LE POLITIQUE ET LE MILITAIRE

LA PRISE DE POUVOIR

Si la France doit beaucoup à Pépin le Bref, il faut bien admettre que ce grand roi ne s'est guère soucié de sa succession. Dans les conciliabules de Saint-Denis, menés sous l'égide de l'abbé Fulrad, les intérêts sont trop divers et contradictoires pour que le compromis final soit viable, d'autre part, le roi agonisant n'a plus la force de gérer les débats et c'est la reine Bertrade qui, sous couvert d'assurer la liaison avec son époux, préside aux réunions. Deux sentiments dominent en elle. Un souci d'équité à l'égard de ses deux fils, sentiment bien légitime chez une mère, et sa gratitude envers l'église de Rome qui vient de la couronner. Ainsi la part belle sera faite aux Bénédictins d'obédience pontificale et le découpage territorial qui se veut subtil sera aberrant.

LA GRIFFE BENEDICTINE

Le grand dessein voulu par Grégoire a parfaitement fait son office, l'église monastique s'est débarrassée des mendiants de vocation et des prêcheurs impénitents pour constituer un instrument discipliné et efficace au service du Saint-Siège. Les éminences grises de l'ordre se sont introduites dans les cours aristocratiques et royales mais leur obédience à Rome, où les papes se suivent mais ne se ressemblent pas, rend difficile toute politique volontariste avec des objectifs à long terme.

A cette époque, sur le deuxième tiers du VIIIe s. la situation de la papauté n'est guère brillante. L'église d'Espagne se trouve rayée de la carte, les évêques du Nord de l'Italie soumis à la monarchie lombarde verraient bien l'un des leurs sur le trône de Saint-Pierre tandis que l'église d'Allemagne, toujours limitée à la vallée du Rhin, n'est guère motivée par l'élection des papes. Enfin, les évêques de France, très dépendants de la bourgeoisie des villes épiscopales n'ont pas apprécié les initiatives du Saint-Siège confiées à Saint-Boniface et se soucient peu d'un Pape dont elles redoutent l'ingérence, plus il est faible, mieux il confirmera les décisions et la gestion de l'épiscopat français. Restent donc, pour servir la cause romaine, les évêques du Centre et du Sud de l'Italie. Le Pontife élu a donc les meilleures chances d'être de caractère italien pour ne pas dire romain.

D'autre part, la ville de Rome qui a grandement besoin des subsides que lui procure son statut de capitale religieuse redoute tout changement de cap dans la politique vaticane. Pour parer à ce risque ce sont des rejetons de la bourgeoisie romaine, bien introduits dans l'Eglise, qui gèrent son administratif. Ceci conjugué à la présence d'un souverain Pontife souvent dénué de caractère, fait que la diplomatie de l'église intrigue généralement au profit des intérêts immédiats de la ville éternelle.

A l'avènement de Charlemagne, c'est la menace lombarde qui préoccupe Rome et l'église craint que le successeur de Pépin le Bref ne reprenne la politique "hexagonale" de son père qui rechignait à intervenir en Italie. Leur choix se portera donc sur Carloman, chrétien docile et respectueux, disposé à répondre aux appels de Rome d'autant que la bonne influence de sa mère orientera également ses choix. Carloman va donc recevoir la meilleure part d'un découpage aberrant et Charles des domaines vastes et insignifiants. Les instances de Rome s'imaginent ainsi gérer la puissance franque mais ils négligent l'essentiel. Au sein de la race de Clovis, c'est le chef de guerre qui gouverne et non le roi. Les cavaliers ont déjà fait leur choix: ce sera Charles.

LE PARTAGE

Les domaines respectifs de Charles et de Carloman sont incertains, les données fournies par les textes tiennent compte des définitions provinciales et de l'emprise des évêchés. Résumons le découpage communément admis. Carloman reçoit incontestablement la meilleure part avec les vallées de la Seine, de l'Oise et de l'Aisne, avec Paris, Soissons, Reims, soit la totalité du domaine palatin. Il reçoit également la Champagne, les Ardennes, la Bourgogne avec la Provence plus une bonne moitié de l'Aquitaine. C'est un ensemble homogène qui contrôle les accès à l'Italie. La diplomatie vaticane a bien choisi Carloman pour l'aider dans sa lutte contre les Lombards. De son côté, Charles hérite d'une frange de terre périphérique bordant l'Atlantique et la Manche avec les basses vallées de la Mense et du Rhin ainsi que les terres franques situées en deçà de la Weser. Son domaine couvre donc la Thuringe, souvent soumise mais toujours rebelle, ainsi que les zones vaguement contrôlées formant la Bavière.

