PROGRAMMES CAROLINGIENS

La reine Bertrade considérait Charles comme un garçon jouisseur porté sur les excès de table et de boisson avec un penchant pour les filles faciles et bien peu d’inclinaison pour l’étude et la réflexion, deux vertus essentielles pour le gouvernement d’un royaume selon son avis. Carloman, par contre, lui donnait toute satisfaction à cet égard, ce qui tend à prouver que les hommes adultes ne sont jamais semblables aux adolescents que leurs parents ont connus; ils sont parfois décevants, parfois métamorphosés au contact des responsabilités.

Dans les premiers temps du nouveau règne, le jeune Charles est très occupé par sa charge de chef de guerre et c’est la mort de son frère qui lui fait prendre conscience des multiples implications de son rang, de sa charge. D’emblée, il imagine un autre mode de gouvernement. Les décisions prises lors de discussions menées très librement entre son père et les grands Leudes, lui semblent dépassées par les impératifs du moment, d’autant que les Neustriens ont toujours profité des ouvertures ainsi offertes pour comploter à leur profit. Charles qui a participé de bon coeur à ces longues et bruyantes réunions les juge maintenant peu dignes d’un grand roi. S’agit—il d’une option personnelle prise au cours de ses nombreuses lectures ou bien d’une insidieuse orientation distillée par les instances bénédictines, nous l’ignorons, mais la seconde hypothèse nous semble la plus logique. N’oublions pas que Charlemagne passionné d’histoire avait beaucoup de peine à lire et ses lecteurs (bénédictins) avaient toute latitude d’orienter ses choix. Très vite le nouveau roi se passionne pour l’histoire romaine. Il est séduit par le pouvoir des empereurs et le mode de gouvernement qu’ils imposaient à la société, mais la couronne dont il a hérité est très éloignée de ce cadre impérial. Il faut donc transformer l’état et la nation franque par petites touches certes, mais avec détermination.

Sa première réflexion porte sur le cadre de gouvernement et l’articulation du palais. Clichy qu’il connaît bien lui semble trop chargé de coutumes, d’usage et d’encombrants personnages, conseillers et fonctionnaires, qui se croient indispensables. C’était déjà l’avis de la reine Bertrade qui avait transporté Pépin le Bref mourant, à Saint-Denis, pour le soustraire à l’ambiance cupide du palais.

Ces réflexions sont judicieuses et s ’orientent selon trois grandes lignes. Il doit ménager la caste équestre pour la maintenir en bonne disposition et fidélité à son égard mais il lui faut également séparer au sein des instances palatines le militaire et le politique qui ne doivent pas interférer. Il lui faut ensuite réduire le nombre de personnes liées aux instances gouvernementales, éviter comme naguère que toutes les tendances du royaume se côtoient, se jalousent, s’affrontent et perturbent les décisions. Charles profite de la rupture de génération pour introduire des hommes nouveaux dans un cadre approprié, un palais conçu selon un programme fonctionnel. D’autre part, s’il entend respecter les grands du royaume, les discussions et décisions ne seront plus menées dans le désordre, dans les vapeurs de l’alcool et selon les humeurs de chacun. Les Leudes viendront à lui à des dates fixées afin de donner leur avis sur de grandes questions bien préparées et clairement rédigées. Le festin qui suit sera, lui aussi, empreint de dignité.

Où construire ce cadre nouveau pour une politique nouvelle ? Les lieux satisfaisants ne manquent pas mais Charlemagne veut également s’y trouver à l’aise. Il choisira Verberie, sans doute lieu de sa naissance, et qui lui rappelle tant de bons souvenirs de jeunesse avec, notamment, ses longues baignades dans la rivière. En outre, le domaine étant négligé depuis de longues années, les transformations se feront plus facilement.

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VERBERIE

On ne peut traiter Verberie sans se référer à Viollet le Duc qui fut le premier à se pencher avec objectivité sur le problème des palais carolingiens et nous livre dans le dictionnaire une gravure qui fit référence durant un siècle. C’est un dessin de pure imagination et sans aucune base archéologique diront les uns, mais c’est un programme rigoureusement pensé où le moindre trait est parfaitement réfléchi. Aujourd’hui nous pouvons faire quelques remarques et mises en cause mais la réflexion ainsi donnée demeure essentielle. Il imagine pour base les deux quadrilatères, plus d’un siècle avant que R. Agache ne découvre les plans des grandes villas gallo-romaines de Picardie prouvant ainsi la pérennité historique de cette disposition dans toutes les grandes installations rurales.

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Enfin, Viollet Le Duc cite Verberie comme exemple et son dessin programme peut se considérer comme un cliché en un temps donné. La composition est â décliner selon les besoins.

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Le site de Verberie est de caractère optimum, le long d’une rivière avec une desserte sur berge mais, dans son dessin, Viollet le Duc qui ne précise pas d’orientation semble accepter celle du château d ’Aramon, soit une disposition contraire à celle d’une exploitation rurale bien pensée qui doit se trouver en perpendiculaire â la rivière. Si le palais carolingien a effectivement repris les bases du grand domaine gallo-romain, l’orientation sera modifiée de 90°, aménagement sans problème si nous admettons que l’ensemble a été reconstruit à 80% environ.

L’état et la situation du domaine se prêtaient à cette transformation radicale. Le palais était sans doute entouré de petites constructions satellites mais les artisans et commerçants étaient déjà fixés à 400m en aval, autour du carrefour formé par le croisement de la voie sur berge et d’un franchissement favorisé par les divers petits cours de l’Oise. Ce sera l’origine du village moyenâgeux.

Pour Charlemagne, qui aimait l’eau, le site avait un autre avantage. Une résurgence jaillissait au pied du plateau, à moins de 1000 m, il était facile d’en capter les eaux vives et de les amener sous conduit de bois ou de plomb jusqu’à un château d’eau. Ce stockage d’une cinquantaine de m3 permettait de desservir le palais et d’alimenter les bains que le roi désirait construire. Viollet le Duc nous les représente comme une grande étuve du Moyen Age, avec des baignoires de bois utilisées à la demande et, au centre, une vaste piscine chauffée. C’est l’hypothèse la plus vraisemblable.

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La résidence du Leude était une grande exploitation rurale transformée pour répondre aux besoins du nouveau maître. Devenue résidence royale, elle doit répondre à un tout autre programme. En transformant Verberie, Charlemagne fait d'une grande exploitation rurale un cadre de gouvernement. Autour de la cour noble (A), nous trouvons l'aula regia (B), des salles de réunions préliminaires (C), un vaste logis pour les hôtes (D), ainsi qu'une galerie périphérique (E). La basse cour (F) sera également transformée avec des écuries (G,H) devenues cnsidérables, une grange (J) et enfin un vaste ensemble de bain (K) remplaçant Tétuve traditionnelle qui comporte baignoire chaude (L), et bassin froid (M). Ce bâtiment des ablutions est directement lié à la résidence des hôtes (N). Le roi loge dans un pavillon (N) situé au centre du logis des hôtes. Pour se préserver des ambitions des laïques, Charlemagne confiera l'intendance de ses maisons aux Bénédictins et ces derniers auront leur domaine particulier (P), avec une grande église (Q), pour que chacun puisse assumer ses devoirs religieux. Cette implantation bénédictine explique pourquoi certains palais deviendront insensiblement domaines ecclésiastiques, puis abbayes, sous le règne de Louis le Pieux.


L’ARTICULATION

Le dessin du dictionnaire nous propose une articulation sur trois rectangles parfaitement en rapport avec l’esprit nouveau que le roi voulait imposer. La cour de garnison est supprimée. Fini le temps des compagnons d’armes braves au combat mais vite rendus insupportables par l’ennui et les libations des longues périodes hivernales. Ils seront tenus à l’écart du palais et donneront leur avis à jeun et sur des questions précises. La première cour sera exclusivement réservée aux écuries et aux palefreniers; c’est la naissance de la cour des équipages telle qu’elle traversera l’Histoire.

La seconde cour est royale, exclusivement réservée aux hommes à pied avec, d’un côté, l’aula regia et de l’autre le corps de bâtiment où sont hébergés les invités. Le premier mur mitoyen est fermé d’une porte afin de filtrer les passages, c’était déjà le cas précédemment mais, cette fois, ce sont les accompagnateurs, conseillers et serviteurs qui sont filtrés, les personnes conviées aux réunions sont peu nombreuses, la porte sera plus largement ouverte lors du festin qui suit. Ces libations se déroulent toujours dans 1’aula regia autour d’une table dressée sur tréteaux.

