voûtes d'arêtes sur les croisillons tandis qu'elles sont avec croisées d'ogive sur les travées de la nef.

D'autre part, l'hypothèse d'une campagne menée d'est en ouest, à contresens s'explique par les colonnes engagées flanquant la travée occidentale et qui disparaissent dans les suivantes. C'est l'esprit de Langres abandonné ensuite. Cette première travée ouest est aussi plus grande que les autres, et tout se passe comme si le constructeur s'était trouvé dans l'obligation de réduire son pas pour partager équitablement l'espace restant jusqu'à la croisée. S'il avait pro­gressé de manière naturelle, cette dernière n'avait aucune raison d'être plus grande que les autres.

Mais cet enclenchement apparemment logique n'est pas satisfaisant en tous points. En effet, on imagine difficilement quel fut l'état de la croisée à l'intérieur d'un transept voûté pendant la construction de la nef, soit, sur 20 années environ. Et si elle fut réellement cons­truite après la nef, en fin de campagne, on voit mal pourquoi le constructeur aurait choisi une section irrationnelle. Certes ces objections se basent sur des remarques mineures mais elles peuvent déboucher sur un enclenchement qui s'intègre bien au contexte établi pour la Bourgogne du Nord entre 1140 et 1160. Voici donc la chronologie que nous proposons pour la nef de Pontigny.

En 1114, Etienne Harding envoie Hugues de Maçon fonder une abbaye à Pontigny. C'est alors l'époque de Saint Bernard et si la renommée de l'ordre est grande, sa réussite sociale reste modeste. Les subsides importants arriveront vers le milieu du siècle et c'est en 1150 que Thibault de Champagne donne aux moines les moyens de construire une grande abbatiale en remplacement de la petite chapelle St-Thomas.

Dès lors, une question se pose. Doit on intégrer d'une quelconque manière les contraintes de l'ancienne église dans le programme de l'abbatiale actuelle tout en admettant, bien entendu, que le transept constitue la partie la plus ancienne conservée ? Il est difficile de répondre à cette question car les renseignements nous manquent. S'agissait-il d'un petit édifice qui dispa­raîtra totalement par la suite ou au contraire d'une structure basilicale plus vaste mais seulement partiellement édifiée faute de moyen et qui, dans ces conditions, aurait donné les plans actuels et son homogénéité. La question reste sans réponse. Il nous faut donc faire le choix d'une hypo­thèse cadre et nous retiendrons la suivante.


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PONTIGNY

Dans cette abbaye cistercienne nouvellement fondée, les grands travaux du XIIe s. ont commencé par un chevet aujourd'hui disparu et la travée droite contigue au transept qui semble issue de l'œuvre antérieure témoignerait pour un plan rectangulaire comme à Fontenay. Cette campagne commencée en 1150 s'achèvera par l'édification d'un grand transept perpendiculaire vers 1160; mais le premier Maître d'œuvre,très pénétré de l'esprit de St-Bernard, doit laisser place à un homme plus ouvert sur son siècle. Pour manifester sa marque et bien exploiter les moyens qui s'offrent à lui, le nouveau venu décide de jeter les bases d'une grande nef et de mener sa campagne par niveaux successifs, processus peu coutumier.
Vers 1160 et pour l'édification de la travée occidentale, il reprend les rapports de la dernière travée d'Avallon et c'est pour l'heure la meilleure référence régionale; mais le mouvement s'accélère et, dès les parties hautes il choisit les voûtes sur croisée d'ogives à la manière de Langres. Ensuite, il y a nous semble-t-il un léger flottement dans le programme; le constructeur doit modifier le pas des travées pour découper rationnellement l'espace jusqu'à la croisée qu'il vient d'implanter dans le transept existant. Cette campagne s'achève vers 1175;ensuite, les travaux reprendront à l'est avec un nouveau chevet à déambulatoire et chapelles rayonnantes.

L'abbatiale actuelle fut commencée vers 1150/1152 par l'ouest avec un chevet de plan simple, probablement rectangulaire comme à Fontenay, et le transept édifié dans la foulée (1154/1158). A cette époque, les voûtes sur croisée d'ogives sont connues mais c'est encore leur période probatoire. Celles de Sens réalisées depuis quelque temps sur dessin sixpartite avec piles alternées ne s'intègrent pas au parti bourguignon. Celles de Langres sont sur plan barlong, 1145/1150, mais les échaufadages sont à peine démontés. Enfin, celles de la première travée du narthex de Cluny sont encore en chantier. Ainsi le constructeur de Pontigny choisira, pour les travées des croisillons, les classiques voûtes d'arêtes qui donnent d'excellents résultats sur les chantiers d'Avallon et de Vézelay.

