LA GERMANIE II
LES CAMPAGNES DE L’ELBE
Les actions menées à l’Est de la Weser, sur le front de l’Elbe, de 795 à 804, furent parmi les plus dures et les plus sanglantes des campagnes de Germanie. Les forces engagées par Charlemagne dans chacune de ses actions annuelles devaient compter de 25 à 30.000 hommes, un chiffre sans commune mesure avec les effectifs naguère alignés. Dans ce nombre, figuraient toujours plus de fantassins et un pourcentage bien faible de cavalerie. Cette articulation tactique ne déplaisait pas à l’Empereur qui voyait dans ces hommes à pied, maintenant bien équipés, une réplique des cohortes romaines.
LES SAXONS
Selon les géographes romains de la période impériale, les Saxons étaient un petit peuple dont le territoire se trouvait centré sur l’estuaire de l’Elbe. Ces dires basés sur des informations recueillies auprès de navigateurs et marchands concernaient surtout la population des gros bourgs avec appontages établis sur le bas cours du fleuve. Ainsi ces chroniques ne permettaient pas d’apprécier le caractère et l’importance de l’arrière pays. L’histoire à venir nous permet de penser que les Saxons se distinguaient déjà des autres peuples du littoral par leur pénétration profonde sur le cours de l’Elbe. C’est une forte poussée démographique et la saturation des berges qui vont inciter ce peuple à franchir la Manche et à s’installer en force en Grande Bretagne.
Nous verrons les Saxons davantage tournés vers l’agriculture que vers l’exploitation du littoral et de la mer. Leurs propriétés, primitivement petites et morcelées furent d’abord cultivées à la main comme cela se pratiquait sur les terres basses. Ensuite, les contacts avec l’Europe romanisée vont leur apporter des outils de fer plus élaborés et l’usage de la traction animale. Ainsi la synthèse se fera entre les petites exploitations cultivées à la main et les pasteurs de l’arrière pays qui vivaient d’une dizaine de têtes menées en stabulation libre. Ainsi se dégage et s’impose une exploitation de 15 à 20 ha où le troupeau de 8 à 12 têtes se trouve maintenu dans des enclos pour ne pas saccager les cultures, tandis qu’une paire de boeufs permet de labourer 5 à 7 ha avec des rendements céréaliers satisfaisants. Soulignons qu’il s’agit là de l’évolution naturelle au sein de l’agriculture septentrionale et non d’un phénomène saxon en particulier.
Pour base de départ prenons la ligne (A) précédemment donnée. Elle montre l'appendice formé par la Thuringe (B) et l'enclave Germanique (C) de la vallée de la Weser. Au Sud, la frontière (D) suit l'Inn et la Salzach. Les premières campagnes (772/786) sont analysées sur des cartes détaillées. Leur action ne semble pas affecter le coeur du pays saxon. La soumission de Witikind a égaré les chroniqueurs tel Eginhard arrivé en cour en 792 qui rédige sa "Vie de Charlemagne" de 830 à 840 à Seligenstadt. Le véritable combat contre les Saxons répond à l'offensive qu'ils ont menée sur la Weser en 793 (E). La campagne de 795 (F) atteint l'Elbe à nouveau mais se trouve annulée en 7% (G). Les Francs s'imposent définitivement en 797 (H). La campagne de 799 (J) engage les Angles et les Saxons des terres littorales et prend contact avec les Danois. Ce peuple fera l'objet des campagnes de 804 et de 809 (K). D'autre part, les actions de 805 (L) et 806 (M) sont dirigées contre le haut cours de l'Elbe. Après l'annexion de la Bavière, en 788, les Francs doivent refouler les Avars (N) qui reviendront en 791 (P) et connaissent une cuisante défaite. Ils seront définitivement soumis lors de la grande action de 796.
