LA TRAME HISTORIQUE

Le Septentrion avec ses marées, ses vents, son climat humide, ses brumes n 'était guère apprécié des anciens navigateurs méditerranéens, c'était même un pays aux horizons inquiétants mais la présence de l'ambre, produit très convoité, va tenter certains audacieux. Le premier à s'y risquer qui a rédigé avec rigueur et objectivité la chronique de son voyage fut Pythéas, géographe et mathématicien grec vivant à Massilia (Marseille). Lors d'un grand périple réalisé vers 330 avant J-C, il franchit les colonnes d 'Hercule, remonte le long des côtes cantabriques et gauloises, gagne les 11es Britanniques et, de là, fort des renseignements obtenus auprès des navigateurs locaux, il fait route vers 1'Ultima Thulé, sans doute le Groenland. Au retour, il gagne la côte norvégienne qu'il longe vers le Sud puis pénètre dans la mer Baltique où il visite les cités germaniques de la côte sud. Enfin, il franchit à nouveau la Kattegat et le Skagerack, longe les côtes d'Occident jusqu'en Bretagne ou il retrouve les escales de son voyage de l'aller.

Pythéas navigue, observe, interroge et rédige. C'est un vrai découvreur mais nous ne connaissons qu'une partie de ses ouvrages et selon des citations postérieures.

Pomponius, géographe romain du siècle d'Auguste né en Espagne, reprend le sujet et fait grandement appel aux renseignements fournis par Pythéas. Il parle de l'île de Cadannovia qui donnera ultérieurement Scandinavia que l'on peut traduire par île funeste. Cette île est parfois identifiée avec les grands bancs de sable de Scanie qui causèrent la perte de nombreux navires.

Tacite, qui vécut de 55 à 120 après J-C, traite à son tour de la Scandinavie dans le chapitre 44 de son ouvrage sur la Germanie. Lui aussi travaille sur texte mais les informations disponibles sont alors plus nombreuses et plus précises. Il semble admettre l'emprise germanique sur le bassin oriental de la Baltique.

Citons également Ptolémée d'Alexandrie, 90/168 qui aborde lui aussi le sujet scandinave. Il parle des Lapons et des Goths et les informations qu'il exploite semblent venir des navigateurs grecs qui, du Pontus Euxinus (Mer Noire) pénètrent dans les grands fleuves de la Russie méridionale, à la rencontre des marchands scandinaves.

Enfin, l'historien Procope nous donne de nombreuses informations sur les Goths que les Byzantins fréquentent et combattent en Italie et dans les Balkans. Il cite notamment un texte germanique qui parle de l'Ultima Thulée, une île dix fois plus grande que la Bretagne. C'est cette estimation qui fait penser au Groenland.

Tous ces historiens de l'époque romaine rédigent selon d'autres textes ou traitent d'informations recueillies auprès de rares voyageurs, fréquentant les cercles académiques de Rome. Si l'on en juge selon ces textes, les géographes d'Empire n'avaient que très peu de renseignements sur les terres septentrionales. Est-ce à dire que les Romains ne s'y aventuraient pas comme certains l'ont pensé? C'est peu probable. Pour expliquer cette carence il faut évoquer le contexte de la navigation septentrionale à cette époque.

Les marins ont, de tout temps, constitué un monde à part et ceux qui commercent gardent jalousement tous les renseignements concernant les routes maritimes et les comptoirs qu'il faut aborder pour réaliser de bonnes affaires. Si les bateaux appartiennent à des armateurs ou gros commerçants, ils sont confiés à des pilotes connaissant bien la route à parcourir et les abris éventuels. Ces hommes conservent leurs précieuses informations parfois rédigées sous forme de cap à tenir et de jours de navigation. C'est l'origine des minutes. Le caractère confidentiel s'accentue encore si le pilote doit mener le bateau hors des limites connues. Il lui faut également avoir de bons contacts, ou mieux encore de la famille, dans les ports qui lui fourniront son fret. Ces hommes n'avaient donc nulle envie de confier leurs connaissances à des historiens latins qui allaient les diffuser à tout va.

