Amiens
Comme la plupart des peuples gaulois, les Ambianis entrent dans l'histoire à l'heure de la Conquête de César, leur métropole est articulée autour d'un pont sur la rivière et se trouve désignée comme telle, Somarabriva (passage sur la Somara) mais l'origine du site plonge loin dans la préhistoire. Au quaternaire, dès la glaciation de Mindel, vers 350.000 avant J-C, jusqu'à la fin du Riss, vers 150.000 avant J-C, des hommes vivaient sur le site. Ils occupaient les terrasses calcaires qui bordent le sud de la rivière et si leur morphologie nous est inconnue, nous avons découvert leur outillage constitué de gros galets soigneusement taillés en biface. Cette civilisation préhistorique a pris le nom d'un village aujourd'hui inclus dans les faubourgs d'Amiens: Saint-Acheul, c'est l'Acheuléen. Ces gens représentaient le relais d'une civilisation plus ancienne dont nous avons découvert les témoignages en aval sur la rivière dans la région d'Abbeville, c'était l'Abevillien correspondant à l'inter glaciation Günz-Mindel soit vers 400.000 ans avant J-C.
Ensuite, la vie des Ambianis doit s'aligner sur le schéma communément admis pour l'Occident. Sclérose relative des activités socio-économiques durant la période à dominante froide que constitue le Wurm puis reprise du couvert végétal généralisé dès le retour du climat tempéré vers 10.000 avant J-C. Vie nomade derrière les troupeaux de bovidés dès que les cervidés ont offert des pâturages en faisant reculer la forêt et enfin mise en culture et sédentarisation qui vont déboucher sur notre civilisation, ce dernier phénomène doit s'amorcer dès 6.000/4.000 avant J-C, selon les régions.
Les Ambianis
Comme chez leurs voisins du sud, les Bellovaques (Beauvais) et du Nord, les Atrébates (Arras), la province des Ambianis s'est constituée autour d'un faisceau d'intérêts économiques avant qu'un pouvoir politique ne vienne coiffer l'ensemble. Dès le développement qui caractérise la Tène finale, les exploitants des terres du littoral propices au bocage resteront fidèles à la polyculture avec dominante pastorale tandis que leurs voisins installés sur le plateau du Santerre s'orienteront vers une exploitation à dominante céréalière. Ces activités complémentaires vont trouver un lieu d'échange; ce sera la zone de confluent où l'Ancre, l'Avre et la Celle rejoignent le cours de la Somme. Mais la dépression est vaste et de nombreuses cellules socio politiques, installées sur les oppidum de l'époque antérieure tentent de fixer à leur profit les courants économiques ainsi mis en place. Leur antagonisme les condamnera et le lieu de marché se fixe à deux pas de Saint-Acheul, là où les artisans et commerçants vont aménager le premier ouvrage de franchissement destiné aux chariots, fixant ainsi tout le transit empruntant l'axe nord-sud.
A l'origine la rivière et ses courants multiples était le domaine des maraîchers et des exploitants de bois et de roseaux. Le transport des personnes et des marchandises se faisait sur de longues barques et tout ponceau, même sommaire, constituait un obstacle mal supporté par les bateliers. Les franchissements se faisaient sans doute comme au siècle dernier, à l'aide d'une vieille barque attachée à un piquet et que tout candidat au passage devait mettre en travers à l'aide d'une perche ou d'un crochet. Obligation lui était faite de la remettre en long après passage afin de ne pas gêner le trafic. Souvent, l'embarcation était une vieille caisse qui prenait l'eau de toute part et qu'il fallait écoper avant usage: tel était l'ordre des choses. Plus le marais se développait, plus les bateliers prenaient d'importance et moins les ponceaux devenaient supportables. Il fallait pour rompre le cercle la naissance d'un pouvoir organisé et la programmation d'un ouvrage sur digues où chacun des ponceaux laisse une bonne hauteur libre afin de ne pas entraver l'activité sur l'eau. L'importance de l'ouvrage allait le rendre accessible aux chariots et le croisement du franchissement ainsi formé avec la voie traditionnelle sur berge feront la fortune du site.
