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La cathédrale d'Amiens
Au début du XIII° siècle, l'espace où va s'ouvrir le grand chantier gothique d'Amiens est occupé par deux églises distinctes: la cathédrale qui se trouve à l'emplacement de la nef actuelle et l'église Saint-Firmin le Confesseur établie plus à l'est. Cette dernière servira à l'exercice du culte lors de la première partie du programme et sera démolie après la mise à disposition de la nouvelle nef afin de laisser place libre au grand chevet que nous voyons aujourd'hui.
L'œuvre gothique fait 150m de long. Si nous admettons que le constructeur se soit réservé 10 à 12m à l'ouest pour développer ultérieurement des tours de façade de plan carré qui ne seront jamais construites et si nous admettons également que le nouveau chevet n'a pas occupé la totalité de l'espace laissé libre par la démolition de Saint Firmin, les deux édifices précédents devaient tenir sur une longueur inférieure à 180m, ce qui donne des oeuvres de taille moyenne. En prenant 110 à 115m pour la cathédrale, nous obtenons un édifice semblable à Noyon ou à Laon, en première facture.
Cependant, la période d'édification qui nous est donnée, 1137/1152 soit 15 années, est beaucoup trop courte pour une reconstruction complète. Le programme ainsi daté ne peut concerner qu'une partie de l'édifice, soit la nef ou le chevet. En région septentrionale, le XI° siècle fait plutôt porter ses efforts sur les nefs et met en cause les élévations basilicales sur colonne héritées du carolingien, tandis que le XII° siècle, lui, va se consacrer aux chevets qui n'avaient guère évolué. Ainsi nous pouvons estimer (sans preuves) que le programme d'Amiens a porté sur les parties orientales de la cathédrale voûtées à cette occasion. Si la nef avait reçu pareil aménagement, elle n'aurait que peu souffert de l'incendie de 1218.
Dans les provinces du Nord, au début du XIII° siècle, les incendies de cathédrale surviennent avec une régularité et une opportunité qui peuvent paraître suspectes. En 1218 le chevet de Soissons était suffisamment avancé pour bien fixer les caractères du nouveau parti à triple élévation maintenant débarrassé des monstrueuses culées de Chartres. Il était donc tentant d'ouvrir un nouveau chantier où cette excellente composition serait portée à plus de 40m. Amiens allait offrir cette opportunité aux maîtres d’œuvre du temps. Mais la ville a sans douté hésité entre restauration et reconstruction. Le nouveau programme ne prend corps que deux années plus tard, en 1220.
Le siège épiscopal d'Amiens est alors occupé par Evrard de Fouilloy, un prélat que l'on dit de haute naissance, mais ce n'est pas certain. Les deux villages de Fouilloy situés en Picardie ne sont pas de nature à justifier de bons quartiers de noblesse. Par contre, Fouilloy, dépendance de la grande abbaye de Corbie est un lieu où l'on pouvait trouver des familles nourricières à qui confier des bâtards de grande lignée. Après une jeunesse douillette, l'enfant était pris en mains par le desservant de la paroisse puis franchissait les portes de l'abbaye pour une formation selon les règles. Ce fut peut être la destinée d'Evrard. Quoiqu'il en soit, l'homme possède à la fois intelligence et caractère et les choix qu'il fera lors de la mise en place du programme seront remarquables.
La direction du chantier d'Amiens est confiée à un homme venu des bords de l'Oise, Robert de Luzarche. Il a sans aucun doute travaillé à Soissons et les parallèles que l'on peut faire entre les coupes des deux édifices ramenées à la même échelle sont nombreux et convaincants. Selon une opinion communément admise, les travaux commencent en 1220 mais l'inscription qui en témoigne et figure sur un linteau a beaucoup souffert et son déchiffrage a livré plusieurs lectures. Cependant, toutes les comparaisons que nous ferons avec les programmes contemporains semblent confirmer cette date mais avec une réserve: la pose de la première pierre dont il est question est un acte purement symbolique qui ne peut, en aucun cas, préciser l'état réel du chantier.
L'édification commence par la première travée occidentale de la nef mais Robert de Luzarches ne dispose pas, comme à Chartres, de deux puissantes tours pour assurer l'épaulement de ses grandes voûtes. Il pourrait certes monter parallèlement les structures d'une grande façade harmonique, comme celle qui s'achève à la cathédrale de Paris, mais la charge de travail ainsi représentée correspond à cinq ou huit années et retarderait d'autant l'œuvre utile et la mise à disposition de la nef. Le maître propose donc d'élever de concert quatre puissants contreforts qu'il aura tout loisir d'aménager ultérieurement. Ainsi la façade d'Amiens sera un ouvrage bâtard qui se distinguera radicalement des oeuvres contemporaines Senlis, Noyon, Chartres, Paris et Reims. Les constructeurs de Bourges qui eurent quelques difficultés à clôturer leur campagne s'inspirèrent du traitement d'Amiens.
La nef
Le plan au sol est classique. La nef d'une largeur à l'axe de 14, 60m est flanquée de deux bas-côtés de 8,65m, l'ouvrage se développe sur six travées régulières et une septième plus large correspondant aux bas-côtés du transept. Ce changement de pas devait, comme à Reims, offrir deux plans carrés sur les croisillons débordants afin d'établir des tours de flanquement, mais le programme sera poursuivi activement et les façades nord et sud mises en souffrance. Lorsqu'elles seront reprises, les tours sur croisillons n'étaient plus de mode.