L’hiver, le roi rassemble toute sa famille autour de lui mais, lors de ses grandes réunions politiques qui se déroulent toujours à la belle saison, les proches qui l’accompagnent sont peu nombreux. Il peut disposer d’une demeure particulière mais plus sûrement d’un pavillon intégré dans le corps de bâtiment où logent les invités. Celui-ci comporte une salle d’audience au premier niveau et des appartements privés à l’étage mais ces derniers peuvent, éventuellement, empiéter sur le grand corps de logis.

Charlemagne n’a pas oublié les interventions des religieux à Saint-Denis au chevet de son père mourant, intrigues qui avaient favorisé Carloman. A Verberie, ces gens de robe sont présents mais à leur place, indépendamment de la cour royale, dans un troisième quadrilatère avec une grande église et des logements bien à eux.

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L'aula regia répond au même programme que la salle de réunion imaginée par le Leude mais le volume est bien supérieur et la facture plus soignée. Selon les portées de ferme, et le rapport longueur/largeur admis, la surface peut varier de 300 à 600m2. En (A), la portée est de 9m et la surface de 342m2, en variante (B), la portée atteint 12m et la surface 612m2. L'élévation ne change guère, seules les cheminées se répartissent sur la longueur (C) afin de créer plusieurs points de confort et de convivialité.


Ce sont sans doute les Bénédictins qui gèrent l’espace religieux du palais mais l’histoire du règne nous enseigne qu’ils sont d’un nouveau profil, sans attache avec les grandes abbayes existantes. D’avantage attentifs aux exigences royales qu’aux directives très changeantes venues de Rome, ce sont eux qui fournissent la majorité des scribes et petits fonctionnaires, le roi leur demande d’être dévoués, sans humeurs et de répondre essentiellement aux besoins de sa politique. Un noyau plus religieux dessert 1 ’Eglise où toute la communauté du palais doit se rendre aux offices; c’est un phénomène nouveau et sans doute bienfaisant.

Cette église n’est pas une abbatiale et les moines ne forment pas une communauté à demeure. Dépourvu d’un patrimoine foncier, l’ensemble cessera d’exister avec le palais. En l’absence du monarque, ce sont ces religieux qui gèrent l’intendance, le palais étant ainsi à l’abri des ambitions d’un résident militaire. En oubliant bon nombre de leurs principes, en servant de manière rigoureuse un grand souverain en ascension, les Bénédictins vont acquérir une position considérable dans le royaume puis dans l’empire. Ils recevront de très nombreuses abbayes, chacune richement dotée en patrimoine foncier.

Charlemagne qui savait choisir ses fidèles et confier les nouvelles fondations monastiques à des abbés d’envergure, accordera ainsi à l’institution bénédictine des attributions considérables tout en conservant les rênes du pouvoir. Avec le règne de Louis (le Pieux), et les apports nouveaux et non maîtrisés dans les communautés, l’ordre connaît une dangereuse dérive qui contribuera à l’éclatement de l’Empire en trois royaumes. Ce sont les religieux du clan pontifical ou italien qui imposeront le royaume du milieu: la Lotharingie.

Le plan de Verberie que nous proposons n ’est pas exactement conforme au dessin de Viollet le Duc mais l’esprit demeure malgré les éléments nouveaux que nous pouvons intégrer. Ceci est la vertu du raisonnement selon le programme.

UN GOUVERNEMENT “MODERNE”

A la fourmilière de Clichy où les clans militaires, ecclésiastiques et familiaux intriguaient pour leur propre compte, Charlemagne vient de substituer des serviteurs sans rang, sans notoriété et dévoués à sa personne. L’innovation lui paraît judicieuse, il vient de recréer une fonction disparue d’Occident depuis la fin du Bas-Empire. Pour un temps, ce nouveau mode de gouvernement sera satisfaisant, le roi se fait obéir sans passer par d’interminables négociations comme ce fut le cas à la mort de son père et dans les années du règne de Carloman. Mais, à terme, ces gens de peu, à qui l’on confie des pouvoirs considérables vont se constituer en une caste nouvelle et se couper des notabilités franques et de la nation elle-même.

Cette machine administrative en constant développement se heurtera à mille petites oppositions et davantage de mauvaise volonté. Face à ces difficultés, le système s’assure une emprise sans cesse croissante sur les forces vives de la nation en multipliant les services et les contrôles. D ’autre part, pour vivre et agir, cette administration centralisée sera obligée de déléguer des agents en toutes régions, augmentant d’autant les phénomènes de rejet à son égard. Admirateur inconditionnel de l’ordre romain et mal averti du contexte sociopolitique régnant dans ses états, Charlemagne va méconnaître les risques encourus. Insensiblement la nation franque que l’on doit limiter aux contours de la petite Austrasie ne se reconnaît plus dans son monarque et ne comprend pas l’intérêt d’une politique impérialiste dont elle subit le poids.

Les notables d’Aquitaine, les plus frondeurs, inquiètent l’Empereur. Pour les apaiser il envoie son fils Louis mais le prince est très jeune et si la province l’adopte et le flatte c’est pour mieux mettre en cause les acquits de Pépin le Bref. Pour aider la chrétienté d’Espagne à se défendre des Musulmans, l’Aquitaine reconstitue ses forces militaires indépendamment du pouvoir central. En Neustrie, la grogne est plus subtile, plus sournoise. Les troubles de Bretagne ne peuvent s’expliquer qu’avec le soutien déguisé d’une bonne part de la noblesse de l’Ouest. Enfin, en Germanie et en Italie, nobles et notables soumis de mauvaise grâce à cette autorité centralisée qu’ils ne peuvent affronter, préparent discrètement l’émancipation du pays.

Heureusement, la stabilité politique, la liberté de circulation des biens et des personnes, la monnaie stable et unique favorisent les échanges et le développement économique, dressant ainsi un voile de bien être face aux nuages politiques qui s’amoncellent.

Vers 785/790, le gouvernement centralisé de Verberie se développe puis se sclérose dans un cadre devenu obsolète. Les grandes convocations deviennent de plus en plus nombreuses et la participation ne cesse de s’accroître. L’aula regia et les bâtiments administratifs conçus quinze ans auparavant sont dépassés. Charlemagne réitère l’opération qui lui a, semble-t-il, réussi et fait tracer les plans d’un nouveau palais pour un gouvernement de deuxième génération. Ce sera Aix-la-Chapelle.

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A n'en pas douter, le programme d'Aix la Chapelle dut composer avec l'existant. A côté du grand domaine rural se trouvait une modeste abbaye qu'il fallait intégrer. Parmi les trois lieux de culte, deux sont identifiables (A,B), le troisième, sans doute la chapelle du cimetière, dut disparaître avec le nouveau programme. Depuis ses voyages en Italie, Charlemagne désire se faire construire une chapelle palatine pour pratiquer à sa guise et le modèle choisi sera proche de Saint Vital de Ravenne. C'est un plan polygonal dont le volume central correspond à un diamètre de 14m 70. Il est entouré d'un déambulatoire décompose alternativement en travées rectangulaires (D) et triangulaires (E), surmonté d'une tribune. L'accès à cette dernière se fait par deux grosses tours d'escalier (F,G). L'ouvrage comporte un petit sanctuaire (H), (hors oeuvre) faisant face à la tribune réservée à l'Empereur (J). Après l'office, ce dernier peut, en se retournant, accéder à une seconde tribune plus vaste (K) donnant sur l'atrium (L). Une longue galerie (M) identifiée lors des fouilles relie celte chapelle à l'aula regia (N) et nous avons là, à n'en pas douter, l'un des côtés du grand quadrilatère.


AIX-LA-CHAPELLE

A Verberie, la cour royale (10.000 m2) conçue pour 50 permanents et 150 à 200 personnes en temps de réunion, sera la première a voir ses installations saturées. Si 1’au la regia d ’une surface de 600 m2 environ peut suffire, les bâtiments de résidence et à vocation administrative, avec moins de 2.000 m2 de surface couverte, vont se révéler insuffisants.

La cour des équipages (8.000 m2) prévue pour 30 à 50 personnes chargées de l’entretien plus 200 personnes et 60 à 80 chevaux en temps de réunion, est, elle aussi, dépassée par les besoins.

Seul l’espace religieux (9.000 m2) avec une vingtaine de résidents permanents peut, sans difficulté, absorber les 200 à 300 fidèles venus assister aux offices dans une vaste église.