LES ENVAHISSEURS GOTHS

Après les troubles de 250/275 impliquant majoritairement les envahisseurs venus des régions proches du Limès, Saxons, Franconiens, et ceux venus de l'intérieur, les Alémaniques, le monde antique finissant connaît, dès 406, des envahisseurs d'origine plus lointaine. Parmi eux, les Goths semblent tenir la première place. Sont-ils les plus nombreux? Ce n'est pas certain. Par contre, ils vont faire un effort pour s 'intégrer et contrôleront de vastes territoires sur les siècles à venir. Après leur conquête, ils s 'installent à l'intérieur des villes où ils occupent systématiquement les palais et les grandes demeures abandonnées par les dignitaires byzantins du Bas-Empire, souvent même, comme Théodorique, ils reconstruisent ce qu'ils ont saccagé.

D'où venaient ces envahisseurs Goths? Le sujet demeure controversé. Au XIX° siècle, les historiens et archéologues occidentaux furent frappés par le grand nombre d'objets d'origine byzantine laissés par les Goths et notamment les Ostrogoths. Ils vont en déduire qu'ils venaient des bords de la mer Noire, par contre, avec le Pangermanisme régnant à la fin du XIX° et les premières décennies du XX°, les historiens d'Outre Rhin mettent en évidence tous les rapprochements possibles que l'on peut faire entre les envahisseurs du V° siècle et les caractères authentiquement germaniques. Les chapelles se mettent en place de chaque côté de la ligne bleue des Vosges et les passions l'emportent.

Visigoths et Ostrogoths étaient de langue et de coutumes germaniques, ils se référaient au Goetland à la fois une île et un ensemble maritime mais ils ont réalisé toute leur progression par les routes terrestres en un temps où l'empire ne contrôlait plus les côtes septentrionales. Ainsi nous pouvons en déduire qu'il s'agissait de peuples d'origine goth installés de longue date sur des terres continentales. Cependant si cette option est satisfaisante elle ne répond pas à toutes les interrogations. D'où venaient-ils précisément? Par qui et comment furent-ils chassés? Quel en était le nombre, leur axe de marche? Autant de nouvelles questions auxquelles il est difficile de répondre. Leur lieu d'origine d'abord. De la Baltique à la Mer Noire, les terres sont vastes mais faut-il nécessairement trancher, choisir un lieu précis. Pour avoir dessiné de très nombreuses cartes historiques, je connais les avantages et les pièges de ce procédé, satisfaisant en apparence mais bien délicat à manier. Le graphisme le plus simple, qui se veut aussi la plus convaincant, consiste à tracer des cercles qui fixent l'origine de ces peuples tandis que le diamètre correspond à leur importance.

Si le peuple balte a colonisé les grandes plaines de l'Est par pénétration fluviale, comme les Occidentaux l'ont fait à la fin du XIX° dans leurs possessions coloniales, le rond prétendu figuratif ne veut rien dire, il faudrait tracer mille petits points représentant les installations portuaires, les petites agglomérations ainsi que les grandes propriétés rurales installées sur les terres et cela sur des milliers de kilomètres de voies navigables. Dans ces conditions, les causes d'une émigration massive de guerriers sont multiples: invasions asiatiques, révolte des populations d'origine locale dont le nombre peut être six à dix fois supérieur à celui des maîtres installés, ou bien encore guerre civile engendrée par de nouveaux arrivants.

L'importance de ces hordes demeure totalement inconnue. Selon les textes les envahisseurs sont très nombreux, cependant les chroniques en question sont rédigés au sein d'une civilisation en état de décomposition sociale où les frayeurs sont grandes, la lâcheté manifeste et les querelles intestines nombreuses, autant dire que ces écrits sont peu fiables.

Enfin, les invasions barbares se distinguent en deux grands groupes : Ostrogoths et Wisigoths, soit Goths brillants et Goths sages si nous acceptons une traduction germano-slave. La société occidentale les subit de conserve mais les causes de leur migration sont peut-être différentes, une invasion orientale pour ceux du Sud et une émancipation brutale et opportuniste des populations locales pour ceux du Nord conviendrait bien comme explication.

L'INVASION DE LA GRANDE BRETAGNE

Ces mouvements des peuples d'origine Balte, installés dans les plaines de l'Est, n'ont pas touché directement leurs frères des rives de la Baltique mais, avec la crise qui sévit en Occident, de nombreuses sources d'approvisionnement vont se tarir. Les Goths du Bassin Oriental de la Baltique (les Suédois) vont repartir à la conquête des terres momentanément perdues, tandis que ceux de l'Ouest, les Danois, qui subissent la pénurie frappant les comptoirs de l'Oder et du Rhin, vont se tourner vers les 11es Britanniques que les Romains ont quittées.