Dès le Bas-Empire, les avantages de l’agriculture organisée sont reconnus et le modèle saxon primitivement limité aux rives de l’Elbe, gagne celles de la Weser et de l’Ems. La définition de terre saxonne couvre alors une vaste province mais le coeur du système socio-politique demeure limité aux bas cours de l’Elbe. Le roi Witikind qui se rend à Charlemagne en 785 n’était qu’un petit monarque installé dans le massif du Teutoburger Wald, soit à la périphérie du système. Ceci explique que les plus dures batailles étaient à venir.
A l’époque carolingienne, le pays saxon s‘est considérablement développé sans pour autant constituer une nation caractérisée. Les trois grandes artères fluviales, Ems, Weser et Elbe forment des unités socio — économiques indépendantes et préservent jalousement leur zone d’influence, cependant la Weser dont le haut cours pénètre en pays franc, avait permis un contact privilégié avec les terres romanisées et cette région nous semble la plus évoluée à l’heure des guerres carolingiennes. Des bourgades de 1.500 à 2.500 habitants, qui regroupent commerçants et artisans, se sont fixées sur les berges et la batellerie joue un grand rôle. A la périphérie de cette artère fluviale, se trouvent des fermes bien exploitées, parfois rassemblées en hameaux d’une centaine d’âmes, plus rarement en villages de 3 à 400 habitants. Enfin, au-delà, ce sont encore de petites exploitations sans moyen de traction animale avec troupeaux semi nomades, tandis que de vastes zones boisées occupent les espaces mitoyens.
Toutes les constructions sont en bois avec placage d’argile sur claies de fermeture et de cloisonnement. Les couvertures sont en chaume ou plus généralement en roseaux. Les petites habitations, fort rustiques, représentent une à deux pièces sous un même comble, les plus grandes sont bâties sur faisceaux et comportent un rez de chaussée pour les bêtes et les hommes, fourrages et récoltes étant engrangés sous la couverture. C’est un gros volume polyvalent que nous avons déjà étudié en Gaule pré-romane. Ce programme résulte d’un bon compromis entre les besoins et les moyens et c’est, nous l’avons dit, la définition de l’architecture archaïque. Les fermes saxonnes du siècle dernier n’avaient guère changé.
Dans les bourgs, les constructions sont toujours de même caractère, mais plus élaborées. Le bois prend une place plus importante et le placage d’argile laisse place au bardage fait de planchettes de sapin. Dans les meilleures conditions, les couvertures sont également en bardeaux. Bien entendu tout cela brûle comme des torches et la guerre menée par Charlemagne va totalement ruiner le pays, forçant ainsi les victimes à se replier sur la rive orientale de l’Elbe, là ils Ont tout loisir de cultiver leurs rancoeurs et de préparer des expéditions vengeresses, d’où la longueur du conflit.
UN ARMISTICE FRAGILE
En 775, après l’exécution des 4.500 guerriers de Verden, Witjkind prenait un risque en allant â la rencontre des Francs. Se présenter honnêtement, tel un agitateur sorti du Teutoburger Wald ne l’aurait pas servi, il lui fallait se constituer une image flatteuse. De leur côté, les Francs, trop heureux de tenir un interlocuteur bien disposé étaient d’humeur à le croire. Lorsque les plénipotentiaires demandèrent à Witikind s’il était Saxon, il fut sans doute surpris mais jugea bon d’en convenir. Ensuite on lui demanda s’il était le roi saxon. Il se dit que sa dignité valait bien le titre de roi quant à l’étiquette saxonne il avait bien commandé des troupes venues du Nord, pays que ses interlocuteurs qualifiaient de saxon. Il en est de même aujourd’hui lorsqu’un chef de bande grandi dans la lutte clandestine accepte de s’asseoir à la table des négociations dressée par une grande nation organisée.
Une fois la reddition signée, Witikind envoya sans doute des émissaires vers le Nord pour annoncer que la guerre était finie. L’ensemble des populations en fut satisfait mais certains guerriers refusèrent un accord auquel ils n’avaient pas participé, ce flottement dans les rangs adverses explique la faible opposition rencontrée lors des opérations de 776 et 777. Les hommes concernés s’estiment soumis mais pas vaincus et décident d’attendre la suite des évènements.