Les piles qui supportent l'élévation sont conformes au parti de Chartres et de Reims avec un noyau cylindrique flanqué de quatre colonnes engagées. Le cercle d'inscription est de 2,20m en moyenne. Côté externe, les retombées des voûtes trouveront le classique faisceau de cinq colonnettes engagées, une pour le doubleau, deux pour les ogives et deux pour les formerets. Après le volume de cloisonnement qui représente environ 1m d'épaisseur, nous trouvons une puissante culée dont le débordement à la base atteint 3,80m. C'est moins qu'à Reims mais cependant de bonne mesure.
En élévation, les tailloirs des piles sont portés à 14m et le bandeau théorique s'aligne à 21m. La petite corniche du triforium qui reçoit la frise se situe, elle, à 21,60m. Le triforium est de grande hauteur relative, 7,50m au plan du glacis externe, tandis que la petite mouluration qui court à la base des embrasures est à 0,60m plus bas. Les tailloirs des grandes voûtes sont à 33,50m, ce qui donne, depuis l'assise externe, une pile critique de 5m de haut. C'est une valeur prudente d'autant que sur une nef aux travées régulières les déséquilibres longitudinaux sont théoriquement inexistants.
A l'extérieur, l'équilibrage perpendiculaire est parfaitement réalisé à l'aide d'une batterie d'arcs boutant, le contrebutement haut bloquant d'éventuels basculements. Le constructeur d'Amiens a parfaitement appréhendé et maîtrisé ce subtile problème de mécanique statique. La pile critique se décompose en un faisceau de colonnettes engagées qui s'inscrivent dans un cercle de 1,50m de diamètre, environ, et d'une petite colonne monolithique externe d'un diamètre de 0,45m. Ce traitement montre à l'évidence que le concepteur était parfaitement conscient de ne traiter qu'une charge verticale sans aucune résultante oblique.
Enfin les grandes voûtes de plan et de facture classiques donnent une hauteur sous clé de 42,30m et, sans doute pour la première fois, corniches et gouttières sont portées par un arc qui ne touche pas aux voutins. Il est donc possible de contrôler et de prévoir tout affaissement du mur virtuel avant que le phénomène ne menace les voutins. Ces derniers sont devenus très légers. La coquille en compression est constituée de pierres soigneusement appareillées dont l'épaisseur varie de 25 à 30cm et la chape d'homogénéité formée d'un mortier de chaux est d'une très faible épaisseur. Par contre, cette extrême légèreté des volumes implique un traitement très élaboré des pieds de voûte et des raidisseurs perpendiculaires mais également une distribution intelligente du blocage d'extrados. Doubleaux et ogives sont devenus des membrures où profil et section sont en évolution régulières avec les appareillages en parallèle aux contraintes. Même s'ils ne sont pas toujours parfaitement traités, les phénomènes les plus subtils de la mécanique statique sont maintenant bien appréhendés.
La structure externe
Pour équilibrer cette élévation sans faute, nous trouvons un ensemble de contrebutements qui est à l'avenant. La partie basse de la culée, aujourd'hui absorbée dans les maçonneries des chapelles latérales, n'est plus visible et nous accepterons donc le dessin qui en est donné par Viollet le Duc. Sans doute réalisé après piquetage lors des travaux de restauration, il doit être rigoureux. La partie contrefort comporte un larmier périphérique qui couronne le niveau d'assises et trois redents équitablement distribués sur la hauteur. Les décrochements successifs ainsi obtenus sont de 0,90m environ pour une épaisseur qui demeure constante.
Au-delà de la corniche et de la gouttière qui couronnent le bas-côté, commence la culée proprement dite. En perpendiculaire, elle s'aligne sur le volume de l'arc qui coiffe les fenêtres basses et son épaisseur est de 1,70m, soit beaucoup plus que le volume de cloisonnement. Cette disposition donne une base de culée de 4m X 1,70m, elle est flanquée en interne d'une pile engagée qui reçoit l'arc-boutant et l'aplomb ainsi obtenu correspond à l'axe de la colonne destinée au doubleau; il n'y a donc pas de porte à faux. Un passage ouvert dans l'axe de la gouttière n'affaiblit pas, outre mesure, cette pièce maîtresse du dispositif.
Le premier corps de la culée fait 10m de haut et reçoit l'arc-boutant bas qui demeure dans les caractères de transition. Nous trouvons au sommet un alignement de chaperons formant membrure en compression maintenue en place par un arc porteur et un empilage de maçonnerie. Ce sont là les critères de la composition poids. A sa base, l'arc porteur s'appuie sur une pile engagée et trouve au sommet un volume de transition porté par une colonne dont nous avons déjà parlé. Ce point d'application qui représente une hauteur de 2,80m correspond sensiblement au pied de voûte.
Après une frise de feuillage, se développe le second corps de la culée haut de 5m. Sa face avant fut plusieurs fois reprise et la facture actuelle est XIV° siècle. Ce volume d'inertie dont l'épaisseur est réduite à 1,10m reçoit l'arc boutant haut. Ici composition et facture sont identiques à celles de la membrure basse. Le volume d'appui également porté par une colonnette représente une hauteur de 2,80m et le secteur d'application peut être considéré comme haut. Il implique donc une maçonnerie homogène sur le doubleau. La disposition peut apporter un excédent de poussée de la part de l'arc mais nous ne sommes pas encore dans les conditions nécessitant un voile perpendiculaire caractérisé, comme avec les arcs boutant très hauts rencontrés à Reims et à Beauvais. Arcs boutant hauts et bas travaillent tous deux sous des angles de 32°,30'.
