Beauvais
Selon les commentaires de César, le peuple des Bellovaques semblait représenter un poids considérable sur l'échiquier politique gaulois. Mais la province n'avait sans doute pas les moyens de ses prétentions annoncées et l'articulation des terres explique ce phénomène. Le pays se trouve en périphérie du groupe des grandes provinces septentrionales et dispose par la vallée du Thérain d'un accès aux voies fluviales du bassin de la Seine. Il couvre également un vaste territoire donnant sur le rivage de la Manche où l'adhésion au système politique était aléatoire. La zone ainsi coiffée constitue un rectangle de 60 km de large sur 130 km de long, soit plus de 700.000 ha.
Vers la vallée de l'Oise qui correspond au cercle des métropoles septentrionales, les terres sont à vocation céréalières tandis que côté littoral, bocage et élevage semblent avoir dominé de tout temps. Même à l'époque faste de la Pax Romana, aucun centre d'importance n'est à signaler de ce côté et le phénomène s'est perpétué tout au long des vingt siècles qui vont suivre. Ce fait confirme une implantation rurale disséminée (de caractère celtique) qui porte les fonctions artisanales et marchandes vers de grosses bourgades toujours existantes aujourd'hui.
Cette dualité peut donner un ensemble économique équilibré si le pouvoir en place impose un cadre d'échange où les deux partis peuvent jouer leur rôle complémentaire et ce lieu de convergence apte à fixer une métropole économique correspond naturellement à la haute vallée du Thérain, là où se trouve la ville de Beauvais. Mais le lieu choisi pour l'implantation de la cité augustéenne de Caesaromagus-Theradunum était-il celui déjà choisi par le système politique gaulois? nous n'en sommes pas certains. Cependant, nous pouvons imaginer l'évolution socio-économique de ce peuple sur les siècles qui vont précéder la conquête de la manière suivante.
En région septentrionale, la période de la Tène, se caractérise par un important développement économique qui doit s'accompagner d'une forte poussée démographique. Avec la diffusion du fer, les moyens de labour et de transport se perfectionnent et l'exploitation céréalière l'emporte peu à peu sur la part réservée à l'élevage. Les grains ainsi obtenus (les seules calories alimentaires à longue conservation garantie) servent de monnaie d'échange et les exploitants qui se sont résolument engagées dans cette voie acquièrent des moyens sans cesse plus importants. Mais les terres septentrionales sont rapidement saturées et les cadets sans avoir partent à la recherche de nouvelles surfaces appropriées. Leur quête les mène naturellement vers la périphérie de l'espace ayant connu l'origine du phénomène. Ainsi, dès les IV° et III° siècles avant notre ère, ces nouveaux agriculteurs s'écartent de la vallée de l'Oise en remontant par la vallée du Thérain. Pour ensemencer et récolter, ils labourent des pâturages, bousculant ainsi les méthodes ancestrales. La mutation se fait parfois avec le concours des populations installées, parfois avec des heurts, mais à chaque génération qui passe, les méthodes nouvelles trouvent d'autres adeptes. Le domaine céréalier gagne ainsi la vallée du Thérain mais il atteint bientôt ses limites naturelles et la conjoncture socio-économique justifie un lieu d'échange. La dépression où se rencontrent les divers petits affluents de la rivière est toute indiquée pour recevoir ce centre de marché.
A l'origine, sans doute, le site était sous la coupe de plusieurs petits seigneurs locaux mais le potentiel économique drainé par le marché va favoriser la dynastie familiale la mieux placée, ou celle qui saura au mieux favoriser l'évolution en cours. Volume de transaction et pouvoir politique sont les deux facteurs requis pour la fixation et le développement d'une métropole. Là sera désormais le centre de gravité de la province des Bellovaques, même si un oppidum, un haut lieu historique, subsiste dans le voisinage.
L'emprise romaine
L'ordre impérial n'avait aucune raison de mettre en cause un centre naturellement bien établi mais il lui fallait dans le cadre de sa politique d'ensemble combattre son particularisme local en l'intégrant dans un réseau plus vaste, ce sera l'objet des voies stratégiques. Cependant, dans tout projet d'importance, il est bien difficile d'effectuer des choix fondamentaux et d'en tracer les premières lignes. Le responsable du projet romain semble avoir eu quelques difficultés en ce sens.
Le site choisi pour l'édification de Caesaromagus correspond à une boucle du Therain, là où la rivière reçoit deux affluents, l'Avallon au sud-est et un ruisseau de moindre importance au nord. L'espace susceptible d'être rationnellement urbanisé forme un rectangle régulier de 800m X 1200m environ, soit une centaine d'hectares et ce fut sans doute la programmation initiale.