Cependant, le marais est instable par définition et la réalisation d'un ouvrage de ce genre se fait par étapes successives. Le premier programme comportait une levée de terre renforcée de fascines puis stabilisée par des plantations d'arbres judicieusement disposées. Sur chacun des petits courants ainsi ménagés, les berges étaient maintenues par un alignement de pieux de taille progressive afin de fixer les môles. Le franchissement se faisait sur un tablier constitué de rondins longitudinaux et de baliveaux perpendiculaires en guise de surface de roulement, le tout bloqué à l'aide d'argile compactée ou de tuf très courant en cette région. Ensuite, cet ouvrage sera constamment renforcé et surchargé avec les moellons tout venant amenés des rives nord et sud. Après plusieurs siècles, ce sont ces matériaux durs qui l'emportent dans la constitution de l'ouvrage. Certains ponts modernes exploitent toujours ces amoncellements de pierres qui remontent à l'époque Gauloise, c'est le cas du franchissement de Cappy, un site déjà fixé au néolithique, toujours occupé à l'époque Gauloise et que les grands propriétaires terriens du siècle des Antonins garniront d'une couronne de villas de plateau.
Somarobriva
Le développement d'une cité est certes le fruit d'une conjoncture favorable mais également le fait d'une volonté poursuivie sur plusieurs siècles. Aux époques instables qui ont précédé la période de la Tène, les habitants installés sur les rives avaient fixé à cet endroit un point de repli qui deviendra centre politique. C'était un enclos situé au nord, sur la courbe des 50m et le caractère militaire du lieu semble se perpétuer tout au long des siècles. C'est aujourd'hui la citadelle et c'est sans doute en contrepoint que l'agglomération artisanale et marchande va se fixer sur la rive sud. Les commerçants installés le long de la voie sur berge vont engager le programme de l'ouvrage de franchissement mais les conditions nouvelles ainsi offertes ont d'abord favorisé les aménagements sur l'eau, aujourd'hui le quartier Saint-Leu. Les manufacturiers, rouisseurs et tanneurs qui ont besoin d'eau courante en quantité vont développer, là, un habitat sur les petites îles fixées par les portions de digues. Après avoir refoulé les maraîchers, ils vont stabiliser et surcharger de vastes étendues permettant ainsi une urbanisation plus soignée. Le phénomène se développe jusqu'à former une petite Venise archaïque. Les produits ici traités iront se commercialiser dans la ville bourgeoise installée sur le carrefour que forme, côté sud, le croisement de la voie de franchissement avec l'itinéraire sur berge. C'est sans doute le schéma de la ville que les romains vont trouver à l'heure de la conquête.
Pour estimer l'importance de cette métropole gauloise, faisons confiance à la démarche socio-économique. C'est aléatoire, certes, mais la fourchette ainsi déterminée permet de nombreux recoupements qui précisent cette démarche. Voyons d'abord le potentiel de la province.
Entre le pays des Bellovaques et celui des Atrébates, les Ambianis se sont constitués un territoire de 60km de large sur 100km de long, soit 600.000 ha. Les 2/3, côté littoral sont pays de bocages, le 1/3 côté continental se présente, lui, comme un plateau céréalier. Cependant, si telle est la couverture politique logique, il faut considérer que les terres du Vermandois dépourvues de métropole économique valable pouvaient se lier au système des Ambianis. C'est ce contexte, toujours présent sur la période historique, qui va présider au découpage de l'évêché d'Amiens, puis à celui du département de la Somme. Nous obtenons ainsi pour Somarabriva une assiette économique de plus de 700.000 ha. Sur cette base et avec des coefficients variant de 0,5 à 0,8 habitant à l'hectare, selon les modes de culture, nous pouvons estimer une population globale voisine de 450.000 individus. Enfin, avec un pourcentage de population citadine de 6 à 10% nous obtenons 35.000 personnes pour l'ensemble des agglomérations. Cependant, la province est longue et étroite. Une bonne part des populations de la zone littorale trop éloignée vont fixer leurs échanges sur de grosses bourgades et n'auront que des relations occasionnelles avec la métropole. D'autre part, les implantations du Santerre déjà organisées en gros villages ont fixé leur artisanat de proximité. Dans ces conditions, l'habitat potentiel offert à la métropole ne doit guère excéder 15 à 18.000 habitants avec seulement 10 à 12.000 pour l'agglomération elle-même. Ces derniers peuvent se répartir comme suit: 8.000 pour l'agglomération sur l'eau et 4.000 pour la ville en dur établie sur les terrasses calcaires du sud, sans doute non loin du lieu où se trouve aujourd'hui la cathédrale. Cette importance relativement modeste explique les difficultés que l'ordre romain semble avoir rencontré pour peupler la grande cité augustéenne de la fin du Ier siècle.