En résumé, sur une surface proche de 2 ha 7, prévue pour une bonne centaine de permanents et une population occasionnelle de 250 personnes, le palais connaît, vers 785, une situation critique avec 250 à 300 permanents auxquels s’ajoutent 4 à 600 invités lors des grandes assemblées. Le nouveau programme va donc privilégier les surfaces habitables tout en conservant le principe du quadrilatère.

Le nouveau palais d’Aix-la-Chapelle sera légèrement plus vaste mais avec davantage de surface couverte ainsi qu’une distribution nouvelle. La partie religieuse se résume à une simple chapelle palatine. La cour des équipages abrite maintenant un corps de garde important composé de soldats de métier attachés à la personne de l’Empereur et pour lesquels il a fait dessiner un uniforme à la romaine. Ce sont naturellement les instances administratives qui connaissent le plus fort développement, le nombre de fonctionnaires laïques ou détachés de l’ordre Bénédictin croît sans cesse.

Pour son programme, le maître d’oeuvre doit tabler sur un effectif de 800 personnes réparti en deux cours d’une surface respective de 2,5 ha et de 1,5 ha. Enfin, pour des raisons particulières, l’espace religieux se trouvera en annexe avec une occupation d’un hectare supplémentaire. Le quadrilatère de la cour royale fut sans doute garni de bâtiments sur trois côtés afin d’augmenter les surfaces couvertes.

Sur les 24 années de règne à venir, l’importance et la pesanteur de l’administration impériale ne cessent de croître. Le simple fait d’admettre qu’il fallait six mance au lieu de quatre pour avoir obligation de fournir un homme au recrutement semble prouver que l’application des directives impériales était soigneusement suivie. Il s’agit là d’exploitation de 25 à 30 ha, soit les plus petites propriétés franques. Si nous considérons qu’elles occupaient alors la moitié des 3 ou 4.000.000 d’hectares demeurant en culture sur le domaine franc, cela représente 50.000 assujettis potentiels. L’application de telles mesures demande au bas mot 250 fonctionnaires, chacun ayant à charge 200 exploitations. A cela il faut ajouter les contrôleurs délégués sur place.

Charlemagne a-t-il consacré à ces tâches administratives le nombre de fonctionnaires nécessaires ? Nous pouvons en douter. Mais 100 à 150 préposés résidant au palais nous semble un chiffre minimum. Ajoutons 80 à 100 personnes pour le recouvrement fiscal, une autre centaine pour le contrôle des fournitures aux armées et 200 chargées du suivi des grandes assemblées, rédaction et classement des textes législatifs, à recopier maintes fois. Nous obtenons alors un chiffre de 5 à 600 fonctionnaires auquel nous ajouterons 200 cents gardes et autant d’hommes pour l’entretien des chevaux et des équipages. Avec les religieux desservant la chapelle, c’est un millier d’individus affectés au service permanent du palais.

D’autre part, la grande aula regia construite sur le modèle de la basilique de Trêves pouvait recevoir 300 dignitaires assis en condition de confort, assistés d’une cinquantaine de scribes pour consigner les délibérations. Ces 300 dignitaires et leur suite pouvaient représenter un apport occasionnel de 600 à 800 personnes.

En résumé, lors de la période finale, 805/814, le palais d’Aix-la-Chapelle peut abriter mille personnes en fonctionnement courant et le double lors des grandes assemblées. A ces occasions, ce sont 1200 à 1400 personnes qui doivent vivre et travailler dans la cour impériale. Avec une moyenne de 12 m2 par individu, cela représente près de 17.000 m2 de surface couverte. Un quadrilatère de 2ha 5, soit 150 x 180m, occupé sur trois côtés par des corps de logis d’un développement total de 470 m (à l’axe) pouvait-il convenir ? Pour cela, élaborons un avant projet.

Avec des constructions à trois niveaux (deux plus combles) sans mur de refend, nous obtenons, au mieux, 470 x 9, soit 4.230 m2 au sol. Cette valeur multipliée par trois nous donne 12.600 m2 bruts et environ 11.500 m² nets en considérant les cloisons, cela ne couvre pas les besoins en période de réunion. Le programme établi en 790 était donc dépassé dès 800/805. A cela diverses solutions: ou bien les petits fonctionnaires sont relégués temporairement dans des constructions annexes, ou les dignitaires installent leurs demeures hors du palais. En fin de cycle, c’est cette solution qui doit s’imposer. En tout état de cause, le mur de refend qui augmenterait de 50 % la surface disponible nous paraît très peu probable, par contre, le quadrilatère de 2,7 hectares, soit 150 x 180m se révèle très vraisemblable, 150m étant la distance séparant 1’aula regia de la chapelle palatine. La longue galerie ouverte serait alors le petit côté de la cour impériale. A la fois considérable et logique cette hypothèse sur l’implantation du palais d’Aix-la-Chapelle semble confirmée par l’évolution ultérieure de la cité.

Les cercles concentriques que l’on peut observer dans le plan de la ville nous donnent une première confirmation. La physionomie urbaine porte trace de trois enceintes, la médiane correspond à la ville des XII° et XIII° siècles et la plus petite peut représenter la défense hâtivement élevée pour protéger le palais face aux menaces vikings. D’abord faite de terre et de palissades, elle sera ultérieurement aménagée en dur. Les voies périphériques de ce petit cercle nous donnent un diamètre approximatif de 250m, ce qui correspond bien au cercle d’inscription d’un quadrilatère de 5 à 6 ha. Les desservants de la chapelle palatine avaient développé leur installation religieuse hors le plan du palais et la surface d’un hectare semble satisfaisante.

Dans ces grands corps de bâtiment qui s’imposent sur les trois côtés de la cour impériale, il nous faut situer la résidence particulière du monarque. Dans les palais mérovingiens, le roi s ’était installé dans la demeure noble qui se trouvait en position privilégiée face à l’entrée monumentale. Cependant une construction particulière de ce type s’intègre mal dans le nouveau programme, et le volume courant ne peut convenir à la dignité impériale. Il faut surélever, développer la partie en question et ces transformations engendrent ce qu’il est convenu d’appeler un pavillon. La façade avancée sera dotée d’une entrée monumentale donnant accès à un vestibule précédant une vaste salle d’audience. Les secrétariats seront placés hors le pavillon avec une porte de communication spécifique. La demeure privée du monarque occupe le premier niveau et sa domesticité les combles, comme de coutume. Le principe du pavillon se retrouvera dans de nombreuses résidences royales.

De cet énorme palais nous ne connaissons que les ensembles de prestige: la chapelle palatine entièrement voûtée et régulièrement préservée pour le sacre des empereurs germaniques et l’aula regia qui n’est connue que par ses fondations très puissantes. Toutes deux sont reliées par une galerie médiane qui fut naturellement recherchée et trouvée par l’archéologie moderne. L’ensemble des bâtiments de résidence cernant la cour impériale nous sont inconnus, ainsi que les bâtiments fonctionnels de la cour des équipages.

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La Chapelle Palatine est admirablement conçue. Au-dessus d'un puissant et classique premier niveau, avec voûtes d'arêtes (A), les tribunes (B) beaucoup plus hautes reçoivent des voûtes en berceau incliné (C) afin que l'épaulement agisse à la base des fenêtres hautes (D). Ce troisième niveau est structuré de contreforts (E) modestes mais bien placés. Enfin, l'ensemble est coiffé d'une coupole de base polygonale (F). La travée supérieure axiale (G) reçoit, elle, un berceau horizontal (H) comme les deux niveaux du sanctuaire (J,K). La tribune impériale (L) qui fait face au sanctuaire est voûtée de môme manière. Au revers de cette dernière, une seconde tribune plus vaste (M) épaulée par les tours d'escaliers (N) permet à l'Empereur de voir et d'être vu d'une assemblée choisie, admise au premier niveau de l'atrium (P), la galerie du second niveau (Q) étant sans douté réservée au personnel du palais.


La chapelle palatine, le seul édifice subsistant, est d’une superbe facture, le palais était-il à l’avenant ? Nous l’ignorons. Il s’agissait sans doute, comme nous l’avons dit, d’une construction à trois niveaux sur murs porteurs de 4 à 3 constitués de blocages et de parements soignés. Avec des couches de crépi de diverses tonalités, des marbres insérés et des colonnes antiques de récupération intégrées en divers endroits, le palais avait tout pour séduire et le cadre qu’il offrait était, sans aucun doute, impressionnant à découvrir. Cependant, la présence de planchers de bois et surtout la grosse quantité de boiseries figurant dans les combles aménagées rendaient l’ouvrage très vulnérable au feu. Un incendie non maîtrisé détruisait à coup sûr, combles et deuxième niveau, ne laissant debout que la base des murs du premier niveau et l’amorce des fenêtres. Dès la mort de Louis, le partage définitif de l’Empire ne laisse aucune chance à ce grand palais. Ruiné par les Vikings et sans raison d’être, il sera à coup sûr, dépecé par l’agglomération périphérique qui se reconstruit dans les deux siècles à venir.