La ligne de partage donne Toulouse, Limoges, Bourges et Chartres à Carloman. Périgueux, Poitiers, Tours, Rouen, Beauvais, Amiens, Tournai, Cologne et Mayence sont du domaine de Charles. Il ne possède aucun des grands palais mérovingiens où doit siéger la monarchie. D 'autre part, les cadets sans avoir venus des vallées de l'Oise et de l'Aisne, formant le noyau d'une armée franque toujours disponible, se trouvent maintenant dans le domaine de Carloman. Même s'ils répondent à l'appel de Charles, il leur faudra, une fois la campagne terminée, rentrer dans l'autre royaume.

Si Carloman veut agir militairement, cette force royale le suivra-t-elle? Rien n 'est moins sûr. Et si ce dernier veut lever des troupes, les premiers à répondre à son appel seront sans doute les nobles non Francs de Neustrie, ceux-là même qui ont "empoisonné" le règne des précédents souverains. Enfin, si ce phénomène se développe sans que Carloman et sa cour n'y prenne garde, ce sera à nouveau le réveil des vieilles querelles Neustrie contre Austrasie. Le partage était donc pervers dans son esprit comme dans ses effets.

Pour ces multiples et bonnes raisons, la grogne devait monter chez les vieux compagnons de Pépin le Bref maintenant repliés sur leurs terres. Ils voient l'oeuvre de deux générations mise en cause sinon en danger. Parmi les cavaliers, chacun se demande qui redressera la barre ainsi laissée aux mains d'une reine que l'amour filial égare et d'un être faible que les intrigants et les gens de robe mènent par la "bride". Celui qui sauvera l'héritage de Pépin le Bref aura bien mérité de la nation franque, que ce soit Ganelon ou un autre. L'homme qui sacrifie son honneur à la cause de la nation mérite le respect de ses compagnons. On ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments mais avec une analyse rationnelle de la situation et les décisions qui s'imposent. Après trois années de querelles larvées, Charles devient par la vertu du glaive le seul maître des Francs.

L'EVEIL D'UNE CONSCIENCE POLITIQUE

Charles a longtemps chevauché aux côtés de son père. Né en 742 il avait dix ans à la prise de pouvoir de ce dernier et, dès l'âge de 14/15 ans, il sera formé à la rude discipline de l'armée en campagne où la vie est faite de chevauchées, de bivouacs, de longues journées et de courtes nuits à la belle étoile, roulé dans une couverture. Enfin, au jour du combat, chacun s'éveille avec, à l'esprit, le moment crucial de l'engagement où cavaliers et fantassins se rassemblent pour ne plus former qu'un seul corps qui va se lancer à la charge. Ensuite, c'est l'ivresse de la victoire teintée d'amertume avec les devoirs rendus aux morts.

Ces campagnes sont saisonnières, l'automne venu, la troupe regagne ses foyers et, dès les mois de janvier/février, les rassemblements, les festins aident à se remémorer les bons souvenirs et à motiver les jeunes cadets. Lorsqu'il devient seul roi en 771, Charles a déjà derrière lui quatorze années d'aventures guerrières et ses 29 années d'existence ne lui avaient pas offert d'autres horizons. Il lui faudra dix bonnes années encore pour comprendre que la gestion du vaste royaume d'Occident requiert des moyens qui dépassent ceux que la nation franque avait concédés à son père. Pour servir ses vastes ambitions, il veut une armée quasi permanente et un encadrement rigoureux des provinces afin de lever hommes et subsides nécessaires à ses projets. L'organisation de l'armée et de l'administration carolingienne se fera à petits pas sous la pression des besoins.