Dans son ensemble de contrebutement, Robert de Luzarches reste donc fidèle au parti de Soissons mais il n'est pas certain qu'il ait pu observer une travée de cette nef entièrement achevée avant de fixer définitivement son projet, les dates sont très tangentes. Nous avons remarqué que le maître de Soissons avait réduit l'angle d'attaque de l'arc haut, sans doute pour éviter une trop grande résultante verticale qui aurait engendré un décollement des maçonneries du mur gouttereau. Robert de Luzarches ne semble pas avoir perçu ce problème. S'il a rencontré là quelques difficultés, il les a traitées avec surcharge sur le pied de voûte.
Sans décor excessif, sans surcharge, la nef d'Amiens est une superbe réalisation. Tout est parfaitement conçu et proportionné selon les bonnes règles de la mécanique statique que Robert de Luzarches semble bien maîtriser. Sans doute a-t-il soigneusement expérimenté sur maquette avant de fixer ses choix. Mais toute démarche technique s'expose aux pièges les plus subtils et un mal sournois guettait les grandes cathédrales du XIII° siècle, sans gravité excessive à Amiens, il va participer la ruine de Beauvais.
La pile de la nef d'Amiens avec 14m au tailloir et un cercle d'inscription de 2,20m est parfaitement suffisante pour supporter l'élévation mais cette dernière s'allège constamment et la compression disponible au niveau du bas-côté se réduit parallèlement. Là se cache, sournoisement, la résultante externe issue du doubleau du bas-côté. L'effet toujours potentiellement présent était totalement absorbé par les volumes excédentaires ainsi que par l'énorme compression imposée aux piles. Il ne se manifestait donc pas. La parade est simple. Contrairement aux oeuvres du XII° siècle où de confortables volumes de maçonnerie venaient renforcer l'inertie du bas-côté, il faut maintenant réduire au maximum la charge appliquée sur le doubleau, charge engagée dans la résultante interne.
Robert de Luzarches semble avoir compris le problème. Les volumes en question sont allégés au maximum, cependant les difficultés seront plus sérieuses à la croisée où les résultantes s'additionnent sur la pile avec un effet majeur issu de l'ogive qui se trouve précisément dans le plan où l'inertie est la plus faible.
Le transept
Après les grands vaisseaux en continu, sans transept, comme Sens, Senlis et Bourges, où les arcs-boutants vont s'installer sans problème de croisement, la cathédrale de Laon revient au vaisseau perpendiculaire mais avec tribunes et le plan qui comporte des tours de flanquement sur les façades des croisillons paraît très séduisant. Il sera donc repris sur les grands édifices avec triple élévation, comme à Chartres, Reims et Rouen mais les croisements d'arc vont se révéler très délicats à traiter. A l'heure où Robert de Luzarches aborde le sujet, au niveau du plan, les références satisfaisantes lui manquent.
Avec son mur virtuel très épais, le constructeur du chevet de Chartres a sans doute imaginé que l'allègement des voûtes suffirait à retrouver un équilibre satisfaisant, il refuse donc les bases de culée caractérisées. De son côté, Jean d'Orbais prévoit la retombée des arcs mais conserve le mur virtuel épais. Par contre, c'est le constructeur de Chartres qui réalise le premier croisement d'arcs sur la face occidentale de son transept mais la proximité des tours de flanquement facilite l'ouvrage. Le maître de Reims juge également ce recours très rassurant et exploitera au mieux le volume de ces tours en se privant de croisillons débordants. Dans un contexte ainsi brossé, nous pouvons comprendre les hésitations de Robert de Luzarches à l'heure de choisir son plan de croisée.
Avec des bas-côtés rectangulaires, de 7,20m sur 8,65m, il lui fallait faire un choix: ou toutes les travées de la nef sont égales et les collatéraux des croisillons sont plus petits ou bien ils sont implantés selon les rapports de la nef et le bas-côté de croisement devient carré. Pour un esprit rigoureux, c'est la meilleure solution, elle est donc retenue. Ce choix offre également l'avantage de faciliter l'implantation du plan carré requis par les tours de flanquement. Restait à faire un dernier choix: croisillons débordants comme à Chartres ou non débordants comme à Reims. Il semble que cette ultime décision fut mise en attente.
D'autre part, le chantier d'Amiens est mené bon train. Maintenant que la nef a été livrée au culte et l'église Saint-Firmin le Confesseur démolie, l'espace dégagée le permet. Avec un traitement sans discontinuité, l'homogénéité des fondations est plus satisfaisante et Robert de Luzarches se trouve bientôt devant un choix supplémentaire: double bas-côté ou pas?. Le chevet de Soissons où il a travaillé dans sa jeunesse est simple, harmonieux et sans problème mais le programme dont il a maintenant la charge est plus ambitieux. Il ne peut faire moins que Reims. Ce sera donc un double bas-côté. Sans doute pense-t-il exploiter là les mêmes arcs-boutants que sur la nef et dans cette hypothèse, l'impact de la seconde volée basse se trouverait à 4,60m au-dessus du plan couronnant le premier niveau tandis que la seconde volée haute se situerait, elle, à 10m. C'est acceptable en partie droite mais le plan de croisement va poser de sérieux problèmes. En longitudinal, entre premier et second déambulatoire, le massif d'épaulement doit porter sur la colonne médiane du premier niveau, c'est de nature à inquiéter, d'autant qu'elle fut conçue gracile. Nous la voyons aujourd'hui flanquée de quatre colonnettes supplémentaires mais la mesure est dérisoire, le programme semble donc en difficulté. Cependant, tous les composants architectoniques peuvent évoluer et les arcs-boutants ainsi que les culées sont alors à un tournant de leur existence. Les progrès en ce domaine vont permettre l'achèvement du chœur d'Amiens.