Les voies romaines
Au siècle précédant la Conquête, Somarabriva avait acquis son état de métropole régionale et sans doute amorcé une ouverture vers les grands circuits marchands qui se mettaient en place. Que la cité soit entrée dans l'histoire sous le nom de passage sur la Somara illustre bien la manière dont elle était alors perçue dans la société gauloise mais également l'importance que prenait l'itinéraire nord/sud. Cependant, l'ordre romain va juger les choses autrement.
Les Conquérants découvraient la Gaule d'un point de vue méditerranéen. Dans le plan d'aménagement mis en place nous trouvons un tronc commun longeant la vallée du Rhône puis se développant tels les rameaux d'un arbre sur l'ensemble du pays. La perception était alors rationnelle. Cette articulation fonctionnera un temps au profit de tous; les villes gauloises se développent, se transforment et s'enrichissent. Ce faisant, elles multiplient leurs échanges internes et c'est un paramètre qu'il faut maintenant prendre en compte dans le développement de l'infrastructure. Aux premiers réseaux qui avaient permis l'intégration de la Gaule romaine dans l'économie d'empire, vont succéder des itinéraires correspondant aux besoins du pays mais le rang administratif donné de Rome au premier tracé subsistera tout au long de la période impériale, même si les facteurs économiques ont totalement inversé l'ordre d'importance. Quelle sera la place de la métropole des Ambianis dans le développement des Gaules sous la Pax Romana ?.
Les grosses barques exploitées par les Gaulois sur les grands fleuves étaient naturellement à fond plat afin de remonter le plus haut possible dans le réseau navigable. D'autre part, les navires de mer à étrave pouvaient remonter le cours de certains fleuves mais leur port d'attache se trouvait sur le littoral, dans les criques ou les petits estuaires garnis de grèves, là où les marées les déposaient et les reprenaient selon un processus immémorial. Sur la Manche, vers la Grande-Bretagne, Boulogne était le port principal et ce fut l'objectif inscrit dans le plan d'Agrippa pour l'aboutissement de la légendaire route de l'étain. Mais cette voie conçue selon les intérêts de l'empire ne servait guère l'économie gauloise. En longeant le Rhône puis la Saône avant d'atteindre les côtes de la Manche, elle ne desservait qu'un tiers des populations de l'hexagone. Pour tous les voyageurs et marchands venant du sud de la Loire, la voie naturelle consistait à marcher vers le grand fleuve, à le franchir au sommet de sa boucle, à Orléans, où la ville avait compris l'intérêt de sa position et construit un pont bien avant la Conquête. De là, le voyageur gagnait directement Boulogne en franchissant la Seine à son confluent avec la Marne, là où les Nautes parisii avaient installé leur base économique et enfin la Somme dans la ville des Ambianis. Inversement, tout trafic venant de Grande Bretagne reprenait le même chemin et, de Paris, pouvait se diffuser sur le bassin de la Seine ou, d'Orléans, sur le bassin de la Loire. C'est sans aucun doute ce riche trafic que les notables de Somarabriva avaient voulu fixer en construisant le pont sur la rivière.
Les responsables romains ont très vite pris conscience de la destinée potentielle de ce cheminement et la Chaussée d'Agrippa qui, de Reims par la porte de Mars devait rallier Boulogne par Vermand, Arras et Terroine sera déviée par Soissons et Amiens. Une fois atteint par l'itinéraire majeur venant de Méditerranée le cheminement gaulois sera confirmé vers le sud, vers Paris, par une voie très régulière passant par Saint-Just en Chaussée, la Patte d'Oie de Saint-Martin Longueau et Senlis. C'est cette voie qui abordera la première le site des Ambianis et franchira la rivière en droite ligne. Le tracé s'est maintenu malgré l'implantation différente du maillage augustéen et il subsiste encore aujourd'hui dans le paysage urbain. Nous avons tout lieu de penser que le franchissement romain a repris en partie l'infrastructure gauloise mais la rectitude du tracé, son alignement avec la voie de plateau sous entend un sérieux redressement.
