Le siècle des Plantagenets

SAINT-FRONT-DE-PERIGUEUX

Comme tous les faubourgs voués aux activités artisanales et marchandes, l’agglomération établie sur la colline Saint Front a sans doute mal vécu la période allant du Bas Empire à l’An Mille. Dès le calme revenu, la population va bousculer la maigre défense établie à la hâte face au danger afin de gagner un peu d’aisance aussi se trouvera-t-elle exposée de manière chronique. Par contre, sur les périodes paisibles, c’est vers elle que les activités économiques se portent à nouveau ainsi que la richesse qui va de pair d’où la vitalité de la communauté. C’est le contraire de la cité voisine qui bien protégée derrière ses puissantes murailles se trouve à l’abri des attaques les plus courantes mais l’espace fermé et les ruelles étroites étouffent ses activités économiques. D’autre part, les charges induites par l’évêché et celles destinées à l’entretien de la défense dissuadent bon nombre d’artisans. Périgueux va donc vivre la période historique avec tous les caractères de l’agglomération bicéphale.

Originaire de la province, Saint Front fut, à la fin d’une vie chrétienne exemplaire, inhumé dans le lieu de culte qu’il avait fait construire pour sa communauté. La ferveur accordée à ses reliques grandit et le petit sanctuaire primitif doit être reconstruit. Un texte nous dit que c’est l’évêque Chronope qui s’en chargea mais il ne fit que donner son accord pour les travaux qui seront entièrement à la charge du faubourg. Cette reconstruction peut se situer au VI°s., une période de calme et de prospérité pour l’Aquitaine. Les siècles qui vont suivre seront plus troublés : il y eut d’abord les heurts entre les Ducs d’Aquitaine et la monarchie carolingienne naissante, puis les incursions musulmanes et l’invasion d’une force puissante qui sera vaincue à Moussey la Bataille en 732, par Pépin le Bref. Ensuite viendront les invasions Vikings et, dès 900/950, les Bénédictins imposent leurs règles à la société occidentale; c’est l’aube de la civilisation romane et le début des grands programmes; la Blanche robe d’Eglise qui va couvrir l’Occident selon Gerber.

Sur les premières décades du XI°s. les pèlerins allant vers Saint Jacques de Compostelle sillonnent l’Aquitaine mais le phénomène ne rapporte guère aux agglomérations concernées par contre il pousse les responsables religieux à agrandir leurs sanctuaires. D’autre part, le commerce par batellerie a repris sur l’Isle et l’embellie économique permet de subvenir aux besoins des travaux. Vers 1020, la reconstruction de l’abbatiale Saint Front est achevée et l’ouvrage sera consacré par l’évêque Frotaire. C’est une période où la poussée démographique est grande et le phénomène profite surtout aux faubourgs d’une agglomération demeurée ouverte.

Ce nouvel édifice dont le plan correspond à l’actuel atrium est une basilique à trois vaisseaux d’une largeur externe de 19m et nous ignorons si le parti est celui de la basilique romaine ou d’Aquitaine avec trois vaisseaux sous un même comble. La longueur subsistante est de 36m mais les parties orientales de l’ouvrage ont été absorbées par le clocher de la grande abbatiale du XII°s.. Sur les flancs, subsiste le volume de deux volumes d’inégales envergures. S’agit-il des croisillons d’un transept ou bien d’ouvrages plus anciens dont les fondations seront réexploitées? Ce serait alors le témoignage d‘un plan semblable à celui de Ligugé III et leur présence suggère une longueur totale de la nef au moins égale à 44m. non comptée l’abside. Celle ci serait en hémicycle avec des croisillons bas ou rectangulaire avec une réplique de Ligugé. En tout état de cause, le volume était proche de 680m2 pour la nef seule, ce qui représente en occupation saturée la présence de 1400 à 1500 personnes. C’était donc un ouvrage de bonne taille mais la période est florissante et le volume utile des édifices religieux concernés par le pèlerinage de Compostelle va s’accroître très rapidement.