Si l'articulation de la cité nouvelle correspond bien à un axe de pénétration aligné sur la vallée du Thérain, aucune voie caractérisée ne semble soutenir le programme. C'est le cheminement économique suivant le cours de la rivière qui fut sans doute admis et aménagé. Par contre, un tracé de caractère stratégique mais au dessin non conforme aux règles joint Senlis à Beauvais en longeant la rivière à quelque distance, au sud-ouest. Il a pour origine le decumanus de la ville augustéenne établie au confluent de l'Aunette et de la Nonette et se dirige ensuite vers l'Oise en traversant la forêt de la Haute Pommeraie. Il franchit le fleuve à la hauteur de Montataire et continue sa progression en profitant de la vallée du Thérain. C'est favorable mais non conforme à l'orientation imposée par l'objectif, la direction suivie est au 290° tandis que la situation relative des deux villes imposerait le 305°. Certains archéologues pensent qu'il s'agit là d'un tracé sans suite, mais, pour d'autres, il joint le tronçon que l'on trouve au sud/sud-est de Beauvais et qui vient du grand carrefour routier de Saint-Denis après avoir traversé l'Oise près de Beaumont-sur-Oise. Enfin, sa jonction de cette voie avec le maillage urbain de Beauvais est incertaine. Elle semble aboutir sur un point de balise situé sur les hauteurs de Saint-Jean avant de négocier avec les difficultés de terrain pour rejoindre par une courbe prononcée le débouché sud du cardo.
Le seul tracé en correspondance avec le maillage urbain mis en place à Beauvais, est une voie perpendiculaire venant d'Amiens et dont la prolongation rigoureuse, vers la Basse-Seine, est très incertaine.
Vers le domaine maritime, une voie prolonge le decumanus pour atteindre le port de Dieppe par Gerberoy et Neufchâtel-en-Bray mais les caractères antiques de cet itinéraire sont peu évidents et son existence est souvent considérée comme hypothétique. Pour nous, la rectitude d'ensemble du tracé correspond sans aucun doute à une programmation antique mais c'est un pays de bocage et l'axe primitif fut maltraité durant vingt siècles.
A partir de ce tracé fondamental, d'autres voies vont rayonner sur la province. Côté littoral, un itinéraire de caractère stratégique, toujours bien identifiable, va rejoindre la vallée de la Bresle, à Senarpon, avant de reprendre l'itinéraire traditionnel longeant la vallée. Il aboutit à Eu, Augusta Ambianorum, ville nouvelle en retrait des grèves portuaires, aujourd'hui Mers-Les-Bains.
Sur l'autre flanc de la voie médiane, un autre itinéraire rayonnant se dirige vers la Basse-Seine et joint le grand fleuve à son confluent avec l'Andellle, à Anfreville, mais l'hypothèse d'un autre tronçon joignant les Andelys, ville romaine importante, n'est pas à exclure. Dans les deux cas, ces itinéraires coupaient la grande chaussée longeant la Basse-Seine, à Ecouis et à proximité de Thilliers en Vexin, au château de Boisdenemet.
Côté domaine continental, le site de Beauvais était à l'origine d'une voie rayonnante menant vers Saint-Denis, le grand carrefour routier établi sur l'itinéraire économique longeant la Seine à la hauteur de Paris. Aujourd'hui, la nationale 1 en reprend certains tronçons.
Beauvais était également à l'origine d'un itinéraire rayonnant menant à Saint-Just en Chaussée où il joignait la liaison Senlis-Amiens par la Patte d'Oie de Saint-Martin Longueau.
Enfin, une voie bien identifiée joint Beauvais à Clermont de l'Oise sur la vallée de la Brèche mais, ensuite, sa destinée est incertaine. Le plus rationnel est de la voir joindre Soissons par Compiègne. Nous l'avons déjà envisagé lors de l'étude menée sur l'infrastructure de Soissons pour expliquer le bizarre point d'impact de la Chaussée de Senlis.
Avec trois voies desservant le domaine pastoral sur la façade maritime, et quatre voies côté domaine continental où se développe le domaine céréalier, la province des Bellovaques fut, d'emblée, dotée d'une infrastructure routière suffisante pour son épanouissement mais sa situation quasi périphérique, dans l'ensemble du réseau routier occidental, rendait son intégration difficile. Le grand tracé stratégique qui bientôt desservira les provinces du littoral en joignant Cologne à Rouen par Bavai et Amiens, évitera Beauvais. Il passera par Forges-les-Eaux et son tracé entre cette ville et Amiens est pratiquement toujours utilisé par la D 236 et la D 919.