Mais ce milieu du Xlle s. est une période charnière, la longue décantation expérimentale à laquelle se sont livrés les besogneux du demi-siècle précédent porte ses fruits. Les échanges deviennent de plus en plus nombreux et les Maîtres d'œuvre prennent de l'assurance. Pour le constructeur de Pontigny, c'est l'heure du choix. Il doit fixer, son plan, délimiter l'enveloppe de la nef, les portées des voûtes,le pas des travées, autant d'options fondamentales qu'il faudra ensuite respecter jusqu'à l'achèvement de l'œuvre. Il décide de construire grand. Son volume nominal de 80 x 220 pieds va lui donner 59m pour les entraxes cumulés et environ 22m pour la largeur interne. Reste à déterminer la décomposition de ce volume soit l'entraxe des piles et le pas des travées.

A cet instant, il n'a pas encore choisi les nouvelles voûtes sur croisée d'ogive et prendra pour références les rapports de la belle nef de Saint Lazare d'Avallon, toute proche, et prati­quement achevée. A St-Lazare, le pas des travées fait 0,748 de l'entraxe mesuré sur la dernière travée régulière; il sera de 0,735 pour la première travée occidentale de Pontigny, 9,10m x 11,80m. Mais il y a un flottement dans les calculs et la longueur restante de 50m se prête mal au même découpage. Pour rattraper la situation, le Maître d'œuvre la divise par 6, ce qui lui donne 8,33m théorique et la travée suivante fera 8,35m. Cet entraxe des piles, de 11,80m environ, il faut maintenant rappliquer sur la croisée et là un nouveau problème se pose. Sur la nef les grosses piles avec structure en croix chères aux clu-nisiens ont été développées et le volume longitudinal porté à8 pieds, (2,40m). Si nous ajustons cette valeur, soit deux fois 1,20m à la largeur entre mur du transept existant, nous obtenons 12,35m et c'est le plan requis sur la croisée pour que les structures longitudinales s'alignent au droit des murs. Ce sera la valeur choisie mais ce plan carré est plus large que l'entraxe précédem­ment établi, 11,80m d'où la très légère ouverture donnée aux élévations. Telle fut nous semble-t-il la démarche du constructeur. Cet équilibrage des rapports et des pas défini dès le commencement des travaux sera à l'origine de la régularité de l'édifice. C'est une démarche assez rare dans la construction romane mais nous sommes déjà au milieu du Xlle s. et l'espace de Pontigny se trouve entière­ment libre de toute construction. Les semelles et les fondations installées à l'avance auront donc le temps de se stabiliser et le constructeur évitera ainsi le tassement différentiel dont souffrent les chantiers progressant travée après travée,mais c'est une préparation qui n'engage pas sur la manière de mener la suite du chantier.

Vers 1155, le transept est voûté d'arêtes, comme à Avallon, et la croisée s'achève, sans doute momentanément couverte de charpente. N'oublions pas qu'il n'y a aucun volume d'épau-lement sur le plan longitudinal. C'est à ce point du programme que le constructeur découvre le nouveau système de voutement exploité à Langres et au narthex de Cluny III, et décide de l'adopter. Ensuite tous les travaux vont porter sur la nef et ce sera sans doute l'une des rares constructions romanes édifiées par niveaux et non par travées.

Cette méthode assez exceptionnelle comporte des inconvénients techniques. Les structures inachevées risquent d'être détériorées par les intempéries; imaginons les voûtes d'arêtes des bas côtés exposées sans couverture aux pluies de novembre et au gel de décembre; imaginons aussi l'ensemble du chantier avec ses murs périphériques à mi hauteur exposés sans protection à une précipitation intense. L'espace tout entier va se transformer en piscine et la stabilité déjà acquise sera remise en cause par les infiltrations. Par contre, si les moyens disponibles sont très importants, il est possible de protéger l'ensemble avec une charpente provisoire avec bardeaux et travailler ainsi en toutes saisons avec, sur le chantier,un nombre beaucoup plus impor­tant de compagnons. C'est alors le grand jeu et les inconvénients cèdent la place aux avantages. Protéger 1500m2 de surface n'est pas une mince affaire mais c'est parfaitement réalisable avec les moyens de l'époque. Par contre, si un chantier organisé de cette manière doit être interrompu faute de moyens,avec toutes ses structures à mi-hauteur,c'est une catastrophe et c'est finalement pour cette raison non technique que la manière, travée par travée, l'emporte généralement.

A Pontigny, les bas-côtés seront très clunisiens. Les arcs doubleaux sont homogènes avec les structures et la travée barlong ainsi cloisonnée sera dotée d'une voûte d'arêtes moyennement surhaussée. C'est très précisément l'esprit d'Avallon. Pour les grandes voûtes, l'inspiration initiale viendra de Langres et nous trouvons sur la première pile les colonnes engagées destinées à recevoir les ogives. Mais nous sommes chez les cisterciens et,si les grands principes de Saint Bernard s'oublient vite, la rigueur est toujours de mise et le rationnel s'impose. Sur les travées suivantes, la pile engagée que forme la structure en^croix, coté nef se trouve portée à 5 pieds par 7 pieds ce qui donne au niveau du pied de voûte une surface amplement suffisante pour recevoir doubleaux et ogives.