L’AULA REGIA

L’aula regia connaît une évolution régulière. A l’origine, c’est une grande salle de réception et de banquet comme il en existe dans les châteaux du Moyen Age et de la Renaissance. Elle est réalisée selon le principe du mur porteur et ferme de charpente. Leur portée est comprise entre 8,50 à 10 m avec des bois courants et 10 à 11 m avec des troncs exceptionnels. La surface utile sera essentiellement gagnée sur la longueur. Dans le premier modèle proposé, nous avons choisi 8m x 22/23m, soit 200 m2 utiles au sol et c’est, nous semble-t-il, une bonne moyenne pour les usages les plus courants. Il permet d’abriter une centaine de personnes en réception et 50 à 60 convives sur une table dressée en U. Les invités accèdent par la façade, protégée d’un auvent, et les serviteurs venus des bâtiments annexes rentrent par les pignons, là se trouvent également les cheminées afin de mieux les isoler des combles.

Ce modèle se révèle bien approprié aux usages, mais les contraintes architectoniques liées à l’entraît vont très vite limiter le volume de ces édifices. 9 x 40m, soit environ 360 m2 nous semble une taille moyenne. Dans ce cas, peu de modifications mais les cheminées installées sur les pignons semblent lointaines et dérisoires, elles seront donc distribuées sur le mur de revers et construites hors l’oeuvre pour raison de sécurité. Dans les réunions il se formera autant de groupes de conversations que de foyers. Dans cet ouvrage nous pouvons accueillir 200/250 personnes en réception et 150 convives autour d’une table.

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Trêves connaît son apogée politique au cours de la première moitié du IVème s. avec les empereurs romains d'Occident et le programme de la basilika est conforme au nouveau mode de gouvernement. L'édifice dépourvu de bas-côtés et de tribunes forme un énorme volume rectangulaire (A) flanqué d'une abside (B). Il abrite désormais toutes les fonctions naguère affectées à la basilique civile, à la curie et aux salles d'audience du palais. L'ouvrage est précédé d'une vaste cella (C) flanquée de deux constructions perpendiculaires (D,E) réservées au travail administratif. La salle (A) est chauffée par le sol (F) et les foyers multiples sont placés sous deux galeries couvertes (G,H), des escaliers intérieurs (J,K) permettent d'accéder aux trappes de tirage qui se situent au niveau (L). Le combustible est stocké dans les cours (M,N). Enfin, l'ensemble est cerné de bâtiments annexes (P,Q). Sur la basilika, les portées ont 27m. C'est considérable surtout avec des couvertues à faible pente, comme le veut la tradition romaine, et seuls des montages à bois très particuliers permettaient une telle prouesse. Charlemagne voulut retrouver un cadre semblable mais l'ouvrage fut plus modeste et l'Empereur qui devait traiter avec une société bien différente imposa deux absides complémentaires.


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Charpentes et couvertures ont une importance primordiale dans le programme, la technologie acquise et les procédés employés déterminant la portée des fermes et par conséquent les options au sol. Les Grecs construisaient des temples superbes mais leur charpente était particulièrement archaïque. La ferme (A) était constituée d'une grosse poutre (B) sur mur porteur et les couvertures (C) installées sur deux pièces de bois (D) soutenues par une pilette centrale (E) portant sur la poutre principale. En conséquence, le poids de la couverture se transmettait à la pilette qui "poinçonnait" la poutre (B) d'où son fléchissement (F). Avec d'énormes poutres de 60cm taillées dans des troncs de sapin amenés à grand frais d'Europe Centrale par le Danube, les portées demeuraient limitées à 9/10m. Les Romains vont imaginer un système beaucoup plus astucieux (G). Les poutres de faîtage (H) sont encastrées (J) sur la poutre maîtresse (K) et la charge des couvertures met ce dernier en tension (L) et la portée peut atteindre 15m avec une poutre de 40/45 cm. Pour aller au-delà, il faut réaliser une poutre maîtresse (entrait) constituée de plusieurs pièces de bois sensiblement plus grosses (M) et les montages à bois deviennent primordiaux. Les chevilles (N) dont la section en cisaillement est réduite connaissent vite leur limite. Les tenons encastrés (P,Q) offrent des sections travaillantes plus grandes mais elles demandent des étriers métalliques (R), même chose pour les montages en escalier (S,T) ou en double encastrement (U). Avec ces procédés, les portées réalisables atteignent 25/30m. Cette technologie sera perdue par les charpentiers du Moyen Age pourtant très adroits.


Avec 12m de portée et 50m de long, soit 600 m2 utiles, l’édifice connaît ses limites. Les foyers disposés sur le revers passent de trois à cinq et des problèmes de service commencent à se poser pour le personnel. Nous avons la surface nécessaire pour accueillir 300/400 invités en réception et plus de 200 convives sur deux tables dressées en parallèle, mais l’ensemble est trop long pour que le service soit convenablement assuré. Il faut adopter une disposition en tables multiples.

Avec son prestige qui grandit, Charlemagne entend policer et discipliner son monde mais dans les aula regia traditionnelles les distances deviennent excessives pour obtenir une écoute et surtout une attention soutenue. Il faut modifier le dessin, augmenter la portée, réduire la longueur et désigner une place fixe à chacun. Les fauteuils seront disposés sur degrés en bois afin que tous puissent voir, entendre et, éventuellement intervenir. Le roi et ses proches prennent place au centre du dispositif tandis que des scribes placés en retrait des participants noteront les interventions afin de rédiger un compte rendu acceptable pour tous. Pour satisfaire à l’étiquette voulue par l’Empereur, les trois grands corps conviés aux réunions, les évêques, les abbés et les dignitaires civils, doivent être disposés de manière distincte, mais le volume rectangulaire ne s ’y prête guère. La salle sera finalement séparée en deux avec civils d’un côté et religieux de l’autre, tous disposés autour de la maison du roi. Cet aménagement trop lourd ne permet plus d’utiliser 1’aula regia pour le banquet. Confronté à ce problème dans l’élaboration de son palais d’Aix-la-Chapelle, Charlemagne se tourne naturellement vers les modèles antiques et plus précisément vers la basilique civile de Trêves transformée en église à cette époque.

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Le plan de l'aula regia d'Aix la Chapelle est plus réduit que celui de son modèle la basilika. D'autre part, cette dernière respectait un rapport au sol de 1 X 2, l'ouvrage du maître carolingien fera, lui, 1 X 2,5. Cette construction, dont les fondations sont puissantes, sera découpée en 5 travées par des structures perpendiculaires (A) sans doute destinées à délimiter les secteurs de chauffe de l'hypoeauste. A la traditionnelle abside axiale (B) s'ajoutent deux absides latérales (C,D). Toutes trois sont en hémicycle régulier. La tour de façade (E) répond à différents besoins: elle donne accès aux trappes de tirage hautes établies à la base des grandes fenôtres (F), et permet toute intervention sur les charpentes et couvertures. Si les Carolingiens avaient perdu la maîtrise des procédés de chauffe ils privilégiaient les cloisons rayonnantes, d'où la suppression du premier niveau de fenêtres. La portée des charpentes était extrême avec un entrait d'une seule pièce et le charpentier eut sans doute recours à des jambes de force obliques (G).


Avec 27m de portée sur 65m de long, soit plus de 1.500 m2 de surface, la basilika impressionne Charlemagne, d’autre part, l’abside réservée à l’Empereur ou à son effigie le séduit. Ne règne-t-il pas sur un Empire ? Par contre, ses architectes ont quelque scrupule à réaliser une pareille portée, 16m leur semble la limite de leurs moyens. L’aula regia du palais d’Aix fait 16,40 m X 40 m, soit 655 m2 au rectangle avec une abside principale dans l’axe et deux autres plus petites sur les côtés. C’est une disposition préconisée par Vitruve mais rarement appliquée. Ces trois absides portent la surface interne à 765 m2.

Nous ignorons si l’Empereur se tenait dans l’abside axiale à la manière antique ou s’il réservait cette place à un autel afin de prendre à son compte les pouvoirs temporels et spirituels. Un moyen terme consiste à réserver cette place à l’effigie du Christ sans qu’elle soit consacrée, ce sera notre hypothèse.

