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La cathédrale de Chartres
Le grand programme entrepris par Fulbert s'achève vers 1040, mais depuis dix ans déjà, la longue crypte est accessible et les saintes reliques offertes à la vénération d'un public fort nombreux. Les pèlerins venus du nord qui se dirigent vers la lointaine Galice afin de prier "Mon Sieur Saint-Jacques" comme il est dit en langue d'oïl, vont traverser les plaines de Beauce pour se rendre à Saint-Martin de Tours, et Chartres devient une étape programmée.
A l'ouest de la cathédrale la crypte s'aligne sur la façade et les deux escaliers de desserte débouchent hors l'édifice. Il faut donc les couvrir, c'est le rôle d'un atrium. Le niveau de la crypte se trouve à 6m en dessous du dallage et malgré un nécessaire dénivelé entre le parvis et la nef, il reste une hauteur de 5m environ. Ceci donne 10m d'escaliers, d'un rapport confortable: 1 X 2. L'accès se situe donc à 8m de la façade. L'atrium qui les protège s'aligne sur les murs extérieurs, soit 36m de large sur 25m de long, avec des auvents larges de 10m. L'ouvrage clôture dignement l'énorme cathédrale romane dont la façade est encadrée de deux tours. Ce programme qui s'achève représente une avancée de plus de 40m par rapport à l'œuvre carolingienne. Il a nécessité la démolition de tout un îlot urbain dont le tracé remontait au Bas-Empire.
Vers 1150, un porche couvert est installé face à la porte d'accès de la nef, sans doute vient-il protéger une décoration peinte mais sa présence va rompre l'harmonie de l'ensemble occidental. D'autres aménagements vont suivre mais le volume de l'atrium conditionnera sur plus d'un siècle tous les programmes menés au couchant.
La façade XIIe
Pour les amateurs avertis, le premier ouvrage à consulter sur la cathédrale de Chartres est le fascicule de René Merlet, publié dans les petites monographies, cependant nous sommes surpris qu'un éminent spécialiste tel que lui, ait exploité, sans esprit critique, le dessin de J. Chauliat donnant les deux tours occidentales comme issues de programme homogène. Regardons méthodiquement la tour sud. Au premier niveau nous voyons deux petites fenêtres en plein cintre qui sont franchement décentrées par rapport au contrefort dont le premier redent est coiffé d'arcades brisées. Au deuxième niveau, nous voyons également de hautes fenêtres sous arcade brisée dont les caractères, milieu XII°, viennent couper la colonne engagée antérieure. Celle-ci descend de baies géminées en plein cintre qui couronnent ce deuxième niveau. Enfin, le troisième niveau est également percé de grandes fenêtres sous arcs brisés de caractère milieu XII°. C'est sur cette base que sera installée la haute flèche de pierre sur plan octogonal qui constitue l'un des chefs d'œuvre du XII° mais elle est très légèrement décentrée par rapport aux trois niveaux de base. Ces remarques appellent une réflexion. Quel est le plan initial choisi en fondations? C'est le carré interne et il est bien conforme aux deux petites fenêtres en plein cintre. Cette superbe tour est donc édifiée sur trois aplombs distincts.
Nous savions que la flèche avait été programmée postérieurement au niveau inférieur, mais cette base a trois niveaux correspond à deux aplombs. Elle est donc, sans aucun doute, le fruit de deux campagnes avec reprise et le dessin en plan du premier niveau permet de décomposer aisément les deux structures imbriquées. Nous avons d'abord une base carrée dont les murs réguliers font 2m 40 d'épaisseur. C'est elle qui est percée de deux petites fenêtres en plein cintre. D'autre part, nous avons une structure de renfort plaquée sur l'œuvre primitive mais cette reprise ne se développe que sur la façade, sur le flanc externe ainsi que sur une partie du revers. Côté nef, le mur primitif ne fut pas touché. L'épaisseur des contreforts à trois redents est de 2m environ, ce qui porte la structure de base à 4m 40 sur l'axe correspondant.
Les maçonneries additives du revers intègrent un escalier à vis, preuve que les premiers degrés étaient internes et en bois. La rampe à vis fut insérée après voûtement du premier niveau et c'est l'extrados des voûtes ainsi obtenu qui a justifié l'ouverture des grandes fenêtres du deuxième niveau, celles qui viennent malencontreusement couper les colonnes engagées du premier programme. Toutes ces remarques nous permettent de restituer un premier ensemble de deux tours de structure austère et entièrement aménagées sur charpente. Elles furent installées aux angles de l'atrium, au début du XII°. Nous les appellerons les barabans, comme les deux tours semblables établies très en avant de Cluny III. Les rapprochements sont frappants.