Toutes ces réflexions sont nécessaires et montrent à l'évidence que les grand programmes gothiques sont maintenant très élaborés. Les constructeurs n'ont pratiquement plus aucune marge de manœuvre, à la moindre difficulté les innovations hardies s'imposent et c'est la raison du progrès.
La croisée
Au XII° siècle, les quatre piles de la croisée étaient proportionnellement massives et priorité était donnée à la retombée des arcs. Ainsi les quatre principales colonnes engagées se situaient dans les plans cardinaux où était la meilleure inertie. Ce n'était pas totalement logique au niveau du bas-côté mais les rapports étaient tels qu'il n'y avait aucune inquiétude à se faire. Cette sécurité relative va s'estomper à chaque évolution et personne n'y prend garde. Tôt ou tard, quelqu'un allait franchir le seuil critique et ce fut malheureusement un homme de talent: Robert de Luzarches, mais son pas au-delà de la ligne rouge était très minime et la parade demeurait possible.
Avec le plan choisi, les quatre travées d'angle d'Amiens forment un carré de 8, 65m à l'axe et la diagonale est de 12,40m. A cet endroit, les arcs perpendiculaires vont engendrer des effets sans contrepartie et l'action de l'ogive viendra s'additionner à la résultante ainsi obtenue. La conclusion est simple: le plan critique se trouve en diagonale mais la pile de composition traditionnelle accorde la meilleure inertie aux plans cardinaux: 3m contre seulement 2,40m. La composition est donc fondamentalement erronée et les tailloirs d'Amiens situés à 14m donnent l'ultime mesure du problème. Toutes les colonnes portées sur le cercle de 3m auraient sans doute stabilisé la situation. Les mouvements ne vont pas tarder. Ils imposeront un chaînage métallique installé à la base du triforium mais la date de l'intervention n'est pas certaine. G. Durand pense que les premières chaînes furent placées fin XIII° mais nous avons un compte rendu qui signale un chaînage d'ensemble au XV°. Il s'agit sans doute d'une reprise destinée à obtenir de nouveaux points d'ancrage.
Les travées des bas-côtés du transept qui sont lancées en même temps que la croisée reprennent rigoureusement plans et factures définis sur la nef. La première travée qui doit respecter le carré donné par le grand côté des collatéraux forme naturellement un grand pas, la seconde qui doit s'aligner sur le petit côté du rectangle retrouve le pas standard de la nef. Enfin, le croisillon débordant, programmé après coup, forme une travée légèrement plus petite.
En élévation, nous retrouvons les piles de la nef hautes de 14m au tailloir avec noyau cylindrique et quatre colonnes engagées. Les arcs sont de portée variable selon les travées mais de même facture que précédemment. Enfin, les voûtes demeurent fidèles au traitement XIII°. Par contre, dans cette partie de l'édifice, le programme va momentanément se limiter au niveau du bas-côté. Cette option permet à Robert de Luzarches de progresser au plus vite côté chevet, afin de fixer définitivement l'ensemble de son projet. Cette méthode allait lui permettre de créer l'hémicycle idéal.
Le chevet
Après les croisillons et leurs collatéraux, l'ouvrage se poursuit sur trois travées droites d'un pas régulier. Les premiers bas-côtés s'alignent pratiquement sur ceux de la nef mais nous devons considérer ici une valeur à l'axe qui est toujours supérieure à celle mesurée au nu du mur. En pareil cas, elle est de 9,10m contre 8,65m. Les piles du premier rang qui vont porter l'élévation demeurent fidèles au choix initial. Le XIII° est très sensible à l'unité de programme et Robert de Luzarches, sans doute déjà sur ses vieux jours, active son chantier afin d'imposer cette harmonie d'ensemble. Par contre, les piles du second rang seront programmées plus petites et ultérieurement renforcées. Nous pouvons considérer que le constructeur n'a pas encore pris la mesure des diverses contraintes imposées par le double bas-côté.
Le second bas-côté doit, en vertu du plan, s'aligner sur le petit côté des collatéraux du transept. Il est donc plus étroit que le premier, 7,60m de l'axe de la pile au nu du mur. A l'extérieur, nous trouvons pour appui des nervures le classique faisceau de cinq colonnes engagées.
Dans le dessin de ce double bas-côté, ce sont les points d'épure des arcs qui changent et les sommets s'alignent. Ici, comme sur la nef et le transept, la facture demeure fidèle au programme initial. Considérées comme une technique achevée, les voûtes du XIII° resteront stables sur un bon siècle. Enfin, à l'extérieur, nous trouvons une grande fenêtre comme celle aménagée sur la nef, à la même époque, tandis que les piles de culée reprennent également formes et proportions fixées lors du choix du programme.
Une fois le premier niveau achevé, les parties hautes seront sinon mises en souffrance du moins traitées sans hâte. Robert de Luzarches travaille déjà activement sur l'hémicycle qui doit s'élever de concert et l'homme d'un certain âge qu'il est devenu réalise que le temps lui est désormais compté.
Chronologie partielle
Il est difficile de fixer précisément la chronologie des diverses étapes du chantier d'Amiens mais les dates connues, ainsi que les observations réalisées sur l'œuvre, nous permettent d'imaginer le développement comme suit. Dans un chantier qui progresse d'ouest en est, les travaux sont menés simultanément sur trois niveaux. Fondations, assises et bases progressent rapidement et sans discontinuer. Ensuite, vient le traitement du premier niveau tandis que les parties hautes prennent un retard important. Le décalage entre chacun de ces traitements peut atteindre deux à trois travées et nous avons admis qu'il allait s'accentuer dès le transept selon la volonté du maître qui veut finaliser son projet.