Les forces franques doivent se fixer une limite de progression simple à reconnaître, ce sera le cours de la Weser. Les instances carolingiennes en feront, par nécessité, une frontière et tous les problèmes ultérieurs vont découler de cette définition. Si les politiques aiment tracer un trait en pointillé sur les cartes afin de fixer la limite de leurs prétentions, et les militaires choisir pour cela un fleuve facile à garder, les populations ont beaucoup de peine à l’accepter. Un développement socio — économique bien compris couvre les deux berges où les conditions d’exploitation sont les mêmes tandis que la voie d’eau sert de vecteur aux échanges. Ainsi les frontières dites naturelles, par convenance, ne le sont jamais. Nous avons longtemps dit aux Alsaciens qu’ils étaient Français et que les Basques ainsi que les Corses étaient leurs frères de race tandis que leurs cousins de l’autre rive étaient leurs ennemis héréditaires. Dès que les Francs s’installent sur les rives gauches de la Weser, la coupure qu’ils imposent engendre des problèmes en cascade.
Dans la vie de chaque jour, un bateau qui change de rive change de royaume, de religion et de juridiction avec les multiples problèmes que cela implique. La tension s’accroît entre Francs et Saxons. Pour les Carolingiens qui avaient l’initiative, la meilleure solution consiste à occuper une frange de territoire sur la berge opposée, ce fut sans doute le premier accroc aux accords, ou plus simplement aux convenances.
L’AFFRONTEMENT DE 793
En 792, les forces franques installées sur le cours de la Weser doivent intervenir en de multiples occasions sur la rive droite où les guerriers germaniques demeurent nombreux. A chaque incident de frontière, selon une expression contemporaine, les forces en présence ont la sagesse de composer avant le seuil critique. Tels sont sans doute les ordres du côté franc tandis que pour les Germaniques c’est encore une élémentaire sagesse. Cependant ces derniers considèrent bien vite qu’ils perdent une guerre à petit pas et leur fierté naturelle leur commande de mettre un terme à ce jeu.
Les oppositions se font de plus en plus caractérisées et, dès 773, les responsables francs choisissent la fermeté. Ils rassemblent de forts contingents pour impressionner l’adversaire mais c’est l’effet inverse qui se produit. Les Germaniques se jugent agressés, rassemblent 8 à 12.000 guerriers et attaquent les quelques milliers de Francs massés pour une manoeuvre d’intimidation. Ces derniers sont écrasés. Les vainqueurs en profitent pour avancer profondément dans leurs anciens territoires. Pour Charlemagne, c’est un casus belli mais les informations qu’il reçoit font état de plusieurs dizaines de milliers d’agresseurs, estimation sans doute exagérée. Il faut donc préparer méthodiquement la contre offensive. Les forces ainsi que les approvisionnements nécessaires sont rassemblés dans la région nord de Minden. L’armée franque est maintenant composée d’une grosse majorité de fantassins bien armés, bien entraînés qui sont engagés tels des carrés d’infanterie. C’est une lourde machine de guerre qu’il faut mettre en place et l’offensive est décidée pour 795. Entre temps, la majorité des guerriers germaniques sont rentrés chez eux comme le faisaient naguère les combattants francs.
LES ANNEES 795 A 798
Privée d’une bonne part de ses effectifs et de l’essentiel de sa cavalerie au profit de la campagne balkanique, l’offensive de 795 n’obtient que de médiocres résultats. Les premiers 50 km se font aisément grâce à l’initiative acquise mais, au-delà, les difficultés commencent. Des forces adverses nombreuses opposent une résistance acharnée cependant leur cohésion est insuffisante. Il faudra aux Francs une saison entière, soit 4 à 5 mois d’engagement, pour parcourir les 120 km qui vont les mener aux rives de l’Elbe. Ce genre d’opération qui obtient des résultats limités en usant les forces adverses dans des engagements frontaux, laisse généralement quantité de morts et un territoire totalement ravagé. En fin de saison 795, l’armée carolingienne a pénétré de 100 km en terre adverse mais la préservation de cet acquis s’avère difficile. A l’automne, les Saxons ont mis sur pied de guerre suffisamment d’hommes pour mener des contre attaque vigoureuses. Les carrés d’infanterie doivent se rassembler et se fortifier malgré cela, en 796, la majorité des territoires est perdue. La marche en avant reprend en 797. En 798 l’armée carolingienne a enfin atteint l’Oder.