L’abbatiale de Frotaire était liée à de nombreux bâtiments annexes et comportait également un cloître établi sur le plan sud qui demeure en place. C’est un ouvrage important pour la petite communauté religieuse et le sanctuaire ne sera consacré qu’en 1047. En 1120, le monastère et l’abbatiale brûlent en partie; c’est l’occasion pour la communauté d’envisager un vaste programme conforme à l’esprit du siècle. L’église du XI°s. est hâtivement restaurée pour répondre aux besoins du culte et le chantier de la nouvelle œuvre est implanté à bonne distance, vers l’est. Le plan choisi est la croix grecque où l’ouvrage est constitué de cinq travées coupole. C’est pratiquement celui de la basilique Saint Marc de Venise récemment achevée. L’implantation est dessinée de telle manière que la coupole occidentale vient coiffer le sanctuaire de l’église antérieure où se trouve le tombeau du saint.

Dans ce programme initial, l’abbatiale est prévue sans abside ni absidioles puisque les deux ouvrages devaient s’articuler autour du tombeau de saint Front. L’œuvre nouvelle était donc exploitée à contre sens mais l’orientation vers le Levant importait peu dans les plans centrés. En fin de campagne, le programme change. L’église basilicale du XI°s. est en partie absorbée par les bases d’un puissant clocher et ce qui subsiste transformé en atrium. L’exploitation du nouvel édifice peut donc se faire de manière coutumière, autel dirigé vers le Levant. A la fin du XII°s. la première abside en hémicycle sera démolie pour laisser place à une nouvelle prolongée d’une partie droite. L’ensemble du programme s’achève vers 1070/1090 avec la tour occidentale.

SAINT FRONT: LE PLAN

Sur cette grande abbatiale, le découpage en plan au sol est très satisfaisant pour l’esprit. Il offre une harmonieuse décomposition de grands et de petits carrés, le petit représentant une division par quatre du premier. La travée de base représente donc 16 petits carrés, ceux situés au coin de l’ensemble sont réservés aux piles et chacune est reliée à l’autre par des arcs très puissants dont le pas correspond à deux petits carrés. Nous avons ainsi 12 petits carrés encadrant l’espace réservé à la coupole qui occupe la surface d’un grand carré. Comme l’ensemble forme une croix grecque comportant cinq coupoles, il est logique que les piles de la travée centrale deviennent mitoyennes avec les travées voisines, ce qui constitue finalement un ensemble de 64 petits carrés. Nous comprenons aisément la séduction qu’un tel dessin peut exercer sur des esprits simples ainsi que sa grande facilité de mémorisation.

Cependant, dans les ouvrages comportant des encorbellements, les difficultés surgissent toujours en élévation. Dans sa grande pureté, le découpage apporte une importance excessive aux piles dont la diagonale dépasse le rayon de la coupole aussi seront-elles allégées par des passages en croix mais cela réduit considérablement leur inertie et leur résistance aux réactions obliques. Cet inconvénient est sans conséquence pour les quatre piles formant la travée centrale puisque les arcs perpendiculaires offrent des réactions antagonistes ce qui rétablit la situation mais, pour les quatre coupoles formant les branches de la croix, les piles externes ne peuvent bénéficier d’aucune compensation dans le plan de base. Il faut avoir recours à des structures additives mais c’est une époque où le contrefort n’est pas admis par les maîtres d’œuvre d’Aquitaine. Une autre solution aurait été de conserver ces piles massives mais ce ne fut pas le cas, plus encore, les petites coupoles qui remplacent les couloirs en croix les affaiblissent davantage.

Le plan est pratiquement régulier, cependant les assises de la partie est de la première travée sont légèrement plus larges que l’ensemble et c’est un gauchissement qui va rétablir la régularité du programme destiné à des coupoles de 36 pieds. Au début des travaux qui se situent vers 1125, la troisième travée de Saint Etienne de la Cité n’était pas encore de nature à servir de modèle. D’autre part, la cinquième travée ouest est légèrement gauchie afin de bien se raccorder avec le volume de l’ancienne abbatiale du XI°s. Enfin, ajoutons que l’ouvrage était sans doute, à l’origine, flanqué de constructions annexes comme son modèle de Venise et ces additifs qui compensaient en partie l’allègement des piles ont disparu au cours des siècles. Ce dégagement sera achevé lors des restaurations menées au XIX°s. afin que ce chef d’œuvre du romano-byzantin puisse apparaître dans toute sa pureté au sommet de la colline Saint Front.