Les barabans
Au début du XII°, la surface interne de l'atrium de Fulbert est l'objet de plusieurs programmes avortés dont il reste des fondations et c'est à une date précoce, 1110/1120, que le choix des barabans s'impose. Peut être s'agit-il de remplacer les deux tours qui encadrent la cathédrale de Fulbert. Sans doute programmées tardivement, elles doivent porter sur un mur ordinaire ainsi que sur la dernière pile de la nef. Ce sont donc des oeuvres à risque qui peuvent, en ce début du XII°, menacer l'ensemble occidental de la cathédrale. Les barabans sont mises en chantier. Ce sont deux tours puissantes de base pratiquement carrée, alignées sur le mur occidental de l'atrium qui est perpendiculaire à la nef, tandis que la façade de Fulbert est fortement gauchie, 181°40'-271°40'. Ces fondations se situent donc à plus de 12m en avant de la façade et si les contreforts avaient figuré au premier programme, tout commandait au constructeur de les établir sur les quatre faces, de manière équilibrée.
En élévation, ces barabans ne devaient pas excéder le deuxième niveau actuel avec une structure très fruste, très peu d'ouvertures et une couverture sur charpente à quatre pentes. Celui du nord était légèrement plus petit que celui du sud. Achevés tous deux vers 1130, ils sont alors totalement indépendants de la cathédrale et les projets de liaison vont suivre.
Le programme de liaison
Vers 1135, il est décidé de prolonger la nef de Fulbert afin de joindre les barabans récemment achevés. Cette campagne sera réalisée rapidement, selon l'existant. Les accès aux cryptes devaient se trouver alors dans les nouveaux bas-côtés mais ce n'est pas du goût du maître de fabrique, le cheminement des pèlerins devant rester indépendant de la cathédrale. Les cryptes sont alors prolongées d'une travée, ce qui permet aux escaliers de déboucher à l'intérieur des barabans déjà dotés de deux grandes arcades d'accès sur les faces internes. Le circuit processionnel est donc préservé. Le travail est achevé vers 1140. Il faut alors un nouvel accès monumental à la cathédrale. C'est l'origine du portail royal. Le projet comporte trois porches richement décorés au premier niveau et trois grandes fenêtres au second niveau. Sous le pignon qui doit fermer le comble prolongé, se situe un arc de décharge, c'est lui qui nous a donné l'élévation de l'œuvre romane, soit 28m.
Primitivement, et en bonne logique, le constructeur pense établir cette nouvelle façade en clôture de la nef, soit à l'alignement du revers des barabans, mais l'ouvrage qui sort de terre s'annonce superbe et la position choisie le dévalorise quelque peu. Il est donc décidé de le transporter sur l'alignement occidental. C'est la fin du circuit processionnel indépendant. Maintenant que les barabans sont intégrés à la cathédrale, il est question de les reprendre en puissance afin de leur donner plus de hauteur. Un programme de grande façade harmonique (à la mode normande) s'est donc dégagé d'un fatras d'aménagements multiples.
La nouvelle façade
La reprise des Barabans s'avère délicate. Ils sont maintenant intégrés à la cathédrale par la face interne et le revers et le grand portail royal s'insère déjà au plus juste dans l'espace intermédiaire. Le responsable du programme décide donc de les structurer en reprise sur les faces avant et externes. De cette manière il n'aura pas à toucher aux liaisons déjà réalisées, l'œuvre sera alors désaxée mais l'inconvénient paraît mineur. Les travaux commencent vers 1145 et s'achèveront vers 1155/1158. Les niveaux 1 et 2 sont structurés de puissants contreforts à trois redents. En cours de campagne, vers 1150, les premiers niveaux sont voûtés sur croisées d'ogives, ce qui condamne les escaliers internes et implique l'aménagement d'un escalier à vis mais les nouvelles fondations sont déjà en place et celui-ci doit être inséré sur le revers de l'ouvrage. Ces reprises seront couronnées par un troisième niveau sans doute considéré comme l'achèvement du programme puisqu'il est percé de huit grandes fenêtres avec arcs brisés.
L'ancien baraban nord, plus petit et sans doute sommairement fondé, donne maintenant des inquiétudes, par contre, celui du sud est jugé suffisamment robuste pour recevoir une flèche de pierre. C'est une superbe réalisation qui sera terminée vers 1170, mais l'aplomb de la base est double, il y a celui du baraban et celui que l'on peut obtenir avec les volumes additifs. La flèche sera donc installée sur un aplomb médian, le troisième.