C’est la gloire sur un champ de ruines, tout le contraire de ce que recherchaient les grands capitaines de l’Histoire. En réorganisant l’armée républicaine pour en faire l’armée impériale, et en mettant la manœuvre stratégique à la base de tout engagement, Napoléon voulait éviter les lamentables actions où s’étaient illustrées les armées de la monarchie. En ce domaine, la palme de l’absurde revenait aux armées de Louis XIV engagées dans la guerre du Palatinat.
ANNEE 799
Face à l’opiniâtre résistance et surtout aux contre attaques surprises menées par les Saxons, les grandes unités d’infanterie ont une fâcheuse tendance à développer leurs camps fortifiés. L’affrontement glisse peu à peu vers une guerre de position et les troupes disponibles pour la progression sont difficiles à trouver. Il faut une fois encore renforcer les effectifs. Une nouvelle campagne qui se veut décisive sera menée en 799. Elle s’oriente plus au Nord, vers les côtes de la Baltique où les adversaires utilisent leurs embarcations pour échapper aux poursuites ou recevoir des renforts venus de l’arrière pays, mouvements que, faute d’une marine, les Francs ne peuvent contrôler.
En 800, les Saxons épuisés abandonnent la totalité de la rive occidentale de l’Elbe et se replient sur les terres de l’Est mais sans pour autant accepter leur défaite. Le cours du grand fleuve constitue pour les Francs une frontière facile à contrôler et Charlemagne accepte une pause dans les opérations. Cependant, toute l’activité de cette artère économique se trouve ainsi compromise. Le roi franc qui va bénéficier de la dignité impériale pense que l’heure est venue de négocier en Germanie septentrionale. Les Saxons lui concèdent les territoires acquis à l’Ouest du fleuve et lui accordent une suzeraineté de pure forme sur les terres de l’Est situées entre l’Elbe et l’Oder.
Les deux partis s’en tiendront désormais aux termes de cet armistice mais les peuplades maritimes, et notamment les Danois, qui se voient privés de leur traditionnelle voie de pénétration en Europe septentrionale, le cours de l’Elbe, reprennent leur harcèlement. Ils interviennent à partir des terres du littoral dont les caractères leur offrent un abri sûr et soulèvent d’autres régions riveraines de la Baltique. En 804, une dernière expédition franque détruira les installations portuaires de l’estuaire de l’Elbe. Les résultats ainsi obtenus briseront pour un temps l’agressivité de ces hommes du Nord mais la situation des forces impériales demeure précaire sur le front maritime.
LA PAIX DES BRAVES
Les Saxons n’avaient sans doute pas compris les raisons de l’agressivité des Francs. Pourquoi engager de telles forces, massacrer autant de braves guerriers pour quelques petits monastères saccagés sur la vallée de la Weser? Les contacts qui suivent la fin des hostilités vont les éclairer sur ce point, le royaume franc devenu Empire d’Occident a parti liée avec l’Eglise et les abbayes carolingiennes aident grandement au gouvernement de ces peuples nombreux et variés.
Après réflexion, les nobles Saxons découvrent les religieux bénédictins sous un autre jour, d’autant que Charlemagne a pris conscience des erreurs commises par l’ordre, au temps de Boniface. La conversion apparemment réussie du roi Witikind avait montré à la noblesse saxonne qu’un engagement religieux honnête suffisait à la satisfaction de l’Empereur et que les nouveaux Bénédictins n’intervenaient plus à l’encontre des structures traditionnelles de la société germanique. Dès 800/805, les missionnaires de l’ordre abandonnent la conversion des petites gens et vont frapper à la bonne porte chez les nobles. Là, ils seront bien reçus. Ainsi commence pour l’Eglise une prodigieuse marche vers l’Est.