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Après son couronnement à Rome, Charlemagne se voit maître temporel et spirituel de son Empire, le cérémonial devient imposant. Nous proposons l'articulation suivante: l'Empereur ne siège pas dans l'abside (A) réservée à l'autel mais s'installe face à elle en (B) sur une estrade où l'on trouve également les grands personnages de la cour (C,D) ainsi que des scribes sur tabouret (E). Ce lieu est directement accessible par le corridor (F). Le volume de l'aula regia sépare les deux états alors reconnus, ecclésiastique (G) et noble (H). Les grands dignitaires prennent place dans les absides, les autres participants sont disposés à droite et à gauche (J et K) (L et M). Un maître de cérémonie et ses assistants circulent dans les allées (N,P,Q,R) recueillent les interventions et les transmettent à l'Empereur qui se réserve d'y répondre tandis que des scribes sur tabouret prennent des notes pour la rédaction de l'acte final. L'Empereur se fait ainsi une idée de l'opinion régnant dans son Empire. L'ensemble des participants accède par la porte (S) et seront "filtrés" en (T). Cette assemblée fonctionne comme un Sénat mais demeure consultative. Une réunion de même nature peut se tenir dans un transept occidental. (U)


Afin d’exploiter au mieux ce vaste rectangle, nous proposons le plan d’aménagement suivant. Face à l’estrade où l’Empereur est assis, se trouvent les grands dignitaires de sa maison. Les participants religieux et laïques sont répartis sur les deux côtés de la salle et chacune des assemblées dispose d’une abside centrale réservée aux plus hauts dignitaires. Sur les estrades de droite et de gauche, chacun peut voir et entendre tandis que le couloir central facilite la circulation, un maître de cérémonie officie au centre du dispositif, là où se croisent de grands tapis déroulés sur les allées. Les auxiliaires du maître de cérémonie repèrent les interrogations ainsi que les avis donnés par les assistants et la synthèse en est faite à l’Empereur, ensuite Charlemagne fait répondre à l’assemblée. Des scribes assis sur de petits sièges mobiles notent toutes les interventions afin de satisfaire à la rédaction finale. Dans ce dispositif, tous ont l’impression d’être écoutés mais aucun n ’est véritablement entendu. L’Empereur obtient des avis, en dégage une opinion générale et décide finalement à sa guise.

L’entrée du monarque et de sa maison se fait par une porte latérale donnant sur la galerie mitoyenne tandis que les personnalités invitées accèdent par la porte axiale qui fait face à la grande abside. Des préposés filtrent les entrées. Ainsi aménagée, l’aula regia peut offrir 280/300 places assises sur des fauteuils avec accoudoirs et 30/40 scribes avec écritoire disposés selon les besoins. C’est du grand cérémonial pour un souverain qui avait, dans sa jeunesse, fréquenté les banquets et beuveries tenus par son père et ses compagnons d’armes. L’Empereur manifeste ainsi sa majesté mais la grandeur étalée peut-elle servir une politique ? Certes oui quand elle est accompagnée d’une gestion rigoureuse et d’une force armée disciplinée garante de la paix sociale, comme ce fut le cas avec Charlemagne. Avec Louis, son fils, cette majesté deviendra théâtrale pour ne pas dire ridicule. Ainsi, pour Aix-la-Chapelle les heures de gloire étaient comptées.

L’AGGLOMERATION D’AIX LA CHAPELLE

A l’heure où Charlemagne décide de s'installer dans sa nouvelle capitale, le lieu n’est pas totalement désert. La chapelle palatine intègre et utilise comme sacristie deux petites églises provenant d’une fondation monastique de l’époque mérovingienne, le troisième lieu consacré étant sous la rotonde actuelle ou sous l’atrium. A proximité il y avait également une grande propriété rurale appartenant à la famille d’Héristal et l’ensemble pouvait justifier la présence de 4/600 personnes.

Sitôt fixé, le grand projet royal sera traité rapidement et avec des moyens considérables. L’importance du programme et la rapidité avec laquelle il fut mené à bien, requiert au minimum un millier d’ouvriers dont 200 à 300 artisans qualifiés pour les bâtiments proprement dits, 1.000 à 1.500 manoeuvres pour les terrassements et l’aménagement des abords ainsi que les voies de desserte. A ces 2.500 travailleurs s’ajoutent les hommes des équipages chargés des transports des matériaux, soit 500 ouvriers supplémentaires. Parmi ces 3.000 bon nombre sont assurés de travailler longtemps et amènent leur famille sur place. Dans les dix premières années de la construction, 790-800, ce sont 3.000 travailleurs dont un bon nombre en famille, soit 5 à 7.000 personnes qui vivent avec et pour cet énorme chantier, et le site doit se garnir d’une ville champignon essentiellement en bois. Dès 800, le palais commence à fonctionner correctement et les abords sont aménagés, restent alors 5 à 800 ouvriers qualifiés et les équipages pour les charrois. Les baraquements provisoires sont démolis et les rues rayonnantes déjà tracées commencent à se garnir de demeures en dur, ce sera la nouvelle Aix.

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D'origine romaine et à vocation thermale, Aix-la-Chapelle devait couvrir 20 ha environ, maillés selon les coordonnées d'un axe majeur (A,B). Les thermes se trouvaient en (C). Après les ruines des IV°-V° siècles, la population se replie au sud- est de la voie majeure avec, sans doute, les thermes transformés en refuge. La partie nord-ouest préserve son maillage mais perd la plus grande part de sa population. Dès 450, les Francs occupent le site qui devient patrimoine de la famille d'Héristal, une petite abbaye s'installe en (D). A la fin du VII° siècle, Charlemagne entreprend de grands travaux. Le chantier de la Chapelle Palatine (E) est confié à un maître "byzantin" qui choisit une orientation cardinale. L'aula regia (F) édifiée à 130m au nord respecte également cette orientation. Cependant l'articulation de la cité qui se met en place imposera sa loi. Les bains carolingiens (G) flanquent les thermes romains et nous proposerons comme quadrilatère approximatif (H,J). Après la ruine engendrée par les Normands, la population se replie sur l'enceinte du Palais avec une protection faite d'une levée de terre (K). Dès le X° siècle, la vie reprend sur le secteur nord-ouest avec des lieux de culte qui ont préservé les coordonnées antiques (L,M,N,P). Au sud-est, la Chapelle Palatine engendre des voies rayonnantes (Q,R,S,T). Enfin aux XII° et XIII° siècles, la ville se stabilise sur le périmètre (U).


Comme nous l’avons déjà évoqué, le Palais, dans son évolution fera traiter à l’extérieur toujours davantage de servitudes: viandes et volailles, pain et légumes sont livrés à la commande et les artisans qui ont eu la judicieuse idée de s’installer très tôt et d’anticiper la demande font fortune. Certains qui ont travaillé au Palais se fixent à proximité pour assurer l’entretien et les aménagements qui ne manqueront pas, tandis que de nombreux domestiques viennent en famille et se logent en ville. Enfin, des fonctionnaires de haut rang et officiers du Palais préfèrent occuper un logement situé à l’extérieur pour échapper à la promiscuité qui devient grande. L’Empereur qui voit que son projet initial peut se trouver dépassé par les besoins encourage et subventionne ces installations annexes. Les ouvriers dégagés par l’achèvement du gros oeuvre du Palais trouvent alors un emploi dans ces programmes d’habitat où les plus riches demeures sont en dur.

La population de la nouvelle Aix varie selon les activités du Palais mais une occupation permanente de 5/6.000 habitants avec des pointes à 10.000 nous semble logique. En implantation ouverte avec construction légère nous devons compter 300 habitants à l’hectare, soit une agglomération de 30/35 hectares. Nous arrivons pratiquement à la surface reprise dans les siècles suivants et sanctionnée par l’enceinte des XII°– XIII° siècles.

Le maillage urbain établi lors du chantier subsiste en partie, il s’oriente en perpendiculaire selon un carrefour où se joignent les voies venant de Liège et de Maastricht. Celle de Liège rejoint la voie romaine de Cologne à Juliers. Ces remarques semblent indiquer que le vaste chantier fut mené de main de maître avec un plan bien établi et un programme rigoureusement suivi. Nous avons là également une indication qui peut soutenir l’hypothèse maximaliste que nous avons dégagée dans notre étude.