La ville augustéenne
Le plan de Beauvais avant les destructions et les réaménagements de 1940, donnait suffisamment de perpendiculaire pour que nous soyons assurés de l'existence d'un programme augustéen. L'hypothèse se confirme avec le tracé du quadrilatère de repli du Bas-Empire et l'orientation des lieux de culte. Le decumanus correspondait à la rue Saint-Pierre et à la rue des Jacobins. La majorité des axes perpendiculaires issus du programme romain est actuellement préservée, mais l'actuelle rue Carnot, prolongée de la rue Gambetta qui traverse la cité est un redressement réalisé à partir d'un axe du XII° longeant la nouvelle défense englobant l'enclos Saint-Etienne et la cité. Il y avait là une dérivation du Thérain alimentée par des barrages et qui confirmait la défense.
La surface occupée par cette ville nouvelle est estimable mais incertaine et deux options se distinguent. La première qui prend la voie d'Amiens en guise de cardo donne une surface de 800m X 700m environ, soit 60 ha, la seconde qui dessine un rectangle aligné sur le decumanus donne 800m X 1200m, soit une centaine d'hectares environ, nous semble plus plausible. Certes de nombreux archéologues entendent distinguer une première programmation au siècle d'Auguste et une seconde à la période faste des Antonins. C'est une hypothèse parfaitement conforme à l'évolution historique, mais elle se heurte à quelques objections techniques. Dans un aménagement à la romaine, les réseaux d'alimentation comme d'assainissement sont gravitaires et si les égouts peuvent être prolongés en amont, le niveau d'alimentation choisi par le château d'eau limite naturellement les zones susceptibles d'être viabilisées. Il est donc intéressant de programmer large, même si les premiers aménagements ne sont que partiels. D'autre part, toute zone programmée intéresse les investisseurs qui seront tentés de rentabiliser au plus tôt. La ville va donc évoluer selon les besoins mais par mutation des îlots plutôt que par extension géographique. Par contre, c'est l'aménagement final qui laisse les témoignages archéologiques les plus évidents. Nous choisirons donc, a priori, pour la ville nouvelle de Caesaromagus Theradunum une programmation large sur une centaine d'hectares dont la saturation doit intervenir au siècle des Antonins. A cette époque commence alors l'édification des faubourgs, contrôlée d'abord, anarchique ensuite.
Face aux premiers symptômes de crise qui vont toucher l'Occident, toutes les villes n'auront pas la même sensibilité. Avec sa forte composante littorale, où la prédominance du pastoral s'est maintenue, le pays des Bellovaques fut sans doute moins atteint que les autres par les conséquences des remembrements sauvages qui ont totalement déséquilibré le monde rural. Mais la société romaine avait trop longtemps supporté ces travers en négociant avec les conséquences et, dès le phénomène amorcé, rien ne pouvait plus enrayer la progression des troubles.
Les déracinés rendus nombreux par la poussée démographique et agressifs par les conditions d'existence précaires vont déstabiliser l'ensemble de la société, rendre inévitables les invasions extérieures et engendrer des bandes armées incontrôlées qui, sans cesse, quittent les zones ravagées pour aller sévir dans les provinces encore épargnées. Que cette période tragique ait duré vingt cinq ans, soit une génération, est symptomatique. En pareille condition, l'apaisement et la raison ne peuvent s'imposer que grâce à la montée de la génération suivante et la disparition physique de la majorité des individus qui ont déclenché le phénomène.
Dès la fin du III° siècle, la capacité des villes à renaître ne dépend pas du niveau de destruction mais de la discipline et de la cohésion sociale qui règnent dans la cité. En règle générale, les villes qui ne seront pas flanquées d'une importante communauté chrétienne bien installée dans son propre faubourg, vont, dès les années 280/290 restaurer leur état de métropole dans le cadre ancien et fixer un périmètre de sauvegarde de forme rectangulaire installé selon le maillage antique; c'est le cas de Beauvais.
La ville du bas empire
Parfois rêveuse et persuadée de retrouver bientôt sa grandeur passée, parfois inquiète devant la tournure des évènements, et enfin désespérée par la succession des catastrophes qui s'abattent sur elle, la cité du Bas-Empire doit s'articuler selon divers états.