Dans ce cas, la nef est livrée au culte en 1236, soit 16 années après le début des travaux. C'est extrêmement court. D'autre part, si les grandes voûtes maintenues latéralement par des arcs-boutants trouvent, côté façade, l'épaulement des contreforts, rien n'existe côté transept et là sans doute "l'effet de fond" doit être constamment confié à des échafaudages de bois. Ceci permet au chantier de s'activer sur les bas-côtés orientaux tandis que fondations et bases en sont aux troisièmes travées droites.
Cinq années plus tard, en 1241, les travaux portent sur le double bas-côté de la partie droite du chevet ainsi que sur les fondations de l'hémicycle. Enfin, les parties hautes du transept se mettent en place.
Faisons un pas de cinq années. A l'échéance de 1246 les travaux portaient sur les piles du sanctuaire et sur la couronne de chapelles. Certains auteurs pensent que cet ensemble était achevé en 1247, à l'heure où l'évêque Arnauld fut inhumé entre les deux piliers axiaux du sanctuaire. Ce n'est pas certain puisque l'achèvement de l'ensemble ne se fit que vers 1270, soit 23 années plus tard. 1250 pour l'achèvement des parties basses de l'hémicycle nous semble logique.
Cette analyse nous permet de définir approximativement la date où le plan de l'hémicycle fut dessiné au sol et fixé en assises. C'est vers 1238/1241 que s'achève la galette de fondation et se traitent les pyramides appareillées qui fixent définitivement le dessin. A cette époque, le chevet de Beauvais qui va servir de modèle est bien avancé. L'ouvrage a alors atteint le bandeau qui domine le premier bas-côté et le dessin en plan est acquis depuis une dizaine d'années mais les parties hautes ainsi que les malencontreuses piles intermédiaires destinées aux arcs-boutants ne sont pas encore programmées. L'ouvrage offre donc tout ses mérites et n'a pas encore été dévoyé par la folle escalade des niveaux. Il demeure un excellent modèle.
L'hémicycle
Rien ne s'opposait à ce que Robert de Luzarches choisisse un hémicycle à cinq travées rayonnantes, comme à Reims, mais avec chapelles sur plan rectangulaire, comme à Soissons. Cependant son programme est pour un temps le plus haut jamais réalisé et l'équilibre entre grandes voûtes rayonnantes et demi-travées de contrebutement préoccupent déjà les esprits. Robert a sans doute compris très tôt l'intérêt d'un hémicycle auto-stable, comme celui permis par la disposition de Beauvais. N'oublions pas que cet ouvrage avait été engagé de fort bonne manière. Le plan implique sept chapelles dont les ouvertures seront étroites et les clés portées à 19m, ce sont donc des proportions nouvelles mais si l'esthétique rompt avec la coutume, le fait est sans inconvénient notable. Le parti est adopté, reste à définir le dessin au sol.
A Beauvais, le cercle d'épure des piles du sanctuaire correspond à l'entraxe des travées droites, ce qui a pour effet de gauchir la travée d'équilibrage. En partie haute, le sanctuaire formera donc un polygone irrégulier à sept côtés. Par contre, il suffit d'agrandir le cercle d'épure pour obtenir un polygone apparemment régulier à cinq côtés. La nuance est subtile mais les effets architectoniques d'importance. A Beauvais, le premier arc-boutant perpendiculaire reçoit des effets en déséquilibre, d'où l'énorme culée installée à cet endroit, par contre, avec le choix de Robert de Luzarches, les effets collectés sont équivalents. Sur une oeuvre où les piles critiques verront leur hauteur pratiquement doublée par l'ouverture du triforium ouvert, c'est un détail qui pèse bon poids.
D'autre part, le maître d'Amiens a pris conscience des résultantes internes qui vont s'exercer sur les piles du sanctuaire comme sur celles des travées droites. Certes leur valeur est réduite par le dessin des travées mais la couronne en compression, très haut placée, contribue à une moindre résistance. Il n'y a donc aucune raison de placer là des piles particulières, elles seront du modèle courant mais légèrement plus faibles. La colonne engagée interne représente ce qui devait manquer dans la première facture de Beauvais.
Les voûtes du déambulatoire sont d'excellente facture comme ce fut déjà réalisé sur les bas-côtés. Sur les chapelles qui comportent deux travées aveugles face aux culées et trois fenêtres installées entre les contreforts, le dessin des voûtes exploite le plan rectangulaire comme à Beauvais et les six voutins s'équilibrent naturellement. C'est là sans doute à petite échelle que prit naissance l'idée d'équilibrer un ensemble sur hémicycle. Faute de cela, le maître de Soissons avait du faire intervenir les voutins triangulaires du bas-côté. La chapelle axiale est plus longue que ses voisines et comporte deux travées droites clôturées d'un hémicycle équilibré à six voutins. Certains auteurs ont voulu voir dans cette superbe réalisation de 8m de large, 14,50m de long et 19m de haut l'origine du parti de la Sainte-Chapelle du Palais de Paris édifiée de 1245 à 1248, c'est peu probable, le plan de son hémicycle reprend le dessin du sanctuaire d'Amiens et son constructeur avait fait en 1245 la même démarche que Robert de Luzarches vers 1240. Tous deux avaient corrigé la composition de Beauvais, cependant Amiens conserve la primauté.
La cathédrale en 1250
Sur les 30 premières années du chantier le maître a mené sa tâche avec rigueur, méthode et talent. Il eut la chance de se voir confier l'œuvre dont il avait rêvé dans sa jeunesse et l'avait menée à bien dans ses grandes lignes. Toutes ses options architectoniques étaient satisfaisantes et les arcs-boutants imaginés sur la nef parfaitement exploitables en double volée sur la partie droite du chevet comme sur l'hémicycle, seul le double déambulatoire soulevait des problèmes délicats au point de croisement orientaux.