LA DEPORTATION DES SAXONS
Le massacre de 7.000 (?) guerriers à Verden avait sans doute terrorisé les autres combattants et servi l’action de Charlemagne mais cet acte fut mal vu par la plupart des chrétiens. D ‘autre part, cette menace qui planait sur les Saxons de l’est les incita, en partie, à changer de tactique, à refuser les grands engagements décisifs et à mener une guerre d’usure avec l’assurance de pouvoir se réfugier sur l’autre rive du fleuve.
En 796, Charlemagne désormais conscient des effets pervers d’une telle violence décide de déporter les nobles saxons capturés ou compromis. Ils seront répartis dans le centre de la France en guise d’otages et remplacés sur leurs terres et dans leurs domaines par des Francs. Les chroniques du temps nous donnent le chiffre de 7.000 hommes mais des incertitudes demeurent.
Ces actions porteront sur un territoire de 70km de large sur 250 à 300 de long, soit du littoral à la frontière Nord de la Thuringe. Il y a là 25.000 km 2 faiblement peuplés où l’on peut compter 300 à 350.000 habitants, soit 0.10 à 0,15 occupant à l’hectare, densité logique pour des exploitations majoritairement pastorales. Cette population était susceptible de dégager 50.000 hommes de 18 à 40 ans encadrés par 5 à 8.000 cavaliers. Ce serait donc la quasi totalité de la noblesse saxonne qui aurait été victime de ces déportations (hypothèse peu raisonnable), mieux vaut considérer 2.000 à 2.500 nobles avec leurs héritiers mâles et famille, afin d’arriver au chiffre de 7.000.
Sur leurs domaines seront installée des familles franques soit 10 à 20.000 personnes, mais cette occupation foncière fut sans doute soutenue par l’installation de postes militaires tenus par des soldats de métier. Ceci va donc priver l’armée franque de 6 à 12.000 combattants pour ses opérations futures. Au fil des années, implantation, occupation et garnison immobiliseront des quantités toujours plus grandes de soldats.
LA MARCHE DES FRANCONIENS
Les Francs de Germanie, ou Franconiens, ont les mêmes coutumes que leurs congénères installés sur les terres gallo-romaines du Nord de la France. Chez eux également toute prospérité engendre une poussée démographique et les exploitations non divisibles imposent aux cadets sans avoir de subir la loi du grand frère ou de partir à la recherche de terres nouvelles. Dès le VI s. ce flux permanent, mal reçu sur les terres du domaine de Clovis, choisit la marche vers l’Est.
Pour trouver des domaines à leur convenance (favorables à l’exploitation céréalière), ces Francs de Germanie choisiront la voie la plus naturelle. Il faut pour cela remonter la vallée du Main, se glisser entre les Monts de la Weser et la forêt de Thuringe (Thüringen Wald) afin d’atteindre les contreforts nord des Monts Métalliques sur le cours de l’Elbe et de la Spree. Mais ce chemin traverse la Thuringe où les habitants sont de tradition peu commode.
Ce fut, semble-t-il et tout au long de l’Histoire, une race farouche, déterminée, mais rigoureuse et disciplinée ce qui faisait d’eux d’excellents guerriers. Ne disait — on pas au temps de Frédéric le Grand que ces hommes fournissaient les meilleurs grenadiers et le XIX° s. renchérissait en affirmant que c’était la pépinière des meilleurs sous—officiers de l’Empire. La traversée de la Thuringe était donc délicate pour les Francs candidats aux terres promises de l’Est. Pour leur venir en aide, les nobles d’Austrasie vont souvent intervenir en force et c’est un affrontement qui va durer deux siècles avec des épisodes particulièrement sanglants, comme la campagne de Dagobert 1er qui, après sa victoire fit décapiter 9.000 guerriers sous le prétexte fallacieux que leur taille dépassait celle de son épée.