SAINT FRONT: ELEVATION

La travée de base représente un grand carré de 23m de côté et les quatre piles qui le décomposent font 5m 75 au carré. Elles s’élèvent à 13m au tailloir mais elles ont perdu leurs assises ce qui suggère une surélévation du dallage. La portée des arcs est de 11m 50 et leur épaisseur de 5m 75, soit la valeur de la pile. Avec les couloirs en croix, les quatre supports restant ne font que 1m 78 au carré et sont coiffés par un arc qui culmine à 8m 70, le volume supérieur est percé de petites fenêtres. Les grands arcs, eux, culminent à 18m 80 et sont de profil légèrement brisés mais dépourvus d’arcature de décharge retombant sur des colonnes engagées. C’est le traitement traditionnel de l’école de Périgueux sur le premier tiers du XII°s. et cela malgré l’importance de l’arc. En raison de la composition il aurait fallu les placer au droit des quatre piles réduites. Enfin, ces arcs sont reliés par des pendentifs, selon le parti choisi.

Les murs externes clôturant les croisillons sont traités de manières diverses. Sur les façades nord et sud, où se trouvent deux portes d’accès, la structure est formée de trois arcs d’importance inégale, celui du centre correspondant à la porte est plus petit. Ils sont dominés par une corniche établie à 1m 15 en dessous des tailloirs des piles. Cette disposition commune à toutes les travées permet une circulation haute. Sur les murs latéraux des croisillons le nombre des arcatures varie : cinq sur les murs ouest et quatre sur le plan des travées est et ouest. Chaque fois que l’absence de bâtiment contiguë le permet, elles sont garnies d’un registre de fenêtres basses mais ce fut peut être le choix des restaurateurs. Au dessus de la coursive, les murs inscrits dans l’arc comportent chacun un registre de trois fenêtres, celle du milieu étant la plus grande. Ici, l’esthétique diffère de la travée III de Saint Etienne mais il faut considérer que ce sont là les rares options laissées à l’initiative du constructeur.

Sur ces bases, nous trouvons un encorbellement circulaire d’une hauteur de 1m 50 environ dominé par une coursive de 60cm de large destinée primitivement à recevoir les échafaudages des coupoles. Ce procédé impose également d’ouvrir des fenêtres à la base de l’ouvrage afin d’introduire les matériaux. Cette coursive se trouve au niveau + 20m 40. Les coupoles qui vont coiffer l’ouvrage sont au nombre de cinq et ne semblent pas avoir été modifiées dans leurs caractères généraux comme ce fut le cas à la quatrième travée de Saint Etienne. Au milieu du XIX°s., à l’heure des restaurations de l’école romano-byzantine, elle était coiffée d’une volumineuse charpente avec couverture de tuiles, ce qui est un gage de bonne conservation. L’expérience nous enseigne que les multiples brindilles amenées par les pigeons nichant sous les combles, assurent l’évaporation des infiltrations d’eau venant de la toiture, ce qui protège les maçonneries des infiltrations et des coups de gel.

Leur profil de ces coupoles est de nature orientale, soit non intégrée, et les points d’épure des arcs se trouvent sur la base théorique. L’intrados était recouvert d’un enduit au mortier de chaux établi sur l’appareillage en compression; ceci est bien conforme au principe. Les modifications qu’apporteront les restaurations concernent l’extérieur et son apparence esthétique. Aujourd’hui ces coupoles sont recouvertes de pierres taillées soigneusement ajustées et liées par le blocage interne. Sur le tiers inférieur, elles respectent la forme d’un tronc de cône garni de ressauts et sur la partie restante, la couverture est constituée de pierres plates exploitées telles des lauzes, ce qui engendre une surcharge au sommet afin de préserver une pente optimum. L’ensemble est parfaitement réalisé mais et ce qui pose problème aux puristes c’est le procédé même et surtout le lanternon qui coiffe le sommet sans l’orifice d’aération nécessaire.

Ces couvertures sont entièrement accessibles afin d’être contrôlées en permanence ce qui est une excellente chose. Pour justifier le choix du lanternon, les restaurateurs ont retrouvé un exemplaire de la pyramide à écailles qui les coiffait à l’origine; il est visible dans le cloître sud. Discutables également sont les lanternons coiffant les piles des travées mais leur présence diversifie les ruissellements et augmente les surfaces d’évaporation ce qui améliore la bonne tenue de cette couverture.