Au centre, le portail royal est maintenant installé dans sa nouvelle position. Commencé vers 1143, ce programme doit s'achever vers 1160. Un mur pignon couronne toujours les trois fenêtres du deuxième niveau. Enfin, vers 1150/1155, il est décidé d'établir une tribune au revers de ce portail. Elle est constituée de six travées voûtées portées sur des colonnes et chapiteaux. L'aménagement est achevé vers 1160.
Dans cette analyse, les enclenchements nous semblent logiques, les temps requis pour les travaux relativement courts mais cependant acceptables, enfin la nouvelle chronologie d'ensemble ne bouscule guère celle établie au temps de Lefevre-Pontalis et de R. Merlet.
La cathédrale gothique
A la fin du XII°, la vénérable cathédrale de Fulbert fait maintenant 130m de long et c'est le plus vaste édifice toujours non voûté en région septentrionale. La nef, avec ses 28m de haut paraît maintenant bien modeste sous les 102m de la nouvelle tour occidentale mais son élévation avec grosses piles rondes n'est guère favorable à l'établissement de voûtes sur croisées d'ogives. De plus, les parties orientales, puissantes, trapues et partiellement voûtées en blocage paraissent très archaïques. Ainsi, en ces années 1190, il y a sans doute des candidats maîtres d'œuvre et bon nombre de professionnels qui aimeraient trouver chez les Carnutes un nouveau chantier à l'échelle de ceux qui se développent alors dans les autres métropoles du nord. L'incendie "accidentel" de 1194 tombait à point nommé. Ce fut certes un grand choc pour la chrétienté mais, après l'abattement vint la réaction enthousiaste pour la nouvelle oeuvre et celle-ci sera activement menée. Nous verrons ultérieurement, sur la période 1190/1240, bon nombre d'incendies se déclarer de manière très opportune.
En cet été de 1194, après avoir dégagé les amoncellements de gravats, les poutres calcinées et balayé les cendres, les Chartrains font le point de la situation. La crypte voûtée est intacte, la nef entièrement couverte sur charpente est pratiquement ruinée mais les parties orientales à deux niveaux ont bien résisté. Le sanctuaire est alors rapidement restauré et rendu au culte. Le nouveau programme doit donc logiquement commencer par l'ouest et le premier choix à faire est celui de la travée courante.
La travée courante
Pour ces grands programmes gothiques qui vont lourdement peser sur l'économie locale, nous n'avons que des chroniques très officielles et de convenance, mais la société chartraine du temps a sans doute connu les divergences d'opinion liées aux intérêts contradictoires. Pour le boutiquier qui sait fort bien que l'on peut réaliser de bonnes affaires dans une vieille masure repeinte à neuf, nul besoin d'une nouvelle cathédrale pour faire de bons chrétiens et amener vers la ville les cohortes de fidèles et de pèlerins. Il suffirait donc de reconstruire ce qui fut détruit par le feu, sans plus. Mais pour le parti des notables, comme pour les personnalités liées à l'évêché, il est temps d'investir, de mener une politique de prestige et pouvoir enfin soutenir les plus flatteuses comparaisons avec les autres métropoles du nord. Mais ces gens ne sont pas les payeurs. Alors le programme sera lancé sur une option grandiose mais avec les réserves d'usage. La nouvelle oeuvre doit être compatible avec les structures anciennes, en plan, en alignement et selon les niveaux de base. A la même époque, les moines de l'abbaye de Montier-en-Der, construisent un nouveau chevet sur une nef qui date également de l'époque de Fulbert et le programme se limitera là.
Dans la nouvelle oeuvre programmée, le volume des bas-côtés anciens sera préservé et le pas des travées scrupuleusement repris. Les nouvelles piles cylindriques sont très proches des anciennes mais cette fois flanquées de quatre colonnes engagées. Enfin, le niveau des tailloirs est aligné sur le sommet des supports anciens, seule la portée sera légèrement réduite: 16m 50 contre 18m à l'axe, ce qui ménage les structures de la vieille crypte. Les murs extérieurs reprennent les fondations anciennes et si la base est développée en parements externes, l'alignement interne demeure. Les nouveaux bas-côtés reçoivent des voûtes sur croisées d'ogives aux membrures puissantes qui restent fidèles au canon du XII° et les ogives sont pratiquement en plein cintre. Ce faisant, le maître d'œuvre a respecté son contrat de compatibilité et c'est dans les niveaux supérieurs qu'il va donner toute la mesure de son talent.