Au temps de Charles Martel et de Pépin le Bref, la petite Thuringe convertie par les Bénédictins, s’est rendue à ses puissants voisins et les agriculteurs franconiens disposent d’un libre passage. Cependant, durant cette longue période d’affrontements, les peuples saxons et baltes ont poussé leurs implantations le long des rives de l’Elbe et ces nouveaux venus coupent, à leur tour, le chemin des Franconiens. Les campagnes de 805 et de 806, les dernières menées en Germanie, auront pour objet de créer une marche (militaire) pour faciliter l’expansion des agriculteurs.
LES CAMPAGNES DE 805 ET 806
Pour cette opération, Charlemagne rassemble ses forces aux portes de la Thuringe, sur les rives de la Saale (affluent de l’Elbe) alors limite de la domination impériale. C’est une campagne apparemment sans grande difficulté et les forces mises en oeuvre ne doivent pas excéder 12 à 15.000 hommes. L’objectif est de porter là, comme au Nord, la frontière d’empire sur l’Elbe, avec, comme il convient, une bande de sécurité de 30 à 40 km de profondeur au-delà du grand fleuve afin de contrôler et d’exploiter la navigation.
Nous n’avons que peu de renseignements sur cette action qui semble se dérouler sans engagements d’importance. A cette époque, l’Empire est à son apogée et les peuples de Germanie épuisés par les luttes passées acceptent aisément la tutelle impériale. Cependant, les difficultés rencontrées par les Franconiens, en Thuringe, les avaient incités à rechercher une autre voie plus au Sud. Il s’agissait de traverser la cuvette de Bohème formant le haut bassin de l’Elbe afin d’atteindre les bonnes terres du cours de l’Oder. C’était une route plus longue, plus difficile traversant des régions peu propices occupées par des peuplades hostiles, ce cheminement demandait donc des places-fortes étapes qu’il fallait occuper et garder. Ce sera une affaire de trois siècles.
La première action de grande envergure menée dans cette région sera la campagne carolingienne de 806. Les forces impériales se rassemblent dans la haute vallée du Main, descendent vers Nuremberg puis franchissent le massif de la forêt bavaroise ou de Bohème qui sépare le bassin de l’Elbe de celui du Danube. La passe traditionnelle se situe au Sud de Pilzen, ensuite il faut suivre un petit affluent de la Moldao pour arriver dans la dépression (moins 200m) où se forme le cours de l’Elbe. Là, les Franconiens rencontrent une voie traditionnelle Nord/Sud et un éperon barré dont l’occupation remonte au néolithique, ce sera Fraga (la Franque) puis Praha
-Prague-.
Les rois francs s'acharneront sur la petite Thuringe (A) pour permettre aux Franconiens (B) d'accéder aux bonnes terres de l'Est (C,D) mais les Saxons (E) ont la même intention (F). Les Franconiens vont donc rechercher une voie plus au Sud. De la haute vallée du Main (G) des convois de chariots franchissent les collines (H) pour atteindre Pilsen et le cours de la Barouka puis Prague dont ils occupent la ville haute. Ensuite ils doivent gagner Olmoutz (J) déboucher sur la haute vallée de l'Oder (K) puis dans la plaine de Breslau (L). M représente une autre voie pour atteindre Prague.
Les agriculteurs à la recherche des terres promises ont encore 200 km à parcourir dans les paysages boisés de Bohème pour arriver à Olomouc sur le haut cours de la Morava. C’est un ancien poste militaire romain naguère relié par une voie à la citadelle du Limès devenue Presbourg. Olomouc (Olmoutz), toujours cerné de murailles du Bas-Empire deviendra également une étape des Franconiens. Il reste 50 km à parcourir pour rejoindre les sources de l’Oder et 150 pour atteindre la plaine de Breslau qui sera la première grande étape de la marche vers l’est avant Crakovie et Lemberg.