COMPIEGNE

Pour accéder au titre de ville romaine, une agglomération doit se trouver sur le réseau des voies d’empire désignées sur les tables administratives mais ces routes équivalentes à nos nationales et départementales ne sont pas les seules, elles se ramifient avec un très important réseau de voies vicinales dont la charge revient aux collectivités locales. La Première République française reprendra à son compte ce système infiniment rationnel. A l’époque romaine, dans un premier temps, les grands circuits commerciaux qui s’imposent empruntent ce réseau de voie de première et seconde catégorie mais la situation économique n ’est jamais stable, certains facteurs vont promouvoir des lieux primitivement négligés par la grande infrastructure et desservir les cités bien en place.

Parmi ces causes, citons la fixation du parcellaire urbain qui favorise les grands propriétaires ayant spéculé sur des emplacements privilégiés. Le phénomène faisant monter le prix du terrain comme celui des charges, commerçants et artisans recherchent un lieu moins contraignant et le trouvent le long des voies traditionnelles négligées durant la première période impériale.

Le site de Compiègne sur la rive de l’Oise et au confluent de l’Aisne fut sans doute un de ces lieux où l’économie gallo-romaine trouva un second souffle hors des circuits établis. Mais, faute d’une urbanisation programmée, elle ne figure pas dans le catalogue des villes selon la définition administrative.

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Les voies romaines que nous connaissons étaient essentiellement de caractère stratégique. Elles reliaient en droite ligne des centres existants, d'autres en formation et justifieront de nouvelles concentrations urbaines sur les carrefours nouvellement formés. Sur ce réseau, le site de Compiègne ne figure pas, la voie reconnue la plus proche relie Augustomagus (Senlis) à Rodium (Roye) et franchit l'Aisne à la hauteur de Pont Sainte Maxence. Par contre, sur le réseau de voies économiques développé de longue date par les Gaulois, le confluent de l'Oise et de l'Aisne ne peut manquer de figurer.

Une voie économique longe l'Oise (A), atteint le confluent de l'Aisne (B) et forme ensuite deux itinéraires (C,D). Ce confluent fut le premier centre économique. A l'époque pastorale, le repli hivernal se faisait sur le mont Ganelon (E) mais le transit économique de l'époque de la Thènc favorise Choisy au Bac (F) qui se trouve à proximité du carrefour (G) et du confluent (H). Cependant, un second lieu situé à 6km en aval sur l'Oise rassemble suffisamment de population pour engendrer un second franchissement (J) qui exploite une île marneuse, ce sera Saint-Germain (K). Cette articulation gauloise est mise en cause par la société Gallo— Romaine qui privilégie la culture céréalière et les grands domaines issus du remembrement. Ceux situés sur les plateaux vont disparaître en 250/275 et la restauration Bas-Empire porte sur les exploitations polyvalentes situées en bord de rivière (60% d'élevage et 40% de culture céréalière sur le plateau voisin). Un grand domaine de ce type, 1.000 ha et plus, situé à côté du franchissement aval (L), deviendra résidence royale sous les premiers Mérovingiens, c'est l'origine de Compiègne.


LE SITE DE COMPIEGNE

Au confluent de l’Oise et de l’Aisne, deux voies navigables flanquées chacune d’un cheminement sur berge se rencontrent et le potentiel économique véhiculé par eau et par route sera dans chaque période faste suffisant pour faire vivre un bourg de 1.500/2.000 habitants. De surcroît, le confluent reçoit l’apport d’une petite rivière, l’Aronde, qui pénètre de 20 km le plateau céréalier du nord-est et la voie qui longe la vallée amène sur le confluent un complément économique non négligeable.

A l’époque préhistorique et gauloise, ce confluent favorise déjà les activités humaines et des marchés qui s’installent sur deux sites distincts, le mont Ganelon et l’éperon qui domine, Choisy-au-Bac. Après la période pastorale du néolithique, où l’on voyage beaucoup mais n ’échange que très peu, viennent les Ages du Bronze et du Fer favorables à l’artisanat: c’est le temps des premières agglomérations. A la période de la Tène, le confluent a déjà fixé sa population mais la cuvette marécageuse où les fleuves se rencontrent n’est guère propice à l’urbanisation. Les 2 à 3.000 Gaulois qui vivent là se sont répartis en plusieurs petits villages dont deux à coup sur s’appuient sur les hauteurs déjà citées. Selon les cas, ils seront complémentaires ou antagonistes. La politique régionale s’en mêle, Bellovaques et Suessions revendiquent chacun la possession d’un site.

Au XIX° siècle, certains historiens ont voulu situer à cet endroit l’affrontement opposant les forces de César aux Bellovaques lors de la dernière année de la campagne des Gaules, c’était davantage pour faire plaisir à Napoléon III résidant souvent à Compiègne que par démarche archéologique rationnelle. Aujourd’hui, nous admettons que cette bataille s’est déroulée dans les hauteurs du Hez, à l’ouest de Clermont de l’Oise.

Dès le plan d’aménagement des Gaules, établi sous le règne d’Auguste, les premières voies tracées sont stratégiques et relient directement les métropoles régionales déjà établies. Dans ce programme, le confluent de l’Oise et de l’Aisne, situé à la frontière de deux provinces sera négligé. Pour l’économie locale c’est un coup d’arrêt mais le naturel reprend ses droits. La région de Compiègne retrouve une certaine richesse au siècle des Antonins, mais toujours pas de site unique et favorable. Cependant, une petite île et des hauts fonds situés sur l’Oise, à 4km en aval du confluent a permis l’établissement d’un pont bientôt très fréquenté. Au carrefour de ce franchissement et de la voie sur berge, se forme un village qui deviendra Saint-Germain. A la fin du siècle d’Auguste, il a pris de l’ampleur et développé son terroir sur les deux rives de l’Oise. Mais bientôt les terres de plateau seront remembrées au profit de grandes villas céréalières voulues par de riches propriétaires terriens. Parmi ces grands domaines l’un d’entre eux se fixe à 1.500m au Nord/Est du village de Saint-Germain et développe ses installations entre la rivière et la voie sur berge.

Au siècle des Antonins, l’aménagement de la voie sur berge par l’ordre romain et la construction d’un solide pont de bois sur l’Aisne favorise Choisy-au-Bac qui l’emporte définitivement sur son vis-à-vis du mont Ganelon, mais la dépression marécageuse demeure gênante. Les 500 habitants du village (de Saint-Germain) et les fixations apportées par la grande exploitation voisine vont s’allier pour former un nouveau centre économique. Certes la position est moins fréquentée que Choisy-au-Bac mais le sol est plus favorable. Nous avons là un pôle d’activités qui doit à la fin du siècle des Antonins compter 1 à 1.500 habitants. Il se trouve à une lieue du confluent et les terroirs n’interfèrent pas, les intérêts agricoles non plus.

La période tragique de 250/275 détruit tout, y compris les grandes exploitations céréalières de plateau, mais le domaine agricole situé en amont de Saint-Germain se trouve privilégié. Il est en condition favorable pour une reprise d’exploitation mi-pastorale mi-céréalière correspondant aux besoins de la Renaissance Constantinienne. Après la bataille de Soissons cette grande propriété intègre le patrimoine royal et connaît désormais la destinée des autres grands domaines mais sa position dans le contexte palatin n’est pas de premier ordre.

Après les affrontements qui marquent la fin de la dynastie mérovingienne, et la bataille de Tertry, Pépin d’Héristal prend en mains le patrimoine royal situé entre Seine et Oise, place des hommes à lui dans les différents palais et grands domaines et les met à contribution pour soutenir la dynastie montante.

Le Palais de Compiègne, puisque tel est son nom désormais, sera réaménagé et Charlemagne le marque de son passage puisque le grand quadrilatère deviendra la clôture Charlemagne.

Sous le règne de Louis, la cour réside le plus souvent à Aix-la-Chapelle et l’Empereur consacre beaucoup de moyens à l’aménagement de son nouveau palais d’Ingelheim sur le Rhin, près de Mayence. Après sa mort, le partage de l’Empire incite, comme nous l’avons dit, son quatrième fils, Charles, à se rapprocher du coeur du royaume franc, de la zone palatine. Là il a reçu bon accueil puis aide et assistance lors des périodes les plus critiques de sa vie. Le destin de Compiègne va se nouer à cette époque.