Bien que mauvais élève dans sa jeunesse, il sait à peine lire et écrire, Charlemagne apprend très vite. Les rudiments de latin qui lui furent donnés par sa mère se développent à l'usage ce qui lui permet de se faire conter l'histoire, en particulier celle de Rome, qui le passionne. Il veut s'en inspirer mais ses maîtres à penser sont des ecclésiastiques "bon teint" et leur enseignement est orienté. Le roi n'entendra sans doute jamais parler de l'ordre républicain, du Sénat, de la Curie. Le cadre politique qui lui est proposé tient en deux facteurs de puissance: le temporel et le spirituel, l'église et la noblesse. C'est sous ce double parrainage que sera conçue et menée la politique carolingienne.

Selon la règle léguée par Clovis, le roi des Francs n'était qu'un chef de guerre reconnu et soutenu par l'église et ne disposait que de ses biens personnels. S'il était suivi dans ses opérations militaires c'était après concertation avec les Leudes, les grands du royaume. Charlemagne découvre dans l'histoire de Rome un pouvoir d'une toute autre ampleur. Le monarque règne et s'impose à la volonté de tous. Si les biens de ses sujets demeurent leur propriété, ils doivent voir là une complaisance du roi. Appliquer cette forme de gouvernement représentait une mutation considérable qui pouvait heurter les esprits, il fallait donc procéder par étape.

Insensiblement, par petites touches, Charles s 'adjuge tous les droits puis les délègue à ses subordonnés directs, les comtes, qui agissent en son nom et commandent à leurs hommes. Ainsi tous en référent au souverain. Dans ce système chacun doit prendre sa place au sein d'une pyramide rigoureuse, en dehors d'elle, pas de droits, pas d'existence politique. Les fiers cavaliers francs qui avaient naguère imposé leur volonté à l'Occident subissent maintenant celle de la monarchie. Cependant, une fois l'empire déchu, cet étagement des pouvoirs engendre une dépendance réciproque; ce sera la naissance de la féodalité. Le roi dit à son vassal "qui t'a fait duc?" et le duc lui répond "qui t'a fait roi?".

LES COMTES

cette prise en mains politique du royaume se fait grâce à la dignité comtale. Ce terme désigne alors une charge concédée par le pouvoir et non une dignité acquise sur place et mise au service du roi comme ce fut le cas pour les Leudes. En Austrasie et en Bourgogne, le titre va à de grands personnages ayant servi la monarchie et les Leudes non promus semblent bien accepter ce nouveau pouvoir, le caractère pervers de l'institution n'apparaît pas sous le bon gouvernement de Charles. Par contre, en Neustrie, en Aquitaine et en Provence, terres qui furent en conflit avec la monarchie franque, la dignité comtale sera confiée à des Francs déjà en place depuis les campagnes de Pépin le Bref. En Italie, vingt comtés seront créés et confiés à des dignitaires Francs ayant participé aux deux campagnes menées au-delà des Alpes. Enfin, en Germanie septentrionale, Saxe et Westphalie, les nobles ayant combattu les Francs seront pour la plupart déportés en France et remplacés sur leurs domaines par des fidèles de Charles.

Dès 790, le système est en place et fonctionne bien. Il faut dire que la stature grandissante du monarque franc incite à se placer sous sa bannière, quant à la discipline et au bon fonctionnement de cette institution, elle sera surveillée de près par les envoyés du Maître, les Missi Dominici.

Cette administration où les caractères civils et militaires se confondent, doit, pour répondre aux attentes du Maître avoir des directives claires et précises, l'équivalent du cadre juridique disparu avec la fin de l'Empire. A cet effet, Charles signera et publiera un recueil de capitulaires (texte divisé en petits chapitres) qui sont rédigés en concertation avec les grands du royaume. A cet effet, Leudes, évêques et abbés seront réunis dans de grandes assemblées d'abord occasionnelles puis bi-annuelles.

L' ADMINISTRATION IMPERIALE

Sur les quinze premières années du règne, ces réunions sont encore improvisées lors des déplacements du roi et, faute d'installations adequates pour recevoir plusieurs centaines de personnes durant deux ou trois jours, elles n'intéressent que la région concernée. Ensuite, elles deviennent programmées et l'aménagement du palais de Verbene qui comportait une grande salle de réunion (aula regia) de 1.200 à 1.500 m2 ainsi qu'une église de grande taille semblent conçues à l'usage de ces assemblées.