En 806, la colonne carolingienne suit la première partie du chemin et s’emploie à soumettre toutes les populations établies à l’Ouest de la Moldao. L’armée atteint Prague qui n’est alors qu’un oppidum faiblement occupé, moins de 1.200 habitants dans un ensemble de constructions de bois. A la base, bordant les rives du fleuve, quelques appontements avec boutiques et échoppes établis par les commerçants et bateliers. La population totale du site ne dépasse pas 1.500 à 2.000 personnes. L’agglomération haute fut sans doute occupée sur une période de 30 à 40 années, mais la véritable installation franque date du X° s. et correspond à l’arrivée des Bénédictins qui fondent la première église Saint-Guy.
LA FRONTIERE DE L’EST
Vers 810 Charlemagne cesse les opérations militaires organisées vers l’Est et la frontière politique se stabilise sur le cours de l’Elbe avec une marche orientale suffisante pour assurer la liberté de navigation sur le fleuve. Les terres septentrionales situées entre 1 ‘Elbe et l’Oder rendent hommage à l’Empereur mais ne sont pas occupées, les Bénédictins nouvelle génération y sont admis sans grande difficulté. Au Sud, la zone de sécurité couvre la Bohème puis englobe la courbe du Danube avec Presbourg et Buda. La pointe extrême de la zone de sécurité atteint Mursa, au confluent de la Draye et du Danube, puis longe la rive Sud de la Save afin de protéger la voie romaine. Enfin, elle rejoint la péninsule d’Istrie en englobant Trieste et Pola. Cependant, l’occupation administrative ne dépasse pas les hautes vallées de la Mure et de la Draye, soit les territoires de l’actuelle Autriche et Slovénie. Les zones de sécurité seront progressivement abandonnées à la fin de la période faste de l’Empire, de 830 à 850.
LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES
Vu par la société occidentale et chrétienne, cette marche des Carolingiens vers l’Est représente un acquis indéniable pour la civilisation. Cependant le phénomène va bousculer un équilibre économique instauré de longue date et les peuples concernés réagiront violemment: ce sera l’origine des invasions normandes.
Aujourd’hui, les peuples nordiques sont découpés en nationalités, c’est la conséquence des états centralisés et chacun écrit son histoire. C’est un classement apparemment pratique mais qui ne facilite pas une analyse d’ensemble que nous aborderons en deux groupes, celui de la Baltique et celui du littoral de la mer du Nord.
Aux temps préhistoriques, les peuples de caractère européen installés sur les rives de la Baltique privilégient les échanges par voie maritime et ces facteurs économiques s’imposent toujours face aux querelles des guerriers. Leurs implantations se diffusent par voie fluviale et les terres situées à vingt ou trente kilomètres des appontages ne les intéressent guère. D’autre part, si leur emprise économique fait d’eux le peuple dominant, ils ne sont sans doute pas majoritaires sur le domaine concerné. Tous les mouvements se font par embarcation et l’unité est donnée par l’étendue maritime commune à tous, la Baltique, par contre, le centre religieux et culturel se situe sur la grande île de Gotland. C’est le lieu de référence qu’ils donneront dans leurs déplacements en se disant Got. Mises â part les grandes invasions qui nous les font connaître, leur expansion se fera surtout vers le Sud, sur les terres continentales et les grandes voies de pénétration seront 1’ Oder et la Vistule.
A l’époque romaine, les nombreux contacts économiques qu’ils prennent avec les postes frontières de l’Empire sur le Danube et sur la mer Noire, leur assurent un acquis technologique important d’où un développement agricole et une poussée démographique consécutifs. Le commerce des colonies continentales va souffrir de la crise du Bas Empire et à ces difficultés s’ajouteront des incursions de peuples asiatiques, ils vont donc participer au déferlement de 406 sous les étiquettes de Visigoth et de Ostrogoth puis se fixeront avant de se faire absorber.
LES DANOIS
L’autre groupe, de même ethnie mais différent de caractère est moins homogène. Il comprend les peuples répartis sur le littoral de la mer du Nord, des îles de la Frise aux fjords de Norvège. La peuplade majeure est dite Danoise et son territoire historique comprend le Danemark proprement dit ainsi que le littoral de Suède et de Norvège, soit l’ensemble des terres donnant sur le Skagerrak et le Kattegat. Leur habitat est naturellement lié à la mer du Nord et la limite de leur influence maritime se situe au niveau du détroit de Copenhague.