La Chaussée d'Agrippa venant de Soissons semble arriver en seconde position et c'est elle qui donnera les coordonnées du maillage urbain; c'est aujourd'hui la rue des Trois Cailloux. Le cardo, par contre, est incertain. Il semblerait qu'un premier projet ait voulu éviter la ville gauloise établie à l'accès du pont, là où se trouve aujourd'hui la cathédrale. La perpendiculaire ainsi établie recevra les voies venant de Beauvais et de la Basse Seine (de Rouen ultérieurement). Au nord, c'est la première chaussée maintenant oblique dans le plan de la ville qui donne le départ des voies rayonnantes. A l'axe menant vers Boulogne vont s'ajouter des voies vers Bavai par Cambrai, vers Arras et enfin vers Terroine. A l'est, la Chaussée d'Agrippa engendre une bifurcation en direction de l'oppidum de Vermand. La voie est superbement préservée dans le paysage; c'est la Chaussée du Santerre.
Ainsi la cité des Ambianis se trouve au point de rencontre de la Chaussée majeure venant de Méditerranée et de la voie traditionnelle montant de la Seine et de la Loire vers Boulogne et la Grande Bretagne. L'avenir de la ville semble donc assuré mais les nouvelles installations portuaires septentrionales vont modifier le contexte. Désireux d'exploiter en ces eaux les gros cargos de 5 à 8.000 amphores communément utilisés en Méditerranée, les Romains aménagent des ports à quai sur les grands fleuves, là où le courant et le "mascaret" s'équilibrent. Ce seront Bordeaux, Nantes et enfin Rouen sur la Seine qui va bientôt monopoliser les gros tonnages vers les villes britanniques et notamment vers Londres, un autre port de même caractère. Boulogne demeure mais il n'est plus qu'un port d'embarquement pour voyageurs, les marchandises ont pris une autre voie et il semble que l'aménagement de la nouvelle ville d'Amiens ait alors accusé les effets de cette mutation économique.
L'agglomération mixte
Bien que le fait soit peu courant, il semble que la nouvelle cité des Ambianis fut primitivement programmée sur un espace réduit situé parallèlement à l'agglomération gauloise. Cette dernière qui s'était d'abord installée à cheval sur la voie menant vers la digue avait ensuite urbanisé ses itinéraires rayonnants et peut être finalement contraint cette disposition en étoile à l'intérieur d'une enceinte de 12 à 16 ha. C'était une surface suffisante pour les 3.500 à 4.000 habitants que devait compter cette partie de l'agglomération essentiellement réservée aux marchands, le gros de la population artisanale étant installé dans les îlots gagnés sur la rivière.
C'est donc dans un contexte économique bien en place que les Romains vont lancer leur premier programme mais les découvertes archéologiques sont très aléatoires. Si nous prenons en guise de decumanus la voie de Noyon, et comme cardo la perpendiculaire qui partagera en deux le futur grand plan du II° siècle, nous pouvons définir le schéma de programmation, ainsi que le lieu réservé au forum, l'amphithéâtre et les thermes seront ultérieurement construits à proximité. L'espace urbanisé était sans doute proche de 50/ 60 ha. ce qui n'interférait pas avec l'agglomération gauloise.
Comme nous l'avons toujours défendu, les villes augustéennes étaient tracées à la manière romaine, programmées selon un schéma rationnel mais les îlots et parcelles étaient ensuite offerts aux notables et spéculateurs gaulois, désireux d'acquérir des parts dans la ville nouvelle et d'en tirer profit. C'est cette bourgeoisie d'affaires qui va assurer l'ancrage des Gaules au sein de l'empire et cela à l'encontre de la caste des petites hobereaux qui avaient mené la guerre face à César. Les mécanismes socio-économiques à venir devaient donc assurer la fortune des quartiers nouveaux aux contraintes évidentes mais aux avantages multiples. Cependant, ce premier programme fut mal pensé et l'histoire nous enseigne que l'on ne contraint pas un phénomène économique hors de son cadre. L'ensemble gaulois, avec sa voie de franchissement, sa ville bourgeoise sur terrain sain et ses faubourgs industrieux sur les rives de la Somme était trop bien équilibré pour s'effacer rapidement devant une articulation nouvelle, d'autant que les romains en confirmant le franchissement sur son tracé ancien avaient ainsi donné plus de facilité à l'agglomération artisanale installée sur l'eau.
La nouvelle ville des Ambianis connaît donc un démarrage difficile. Ce sont les ports de Rouen et de Londres, maintenant aménagés avec leurs quais en dur qui drainent l'essentiel des marchandises lourdes, condamnant ainsi Boulogne, et par voie de conséquence Amiens, à la stagnation. Mais si la cité des Ambianis ne réussit pas son emprise spéculative sur les circuits économiques septentrionaux, elle va développer très régulièrement son état de métropole rurale et ce sera l'origine de sa fortune à venir.