En Grande Bretagne, l'occupation romaine ne fut jamais complète. Lassés de combattre les bandes celtes venues d'Irlande et d'Ecosse, les Romains vont renoncer aux terres du Nord. Ils s'en protègeront à l'aide de fortifications, le mur d'Adrien puis le mur d'Antonin mais, derrière cette défense avancée les terres et les peuples de l'île seront diversement traités. Sur 1 'Angleterre blanche, à l'Est d'une ligne Exceter/York, l'Empire accorde toute confiance aux Sénats locaux et la société est gérée par une administration civile. A l'Ouest, par contre, sur les terres rouges, les Romains n'accordent que peu de confiance au peuple celtique et l'administration demeure militaire.

Profitant du désordre des années 250 275, des groupes de navigateurs d'origine scandinave attaquent et pillent les côtes Est de la Grande Bretagne. Profitant de l'effet de surprise, ils remontent les cours d'eau pour sévir à l'intérieur du pays. Les quatre légions qui défendent la grande île ne peuvent appréhender des assaillants aussi imprévisibles. Des fortins sont construits sur les embouchures des cours d'eau et seront confiés à des milices locales sous le commandement d'un comte de la côte. Vers 280/300, les Pictes venus du Nord, attaquent également les villes romaines de l'Ouest mais la situation se rétablit, l'Angleterre Blanche, la plus riche se relève rapidement.

En 367, des généraux romains d'origine diverses se battent pour un semblant de pouvoir, et pour participer aux querelles des chefs, les soldats quittent le mur d 'Adrien bientôt franchi par les Pictes. D 'autre part, les Saxons également avertis renouvellent leurs incursions, Théodose doit intervenir pour rétablir la situation mais l'armée romaine composée de mercenaires avides ne fait plus peur à personne. En 410, Honorius, fils de Théodose, décide d'abandonner définitivement la Grande Bretagne dont la défense sera désormais confiée aux milices locales. Les Saxons prennent pied dans l'Ile peu de temps après. Selon Bède le Vénérable, historien rigoureux qui rédigeait vers 730, c'est en 440 ou 450, que deux roitelets saxons nommés Hengist et Horsa, installés dans le Sud de l'Angleterre, lancent un appel à leurs frères de Germanie pour qu'ils viennent confirmer leur occupation et poursuivre la conquête. Les Saxons qui sont majoritairement des agriculteurs à la recherche de nouvelles terres se feront transporter par les Angles, navigateurs Danois. En moins de 50 années, ils vont reprendre aux Celtiques la majorité des terres blanches et l'unité de leurs adversaires, un instant réalisée par le roi Arthur vers 500/520, ne pourra renverser la situation.

Les malheurs à venir de la Grande Bretagne seront dus à l'antagonisme opposant les agriculteurs saxons aux navigateurs et commerçants danois, ces derniers réclamant des terres. Une lutte de cinq siècles s'engage, elle ne cessera qu'avec l'invasion normande de Guillaume le Conquérant.

600/750 UN NOUVEL EQUILIBRE ECONOMIQUE

Dans cette longue lutte qu'ils engagent avec les Saxons, les Danois n'obtiendront aucun résultat décisif et les deux belligérants achèvent de saccager les terres blanches qu'ils se disputent. Cet échec relatif oblige les tribus scandinaves bordant le Kattegat et Skagerack à s'organiser d'une autre manière. Ils développent leur agriculture et nouent de bonnes relations avec les Saxons du Continent et leur économie se révèle vite complémentaire. De leur côté, les Francs qui sont devenus depuis 500 une puissance de première grandeur ont trop à faire sur l'hexagone pour aller se confronter aux Danois; ils auront seulement quelques démêlés avec les Frisons mais leur grande préoccupation sera d'ouvrir une voie vers l'Est en traversant la Thuringe. D 'autre part, les Goths de l'Est, les Suédois, ont repris leur progression sur les grands fleuves de la plaine russe, cette nouvelle installation se révèle solide et laisse des traces écrites. Ils vont fonder Novgorod en 862 puis un important centre commercial à Kiev en 882. Bientôt le chef des Baltes établis en Ukraine reçoit le baptême orthodoxe et devient le grand prince Vladimir et sur le vaste domaine ainsi conquis les Suédois prennent le nom de Varègues.