Aux Leudes et aux évêques qui sont participant de plein droit à ces conseils, se mêleront aussi les abbés des grandes fondations mais, comme c'est le roi lui-même qui nomme ces maîtres à penser des instances bénédictines, il est logique qu'ils participent aux concertations. D 'autre part, c'est dans ce creuset bénédictin que Charlemagne choisira la plupart de ses grands serviteurs et le phénomène deviendra de règle après le couronnement impérial.

Cependant, ces Bénédictins de deuxième génération qui servent consciencieusement le pouvoir l'exploitent discrètement à leur profit. Leur intention est de créer une élite intellectuelle formée à la gestion des problèmes de société. Ils entendent préserver les intérêts de la société chrétienne et atténuer d'éventuels troubles de succession, ainsi formeront-ils, dès cette époque, un pouvoir de réflexion qui doit mener à la brillante civilisation monastique des XI' et XII' s.

Comme un bon politique ne dit jamais ce qu'il pense et ne pense que rarement ce qu'il dit, (règle que l'on attribuera huit siècles plus tard aux Jésuites) l'esprit des dirigeants de l'ordre ne transpire que bien rarement dans les textes écrits. Ainsi toute étude basée sur les documents doit saisir ce qui est contenu entre les lignes puis l'interpréter à la lumière des évènements à venir.

Ce mode de gouvernement taillé sur mesure pour un monarque d'exception, implique une lourde institution administrative. Aux accords quasi privés, passés naguère entre le roi et ses Leudes, système qui était toujours de règle sous Pépin le Bref, se substituent de solennelles et longues réunions où l'étiquette prend une part sans cesse plus grande. Là les scribes doivent traiter une masse considérable de notes avant la rédaction de l'acte définitif, enfin le capitulaire est confié à des copistes pour en assurer une large diffusion. D'autre part, les Missi Dominici envoient leurs rapports et les secrétaires du roi précisent en retour les dernières directives afin qu'il n'y ait pas de confusion dans les textes en vigueur. Dans ces déplacements le roi devait se faire accompagner d'une petite bibliothèque apte aux consultations.

Ajoutons que les instances administratives ont une naturelle tendance à se "gonfler" et nous pourrons imaginer que si Charlemagne demeure le roi à cheval, ses déplacements et ses haltes dans les palais et abbayes impliquent une suite importante ainsi que des aménagements élaborés pour la réception du monarque.

L'INFRASTRUCTURE DU POUVOIR

Charlemagne a ramené d'Italie des habitudes de luxe et de confort. Sa table devient également plus raffinée. S'il ne s'interdit pas la bonne chère et le bon vin il veille à la dignité de ses festins. En sa présence il interdit les ivresses et les débordements de langage qu'il avait sans doute appréciés dans sa jeunesse: couronne oblige. Cette administration liée à la maison du roi ainsi que les exigences de gîte, vont mettre en évidence des lieux d'étapes privilégiés qui fixeront les routes dites carolingiennes.

Avec son importance sans cesse croissante, la maison royale puis impériale fonctionne mal en itinérance et le gouvernement de l'Empire se fera finalement par directives à partir de quelques résidences bien appropriées, les déplacements de Charlemagne étant réservés à la menée d'opérations militaires importantes. Mais la levée des contingents, le rassemblement des forces au Champ de Mars ainsi que l'organisation de l'intendance seront réalisés au préalable par des fonctionnaires et capitaines. L'Empereur n 'intervient qu'à l'heure de l'action.

Ces lieux privilégiés de gouvernement seront les palais du troisième type. Des édifices comme Verberie conçus pour les grandes assemblées de la période médiane sont dépassés, le cadre le plus approprié se trouve notamment à Aix-la-Chapelle prévu à la fois pour les grandes assemblées programmées et la bonne mise en oeuvre de tous les services administratifs en outre, sa situation géographique convient mieux au traitement des problèmes cruciaux qui se situent maintenant sur la frontière de l'Est.