Réflexion sur la démarche
Après avoir accordé une confiance aveugle aux textes, la démarche historique admettait les découvertes archéologiques mais dans un premier temps celles-ci demeurent asservies aux écrits. Les fouilles sont entreprises afin de mettre à jour les grands sites connus mais disparus tandis que les découvertes fortuites sont mal intégrées dans le contexte. Dans les régions du Nord, il faut attendre une période très récente et les prospections aériennes de R. Agache pour que l'archéologie prenne sa véritable dimension. Dans son Atlas où sont consignés les fruits de 20 années de recherche l'auteur nous fait découvrir tout un monde rural inconnu, imprévisible même selon les textes. Les images révélées sont symptomatiques. Autour des dépressions qui ont fixé le village gaulois avec son réseau de collecte de surface et ses mares pour le bétail, nous trouvons une couronne de grandes villas romaines. Ce sont des terres de plateau à vocation céréalières remembrées et exploitées par des familles de grands propriétaires dont la demeure incluse dans l'exploitation illustre la réussite sociale. Ne cherchons pas la moindre allusion au phénomène dans les textes latins. Les intellectuels de Rome passionnés par les jeux subtils de la grande politique ne prêtent aucune attention à l'évolution de la société rurale qui les entoure et qui constitue pourtant les fondements de la puissance impériale. Pour mieux comprendre, regardons plutôt la société contemporaine sur les mêmes sites. Tout cycle de civilisation demeure soumis aux mêmes contraintes et si la trame évènementielle diffère, si les costumes changent, la comédie humaine demeure la même.
En 1870, un village de Picardie couvrant 1200 ha. comportait en moyenne 40 à 60 exploitations et quiconque possédait une bonne paire de Boulonnais et 40 journaux de terre pouvait se considérer à l'abri du besoin. En 1930, après les désordres de la Grande Guerre, le même village ne possédait plus qu'une douzaine d'exploitations de 60 à 90 ha. chacune et les maîtres de ferme fournissaient tout juste le quota du Conseil Municipal. Enfin, aujourd'hui, les terres sont outrageusement remembrées et deux ou trois exploitations dont l'une peut couvrir 4 à 500 ha. gèrent le terroir. Le village se meurt, et nous n'avons pas été au sommet de la courbe de l'absurde. La société romaine également n'avait pas su décerner le juste équilibre et poursuivra sa course folle jusqu'à l'embrasement général des années 250/275.
Les facteurs d'une ville nouvelle
La vision de la société gallo-romaine septentrionale mise en lumière par les découvertes de R. Agache nous permet d'imaginer ce que l'Histoire selon les textes ne nous donne pas. A la fin du premier siècle, Somarabriva ville gauloise et ville romaine continuent de coexister mais une nouvelle richesse s'annonce. La production céréalière développée à grande échelle se trouve maintenant exportée vers le Bassin Méditerranéen où la population ne cesse de croître et où les maigres cultures sont totalement incapables de couvrir les besoins. La politique de Rome, qui désire maintenir la paix sociale en ces pays, favorise ces exportations en accordant avantages et numéraires aux producteurs de grains des plaines du Nord. Après avoir construit de somptueuses demeures sur leurs terres, ces derniers s'offrent une résidence en ville afin de profiter des grandes installations qui se mettent en place: thermes, amphithéâtres, hippodromes mais également pour être au cœur du monde des affaires et des relations. Là il est possible de bien marier ses enfants ou de faire des incursions en politique pour affermir une position récemment acquise. Le Paris brillant du Second Empire s'est également développé de cette manière.
Le phénomène porte rapidement ses fruits et, dès le second siècle, la métropole des Ambianis s'offre un nouveau plan d'urbanisation qui couvre 130 à 140 ha. et englobe les deux agglomérations précédentes. Peut être un incendie survenu de manière opportune et sournoisement favorisé a-t-il permis de dégager le terrain? La haute société romaine avait procédé de même et comme les chrétiens constituaient de fort mauvais suspects, Néron allait supporter l'accusation mais les intérêts financiers étaient les plus en cause.
Le nouveau plan se trouve à cheval sur l'ancien cardo. A cette occasion il sera prolongé sur le marais afin de rejoindre la chaussée de franchissement, mais le tronçon de cette voie inclus entre la nouvelle Patte d'Oie et le decumanus doit rester en service et ne sera définitivement coupé que par l'enceinte du Bas-Empire.