Les bas-côtés entrepris sont d'une ampleur considérable pour l'époque; ils représentent la somme des deux premiers niveaux de Laon et il est pratiquement impossible d'envisager un niveau de tribunes selon le parti alors régnant. Il faut revenir à la composition à trois niveaux déjà expérimentée à Sens mais, cette oeuvre précoce, où l'on trouve la première exploitation systématique de la voûte sur croisées d'ogives, apparaît alors très archaïque. Le constructeur de Chartres se devait d'actualiser la composition. Après son premier niveau, couronné d'un bandeau situé à 16m (12m 70 à Sens), il édifie un haut triforium de 5m 10 (3m 30 à Sens). Il est alors au niveau de 21m 10 et pourrait fixer, là, la base de ses grandes voûtes. Avec les doubleaux en tiers point, et un pied convenable, il obtiendrait une hauteur sous voûte de 21m 10 + 11m 40, soit 32m 50. Ce serait une composition avec étagement classique et le mur pignon sous comble, prévu au programme, coïnciderait avec la réaction externe que l'on peut attendre de la grande voûte, mais le maître de Chartres va faire un choix plus audacieux.
Si l'analyse de l'œuvre nous donne une programmation non méthodique, d'ouest en est, le développement du chantier ne fut sans doute pas conforme à la tradition. Pour forcer la main aux timorés, mais également imposer l'ensemble de son programme, le constructeur a anticipé sur l'aménagement des bas-côtés et entrepris parallèlement la reprise des fondations du chevet. Ce développement des travaux est une hypothèse chère à M. Couturier et si elle ne se confirme pas totalement, elle dispose cependant de très bons arguments dans les niveaux bas. Dans ces conditions, l'option pour les parties hautes de la nef fut retardée d'une bonne décade ce qui fut bénéfique.
Nous sommes alors dans une période critique pour les arcs-boutants. Ce nouveau procédé d'épaulement connaît ses premières applications sous combles et fait ses premières apparitions hors l'œuvre, vers 1190/1195, mais il est toujours considéré comme un additif de sauvegarde. Les premières réalisations de caractère poids ont été maladroitement basées sur le glacis des contreforts ainsi que sur l'épaisseur du mur. En 1205, à l'heure où le maître de Chartres va faire son choix, toutes ces réalisations aménagées ont livré leurs faiblesses ou sont en train de le faire. Il est donc temps de profiter de l'expérience ainsi acquise. Deux grandes lignes se dégagent alors. Il faut des culées spécifiques et très puissantes. D'autre part, un point de contrebutement unique ne suffit pas. Une action ponctuelle sur une grande voûte fait l'effet d'un coin et dissocie les maçonneries plus qu'elle ne les conforte. Il faut donc une double structure d'épaulement: ce sera le choix du maître de Chartres.
Pour donner son plein effet, ce double contrebutement doit être franchement dégagé des combles du bas-côté, le tailloir est alors surélevé de 4m 50, ce qui portera la hauteur sous voûte à 37m. D'autre part, la portée est grande (14m au doubleau) et les poussées risquent d'être considérables. Il faut imaginer des arcs-boutants en rapport et les culées à l'avenant. Cette démarche résolument prudente fera des travées de Chartres les plus puissantes structures réalisées à l'époque gothique, une oeuvre inébranlable, certes, mais où le constructeur prit heureusement conscience des problèmes architectoniques. Ce fut une débauche de maçonnerie diront les admirateurs du chœur d'Amiens, mais le progrès était à ce prix. Ce sont les options prises sur le chantier de Chartres qui, allégées à l'extrême, donneront les chefs d'œuvre des cinq décennies à venir.
Dans les édifices à tribune du XII°, élévation interne et murs externes forment deux structures portantes où les voûtes des bas-côtés, comme celles des tribunes, seront insérées. Elles sont de peu d'importance. Il est donc possible de les monter sur de modestes échafaudages à déplacer de travée en travée. Une fois atteint le troisième niveau, l'inertie de l'ensemble ainsi constitué permet logiquement d'épauler la grande voûte qui est alors traitée sur des échafaudages hauts, basés sur le niveau du triforium. Nous avons même envisagé pour Noyon un aménagement de voûtes sur bardage de protection qui ne condamnait pas l'usage de la nef. Le maître de Chartres va donc traiter ses élévations afin de retrouver les caractères sécurisants offerts par les compositions du XII°. Voyons d'abord la culée.
Conformément à l'hypothèse de M. Couturier, nous avons admis un avancement rapide des bas-côtés de la nef sur la première période qui va de 1195 à 1205. Les voûtes installées nécessitaient des contreforts et nous pouvons imaginer une structure d'épaulement identiques à celles que l'on voit aujourd'hui sur les travées droites du chevet (les deux programmes étaient contemporains). Nous pouvons également imaginer des fenêtres semblables.