Aux deux grandes cours accolées, l'une pour les maîtres, l'autre pour les serviteurs qui caractérisaient la demeure mérovingienne, succèdent des ensembles plus compacts, distribués autour d'une cour piétonne et dallée. Servitudes et intendance sont reportées à l'extérieur de ce rectangle ce qui justifie bien vite la création d'une ville à la périphérie du palais. Les dignitaires religieux et les grands de l'Empire se feront construire des pied-à-terre et des chapelles sur ce périmètre extérieur. A Aix-la-Chapelle, les lieux de culte annexes permettent de réduire le sanctuaire du palais à la taille d'une chapelle impériale. Dans ce grand ensemble où il finira ses jours, Charlemagne a rassemblé la majorité des services administratifs et dans sa bibliothèque ses scribes traitent tous les documents lui permettant de gouverner et d'être informé. Il peut ainsi gérer l'Empire sans se soumettre à de fréquentes chevauchées et inspections. Ce système colbertiste avant l'heure explique en partie le bon fonctionnement de l'institution impériale. A cette époque, il faut être reconnu "grand" pour gouverner à distance. Charlemagne et Philippe le Bel furent sans doute les deux souverains à pouvoir agir ainsi entre la fin de l'Empire romain et l'avènement de Louis XIV.

LES FORCES TRADITIONNELLES

Comme nous l'avons évoqué, la société franque ne disposait pas d'une armée au sens conventionnel du terme. Chez les propriétaires terriens, petits ou grands, les maîtres ainsi que les enfants en âge de servir disposaient d'un équipement de combat et d'un cheval de selle. L'entraînement au maniement des armes était de tradition et les garçons s'y astreignaient de bonne grâce dès leur jeune âge. Les objets les plus coûteux, l'épée et la cuirasse, étaient considérés comme un patrimoine familial et transmis de père en fils.

Comme le cavalier est vulnérable clans la mêlée, il se fait accompagner de fantassins recrutés parmi les jeunes de son domaine. Pour ces derniers, c'est un honneur de servir aux côtés du maître mais également une chance de promotion, ainsi les volontaires sont-ils nombreux. Les petits propriétaires ou les maîtres de ferme en difficulté qui ne possèdent pas de monture peuvent également proposer leurs services, le cavalier et ses combattants à pied formeront la plus petite unité tactique ce que le Moyen Age appellera une lance.

Cette organisation militaire permanente a une première fonction essentielle: protéger le domaine et les biens. Dans les villages les exploitations agricoles installées sur parcellaires larges et réparties le long des chemins rayonnants occupent une trop grande surface pour que l'on puisse valablement fermer l'agglomération d'un mur. Les Francs sont donc dans l'obligation d'engager l'adversaire en rase campagne et cette règle vaut également pour les grandes propriétés isolées. Cette force mobile de 15 à 20 cavaliers et de 50 fantassins par village ou par lieu assure une défense que nous dirons dynamique. Cette tactique permet également de protéger les cultures si l'intervention est suffisamment prompte. Là, se situe la raison fondamentale de l'organisation militaire franque.

Tous les agriculteurs ont donc intérêt à intervenir le plus tôt et le plus loin possible. Il est donc rationnel de mettre chaque troupe de village à la disposition d'un chef de région qui pourra engager l'adversaire avant qu'il ne saccage les cultures. Cette troupe peut aussi répondre à l'appel d'autres tribus comme ces dernières le feraient également le cas échéant. Cette solidarité ne se dément pas sous peine de déshonneur. Une région peut donc lever une armée de 2 à 4.000 hommes dans la journée qui suit l'alerte et le commandement de cette troupe sera confié à un homme de mérite reconnu. La consécration lui est donnée en le hissant sur un bouclier, le pavois, afin de le faire voir et reconnaître comme tel. Bien entendu cet honneur revient le plus souvent à des personnages de grande famille ayant déjà combattu; en tout état de cause, ce n'est jamais un inconnu pour ces hommes.

Les Francs ayant servi dans l'armée romaine ont introduit dans le système des dignités particulières et le concordat signé entre Clovis et Rémi a fait admettre la notion royale, mais ceci ne change guère ni l'esprit ni le comportement du cavalier de base. S'il n'a pas à payer un service rendu, ou une parole honorée, il demeure libre de ses engagements envers tous, y compris le roi, et ce sont ses devoirs envers la caste équestre qui demeurent primordiaux.