LE NOUVEAU PALAIS

Intelligent, cultivé, amateur des arts et des lettres selon ses biographes, Charles (le Chauve) semble avoir de nombreuses qualités mais sans doute pas celles nécessaires à la charge qui lui incombe. Né dans un palais, choyé par son père, entouré de toutes les prévenances dues à son rang, le jeune prince s’est forgé une idée toute simple de sa charge et de ses devoirs. L’institution carolingienne lui semble solide, certes le pays vient de connaître une guerre civile mais celles qui avaient ensanglanté l’Italie au temps de César n’ont-elles pas préparé un avenir brillant ? Pour Charles, gouverner est une tâche aisée, il faut collecter des impôts, payer des fonctionnaires, rédiger des textes et donner des ordres en conséquence, si ces directives ne sont pas appliquées, des soldats imposeront la volonté royale et impériale. Pour que ces actions soient bien conçues, bien menées, il faut un cadre adéquate, un grand palais où son rassemblés tous les rouages administratifs. Ce fut, semble-t-il l’unique objectif du monarque, mais les choses avaient radicalement changé depuis le règne de son père et de son grand-père. Pour ces derniers Carolingiens, les ordres donnés restaient sans effet comme si les câbles de commande s’étaient rompus. Charles ne l’a sans doute jamais admis. A l’époque où les pires difficultés s ’amoncellent, il entretiendra consciencieusement ses fonctionnaires, ses soldats et fera construire un nouveau et magnifique palais à Compiègne, le dernier Palais Carolingien.

Lors de son accession au pouvoir, Charles a laissé à grand regret Aix-la-Chapelle à son frère et regagné les terres qui sont désormais les siennes. Il s’installe dans les palais d ’11e de France qui lui furent, naguère, d’un si grand secours, mais le contraste est affligeant. Il retrouve de grands domaines à l’aménagement sommaire, des cours encombrées de chevaux, de gardes et de serviteurs où il est difficile de se ménager un espace privé. Tous ceux qu’il rencontre lui font serment de fidélité et semblent l’apprécier, l’admirer, mais comme ils sont loin des intellectuels policés qui l’ont servi à Aix-la-Chapelle. Ces gens braves mais frustes le plongent dans un univers qui fut celui de son arrière grand père, Pépin le Bref, au temps où l’Empire n’existait pas. Le jeune roi se sent comme une âme en peine, incapable de disserter sur les grands sujets qu’il affectionne. Ses rêves le portent à nouveau vers Aix-la-Chapelle. Comme Lothaire est nettement plus âgé que lui, il espère bénéficier de la succession pour retrouver le cadre de son enfance, ce cadre idéal pour bien gouverner selon lui mais, pour l’heure, il a d’autres soucis.

Les terres de l’Ouest et l’Aquitaine sont en révolte ouverte. Il doit combattre pour imposer ses droits et ses actions militaires occupent les dix premières années de son règne. Où réside-t-il de préférence ? Nous l’ignorons. Le Palais de Soissons semble échapper à la couronne. Les religieux installés par Louis se sont appropriés le domaine et Charles ne peut affronter l’Eglise à laquelle il a grandement cédé, à l’Assemblée de Coulaines, en novembre 843. Verberie transformé en lieu de congrès sous Charlemagne, se révèle peu favorable à la vie de cour. Clichy est sans doute devenu casernement, Thionville ne lui appartient plus et les autres palais grandement négligés au temps de son père se sont dégradés. Le domaine de Compiègne lui semble le plus favorable et surtout le site permet une extension qu’il fait étudier par ses architectes. Le mieux serait de faire construire un nouveau et luxueux palais tout en gardant l’ensemble actuel pour les servitudes. Il pourrait ainsi donner libre cours à ses goûts, à ses ambitions et concevoir un cadre de gouvernement à sa mesure. Le nouvel ensemble sera édifié à 150m en aval de l’ancien et à égale distance de la rivière, le sol est dur et les fondations seront bonnes.

COMPIEGNE, L’ULTIME PROGRAMME

En Italie, Charlemagne découvre le Palais urbain de Pavie où règnent un confort, un mode de vie et de gouvernement qu’il ignorait, il est séduit. Sur la longue période de son règne, il va transformer ses résidences rurales mais sans obtenir le cadre souhaité, finalement il doit se résoudre à concevoir et à construire le Palais de ses ambitions, ce sera Aix-la-Chapelle, la première oeuvre achevée. Son fils, Louis, concentra beaucoup d’attentions au Palais d’Ingelheim qu’il fit transformer et aménager mais nous ignorons tout de cette oeuvre majeure. Un dessin de Herbert Pothorn nous le montre de caractère luxueux, très concentré, avec une cour carrée prolongée d’un hémicycle. L’ensemble est dominé par une vaste église et une aula regia de conception basilicale avec bas—côtés. Le Palais comprend également des bâtiments de service, des appartements royaux et une salle de conseil privée. Jugée très réaliste par les uns et sans fondement par les autres, cette reconstitution tient compte cependant de l’évolution générale qui se manifeste dans les derniers programmes. Ce sera la seconde oeuvre achevée.

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Charles le Chauve, le dernier Carolingien, veut un Palais au sens strict, disposé autour d’une cour dallée, rigoureusement entretenue et où les chevaux n’accèdent pas, un ensemble dont toutes les servitudes seront reportées à l’extérieur dans des bâtiments spécifiques. Le Palais proprement dit est entouré par une large allée périphérique afin que les fenêtres extérieures offrent une vision noble de l’environnement. Nous admettrons des rangées d’arbres destinées à masquer le fonctionnel. L’accès à la cour carrée se fait par un portail monumental situé côté voie sur berge, tandis que le pavillon du roi lui fait face et donne par le revers sur un jardin. Les deux ailes du palais sont symétriques, l’une est réservée à l’administration civile, l’autre au traitement des affaires religieuses, aux relations avec les évêchés et les abbayes. Nous retrouvons là une rigoureuse distinction des ordres comme celle qui régnait dans l’aula regia d’Aix-la-Chapelle au temps du père et du grand-père de Charles. Côté religieux, doit figurer une chapelle palatine qui sera l’exacte réplique de celle d ’Aix-la-Chapelle avec la même grande loggia permettant à l’Empereur de se faire voir et acclamer par ses sujets mais il s’agit d’une assistance choisie, admise dans un atrium entouré d’une galerie à deux étages. Cette disposition que l’on trouvait déjà à Aix-la-Chapelle fut sans doute inspirée à Charlemagne par les aménagements de Saint-Jean de Latran.

Une fois le Palais en service, les Bénédictins affectés à la chapelle palatine obtiendront un quadrilatère situé au flanc de l’atrium afin d’aménager une abbaye qui prendra le patronyme de Saint-Corneille. Cet ensemble religieux survivra au Palais et, dès le XI°, l’octogone sera flanqué d’une nef qui prendra la place de l’atrium. La partie carolingienne disparaît à son tour vers le XIV°-XV° siècle et la nef du XI°, aménagée, reçoit un chevet avec une abside polygonale. L’abbaye disparaît avec la tourmente révolutionnaire.

Sur la face opposée se développe l’ensemble civil dominé par 1’aula regia. Il est peu probable que Charles le Chauve ait repris le parti de l’énorme édifice dérivé de la basilika avec des bases de 8 à 10 pieds qui auraient, sans conteste, laissé leur marque dans le paysage urbain. Pressés par le temps et le manque relatif de moyens, les architectes ont proposé un modèle plus léger, proche de la basilique romaine selon les préconisations de Vitruve, auteur régulièrement traduit et fort lu au carolingien. Louis le Pieux avait déjà fait ce choix, semble-t-il, en son Palais d’Ingelheim. D’autre part, cette option légère avait été influencée par les nombreuses réunions que l’Empereur tenait dans le massif occidental des grandes abbatiales de Germanie. La disposition d’un transept, d’une croisée, d’une abside et d’une partie de la nef s ’était révélée très pratique à l’usage. L’Empereur prenait naturellement place au pied de l’abside et faisait face â trois volumes distincts, ce qui permettait de disposer séparément les évêques, les grands abbés et les dignitaires civils.

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Le massif occidental trouve ses origines à Fulda. A L’époque de la première construction, les maîtres italiens et bénédictins amenés d’Italie par Charlemagne avaient reçu mission de construire une très grande église à l’image de Saint-Pierre de Rome mais ils avaient également retenu l’orientation vers le couchant. Cette disposition exceptionnelle imposée â Rome par la voie d’accès venant du pont Saint-Ange s’opposait désormais à l’orientation traditionnelle vers le Levant, adoptée dans la plupart des églises de la chrétienté. Dès le début du règne de Louis, Fulda est entièrement reprise avec une nouvelle et grande abside à l’Est, mais celle du couchant demeure. Comme elle convient mal aux usages religieux, les moines trouvent judicieux de l’affecter à la dignité impériale. Elle servira lors des grandes cérémonies religieuses mais abritera également les réunions de travail que le souverain impose à ses sujets.