La nouvelle métropole des Ambianis se développe rapidement mais à la grande bourgeoisie, à la caste moyenne besogneuse et à la main d'œuvre servile ou non mais consciencieuse et respectueuse qui doit former l'ossature d'une population bien équilibrée, allait bientôt s'ajouter de petits exploitants ruraux ruinés et déracinés par le remembrement. Rome avait déjà connu, à la fin de la République, pareil phénomène mais le développement de l'Empire avait redressé la situation. Par contre, à la fin du second siècle, les grandes villes septentrionales n'ont plus de recours à espérer. La civilisation romaine achève sa période classique et aborde son troisième siècle, les temps baroques, où les idéologies l'emportent sur la réflexion, où les développements anarchiques prennent le pas sur les programmes.
Certes les esprits les plus éclairés comprennent bien que la société s'est engagée sur une pente qui lui sera fatale a plus ou moins brève échéance mais le processus a déjà couvert une ou deux générations et les acteurs du jour, nés et modelés dans le contexte, sont incapables d'envisager un retour en arrière. Toutes les actions imaginées ne font que parer aux conséquences et l'inexorable glissement vers l'échéance fatale ne peut que continuer. Si ces réflexions nous inspirent quelque rapprochement avec l'époque contemporaine, ce n'est pas nécessairement pure coïncidence.
L'agglomération sur l'eau
Avec l'accroissement du nombre des citadins et la mutation accélérée que connaît le monde rural, les artisans établis sur l'eau doivent développer leurs activités. Le premier traitement de la laine, du lin et des cuirs se fait nécessairement dans leurs ateliers mais la nature du travail évolue. Comme le Moyen Age était passé du tissage grossier en cardé à la fine batiste en peigné, la société gallo romaine va consommer plus et mieux. Les ateliers très polyvalents de la Haute Époque laissent place à des manufacturiers très spécialisés et tout ce qui peut se faire sans eau courante se déplace au profit de la ville nouvelle. D'autre part, en se développant, l'agglomération sur l'eau a repoussé en amont et en aval toutes les activités essentiellement liées à la rivière, maraîchers, pêcheurs et roseliers. Cependant, si le volume traité s'est multiplié par cinq ou par dix, les populations résidentes sont restées relativement stables, soit 8 à 12.000 personnes. Enfin, la hauteur de chute, soit l'énergie potentielle que les installations artisanales peuvent exploiter sur la rivière se développent très lentement et n'excéderont jamais 2m., avec un débit globalement modeste de 5 à 10m3 seconde en moyenne. Ainsi l'agglomération qui doit limiter ses prémanufacturations se portera tout naturellement vers le développement des produits finis. Les tissages et manufactures d'Amiens vont faire leur entrée sur les marchés et ce caractère économique va désormais conditionner l'avenir de la cité.
La population
La civilisation romaine a permis une incontestable poussée démographique chez les Ambianis mais la métropole n'a pas tiré tous les bénéfices du phénomène. Côté littoral, une part de l'artisanat et du négoce s'est fixée dans les grosses bourgades déjà en place et, côté Santerre, le Vermandois a maintenant son centre économique d'importance: Saint-Quentin tandis que Noyon, Roye et Ancre (Albert) ont su profiter du trafic véhiculé par les grands axes routiers. L'assiette économique de la métropole s'est donc enrichie mais réduite en superficie et un potentiel équivalant à 250/300.000 personnes nous semble logique. Par contre, la place de l'artisanat s'est accrue et le niveau d'équilibre entre société rurale et urbaine s'est modifié. Il est passé de 6/8 % à 10/12 % et la métropole des Ambianis devait donc se stabiliser à 30.000 personnes. Cependant, les 140 ha. du nouveau programme peuvent sans difficulté recevoir 35 à 40.000 personnes qui, ajoutées aux 12.000 établies sur l'eau, forment une agglomération de 50.000 individus. La ville du second siècle est donc taillée hors mesure. Dans ces conditions, l'économie urbaine a souvent recours a des artifices: transfert de richesse effectué par les grands propriétaires, comme nous l'avons vu, mais également spéculation des commerçants sur les marchandises de grand négoce. Quelle que soit la formulation des taxes et charges, les propriétaires et les boutiquiers ont toujours été les percepteurs des états et des collectivités. Enfin, le nombre des ruraux déplacés qui tenteront de se fixer dans la métropole à la période de crise du III° siècle est totalement inestimable.