En 770, les Saxons et les Danois n'avaient aucune raison de se confronter aux Francs et à Charlemagne mais un moine par trop rigoureux, Saint--Boniface, que l'Eglise va encenser outre mesure, décide d'évangéliser la haute vallée de la Weser et s 'y prend fort mal. Au lieu de contacter 1 'aristocratie locale, de la séduire, de la convertir tout en ménageant son ascendant social, il aborde le petit peuple, l'invite à rejoindre une église à sa mesure et ainsi se révèle subversif. Son action déclenche une violente réaction des notables et des religieux traditionnels qui brûlent ces nouvelles églises. Charlemagne est appelé à intervenir. La guerre de Germanie commence et va durer 35 ans environ. Si les Saxons sont vaincus au prix d'un effort considérable, les Danois résistent et ne vont pas tarder à réagir selon leurs moyens en lançant des raids maritimes sur toutes les côtes d'Occident.

L'ULTIME PROVOCATION

En 795, les forces de Charlemagne ont atteint les rives ouest de 1 'Elbe et pensent s'accorder quelque répit mais en 796, les Danois lancent une violente contre-attaque qui surprend les Francs et pénètrent profondément en territoire conquis. En 799, Charlemagne rassemble à nouveau de nombreuses forces en Germanie et lance une opération punitive contre les Danois. Il franchit l'Oder et pénètre de 100 à 150 km à l'intérieur des terres scandinaves. L'année suivante, l'Empereur est totalement absorbé par son sacre à Rome, ensuite une curieuse idée lui vient; au lieu de laisser la situation se stabiliser sur l'Elbe, il signe un traité d'alliance avec un peuple slave naguère soumis aux Danois, les Obodrites. Forts du soutien de l'Empire, ces derniers entreprennent de chasser les agriculteurs danois installés entre le cours de l'Elbe et la mer Baltique, phénomène qui va provoquer une réaction en chaîne.

Acquise sauve le chef normand mais, seuls ses compatriotes du Val de Seine le reconnaissent comme tel. Les Ducs de Normandie doivent maintenant conquérir la partie centrale de leur province ainsi que le Cotentin. Cette guerre entre Scandinaves donnera un certain répit à la Francie. L'invasion normande marque une pause mais un très puissant duché à vu le jour, il menacera longtemps le royaume des Francs.

Les Danois viennent de perdre leurs dernières positions sur la côte continentale et c'est à terme l'étouffement économique d'autant que Charlemagne profite de son avantage pour lancer contre eux deux nouvelles opérations punitives, en 804 et 809. Les Danois doivent maintenant se battre sur deux fronts: a l'Ouest les Francs, à l'est les Slaves. En 808, le roi Gottrik lance une opération contre les Slaves et détruit les installations portuaires de Rerik. En 810 les Francs sont à nouveau sur la défensive et construisent une forteresse à Itzehoe afin de défendre la rive occidentale de l'Elbe. Dans ces opérations, le peuple danois établi sur la péninsule souffre cruellement des incursions franques mais ceux des rives nord du Kattegat et Skagerack ne sont pas touchés; ils ont tout loisir de préparer une action qui va venger leurs frères du sud.

En 800, l'Empire carolingien déploie sa force et ses fastes. Impressionnant, arrogant sur ses nouvelles frontières il fait peur aux petites nations qu'il a épargnées mais au -delà du front de Germanie, des dizaines de milliers de Scandinaves sont toujours sous les armes, s'inquiètent pour le lendemain et guettent le moindre signe de faiblesse de l'Empire. De leur côté, les Bénédictins ont entrepris un long travail de pacification en profondeur afin d'apaiser haines et rancoeurs. Certes ils ont le temps pour eux, mais les enchaînements politiques et les implacables colères de Charlemagne à l'égard de ceux qui s'opposent à lui et refusent sa main tendue, peuvent faire craindre de nouveaux affrontements. Cependant les Scandinaves plongés dans une crise économique profonde rêvent de revanche. Sur les îles et côtes Norvégiennes et Suédoises ils ont tout loisir de construire des embarcations, d'entraîner des guerriers, de nouer des alliances. Ces bateaux de course, les drakkars, vont mener contre l'Empire une guerre maritime sans merci.

Charlemagne, Franc et cavalier, n'imaginait pas la vulnérabilité de ses côtes, de son commerce de cabotage, de ses flottes de pêche. Les quinze dernières années de son règne seront assombries par ce harcèlement mené par les Vikings et contre lequel il n'a que peu de moyens d'action.