L’ensemble des cinq travées sera achevé vers 1160 et, d’emblée, l’exploitation religieuse de l’édifice pose problème. Le sanctuaire demeuré sur l’emplacement du chevet de l’ancienne église, là où repose Saint Front, oblige les paroissiens à prier à contre sens de la coutume déjà bien établie qui veut que les dévotions soient faites vers le soleil levant, vers Jérusalem. La solution est simple, il faut transférer les reliques du saint dans une nouvelle abside ouverte dans le mur oriental de la travée est et pour faciliter l’accès aux toitures maintenant achevées, cette nouvelle abside sera encadrée de deux tourelles d’escalier. S’agit-il de l’abside actuelle ou d’une précédente? Cette seconde hypothèse nous semble plus plausible. Cette modification des parties orientales doit s’achever vers 1170 environ et l’ancienne église peut être désaffectée ce qui permet de la transformer en atrium, mais ce dernier sera rapidement entamé par les fondations du puissant clocher que nous voyons aujourd’hui mais partiellement reconstruit. Achèvement définitif vers 1190/1200.

Sur le plan architectonique la composition est satisfaisante à condition d’assurer l’épaulement des façades externes mais le parti ne sera jamais repris en d’autres lieux. Il est d’esprit oriental et ses volumes sont peu conformes aux besoins des grandes cérémonies collectives chères aux chrétiens d’Occident. Le choix du plan fut sans doute celui des religieux et cette croix uniquement vue du ciel devait les signaler à l’attention du Seigneur, mais l’usage de l’abbatiale va changer : la population du bourg s’accroît considérablement et c’est elle qui va occuper majoritairement l’abbatiale; c’est elle également qui jugera son usage peu pratique. Enfin, le rapport entre le volume des matériaux utilisés et la surface couverte est très défavorable.


image1

L'abbatiale du XI°s. consacrée en 1047 est une œuvre basilicale. Son enveloppe (A) est aujourd'hui partiellement aménagée en atrium (B). Les croisillons nord et sud, (C, D) subsistent également. Les travaux de la nouvelle abbatiale commencent après l'incendie de 1120. Elle est implantée à l'est sur un terrain non consacré tandis que l'édifice du XFs., restauré, abrite les offices. Le plan de l'œuvre nouvelle est de caractère orientai, c'est une croix grecque coiffée de cinq coupoles. Ce dessin est directement inspiré de Saint Marc de Venise alors en voie d'achèvement. Les cinq coupoles (A') d'un diamètre nominal de 36 pieds sont installées sur des arcs de grande largeur (B') dont la culée (C) représente 50% de la portée de l'arc mais les piles (D) reposent sur quatre pieds (E) ce qui réduit l'assise au sol. Dans le plan en croix, les travées s'épaulent mutuellement sauf à la périphérie du système. L'œuvre est achevée vers 1160/1170, la tour occidentale (F), la nouvelle abside (G) les chapelles rayonnantes (H) sont installées peu après.


image2

Sur la coupe axiale de la croisée (A) et du croisillon nord (B), nous voyons l'élévation correspondant aux petits carrés de la pile (C ) avec ses dégagements en croix (D) et la grande voûte (E). Sur l'élévation correspondant au grand carré (F) nous voyons la chapelle rayonnante (G) le bandeau médian (H) les trois fenêtres (J) la coursive (K) et la coupole de profil oriental (L) dont la base est percée de fenêtres (M). Ces mêmes éléments se retrouvent sur la coupe du croisillon nord (N).


image3

Périgueux: abbatiale St. Front, vue du sud (1964)


image4

Périgueux: abbatiale St. Front, le chevet (1998)


image5

Périgueux: abbatiale ST. Front, témoignage pour le lanternon


image6

Périgueux: Abbatiale St. Front, arcatures du cloître


image7

Périgueux: abbatiale St. Front, le cloître


image8

Périgueux: abbatiale St. Front, les couvertures accessibles en 1964


image9

Périgueux St. Front détail des coupoles


image10

Périgueux: abbatiale St. Front, chapelle orientée nord


image11

Périgueux: abbatiale St. Front chapelle orientée sud


image10

Périgueux: abbatiale St. Front, piles du croisillon sud


image11

Périgueux: abbatiale St. Front, coupole du croisillon sud