La levée d'une armée par le roi se fait donc grâce à des engagements à plusieurs niveaux. Le monarque demande à ses Leudes de lever des troupes pour une bonne cause et ceux-ci font appel à leur tour aux grands propriétaires et chefs de villages qui acceptent selon les raisons évoquées. Le cavalier franc aime par nature les chevauchées et la chaude ambiance des camps en campagne aussi les volontaires ne font jamais défaut mais certaines causes sont plus motivantes que d'autres. Les querelles de chefs, comme les luttes fratricides entre Neustrie et Austrasie, ne rassemblent qu'un petit nombre d'hommes, par contre, les grandes campagnes menées chez des adversaires non Francs, où l'on trouve de bonnes terres font recette.

Comme le patrimoine familial revient à l'aîné, les cadets sont naturellement sans avoir et s'ils n'ont pas épousé l'héritière d'un domaine, ils partiront avec famille et chariots à la recherche d'une région favorable où s'installer. Ces expéditions se font souvent les armes à la main et c'est cette motivation que l'on retrouve dans les campagnes à but politique. La victoire permet aux cadets de trouver leurs terres. Ce fut le cas de la chevauchée menée dans l'Ouest par Clovis et les foyers d'implantation ainsi mis en place formeront tache d'huile sur les siècles à venir. Ce sont ces agriculteurs francs qui vont justifier en partie l'intervention de Charles Martel contre les Musulmans. Enfin, le saccage de l'Aquitaine a procuré de nombreux domaines aux participants.

Certes les souverains de la monarchie franque qui se sont succédés de Clovis â Pépin le Bref ont acquis un patrimoine personnel considérable mais les quinze à vingt grands domaines de la couronne répartis sur les vallées de l'Aisne et de l'Oise ne représentent que 30 à 50.000 ha de terres cultivables plus les vastes forêts pour la chasse. Comme il faut 200 ha de culture pour dégager une lance inconditionnellement disponible, le roi ne dispose que de 150 lances en propre, soit 1.500 hommes environ; c'est le nombre de combattants engagés dans les combats des chefs.

VERS L'ARMEE DE METIER

Sur les dix premières années de son règne, et dès que les effectifs viennent à manquer, Charlemagne fait naturellement appel aux Leudes, ses vieux compagnons d'armes, qui ont naguère répondu à l'appel de son père et chevauché à ses côtés. Bien entendu ces hommes répondent favorablement et diffusent la demande comme de coutume mais les expéditions en Germanie ou en Italie ne sont guère motivantes, les volontaires se font rares. Comme les Leudes se doivent d'honorer la parole donnée au roi ils ont recours aux expédients. Ils achètent l'engagement de jeunes garçons avec des perspectives alléchantes ou quelques avantages en terre ou en nature pour leur famille. Ensuite ils sollicitent du roi des droits et moyens destinés à couvrir ces dépenses.

Quelques années plus tard, cela ne suffit plus. Le pouvoir se tourne alors vers les comtes qu'il a nommés. Ces fonctionnaires sont aux ordres, ils commencent la quête de volontaires mais rencontrent le même scepticisme et les mêmes difficultés que les Leudes et c'est sans vergogne qu'ils recrutent moyennant finance, tout en répercutant ces charges sur leurs administrés. Le procédé donne quelques résultats, il sera donc étendu au domaine des abbayes redevables de leurs grands patrimoines à la couronne. Ici les arguments sont plus subtils, les avantages concédés différents, mais le procédé demeure le même.

Sur les deux générations que dure le règne de Charlemagne la "patte" du pouvoir se fait de plus en plus lourde et autoritaire, tandis que les avantages et droits concédés aux Grands par la monarchie deviennent pesants pour la société franque. Les intermédiaires, qu'ils soient Leudes, Comtes, Abbés ou Evêques, se font bien vite à ces pratiques dont ils tirent profit et les injustices sont flagrantes.

Pour tenter de rétablir une certaine équité, l'Empereur fixe, en 807, à trois manses de terre la surface qui impose le service ou la fourniture d'un combattant, valeur qui sera ramenée à quatre manses en 808. Cette mesure, courante à l'époque comme au Moyen Age est mal connue, elle est généralement estimée à douze journaux, (une journée de labourage, ou un demi hectare), ce qui fixe la charge à dix huit puis vingt quatre hectares. C'est une estimation raisonnable puisqu'elle correspond sensiblement à l'exploitation que nous avons dite de deuxième génération celle qui dégageait le plus communément des cadets sans avoir.