La ville du bas empire
Après trois siècles de paix et de prospérité, les provinces septentrionales connaissent l'apocalypse annoncée par certains. La métropole des Ambianis subit son premier assaut en 256 et la population terrifiée se réfugie alors dans les grands ensembles monumentaux. L'amphithéâtre aux ouvertures rapidement obturées devient forteresse et, quelques années plus tard, il est en flanquement d'une position de repli mieux organisée. C'est un polygone de 10 ha. environ établi à cheval sur le cardo et dont la grande base fait front sur la rivière, mais ce n'est qu'une enceinte de sécurité. Sur les 25 années que vont durer les troubles, les Ambianis feront tout pour maintenir leur ville en activité et cette volonté aboutit bientôt à l'édification d'une seconde enceinte, beaucoup plus grande, permettant d'abriter une agglomération bien articulée.
Le rapport entre ville ouverte de l'époque des Antonins et ville fermée du Bas-Empire est essentiellement dû aux facteurs économiques et la métropole des Ambianis s'est bien mieux rétablie que sa voisine Beauvais. La nouvelle agglomération forte, défendue par de puissantes murailles, représente un rectangle de 900 X 600m, soit 55 ha. environ. Installée à l'angle nord-est de la surface précédemment urbanisée, et à cheval sur l'ancienne voie de franchissement, la ville forte reprend la totalité de l'ancienne agglomération gauloise ainsi qu'une bonne part de la première implantation romaine. Les Ambianis choisissent donc le retour à la surface et à la situation du juste équilibre qui étaient les leurs à la fin du premier siècle.
Cet espace fermé où l'occupation est naturellement plus dense contient environ 18.000 personnes auxquelles nous ajouterons les 6 à 8.000 qui se sont réinstallées dans l'agglomération sur l'eau, Nous arrivons donc à une population globale de 25.000 personnes. La ville a perdu 60% de sa superficie mais guère plus du 1/3 de sa population optimum, ce qui représente un excellent rétablissement en ces temps de misère et nous pouvons en imaginer les causes.
Vingt cinq années de troubles ne peuvent se concevoir sans périodes de rémission et, chaque fois que possible, les artisans d'Amiens vont tenter de restaurer leur outil de travail. Il faut bien vivre et comme le numéraire a pratiquement disparu toute denrée alimentaire amenée en ville sera payée en nature. Les produits de base de l'artisanat, l'étoffe pour les vêtements, les cuirs pour les chaussures et les harnachements des bêtes sont monnaie d'échange et c'est ainsi, sans doute, que la société des artisans préserve son savoir-faire, forme ses jeunes aux diverses disciplines et conserve le schéma de son articulation industrielle; autant de facteurs pour une bonne reprise ultérieure. Celle-ci sera effective dès 280/290. Le plan et l'importance de la cité du Bas-Empire témoignent en ce sens. La ville a repris le maillage antique toujours préservé et chacun reconstruit sur une parcelle alignée sur la voie ancienne. Le plan parfaitement rectangulaire doit couvrir un nombre régulier d'îlots mais la surface choisie témoigne que la population veut rejeter tout ce qui fut l'extension du second siècle. Ces quartiers artificiels ne furent jamais totalement intégrés dans l'espace urbain. D'autre part, la répartition des surfaces ou la cité des ateliers et des échoppes est plus importante que la zone de prémanufacturation établie sur l'eau, prouve que l'articulation industrielle de la période faste s'est maintenue. Le travail se fait toujours selon un chaîne fonctionnelle avec spécialisation de chaque niveau et non de manière archaïque où l'ensemble des phases de traitement se trouve réalisé au sein d'une petite entreprise de taille familiale et peu performante.
Seule une manufacturation élaborée pouvait assurer l'existence d'une ville fermée de cette importance et c'est un phénomène que nous retrouvons dans toutes les cités qui vont renouer rapidement avec le commerce et l'industrie. Dans les métropoles exclusivement rurales, la ruine et le rejet qui frappent le système voulu par Rome furent tels que les agriculteurs se rétabliront sur les terres reprises aux grands propriétaires, mais en mode de polyculture, et selon un rite de vie très archaïque. Chacun écorche ses bêtes, tanne ses peaux, file et tisse sa laine et cette production de fort mauvaise qualité va suffire pour un temps. Le phénomène prive donc la métropole de 60 à 80% de son volume d'échange et le rétablissement des cités ainsi frappées sera long et difficile. D'autre part, la société de notables qui se barricade derrière une enceinte réduite engendre un faubourg populaire bientôt pris en mains par les chrétiens, le vicus christianorum, et c'est un phénomène que l'on ne trouve que rarement au flanc des cités en quadrilatère de bonne taille. L'espace est suffisant pour abriter une société diversifiée mais équilibrée. En région septentrionale, Rouen, Orléans et Amiens semblent avoir au mieux réussi leur rétablissement.