LES FORCES EN PRESENCE

Sur la première décennie qui suit son couronnement impérial, Charlemagne entretient plus de 50.000 soldats de métier, c'est la force la plus importante depuis l'époque romaine. Cependant, chaque année qui passe voit ses soldats s'investir davantage dans les services les plus divers ou s'installer dans le confort des cantonnements. Bon nombre d'entre eux sont affectés aux gardes des palais, aux troupes particulières des comtes nouvellement mis en place, aux garnisons des citadelles de villes, en Italie notamment, et enfin aux charges d'intendance; l'armée se sclérose.

Sur la frontière de Germanie, les troupes ont organisé des camps et disposé des postes de garde ainsi que des fortins aux emplacements stratégiques. Pour préserver leur quiétude, officiers et soldats ont tendance à exagérer les menaces qu'ils affrontent.

Ainsi, parmi ces 50.000 soldats Charlemagne rencontre beaucoup de difficultés pour désaffecter et rassembler 10 à 20.000 hommes destinés à mener campagne hors des frontières, d'autre part, beaucoup d'entre eux sont des vétérans qui vivent en famille et les jeunes recrues n'ont que peu d'expérience. En résumé, l'ardeur au combat laisse à désirer. Les carrés d'infanterie ainsi constitués avancent à toutes petites étapes, pillent et brûlent plus qu'ils ne combattent et engendrent des ravages et des rancoeurs considérables chez les peuples affrontés pour finalement fort peu de résultats.

De leur côté, les Scandinaves ont engendré une élite guerrière peu nombreuse mais profondément motivée. 3 à 4.000 hommes montés sur une centaine de bons bateaux de course peuvent à loisir harceler les côtes de France. Ils attaquent d'abord tous les bateaux reconnus comme carolingiens. Pêcheurs et caboteurs se réfugient dans les ports et les estuaires pour n'en plus sortir. Les Vikings qui préservent le secret de leur manoeuvre peuvent se rassembler et tomber par surprise sur les petits ports du littoral. Une fois à terre ils ont deux à trois jours de liberté d'action avant qu'une autorité carolingienne rassemble les forces nécessaires pour les refouler. Ce laps de temps est amplement suffisant pour occasionner des dégâts considérables dans les petits ports et engendrer un vent de panique sur le littoral.

Une fois assurés de leur supériorité ponctuelle, les Vikings s'attaquent aux grands ports et pénètrent dans les estuaires. Charlemagne en visite sur les côtes de la Manche voit ces longs vaisseaux à voiles rouges qui le narguent à quelques encablures du rivage et enrage de ne rien pouvoir faire. Faute de mieux, l'Empereur décide de protéger l'essentiel, les grands ports et les estuaires. Il ordonne de transformer des navires en garde côtes, de grosses barques de pêche sont bardées de planches afin de mettre les occupants à l'abri des traits comme de l'abordage et une petite tour de bois est installée à l'avant du bâtiment. De là, les soldats embarqués peuvent lancer des javelots sur les assaillants qui s'approchent. La protection du bateau est efficace, mais il ne peut que se défendre, en aucun cas poursuivre l'assaillant plus rapide et plus manoeuvrier avec ses rames, par contre, les

grosses barcasses tiennent bien la mer, pas les drakkars. Dès la mauvaise saison et le gros temps, la menace disparaît.

Essentiellement conçus pour la défense ces garde-côtes n'ont jamais l'initiative et les mauvaises surprises sont nombreuses, notamment à la belle saison. Dès que les observateurs voient des dizaines de voiles a l'horizon ils se replient sur l'accès des ports et dans les estuaires, se mettent en ligne de défense et se relient avec des chaînes métalliques afin de barrer le passage à l'adversaire, cette chaîne leur évite de se désunir, la parade est bonne mais la flotte adverse préserve toute sa liberté et se renforce.

Les drakkars qui harcèlent les côtes de France sont à 1.000 km de leur base et leur vulnérabilité aux forts coups de vent les met souvent en danger. Pour profiter des périodes de calme qui ne sont jamais très longues, il leur faut un grand nombre de bases ou de mouillages complices. Ils ont fixé leurs premières bases sur les terres instables et négligées de la Frise mais ce n'est pas suffisant. Sur la côte sud de l'Angleterre, les Saxons qui n'aiment guère les Danois sont maintenant installés en force mais des ententes conjoncturelles doivent se nouer. Dans les ports, les drakkars sont tolérés surtout lorsqu'ils ramènent des objets de valeur pillés sur le continent. Enfin, pour gagner les rivages de l'Atlantique, les Scandinaves bénéficient sans doute de la complicité des Bretons, toujours en révolte contre les Carolingiens, et victimes de violentes répressions. Malgré un vieux contentieux qui remonte au roi Arthur, ils acceptent comme alliés les ennemis de leur adversaire, c'est de bonne guerre.