Ainsi, lors du changement de programme intervenu vers 1205, le constructeur doit reprendre ces structures externes afin d'établir des culées en rapport avec son programme. Les maçonneries de base engloberont totalement les contreforts anciens et ceci explique leur épaisseur considérable, ainsi que les deux redents qui semblent respecter le dessin du contrefort. La surface fonctionnelle, culée plus mur, fait ici environ 25m2, tandis que la culée seule ne fait plus que 7,50 m2 au niveau du triforium. Cette énorme différence est absorbée par les redents latéraux, par deux décrochements à la base et par de très importants ressauts à mi-hauteur. Extérieurement, le changement d'aplomb est de 2,50m environ, ce qui ne se rencontre nulle part ailleurs. Cette curieuse disposition fut commandée par le contrefort dont le volume sera absorbé mais non pris en compte dans la composition. Au-dessus du comble, la culée gardera son épaisseur mais comportera deux ressauts coiffés de chaperon dont l'un avec niche. Au niveau d'appui des arcs, la surface est encore de 5,80m2. La partie basse fut donc bien traitée comme une énorme enveloppe et la partie haute selon des caractères beaucoup plus rationnels.
Il fallait également développer les structures de l'élévation dans le plan perpendiculaire afin d'obtenir, là aussi, une inertie suffisante. Encadrés de cette manière, les arcs-boutants vont se comporter comme une voûte de tribune, cependant, pour réduire le poids engagé dans une éventuelle résultante interne, les deux arcs seront liés, non par un voile de maçonnerie, mais par une arcature montée sur petite colonnette. Maintenir sans peser exagérément, tel était l'objectif poursuivi par le maître de Chartres et ceci donne la mesure de sa capacité.
Une fois réalisé, l'ensemble bas-côtés, murs-pignons et arcs-boutants constitue une composition auto-stable dont l'inertie était parfaitement capable d'absorber les réactions potentielles de la grande voûte. Celle-ci sera donc montée sur un échafaudage haut à la manière du XII°.
L'élévation de Chartres comporte également un troisième arc-boutant. C'est une composition poids, maladroitement installée sur le chaperon de la culée, sa fonction n'est pas essentielle mais nous voyons là que le maître de Chartres, parfois hardi et novateur, a cependant recours à toutes les précautions.
Les grandes voûtes qui respectent le plan barlong imposé par les travées régulières sont de structure puissante. Le dessin du doubleau dépasse le tiers point, ce qui donne des ogives brisées qui sont parmi les premières du genre et la composition se généralisera au XIII°.
Le plan
De coutume, nous traitons le plan avant l'élévation mais, ici, l'œuvre du XIII° devait envelopper les fondations romanes préservées par la crypte et le dessin était tout tracé. La seule liberté laissée au constructeur concernait le transept. Fallait-il respecter la belle unité de la cathédrale romane ou bien intégrer un vaisseau perpendiculaire? La décision fut, semble-t-il, prise tardivement.
Le vaisseau en continu dont Fulbert sera le promoteur avait fait une belle carrière et nous le retrouvons à Sens, Senlis, Bourges et Saint-Leu d'Esserent, mais le programme de Chartres lancé simultanément sur la nef et sur la couronne de chapelles, ne prédisposait pas à un tel choix. Cependant les aménagements en cours sur le chevet vont militer différemment. Au niveau haut, les trois profondes chapelles de Fulbert seront décomposées en deux plans distincts, ce qui permet l'aménagement d'un second déambulatoire englobant également quatre petites chapelles intermédiaires. L'ouvrage ainsi amorcé va donc commander cinq vaisseaux sur la partie droite contre trois sur la nef. Dans ces conditions, un transept sera le bienvenu pour assurer la liaison de ces deux ensembles disparates.
Ce vaisseau perpendiculaire comprend deux croisillons de trois travées flanqués de bas-côtés et la position choisie pour l'insérer dans le programme en cours est intéressante. Ce transept est installé sur quatre travées, la neuvième pour le bas-côté ouest, les dix et onzième pour la croisée et la douzième pour le bas-côté oriental, ce qui correspond aux travées de cinq à huit pour la nef romane. Le programme s'arrête donc au niveau de la dernière grosse pile ronde et préserve trois travées de l'ancienne cathédrale dont les deux avec tribunes qui sont contiguës au sanctuaire. Nous avons émis l'hypothèse que c'était la partie la moins touchée par l'incendie de 1194 et donc l'espace réservé au culte durant les travaux, le choix fait pour le transept peut être considéré comme un argument complémentaire.