Les chrétiens
Avec les brassages de population engendrés par les troubles de la fin du III° siècle, les chrétiens avaient sans doute pris pied dans les provinces du Nord. Ensuite, viendront les persécutions de Dioclétien qui vont multiplier les fugitifs en quête de refuge, mais les habitants d'Amiens, comme tant d'autres, avaient trop souffert pour aborder le chapitre des querelles politiques et religieuses. "Marchands d'idées, semeurs de querelles" dit un vieux dicton populaires et les efforts de tous étaient essentiellement consacrés à la reconstruction de la ville, ainsi qu'à la restauration de l'économie. Il fallait également consacrer de gros moyens aux modes de protection nécessaires dans un environnement demeuré instable. Si une petite communauté chrétienne s'était fixée dans la ville, elle devait se satisfaire de l'Édit de Milan: liberté de culte mais non ingérence dans les affaires publiques, telle fut durant des siècles la règle appliquée aux religions au sein de l'Empire et le concept avait porté ses fruits. C'était sans doute le sentiment toujours partagé par une forte majorité des populations de Gaule septentrionale.
Le premier marchand d'idées à venir frapper aux portes d'Amiens fut un certain Firmin. La date est mal connue mais la période 330/350 paraît la plus plausible. L'homme avait été, dit-on, évêque de Toulouse mais dans la ville rose également la chrétienté n'était que religion admise. Firmin fut donc sans problème accepté dans la ville des Ambianis mais son message par trop radical fut vite considéré comme subversif et dangereux pour la paix publique. Après le temps des injonctions, vint pour lui celui de la condamnation et du martyr. C'est le temps où les barbares franchissaient à nouveau le Limes de Germanie et les prêches de Firmin furent sans doute considérés comme démobilisateurs face au danger. La vénération de ses reliques sera très tardive. Elle n'est pas attestée avant le IX° siècle. Saint-Martin qui devait recevoir les signes de sa conversion définitive à Amiens, vers 336, a pu côtoyer Saint-Firmin.
Le troisième personnage qui marque l'histoire religieuse d'Amiens est Saint-Leu, évêque de Sens et proscrit par Clotaire II, vers 615. Il séjourna en de nombreux lieux où sa piété fit grande impression. De retour dans sa ville il fut considéré comme un Saint et de nombreuses paroisses où il avait séjourné lui consacrèrent un lieu de culte, ce fut le cas probablement de la ville sur l'eau à Amiens, qui devint le quartier Saint-Leu.
La vie de ces personnages ne nous permet pas de fixer l'histoire du christianisme dans la métropole des Ambianis, cependant, nous pouvons dégager les grandes lignes suivantes. Saint-Firmin, même reconnu comme pasteur en titre de la communauté chrétienne, ne fut pas un évêque installé intra muros ni même admis dans la cité où les croyances antiques demeuraient bien implantées. Par contre, vers 600, les chrétiens nombreux dans le faubourg sur l'eau accueillent favorablement un proscrit que la cité, sans doute aux mains d'un évêque bourgeois, ne saurait abriter. Sur cette période de deux siècles et demi, nous pouvons imaginer les étapes suivantes. Après les édits de Théodose, vers 400, la cité fermée d'Amiens doit accepter un évêque imposé par l'État. L'homme à la crosse s'installe en un lieu stratégique, à proximité de l'ancienne voie de franchissement, au point de liaison des deux agglomérations: cité fermée et ville sur l'eau. Là il édifie sa cathédrale, probablement fort modeste. Construite à la même époque et dans des conditions semblables, l'ouvrage de Nicaise, à Reims, fait 1.000 m2. La cathédrale d'Amiens fut sans doute agrandie à l'époque Mérovingienne, vers 500/550, puis reprise au Carolingien. Cette troisième cathédrale sera partiellement détruite lors des invasions normandes et finalement reconstruite à l'époque romane de 1137 à 1152. C'est cette oeuvre qui va laisser place au grand programme gothique du XIII° siècle.