La manière est très satisfaisante et en toute rigueur c'est la composition des parties orien­tales de Langres qui ne l'est pas. En effet, les colonnettes en délit, qui reçoivent les ogives ne sont pas compressibles, tandis que les piles engagées destinées aux doubleaux peuvent s'affaisser par écrasement des joints. Cette différentiel risque de provoquer un décollement de la voûte et des structures. Enfin, la composition de Pontigny ne laisse, pour le doubleau, qu'une partie du tailloir surmontant la colonne engagée. Il sera donc plus faible mais suffisant.

Toujours en vertu de la rigueur cistercienne, le niveau des combles des bas côtés est garni d'un niveau de mur nu sans décoration aucune. Pas de triforium ouvert qui viendrait affaiblir ces maçonneries dont la fonction est encore sensible dans le parti de transition. Enfin, les voûtins perpendiculaires,qui ne sont pas exagérément bombés, laissent la place pour une grande fenêtre haute et le vaisseau se trouve abondamment éclairé.

Ces travées vastes, simples et rigoureuses, admirablement proportionnées, sont aussi très puissamment cloisonnées. Les contreforts hauts et bas se trouvent liés sous combles par un mur pignon ouvert d'un arc. C'est ce que certains auteurs appelleront un arc boutant sous combles. C'est une composition excellente. Malgré un abandon relatif au XIXe s., avant les restaurations modernes, les grandes voûtes de Pontigny ont parfaitement tenu.

Cette réussite va profondément marquer l'architecture cistercienne. C'en est fini de l'in­transigeance sectaire de Bernard de Clairvaux qui portait à l'archaïsme. C'est maintenant le temps du rationnel et l'esprit de Pontigny prendra une bonne part dans les abbatiales que l'ordre va diffuser à travers l'Europe et notamment en Espagne.

En France, la nef de Saint Benoit sur Loire exploitera presque simultanément la même composition mais avec moins d'ampleur. Enfin, cette élévation à trois niveaux, beaucoup plus rationnelle que le parti à tribunes qui se développe alors en Ile de France, sera reprise par les constructeurs gothiques du XHIe à la nef de Chartres, d'abord, puis au chevet de Soissons ensuite.

La nef de Pontigny est achevée vers 1175 et le chantier doit marquerune pause. Les travaux reprendront quelques années plus tard vers 1180/1185 avec l'édification du grand chevet à déambulatoire et couronne de chapelles que nous voyons aujourd'hui. Si nous admettons l'hypothèse d'un premier chevet de plan rectangulaire, cette nouvelle œuvre qui se développe au delà de la travée droite ne doit pas détruire grand chose. Il faut simplement aménager le sanctuaire, passer du rectangle à l'hémicycle et garnir le tout d'un déambulatoire et d'une couronne de chapelles.

Mais ce n’est déjà plus un œuvre issue du courant bourguignon. Si nous y trouvons la rigueur cistercienne et quelques marques des procédés chers à la province, son plan, ses grandes voutes sont liés au courant septentrional. Pour bien l’aborder, il faut le voir dans ce contexte et nous le traiterons dans le livre consacré à l’architecture gothique du XIIe s.


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ABBATIALE DE PONTIGNY - Vue en coupe


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Pour illustrer les mérites de la composition dans sa phase achevée, nous avons choisi les nefs des abbatiales de Saint Benoit sur Loire et de Pontigny. Dès 1155/1160, le traitement structuré se compose avec des voûtes d'arêtes sur les bas côtés et des voûtes avec croisée d'ogive sur la grande nef. L'épaulement des voûtes hautes et basses est réalisé par des contreforts liés entre eux par une structure sous combles qui peut prendre des allures d'arc-boutant caché comme à Pontigny. Ces édifices d'une remarquable stabilité ont traversé les siècles sans le moindre mouvement et sans requérir, l'aide d'arc-boutant. Lors de leur édification, ils étaient beaucoup plus satisfaisants que leurs contemporains de l'île de France, Notre Dame de Paris, Noyon, Senlis.


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Bourgogne: Pontigny, vue d'ensemble


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Bourgogne: Pontigny, vue d'ensemble


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Bourgogne: Pontigny, chevet de l'abbatiale


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Pontigny: la nef, travées occidentales


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Bourgogne: Pontigny, batiments conventuels


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Bourgogne: Pontigny voûtes d'arêtes du déambulatoire


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Bourgogne: Pontigny, abside, les grandes voûtes