LA MENACE SUR AIX LA CHAPELLE

Après des débuts prometteurs, les incursions scandinaves sur le littoral de la Manche trouvent leur limite. Trop peu nombreux, sans bases permanentes à proximité, les drakkars n'interviennent qu'à de brèves périodes et la défense des côtes s'est bien organisée, d'autre part, ces rois des mers occasionnent des dégâts aux objectifs civils et ne diminuent en rien la puissance militaire carolingienne, au mieux immobilisent-ils quelques forces sur les côtes mais pas au point de priver l'Empereur de ses moyens d'action en Germanie.

Après la violente offensive carolingienne menée en 804 contre les terres danoises, le roi Gotterik comprend que le harcèlement mené par ses navires ne le protège nullement. Il entreprend l'édification d'une défense de terre et de bois qui doit couper la base de la presqu'île. En 808, inquiet des manoeuvres de son adversaire, il accepte une entrevue avec Charlemagne mais l'intransigeance du Scandinave et la fierté du Franc empêche tout accord. L'année suivante, en 809, les Francs entreprennent la construction de la citadelle d'Itzehoe au nord de l'Elbe sous la protection d'une force déployée et, dès la fin de l'hiver 810, Charlemagne envisage une nouvelle action qu'il veut impressionnante, sinon décisive, contre le royaume danois. C'est pour parer à cette menace imminente que Gotterik tente une audacieuse diversion, il débarque dans ses points d'appui de Frise avec 200 navires, occupe des îles importantes où il se sait à l'abri des réactions carolingiennes et fait savoir à l'Empereur qu'il s'apprête à marcher sur Aix-la-Chapelle afin d'incendier son prestigieux palais. S'agit-il d'un réel danger ou d'une simple menace? David avait-il quelque chance de frapper Goliath au coeur, à ce sujet les historiens sont partagés.

Les deux cents navires danois portent 6 à 7.000 hommes dont 4 à 5.000 susceptibles de débarquer et de partir en expédition à terre pour deux ou trois jours au mieux. De ces bases de Frise la flotte Viking doit gagner l'embouchure commune au Rhin et à la Meuse, remonter le Waal puis la Meuse sur environ 150 km de cours sinueux, soit plus de 20 heures de rame à l'encontre du courant si aucun barrage ne leur est opposé, hypothèse peu vraisemblable. Arrivés à la hauteur de Maastricht ils doivent débarquer et parcourir 30 km de route pour arriver au palais d'Aix-la-Chapelle. Cette marche exécutée avec 4 à 5.000 fantassins sans aucune protection ni reconnaissance de cavalerie, peut se faire en une nuit mais les hommes sont épuisés par leur effort à la rame et connaissent mal le terrain. En résumé, nous dirons qu'il faut aux Danois un minimum de 30 à 40 heures pour atteindre leur objectif à partir de leur base maritime. Les forces carolingiennes avaient-elles le temps de réagir avec efficacité? Oui, à condition de concentrer autour d 'Aix-la-Chapelle un minimum de 10.000 hommes et de 1.000 cavaliers pour intervenir avec succès sur les différents axes de marche que les assaillants pouvaient emprunter.

Cette concentration de troupes faite en catastrophe autour du Palais Impérial eut sans doute des effets sur l'offensive prévue contre les Danois qui eut lieu en 810 mais avec une efficacité moindre et sans grand résultat stratégique. Charlemagne était ébranlé dans ses certitudes par la menace qui pesait sur son domaine. Par chance pour lui, le roi Gotterik fut assassiné peu après et son frère Hemming lui succéda. Ce dernier profita de la grande frayeur que venaient de connaître les Carolingiens pour demander une entrevue à Charlemagne et conclure une trêve, probablement en 811. Ainsi s'achève le premier épisode de cette guerre d'invasion dirigée contre l'Empire Franc.