Le vaisseau perpendiculaire qui reprend deux pas anciens, soit 7 + 7 = 14m est donc plus étroit que la nef (16m 50) et la croisée est fortement rectangulaire. La première travée des croisillons reprend naturellement la largeur des bas-côtés, les deuxièmes travées sont pratiquement égales aux premières, enfin les troisièmes sont plus larges pour obtenir deux plans carrés destinés à recevoir les deux tours qui encadreront les façades.
Ainsi placé, le vaisseau perpendiculaire n'interfère pas avec la zone contiguë à l'ancienne muraille, c'est l'espace où le sol est encombré par les vestiges des transepts mérovingiens et carolingiens, ce dernier fut, nous l'avons vu, repris en crypte mais pas en élévation dans le programme de l'an 1000.
En élévation, le transept reprend strictement le parti de la nef mais Chartres est la première grande cathédrale voûtée sur croisées d'ogives avec croisillons débordants et le constructeur se trouve confronté à un problème délicat. Aux angles des deux vaisseaux perpendiculaires, les arcs-boutants et leurs culées se chevauchent et ces dernières tombent nécessairement sur les murs extérieurs des bas-côtés et non hors oeuvre comme il se doit. Ceci restera le point le plus délicat des grands programmes gothiques et le constructeur de Chartres a quelque peu improvisé. Rien n'était prévu au sol et c'est la culée de la nef qui s'impose. Les arcs-boutants de la première travée du croisillon viendront s'appuyer sur son flanc et le volume de maçonnerie ainsi sollicité est heureusement dotée d'un contrefort perpendiculaire. Le traitement sur les angles orientaux diffère et ceci confirmera notre hypothèse d'une mise en attente des parties droites du chevet. Sur les dernières travées des croisillons, c'est le volume de la tour qui assure l'épaulement.
Le chevet
Le chevet de la cathédrale de Chartres, mais surtout les trois travées droites qui joignent le transept, constituent la partie où l'analyse se révèle la plus délicate. Là, qui voudrait résumer l'œuvre simplement ferait preuve d'un bel optimisme. Voyons d'abord l'ensemble en hémicycle.
Le chevet de Fulbert comportait trois chapelles rayonnantes avec abside et longue partie droite débouchant sur un étroit déambulatoire coiffé d'un berceau annulaire. Le maître du XI° n'avait donc aucune raison de se soucier du découpage rayonnant par contre, son successeur allait travailler en conditions particulièrement malaisées. Nous pouvons résumer son programme ainsi. Tout d'abord, il enveloppe l'extrémité des chapelles d'une puissante fondation périphérique préservant les fenêtres de la crypte. Arrivé au niveau de l'église haute il commence son traitement gothique à l'aplomb des nouvelles maçonneries. L'hémicycle plus une portion de la partie droite sont aménagés en chapelle classique avec cinq travées rayonnantes et cinq fenêtres. Les nouvelles fondations aux larges assises permettent l'établissement de contreforts très rationnels avec une galerie de circulation externe, enfin le volume restant de la partie droite de la chapelle sera transformé en travées rayonnantes de plan trapézoïdal.
La nouvelle disposition réserve quatre travées intermédiaires, deux petites entre les chapelles et deux, plus grandes, aux ailes du système. Ces travées seront traités en fausses chapelles, peu profondes, mais dont le voûtement est intégré au plan trapézoïdal conjoint. Les deux petites comprendront deux fenêtres, les grandes trois fenêtres. Là les plans de voûte sont complexes: cinq voutins sur la petite, six sur la grande.
Ces sept travées rayonnantes n'ont pas de murs médians et forment donc un déambulatoire externe dont les doubleaux reposent sur huit piles rondes. L'axe de ces piles retrouve le découpage de Fulbert mais se situe hors l'ancien mur périphérique, à cheval sur les anciennes et les nouvelles fondations. De cette manière, il était possible de préserver le volume du déambulatoire roman en le débarrassant de sa lourde voûte en berceau. L'opération était sans risque puisque le sanctuaire n'était pas voûté. Ce fut sans doute la première phase de l'aménagement. Chœur, partie droite et surface du déambulatoire du XI° demeuraient affectés au culte. La seconde phase, sans douté différée d'une dizaine d'années, va se révéler tout aussi délicate.