L'arrêt ou le ralentissement du programme qui semble intervenir vers 1250 eut sans doute pour cause la mort de Robert de Luzarches et non un manque de ressources. Le nouveau responsable du chantier est Thomas de Cormont et la campagne d'achèvement qu'il va mener sera d'une toute autre facture. L'homme défend une idée simple et remarquable. Pourquoi toujours réaliser des arcs-boutants comme au début du siècle avec une membrure en compression qui ne reçoit pas véritablement les moyens de sa charge et un arc porteur surchargé d'une maçonnerie de liaison dont l'action poids demeure. Souvent, avec l'augmentation des portées et l'allègement des voûtes elle dépasse les besoins. Sachons dégager l'essentiel du procédé. Donnons à la membrure en compression les moyens de sa fonction et maintenons la en position avec une fine arcature prenant appui sur l'arc porteur, telle est la pensée de Thomas de Cormont. Ainsi, plus de problèmes de charges incontrôlées. D'autre part l'ensemble qui gagne en légèreté peut prendre appui sur les colonnes intermédiaires des doubles déambulatoires sans les surcharger exagérément.
L'idée n'est pas totalement nouvelle. Nous la trouvons en genèse sur la nef de Chartres où les deux énormes rouleaux inférieurs sont déjà reliés par une colonnade. Elle figure également en plus élaboré au chevet de cette cathédrale mais ses arcs sont difficiles à dater, sans doute tardifs, et la membrure en compression n'est pas traitée comme il se doit en pièces essentielles. Il fallait porter la démarche à son aboutissement, c'est ce que fit Thomas de Cormont.
L'homme est également le promoteur d'une idée simple. Puisque le plan d'action des forces véhiculées par l'arc-boutant est parfaitement défini pourquoi des piles intermédiaires massives, comme celles qui sont en train de ruiner Beauvais? Un simple voile de maçonnerie suffit mais il faut lui adjoindre en toutes conditions un raidisseur perpendiculaire de même nature. La structure en croix ainsi établie est tout aussi rigide et beaucoup plus légère que la pile massive issue des temps archaïques. Ces piles en croix se rencontrent également au chevet de Chartres mais le traitement demeure sans conviction. Thomas de Cormont propose donc le programme dont l'œuvre d'Amiens a besoin et le chantier lui est confié.
La campagne d'achèvement
A la reprise du chantier, vers 1256/1258, toutes les travées orientales de la cathédrale demeurent en échafaudage. Les parties hautes du transept sont entreprises mais non achevées, le triforium est en place, les grandes fenêtres sans doute également, mais voûtes et contrebutements sont amorcés. Les rares éléments mis en place sont destinés à l'épaulement de la croisée, mais l'ensemble se trouvait toujours bardé d'échafaudage de sauvegarde. Côté chevet, sur la partie droite comme sur l'hémicycle, les parties hautes étaient toujours inexistantes, peut-être quelques amorces de piles, sans plus, et le vaste chantier devait être couvert d'un bardage provisoire. Le nouveau maître va pouvoir imposer sa démarche. Toute liberté lui est accordée sur le plan technique, mais obligation lui est faite de préserver l'harmonie d'ensemble. C'est une directive qu'il s'efforcera de suivre.
Sur la partie droite du chevet, le double bas-côté réduit grandement la pente offerte à la couverture. La hauteur du triforium d'Amiens permet d'assurer 25° sur les deux vaisseaux. C'est insuffisant pour des tuiles à crochets mais acceptable pour une couverture en feuilles de plomb. Cependant, l'heure est aux innovations. La cathédrale de Beauvais vient de recevoir un triforium ouvert et le maître d'Amiens reprend la formule. Il lui faut donc adopter un comble en pyramide qui nécessite des gouttières périphériques d'un traitement délicat.
Réalisées en bois et plomb, elles sont légères et sans effet mécanique mais exigent un entretien permanent. Par contre, si un personnage consciencieux mais insuffisamment éclairé en la matière réalise ces gouttières en pierre pour augmenter leur fiabilité, il surcharge le plan des doubleaux avec un maximum de poids côté nef au point critique, là où l'effet accentue la résultante interne. Les triforium ouverts furent sans doute appréciés des amateurs d'art, mais leurs effets pervers seront nombreux.
En partie haute, Thomas de Cormont conserve les mêmes fenêtres mais, dès cette époque, le dessin du réseau de pierres commence une longue évolution qui se terminera trois siècles plus tard avec le dessin flamboyant. Le sommet de l'arc est coiffé d'un gable qui s'intègre à la balustrade de la gouttière. C'est un aménagement d'ordre esthétique sans conséquence architectonique. Heureusement, le maître va se livrer à des initiatives plus sérieuses. Ses arcs-boutants et ses piles intermédiaires et culées en structure croisée, vont constituer le chef d'œuvre du genre.
Les arcs boutants
Sur la partie droite, la première volée de l'arc, la plus grande, comporte une membrure en compression très caractérisée et un arc porteur de même nature. La liaison est assurée par une fine arcature qui se présente comme une série de petites fenêtres avec meneaux et oculi polylobés. C'est du plus bel effet, mais voyons la fonction. Le système d'une portée de 8m et dont la hauteur minimum est de 2,40m ne permet pas une disposition en batterie. Les membrures qui s'appliquent en deux points distants de 4,10m à l'axe doivent choisir le meilleur niveau d'action. L'arc porteur dont la fonction est maintenant secondaire aboutit à 2,60m au-dessus du tailloir et la membrure en compression à qui revient l'essentiel du travail à 6,50m au-dessus du même point. Ce sont des positions que nous pourrions qualifier de médiane basse et de haute ce qui n'est sans doute pas le meilleur choix, mais le traitement des voûtes fut réalisé en conséquence.