Si cette mesure met un peu d'ordre dans l'arbitraire, elle est cependant loin d'avoir l'effet escompté. Ce règlement contraint surtout les agriculteurs francs à mesurer méthodiquement la surface de leur terre. Cependant, dans la majorité des provinces de l'Ouest, comme en Aquitaine où les exploitations sont petites et morcelées, les propriétaires échappent à la règle, tandis que les seigneurs qui gèrent de grandes surfaces en contrat ou en métayage se jugent non concernés.

Du vivant de l'Empereur, ces menus travers sont largement compensés par la Paix Sociale et le développement économique mais les troubles de la fin de l'Empire ruineront ces avantages ne laissant que les tares du système, soit la cupidité des grands ainsi que la charge d'une armée de métier qui entend vivre grassement.

LE RECRUTEMENT

Ces hommes enrôlés sont bien différents du soldat franc traditionnel intégré dans la Lance, c'est du tout-venant où le meilleur côtoie le pire. Des cadets de familles trop nombreuses venant de la caste équestre vont négocier leur engagement contre un cheval, un équipement. Ils formeront la cavalerie et seront parmi les meilleures recrues. Pour l'infanterie (les cohortes de l'Empereur), ce sont de jeunes hommes achetés par les petits propriétaires terriens qui formeront le gros des forces. Ils seront rejoints par des célibataires sans attache qui se laisseront séduire par des promesses alléchantes (semblables à celles des sergents recruteurs de l'ancien régime). L'armée reçoit également des hommes désireux de quitter une région trop pauvre et des malandrins qui fuient la justice ou la vindicte populaire, ce sera là le fond du panier mais tous ces hommes bien armés, amalgamés par l'uniforme, entraînés et fermement tenus en mains par les sergents finiront par devenir de bons fantassins. Cependant ces unités d'infanterie demandent à être engagées dans un cadre tactique adéquat.

L'amalgame est trop hétéroclite pour que l'on puisse compter sur la motivation et l'engagement personnel de chacun. Ces hommes seront donc maintenus en formation serrée et leur dotation en arme est prévue à cet effet. Le soldat reçoit un casque, une protection de poitrine faite de cuir bouilli ou de cuir souple avec garniture de petites plaques de métal fixées par rivets. A cette protection de corps s 'ajoute un bouclier de bois garni de métal. Enfin son armement comprend une lance et une arme de poing, mais, comme la fourniture d'une épée à chacun dépasse les possibilités des armuriers de l'époque, l'arme de corps à corps est laissée à la discrétion du soldat. C'est généralement une petite hache ou un long poignard, mauvaise réplique de la courte épée romaine.

L'ENGAGEMENT TACTIQUE

Avec ces cohortes carolingiennes nous sommes loin des Lances traditionnelles, il faut dont imaginer les modalités d'une mise en oeuvre tactique adéquate. Ces carrés d'infanterie fonctionnent comme des pions sur le champ de bataille, les assauts comme les débordements étant confiés â la cavalerie qui charge â la lance et se replie derrière ses fantassins en cas de difficulté. Ces derniers se trouvent également exposés aux charges des cavaliers adverses, il leur faut alors resserrer les rangs et se protéger avec un alignement de lances émergeant d'un front de boucliers. C'est une tactique souvent oubliée, toujours redécouverte selon que cavalerie et infanterie agissent de concert ou non. La dernière manifestation en date sera celle des longues piques de douze pieds utilisées par l'infanterie espagnole et que l'on voit dans un tableau de Vélasquez.

Avec une telle organisation tactique, pas question d'engager une manoeuvre stratégique quelconque, les engagements se feront dans un ordre strict, en choc frontal, sans possibilité d 'exploitation profonde. C'est une guerre d'usure, un jeu de massacre où l'on avance à petits pas avec, chaque soir, la formation d'un camp bien protégé. Si les forces en présence s'équilibrent sensiblement, la guerre s'éternise et les antagonistes ont tout loisir de lever de nouvelles troupes après chaque revers et c'est finalement l'armée de tout un peuple qu'il faut affronter. Les dégâts occasionnés au pays où se déroule l'action sont immenses, c'est la conquête d'un champ de ruines pour une moisson de haine, bien triste gloire en vérité.


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