LES NORVEGIENS

A cette époque, les "Norvégiens" peuple installé par petites tribus sur les fjords profonds qui bordent la mer du Nord, se distinguent difficilement de l'ensemble scandinave. Ils vivent sur un pays pauvre et sans agriculture, et sont régulièrement soumis par leurs deux grands voisins, les Suédois et les Danois.

Selon toute vraisemblance ce sont des peuplades venues du Danemark et de Germanie qui vont, les premières, lancer des expéditions vers le Nord afin d'occuper les terres des Lapons. Ceux-ci seront dominés puis refoulés, c'est un processus qui remonte aux âges préhistoriques. A l'origine les nouveaux venus reprennent sensiblement le mode de vie de leur prédécesseur mais avec un atout primordial: l'outillage de métal acquis sur le continent. Ils exploitent de petits troupeaux de rennes mais pratiquent surtout la pêche en mer en suivant la route du Grand Nord, à la limite des glaces dérivantes. Ce sont ces expéditions annuelles qui vont les mener jusqu'au Groenland, l'Ultima Thulée déjà signalée par Pythéas en 300 avant J-C, mais cette route de pêche était déjà pratiquée par les peuples lapons. Avec les grands bateaux de bois ligaturés recouverts de peau, (sujet traité dans notre chapitre consacré à la navigation antique), il était parfaitement possible d'atteindre les côtes américaines dès l'Age du Bronze, mais ce n'est qu'une hypothèse.

A l'époque romaine, les navigateurs venus des fjords se confondent naturellement avec la population danoise chez qui ils viennent commercer et acheter des céréales importées d'Europe. Ils acquièrent également une technologie nouvelle et la construction navale fait de rapides progrès. Cependant, la configuration des côtes retarde la formation d'une entité politique et le pays demeure découpé en une multitude de petits états qui ne laissent aucune trace historique antérieure à l'époque carolingienne.

Dès 800, les Danois du Sud, soumis aux violentes actions des Carolingiens demandent de l'aide à leurs frères du Nord qu'ils avaient bien peu considérés auparavant. Les populations des fjords comprennent que la crise économique engendrée par la fermeture des marchés continentaux les concerne également. Ils vont s'engager dans le conflit mais leur motivation demeure particulière, la menace carolingienne ne les touche pas directement, ils vont donc se vouer uniquement au pillage afin d'acquérir les métaux précieux pour assurer leurs importations. Quelle sera leur participation à la grande aventure des Scandinaves, minoritaire sans doute, mais particulièrement violente c'est certain.

Leur route d'intervention diffère de celle des Danois du Sud. Ils longent leurs propres côtes et se rassemblent à la hauteur de Bergen puis prennent la haute mer vers l'archipel des Orcades, gagnent les îles Hébrides puis descendent vers le Sud en longeant les côtes anglaises de la mer du Nord ou de la mer d'Irlande. En 793, ils feront une entrée mémorable dans l'histoire en massacrant les moines et la population de l'abbaye de Lindisfarne établie sur un îlot de la côte Est de l'Angleterre.

Cet établissement fondé vers 600 par des disciples irlandais de Saint - Colomban avait très vite connu une grande renommée au sein de la chrétienté. Vers 661, Saint-Cuthbert en devient le prieur puis il est nommé évêque d'Hexham en 685. En l'été 793, les moines occupés aux travaux des champs ne prennent aucunement garde lorsqu'ils voient arriver sur leurs rivages de longues embarcations à voiles rouges; ils viendront même accueillir ces arrivants afin de satisfaire leurs demandes s'ils en avaient. Sitôt débarqués, les Barbares se précipitent sur les moines la hache levée et les massacrent tous, ensuite ce fut le pillage et l'incendie de l'illustre abbaye.

Deux années plus tard, en 795, d'autres bandes d'origine norvégienne attaquent les villages de la côte d'Irlande. Ensuite, il est difficile de faire la part des Norvégiens et des Danois dans la grande aventure Viking mais les actions les plus violentes comme les plus gratuites sont sans doute à mettre au compte des Norvégiens. Ils ignorent où est le meilleur butin et frappent sans distinction. Dès la seconde époque, après 840, les Géants Roux, "hauts comme des palmiers dattiers" dont parlent les chroniqueurs arabes sont sans doute des Danois du Nord, les Norvégiens. Ensuite nous ignorons comment se fera le partage dans les implantations définitives mais les Danois furent sans aucun doute les premiers à pratiquer une exploitation rurale méthodique.