Les sept travées très irrégulières de cette couronne externe seront liées à un hémicycle classique grâce au déambulatoire interne et c'est lui qui absorbera les déséquilibres. Les constructeurs gothiques n'ont encore jamais réalisé un hémicycle à sept travées. Compte tenu de la hauteur atteinte par les voûtes et de la puissance requise pour les piles, la composition n'est pas rationnelle, il faut surélever exagérément les arcades ouvrant sur le chœur, ce qui dissocie les réactions internes des doubleaux de la couronne en compression. C'est un problème que les constructeurs romans avaient déjà affronté et mal traité, comme à Saint-Léonard-de-Noblat.
Voyons maintenant les grandes voûtes du sanctuaire. Jusqu'alors, les maîtres du XII° avaient concentré leurs nervures rayonnantes sur la clé du doubleau de clôture et compensé la résultante ainsi engendrée par une demi-voûte coiffant la travée suivante. Le constructeur de Chartres, lui, va innover. Il réalise une clé excentrée qui lui permet d'obtenir un voûtain compensatoire dans le plan de l'hémicycle mais c'est totalement irrationnel puisque le plan des ogives ne correspond plus avec celui des arcs-boutants externes. Cette disposition fantaisiste tiendra par la grâce d'une couronne de maçonnerie puissante et homogène établie au niveau du mur gouttereau, mais le déséquilibre potentiel inclus dans le système condamnait toute évolution ultérieure. Le parti sera néanmoins repris dans plusieurs cathédrales normandes; nous sommes alors dans le domaine des dérives aventureuses qui marqueront le déclin du genre français.
Peut-on trouver dans l'enclenchement des programmes une justification convenable à cette bizarre composition? Il faudrait pour cela admettre que les grandes voûtes de la partie droite furent achevées avant le sanctuaire et nous pouvons l'envisager mais cette explication n'efface pas l'erreur. Notons enfin que toute la couronne extérieure du chevet fut traitée sans aucune base de culée destinée aux arcs-boutants et si, selon l'hypothèse de M. Couturier les bases ont bien été traitées conjointement aux premières travées de la nef, nous avons quelque peine à comprendre; d'un côté une culée énorme, de l'autre une absence totale de fondations, pour des élévations qui devaient être semblables. Nous avons donc là un argument supplémentaire pour l'hypothèse d'une reprise côté nef.
Le chevet, partie droite
Vers 1220, les grandes voûtes de la nef sont en voie d'achèvement. Le transept décidé tardivement, vers 1215, avance mais c'est un ouvrage très important et l'établissement de ses fondations dans une zone de remblais peu stables, accumulés sur douze siècles, retarde le programme. Cependant, le lieu de culte vient d'être transporté dans la nouvelle nef il est donc temps de reprendre et d'achever les travées droites qui doivent lier l'hémicycle au transept, mais nous sommes ici sur un chantier imprudemment traité de 1195 à 1205 et les structures basses sont peu conformes au nouveau parti occidental. Nous avons vu, vers 1205, un maître d’œuvre à la démarche très méthodique créer, côté nef, des structures puissantes et stables lui permettant de développer le projet initial, en portant la hauteur des voûtes de 32 à 37m. Certes 5m c'est peu, mais la modification intervient en un point critique, là où la réaction des grandes voûtes devait coïncider avec l'épaulement sous combles, d'ou les énormes culées établies en reprise. La modification mettait en cause la totalité de l'ouvrage déjà réalisé côté chevet.
Vers 1218/1220, le responsable, probablement un disciple du premier maître, reprend les parties est. Il doit d'abord démonter le vieux sanctuaire (1220/1222) et tracer le projet des travées orientales. Quel est l'état du chantier à cette date? Le transept dont l'implantation est achevée et le parti fixé peut maintenant se développer rapidement. Les travaux portent alors sur l'ensemble du premier niveau. Côté chevet, la couronne périphérique est terminée et la liaison déjà réalisée par le bas-côté externe construit vers 1205/1208. Ici les contreforts d'épaulement sont conformes au premier programme et leur surface au sol moitié moindre que sur les puissantes culées de la nef, cependant c'est là que doit se situer l'épaulement des grandes voûtes hautes de 37m. Mais nous avons vu que le problème était plus critique encore côté chapelles rayonnantes où rien n'était prévu pour la retombée des arcs. Cependant, la première travée liée au déambulatoire externe a reçu des fondations renforcées et un escalier à vis destiné à l'établissement d'une tour dont le facteur inertie viendra utilement épauler l'œuvre nouvelle en son point critique, le raccordement hémicycle-partie droite. Il ne reste en fait que deux travées droites à problèmes.