La pile intermédiaire est constituée d'une structure en croix dont l'encombrement fait 2,80m à la base et 2,40m au niveau fonctionnel. C'est stable, léger et rigoureusement en conformité avec les structures qui assurent le cloisonnement des voûtes.
La seconde volée de l'arc fait 4,70m. Elle est de même traitement que la première mais le dessin de l'arc porteur diffère. Nous pourrions trouver à cela un avantage architectonique mais ce serait au prix d'une démarche trop subtile, nous ne le ferons pas, mieux vaut imaginer que le chantier a exploité le même gabarit de courbe sur deux portées différentes. Là également, la structure est unique et la composition aboutit sur une culée formée d'une structure en croix. Son encombrement perpendiculaire est de 5,60m, elle est donc en porte à faux sur le deuxième bas-côté mais la charge est négligeable tandis que la résultante véhiculée s'applique sur la moitié de l'arc solidaire du contrefort externe.
La composition rompt radicalement avec le projet initial de Robert de Luzarches qui prévoyait une pile traditionnelle et plus haute. Le niveau de chaperon de cette culée se trouve à 7,20m et la pente des membrures en compression est naturellement plus accentuée: 41° pour la première volée, 43° pour la seconde. Nous abordons là un domaine où les modifications de paramètre donnent des effets contradictoires et la bonne composition est bien difficile à obtenir.
Un angle plus important engendre une poussée moindre pour une charge égale et comme les arcs-boutants traditionnels ont souvent donné des poussées dépassant les besoins, la mesure est théoriquement bonne. Mais l'arc de Thomas de Cormont est considérablement allégé, son facteur poids est devenu négligeable et la mesure n'apporte aucun bénéfice. Par contre, la composition donne également une culée de moindre hauteur et cette fois le choix est positif, mais non sans conséquence.
Les mouvements qui se manifestent dans les structures hautes d'une cathédrale ont des origines diverses mais les phénomènes sont le plus couramment amorcés par un décollement des lits de maçonnerie sur un "coup de gel" en milieu humide et le scénario des effets consécutifs peut se résumer ainsi.
L'angle formé dans la transmission des effets au niveau du mur gouttereau donne une résultante dirigée vers le haut. Celle-ci porte à l'éclatement des maçonneries. Dans un ensemble ainsi déstabilisé, l'arc porteur comprimé et sans charge compensatrice va rompre l'alignement de la membrure en compression qui perd ainsi toutes ses facultés. Le problème s'est posé en certains points où nous trouvons une structure d'assistance formée de deux arcs antagonistes installés par Pierre Tarisel en 1497/1498. Le dessin de sa parade est très symptomatique; en incurvant la membrure supérieure, il se prémunit contre un éclatement vers le haut, phénomène qui venait de frapper la membrure en place.
Cependant, avec un point d'application de l'arc situé plus bas, le volume de maçonnerie opposé à la résultante dirigée vers le haut eut été plus important et les risques moindres. L'arc-boutant de Thomas de Cormont est d'une composition très élaborée mais il faut l'exploiter avec le plus grand soin.
Pourquoi le maître d'œuvre a-t-il choisi une pente accentuée sur les arcs?. La réponse est simple. Il suffit de tourner le regard sur 90°. Dans le plan longitudinal qui sépare premier et second bas-côté, l'angle choisi permet à la seconde volée de l'arc d'arriver en bonne position sur la pile intermédiaire. Un point d'impact situé plus haut aurait fatigué la structure d'appui et imposé une troisième volée. Le maître a donc cherché un dessin satisfaisant au point jugé le plus critique et la composition fut appliquée sur toutes les travées, mais la standardisation, comme le souci d'homogénéité, peuvent réserver de mauvaises surprises.
Notons enfin que les culées et les piles intermédiaires reçoivent des couronnements selon la mode du temps. Le chaperonage qui protège la maçonnerie des infiltrations d'eau est indispensable mais le décor qui lui est lié est de caractère esthétique.
Dans l'hémicycle où la culée correspond au contrefort médian prolongé des maçonneries mitoyennes aux chapelles, le rayon ne permet plus une double volée d'arcs. La formule qui préserve le mieux l'unité des structures externes consiste à installer une volée courante retombant sur une pile intermédiaire établie à l'aplomb du faisceau des colonnettes et à lier ce système à la culée. Mais ici la distance est faible, 6m de l'axe du faisceau au nu externe des contreforts. Robert de Luzarches dont le projet prévoyait deux arcs superposés avec un point d'impact situé à plus de 13m pour celui du haut avait besoin de l'ensemble de la surface, par contre, le nouveau projet qui décompose l'arc en deux volées tout en exploitant une pente plus grande donne un point d'impact situé plus bas. Dans ces conditions, Thomas de Cormont choisit une petite culée de 2,30m de profondeur mais flanquée de deux stabilisateurs en Y basés sur les corniches des chapelles. L'angle ainsi obtenu est de 118°, ces deux éléments participent donc à l'épaulement. Enfin, cette culée est liée à la pile intermédiaire par une petite membrure en compression portée par un arc.