Bourgeois et notables se sont installés derrière une muraille qui doit également servir d'ultime recours en cas de menace grave. Les artisans, leurs ateliers et l'espace requis pour la prémanufacturation ne pouvant s'intégrer dans ce cadre exigu vont demeurer hors les murs sur l'ancien maillage. Là, chacun récupère et réaménage une parcelle alignée sur une voie desservie par le réseau d'assainissement ancien, ainsi la ville préserve son plan. Mais les zones de captation et les aqueducs détériorés, mal entretenus, n'assurent plus une alimentation suffisante. Le peu d'eau que les rares fontaines sauvegardées fournissent à la population est réservé à l'usage domestique et pour satisfaire ses besoins industriels, l'agglomération va glisser vers le cours du Thérain qui bordait la cité antique par l'ouest. Dès le milieu du IV° siècle, la totalité de la population se concentrait sur l'espace situé entre le cardo et la rivière. Sur ce rectangle de 400m X 800m environ, les habitants s'organisent au mieux.
Au nord de l'espace considéré, à cheval sur l'ancien decumanus, nous trouvons la cité proprement dite, soit 11ha environ, entourés d'une puissante muraille. Là vont résider les pouvoirs laïques et religieux, les commerçants et les notables, tandis que la partie sud, délimitée par la boucle du Thérain, soit 30ha environ, reçoit la part active de l'agglomération. Là, dans des constructions médiocres mais fonctionnelles, l'ensemble du petit peuple fait vivre la société du castrum. C'est au sein de cette population besogneuse que vont naître les premières communautés chrétiennes, mais le désordre fraternel, pour ne pas dire l'anarchie, qui règne alors dans leurs rangs n'est guère favorable aux intérêts de la cité et bientôt un évêque d'obédience bourgeoise, installé intra muros, dictera ses règles. Ce n'est pas du goût des gens du faubourg. Ils vont développer un lieu de culte et de rencontre qui deviendra fondation puis abbaye hors les murs. A Beauvais, ce sera Saint Etienne. La première fondation qui devait former un enclos avec trois autels, selon la coutume du temps, remonte à la fin du IV° siècle.
La cité
Faite de blocage ordinaire, avec parements de matériaux de récupération où le petit appareil domine, la défense du Bas-Empire est conforme à la règle du temps. Avec une épaisseur de 3m 50 en moyenne et une hauteur qui ne devait pas excéder 12m, elle bénéficiait d'une bonne stabilité. Comme nous en avons souvent émis l'hypothèse, cette muraille en quadrilatère doit être le fruit d'une reprise établie sur un ouvrage antérieur plus léger et, contrairement à l'opinion communément répandue au siècle dernier, nous opterons pour un aménagement par étapes successives, entrecoupé de périodes de désaffection, qui doit s'étaler sur l'ensemble du IV°.
Le tracé forme un polygone proche du rectangle. Les murs nord et est pratiquement perpendiculaires sont conformes aux coordonnées augustéennes. Le mur ouest subit un angle léger marqué par la porte et le caractère semble confirmer qu'il s'agit bien là de l'axe majeur de sortie, soit de l'ancien decumanus. Le périmètre de la défense est de 1220m avec quatre tours rectangulaires aux angles, 25 tours en hémicycle sur la courtine et probablement trois portes, deux sur l'axe est/ouest et une troisième ouvrant sur le faubourg sud. L'axe est/ouest donnant sur les deux portes doit rapidement assurer la décantation des espaces internes. Au nord, sur le tiers de la surface, s'installent en majorité les structures politico-religieuses, tandis que les 2/3 restant seront essentiellement affectés à l'occupation bourgeoise. L'ensemble représente une surface de 9ha environ et peut contenir 3.000 à 3.500 personnes en habitat permanent. Sur la partie nord, le domaine religieux qui entoure la cathédrale occupe le côté est tandis que la structure comtale vient en flanquement sur l'angle nord/ouest; ce sera l'espace ultérieurement récupéré par l'évêché.
La configuration de la cité ne donne aucun accès ouvert à l'eau courante offerte par le Thérain, donc aucune zone artisanale satisfaisante. Toutes les activités de prémanufacturation et de traitement vont donc s'établir dans le faubourg sud dont la population doit représenter les 3/4 de l'ensemble, soit 10.000 personnes. Cela doit représenter 12 à 14.000 individus en période optimum. Les crises graves peuvent faire chuter considérablement la population mais la récupération se fait alors très vite, grâce à une forte natalité mais surtout par déplacement de personnes venues de la province. La métropole doit assurer ses fonctions et la population requise respecter un certain pourcentage de celle qui s'active sur l'ensemble de l'assiette économique.