Le responsable du chantier qui doit sans doute répondre aux demandes pressantes du maître de fabrique concentrera d'abord ses moyens sur l'élévation interne, ceci permet d'offrir un volume apparent mais ce choix de programmation a également un intérêt technique. Il permet d'équilibrer les structures de la croisée et de l'achever en toute sécurité. Cette phase prioritaire doit être achevée vers 1225/1228. Restait alors à installer les grandes voûtes et leur contrebutement, ce qui était l'entreprise la plus délicate.
Le traitement XIIIe
Au début du XIII° , l'architecture rentre alors dans une période de profonde mutation technique. A Chartres, comme à Reims, les chevets à double bas-côtés interdisent tout épaulement des grandes voûtes avec contreforts et murs pignons sous combles comme cela se pratique sur les nefs. Les arcs-boutants sur culée spécifique s'imposent mais il faut choisir entre la volée unique qui engendre de fortes réactions et la composition avec piles intermédiaires qui surcharge la colonne de base. D'autre part, la dissociation des niveaux des tailloirs et du triforium implique un volume de maçonnerie équivalent qui va se trouver isolé entre les deux fenêtres tel une pile et tout déséquilibre en ce point devient critique. C'en est fini des puissantes structures latérales qui avaient si bien servi le programme de la nef de Chartres. Maintenant, sur les travées droites des chevets, la voûte a besoin de son arc-boutant, comme l'arc-boutant a besoin de l'effet compensatoire de la voûte, sinon il va déverser l'élévation vers l'intérieur. Il faut donc réaliser les deux simultanément et stabiliser le tout avec le claveau majeur, mais pareil traitement ne peut se faire sans un puissant échafaudage de charpentier.
Ce nouveau type d'échafaudage qui se substitue au traditionnel assemblage en sapine se développe de 1200 à 1220. Les montages à bois très soignés comportent entretoises et contreventements avec tenons et mortaises. Le procédé fut nécessaire à l'achèvement des parties hautes de Bourges comme à l'installation des grands arcs-boutants uniques venus conforter la nef de Notre-Dame de Paris. L'ouvrage en bois doit, impérativement, offrir une parfaite tenue dans les trois plans afin d'éviter tout décollement de maçonnerie en cours de traitement: c'est le procédé qui permettra les grandes envolées futures, tel le chœur d'Amiens.
A Chartres, les grandes voûtes du chevet sont fidèles au parti de la nef et du transept, tandis que les arcs-boutants à deux volées prendront appui sur la pile intermédiaire avant de s'appliquer sur une culée établie en reprise sur les anciens contreforts. Au contact de l'élévation nous trouvons, comme sur la nef, un arc-boutant haut de facture poids et un ensemble double à la hauteur du pied de voûte mais le traitement est beaucoup plus léger que sur les parties occidentales. Les arcs sont de section moitié moindre et l'arcature de liaison d'une extrême légèreté. Enfin, côté culée, la reprise est confiée à un arc-boutant poids dont le point d'application correspond au niveau supérieur de l'ensemble composé. Nous sommes toujours dans le domaine des arcs-boutants poids, la membrure en compression ne s'est pas encore imposée comme telle, cependant l'ouvrage est audacieux et bien fait. Voûtement et contrebutement des travées droites du chevet de Chartres doivent être réalisés avant 1130/1132 et sans doute avant traitement du sanctuaire, ce qui expliquerait la curieuse composition de ces voûtes.
Le processus de montage qui a donné satisfaction sur les travées droites sera repris côté sanctuaire. Des arcs-boutants de même facture trouveront également une culée installée sur les glacis des contreforts puisque rien n'était prévu pour les recevoir. Nous sommes alors dans la phase ultime du programme. Voûtement et contrebutement du sanctuaire doivent se traiter de 1130 à 1135, soit quarante années après les premiers travaux réalisés au sol. C'est également l'époque où s'achèvent les magnifiques façades des croisillons nord et sud. Là, comme sur le chevet, les tours ne seront pas couronnées et resteront limitées au niveau du mur gouttereau.
A l'appui de ces enclenchements de programme qui peuvent apparaître comme déroutants, nous dirons ceci: en coupe architectonique comparée, une travée de la nef et une travée de la partie droite du chevet représentent une telle différence que vingt années ne sont pas de trop pour la justifier. D'autre part, les différences de traitements que l'on trouve sur les arcs-boutants orientaux et occidentaux du transept montrent que là s'est faite la jonction définitive après mise en attente de l'ensemble oriental.
En 1235, la cathédrale de Chartres est pratiquement achevée. Oeuvre complexe et superbe c'est l'édifice gothique dont l'étude apporte la plus riche moisson d'enseignements. Enfin, elle eut la chance de traverser les siècles sans additif ni aménagements, excepté la chapelle de Vendôme qui sait être belle sans se faire remarquer.