Cette nouvelle composition n'offre guère d'avantages par rapport au projet initial mais l'architecture gothique a atteint des sommets et il est désormais bien difficile d'aller plus loin sans changer radicalement de parti, ce qui ferait perdre l'expérience acquise. Dans ces conditions les responsables de chantier qui entendent absolument faire du nouveau vont manœuvrer dans une fourchette étroite et s'engager dans un jeu puéril où ils risquent de perdre d'un côté ce qu'ils vont gagner de l'autre. Après le chœur de la cathédrale d'Amiens, nous allons assister à une multitude d'innovations de détails qui concernent plus l'effet esthétique que la fonction architectonique. D'autre part, elles sont souvent appliquées sur des édifices mal conçues, mal proportionnées où les problèmes potentiels sont multiples et nombreux. Ainsi les constructeurs vont désormais s'engager dans des innovations ponctuelles qui ont souvent pour effet de corriger les incohérences de conception.
Les impératifs de chantier
Comme tout ouvrage contemporain de quelque importance, le chantier d'une cathédrale gothique doit être géré méthodiquement. Depuis Chartres et le retour aux trois niveaux, la pile critique n'a cessé de se développer et les grandes voûtes maintenant hors de tout volume d'inertie constituent une véritable charpente de pierre qu'il faut monter sur des cintres avant de "fermer" la construction par la clef de voûte. De fait, cette fonction est devenue très théorique. Avec les arcs-boutants hauts et très hauts, il faut impérativement établir un voile de maçonnerie dans le plan du doubleau afin qu'il ne soit pas écrasé lors des déboisages intermédiaires avant que les voutins ne soient mis en place pour assurer l'équilibrage définitif.
Ce procédé permet de réaliser l'ensemble des structures perpendiculaires, culées, arcs-boutants, arcatures des grandes fenêtres et murs gouttereaux, à l'aide d'un portique de manœuvre qui se déplace au sommet de l'élévation. De cette manière, les treuils de carriers établis sur le portique peuvent assurer l'installation ainsi que le démontage et le déplacement des éléments de grand cintre; c'est le déboisage intermédiaire. Ils peuvent également prendre en charge la manutention directe des grosses pierres constituant les arcs. Cette partie de l'ouvrage, essentiellement en grand appareil, ne craint guère les précipitations et les bardages de protection sont réduits au minimum. Le chantier progresse donc en laissant les voutins ainsi que le grand comble en attente.
La mise en place de la couverture permet de réaliser la petite maçonnerie des voutins à l'abri des intempéries mais prive le chantier de ses moyens de grosse manutention. Il ne reste alors que de petits treuils de 300 à 400 kg, installés provisoirement sur la charpente définitive et c'est amplement suffisant pour les pierres de 30 à 50 kg constituant les voutins. Cependant, il faut ensuite démonter les grands cintres des ogives restés en place afin de porter les formes nécessaires au montage des voutins. Ce dernier déboisage doit se faire par le dessous, sans levage direct. Le travail va donc s'effectuer à partir d'une plate-forme établie au niveau des tailloirs et grandes voûtes, à plus de 30m. Il est donc prudent de prévoir tous ces bois en éléments multiples manœuvrables à bras d'homme. Enfin, comme cette plate forme haute, ainsi que les cintres d'ogive constituent des pièces de charpente délicates et coûteuses, il est intéressant de les déplacer de travée en travée. Pour cela le grand comble doit progresser de concert afin que le portique de manutention puisse préparer la plate forme haute sur la travée suivante.
Ce "planning" de chantier n'est certes pas le seul concevable mais il est rationnel donc exploitable et l'hypothèse de l'édification complète du grand comble avant l'établissement des voûtes se révèle peu satisfaisante. Selon les enclenchements ainsi élaborés, nous pouvons dater la campagne de Thomas de Cormont de la manière suivante.
Avec une reprise des travaux, vers 1256, les structures de la croisée sont achevées vers 1260 et la voûte mise en place vers 1262. Elle comporte liernes et tiercerons et c'est la première du genre dans l'œuvre gothique classique. Les structures hautes des trois travées droites sont terminées vers 1265/1266 et celles de l'hémicycle vers 1268/1269. C'est à cette date que l'évêque Bernard d'Abbeville donne la verrière qui doit garnir la grande fenêtre axiale du chœur mais sa livraison et sa mise en place sont sans doute postérieures. Les voûtes du sanctuaire, ainsi que les dernières travées du grand comble, peuvent être achevées vers 1272/1273 et les échafaudages intérieurs démontés l'année suivante. L'ensemble oriental de la cathédrale fut sans doute mis à disposition vers 1274/1275 mais le dallage définitif de l'édifice ne sera achevé qu'en 1288.
Les finitions
Comme toujours, les finitions vont tarder. Elles porteront surtout sur le couronnement de la façade occidentale. Cette partie de l'œuvre initialement constituée de quatre puissants contreforts permettant l'avancement rapide des travées de la nef sera ensuite traitée en deux tours qui vont prendre appui sur les trois porches. La décoration du portail central était achevée vers 1235 et celle des entrées latérales vers 1240. A cette époque les structures de la façade qui assurent l'épaulement des grandes voûtes sont achevées et alignées sur les murs gouttereaux, comme l'implique leur fonction. Nous sommes là au quatrième niveau des aménagements décoratifs, c'est la galerie des rois achevée vers 1250. Le premier niveau des tours qui participait également à la tenue des grandes voûtes ainsi qu'à l'épaulement de l'arc oriental était déjà en place.
Robert de Luzarches avait sans doute établi un projet pour le couronnement des tours mais il ne fut pas retenu. Les travaux vont s'arrêter là et ne reprendront qu'au XIV° siècle, vers 1360. Le second étage de la tour sud était achevé vers 1380 et celui de la tour nord vers 1400/1402.