Si leur expansion politique vers le Sud se trouve limitée par la détermination des peuples continentaux, leurs bateaux de commerce peuvent naviguer sur le Rhin et sur l’Elbe, les deux grands fleuves se jetant dans la mer du Nord. Au temps de la Pax Romana, les Frisons, romanisés ou non, profitent des marchés de la Gaule Belgique, tandis que les Danois s’approvisionnent dans les grandes villes rhénanes. Le fleuve est certes une frontière mais c’est surtout une grande voie économique. Là, les navigateurs scandinaves acquièrent des produits élaborés et leur niveau technologique s’élève. Comme leurs terres sont favorables à l’élevage, ils se constituent de vastes troupeaux, cependant leur agriculture reste rudimentaire et ce sont les marchés continentaux qui leur fournissent les céréales complémentaires. C’est pour les Danois une période faste.
La crise du Bas-Empire, tragique pour l’Occident, met également en difficulté l’économie Danoise. La renaissance constantinienne permet une reprise des échanges mais les villes et les marchés rhénans sont maintenant en terre chrétienne et les nouveaux pasteurs interdisent à leurs fidèles tout commerce de chair et d’argent avec les Barbares. Certes ces interdits visent des pratiques courantes sans toutefois les interrompre mais les difficultés d’approvisionnement sur le Continent deviennent sérieuses pour les Danois, et plus grandes encore pour les peuplades des fjords norvégiens.
Le phénomène s’accentue à l’époque mérovingienne et le sectarisme religieux des chrétiens, ainsi que la relative récession qui sévit sur le Continent, incitent les Danois à se jeter sur les côtes anglaises, mais les terres qu’ils gagnent sont semblables aux leurs, favorables à l’élevage et peu propices aux céréales. Le blé n’est pas encore acclimaté dans ces régions et c’est l’orge, d’une croissance plus rapide qui couvre la majorité des besoins.
Dès le VI° s., les Saxons chez qui l’élevage est florissant déploient leurs implantations sur la vallée de l’Elbe et peuvent équilibrer leur alimentation en cultivant des variétés de céréales d’origine gallo-romaine plus adaptées. L’agriculture saxonne noue des échanges réguliers avec les Danois et les économies deviennent complémentaires. La guerre de Saxe menée par Charlemagne et qui ruine la pays perturbe durement cet équilibre, ainsi ce peuple sans être en guerre ouverte avec l’Empire viendra harceler les côtes de France.
En 799, une importante flotte danoise se rassemble en Scandinavie, gagne l’Angleterre, longe la Manche, fait escale en Bretagne toujours rebelle au pouvoir carolingien puis suit la côte Atlantique et s’engage dans la Gironde. Cette région confiée au gouvernement de Louis est pratiquement dépourvue de forces militaires et les 4 à 6.000 hommes de l’expédition danoise ravagent villes et villages des berges de la Gironde et de la Dordogne. En 800, au cours de leur remontée, ils multiplient les exactions sur les ports de la Manche et Charlemagne ordonne la constitution de flottes défensives afin de protéger les principaux ports et l’estuaire de la Seine. Mais les bateaux de pêche et de cabotage conçus pour manoeuvrer à la voile, maintenant garnis de bardage et montés par des soldats, ne peuvent intercepter les drakkars, longs vaisseaux de course manoeuvrés à la rame. Ces incursions vont continuer sur la première décennie du IX° s.
En 809, Charlemagne vieillissant, mais ulcéré par l’action de ces pirates nordiques, prend la tête d’une opération punitive menée contre le Danemark continental. En 813, sous la menace d’une seconde opération militaire, le roi danois des provinces concernées signe un pacte de non agression avec Charlemagne, mais ses congénères de l’autre rive du Skagerrak ne se considèrent pas liés par cet accord.
Ce rapide survol des conséquences économiques engendrées par l’occupation de la Saxe laisse présager les grandes incursions normandes du XI°s.