Les us et coutumes adoptées par Louis le Pieux en Germanie ainsi que les prescriptions des ouvrages de Vitruve doivent nous donner le parti de l’aula regia de Compiègne. Une porte monumentale avec fronton à l’antique fait face à l’abside impériale et cet ensemble coupe une nef traditionnelle avec collatéraux. Ces derniers serviront de surface de circulation durant les grandes cérémonies.

Cette structure basilicale est beaucoup plus légère, plus vaste et moins coûteuse à construire qu’un ouvrage dérivé de la basilika. Certes les Carolingiens ne disposaient plus des colonnes monolithiques et des riches chapiteaux de l’époque impériale, mais une pile appareillée recouverte de stuc donne le même effet. Cependant un ouvrage de ce type se détruit de fond en combles au premier incendie et les fondations de 5 à 6 pieds ne laissent que peu de traces dans le sol.

Charles fera tout pour mener à bien et dans les meilleurs délais ce projet grandiose. Les travaux commencent sans doute vers 855, à la mort de Lothaire, à l’heure où le roi perd tout espoir de retrouver le cadre tant aimé d’Aix-la-Chapelle. Cependant les plans sont prêts et les premiers coups de pioche seront bientôt donnés à Compiègne.

Charles affecte aux chantiers tous les moyens disponibles et l’ensemble des bâtiments cernant la cour royale était sans doute achevé vers 865/870. Cette rapidité d'exécution a-t-elle pénalisé la facture de l’oeuvre ? Peu probable. Le mur porteur et les planchers et charpente en bois ne posent aucun problème sérieux, les pierres de parement peuvent être conditionnées en carrière et les éléments de charpente et de plancher préfabriqués sous un hangar distinct, il suffira de les mettre en place avec la montée des maçonneries. Si le programme est bien préparé, huit à douze années peuvent suffire, l’aménagement des abords sera différé mais ce que Charles recherchait c’était le cadre monumental, grandiose, trop grandiose sans doute. Dans ces tours d’ivoire d’Aix la Chapelle et de Compiègne, les derniers Carolingiens ont perdu toute vision objective de la situation politique et militaire. Le réveil sera dur, les Vikings sont aux portes du palais.

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Compiègne illustre la troisième et dernière génération des palais carolingiens. Les bâtiments disposés autour d'une cour piétonne soigneusement dallée (A) sont conçus pour l'exercice du gouvernement, toutes les activités annexes étant reportées dans des bâtiments spécifiques établis hors le palais. Un mur léger devait cerner l'ensemble et sera renforcé et mis en défense lors de la menace normande. Charles le Chauve a programmé tous les bâtiments qu'il avait connus à Aix la Chapelle mais avec une disposition plus rationnelle, lui semble-t-il. Il consacre beaucoup de moyens à la réplique de la chapelle palatine (B). Mais les Normands menacent, le temps presse. Il doit opter pour une auia regia proche des grands transepts occidentaux où son père avait coutume de tenir ses réunions. Nous proposons le parti suivant: siège de l'empire (C), croisée où officie le maître de cérémonie (D), vestibule d'accueil (E), nef réservée aux représentants des deux ordres (F,G), ils sont peu nombreux et les suivants ainsi que les scribes se déplacent sur les bas-côtés (H,J,K,L). Parmi les autres bâtiments nous trouvons une porte monumentale (M), le pavillon de l'Empereur (N) donnant sur un vaste jardin (P). Ces quatre ensembles majeurs s'intègrent dans des bâtiments périphériques (Q,R,S,T) et les angles sont occupés par des tours d'escaliers (U,V,W,X). L'abbaye Saint-Corneille (Y) se développera autour de la chapelle palatine.


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Après le saccage du palais par les Normands, les 4 à 5.000 personnes qui vivaient du cadre impérial et des fonctions annexes, désertent le site et le millier d'artisans et de commerçants liés au transit économique transforme l'imposante ruine en réduit défensif avec une levée de terre périphérique. L'abbaye Saint-Corneille fixera définitivement cette amorce d'agglomération. Vers 890/1.000, la communauté prend de l'importance et la chapelle palatine (A) ne convient plus à l'accueil des fidèles. Les moines décident de construire une grande nef (B) à la place de l'atrium (C). L'ouvrage basé sur des piles rectangulaires (D) sans structuration interne (E) est caractéristique de cette époque (Saint-Rémi de Reims). Côté chevet, l'ouvrage s'appuie sur les deux tours (F,G) et comporte également un transept occidental (H), enfin, le flanc sud de l'église est flanqué d'un cloître dont la situation ne changera plus. Au XII°s. les deux tours carolingiennes (H,J) qui étranglent la liaison nef/chapelle, sont démolies ce qui fragilise celle dernière. Elles sont remplacées par deux nouvelles tours maladroitement intégrées à l'ouvrage (K,L). Fin XII°, la nef est voûtée en gothique. A une époque indéterminée, 1400/1450?, la chapelle palatine s'écroule et la nef reçoit un chevet polygonal avec déambulatoire.


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Des grandes villas gallo-romaines au château de Richelieu, en passant par les fermes fortifiées de la fin du Moyen Age, telles Grandpuits et Saint —Cyr sous Dourdan, la disposition en double quadrilatère fut le dessin privilégié des grands programmes. Nous retrouvons également ce choix dans les cours des équipages accolées aux grandes demeures de l'époque Louis XV. A l'origine il s'agit d'installations ouvertes établies en période faste mais dès que l'insécurité grandit, la cour noble est flanquée de tours tandis que les murs externes trouvent une épaisseur suffisante pour porter une courtine indépendante de la couverture permettant le déplacement des défenseurs. Ce sera l'amorce d'une mutation qui mènera au château fort classique, débarrassé de toute activité agricole. L'opposition du Louvre, résidence royale, avec le palais de Compiègne (instance de gouvernement) montre l'identité des formes et des programmes malgré les caractères antagonistes ouverts et fermés (défensifs).


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Richelieu fut un grand bâtisseur et nous lui devons le style attribué à son souverain. Sous l'impulsion de ce ministre, la couronne de Paris se transforme, des églises et des monastères sont construits: les Feuillantines, Port—Royal, Notre Dame des Victoires, et Saint Nicolas du Chardonnet, mais l'oeuvre majeure du Grand Cardinal sera le château de Richelieu élevé de 1620 à 1642. L'oeuvre marque le retour au style français et nous trouvons là symétrie et rigueur ainsi qu'une certaine austérité qui sera jugée comme une influence janséniste. L'ouvrage s'articule autour du château entrepris par le père du Cardinal. II est formé de trois corps de bâtiments en U installés sur des bastions (A) plus anciens. Les maîtres de la nouvelle oeuvre seront Pierre et Jacques Le Mercier. Sur le côté ouvert, l'ouvrage se prolonge d'une cour carrée (B) encadrée de deux corps de bâtiment (C,D) avec six pavillons (E,F,G,H,J,K). Les revers comportent des jardins, (L,M) puis nous trouvons une seconde cour, plus vaste, encadrée elle aussi de bâtiments (P,Q) comportant six pavillons. Elle est fermée d'un mur de clôture (R) et d'une porte monumentale (S). Enfin, cet ensemble résidentiel est inclus dans un vaste enclos de 35 ha (700 x 500m) quadrillé de voies maillées, ce devait être la ville de Richelieu mais ce dernier programme ne fut pas poursuivi et l'ensemble devint un parc majestueux qui fut le modèle de Versailles.


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Si les dissertations sur le palais carolingiens sont innombrables, les dessins sont beaucoup plus rares. Celui d'Herbert Pothorn publié vers les années 1970 mérite d'être pris en compte même si, depuis, il fut mis en cause par des fouilles trop partielles pour justifier une hypothèse contradictoire. Sa vue cavalière nous montre un palais de troisième génération comme il convient à l'époque de Louis le Pieux. Les bâtiments sont installés autour d'une cour dallée (A) et toutes les servitudes sont traitées extérieurement (partie non représentée). L'aula regia (B) est vue telle une basilique civile romaine avec bas-côtés et abside en hémicycle. Elle est contiguë à l'atrium (C) qui précède une église de conception basilicale également (D), elle comporte bas-côtés (E), transept (F), ainsi qu'une abside en hémicycle que nous ne voyons pas. Les bâtiments administratifs (G) sont coupés par une salle d'audience (H) et le pavillon de l'Empereur (J) se distingue sur un vaste hémicycle (K) garni de bâtiments à deux niveaux avec galerie de circulation. La réflexion de base nous convient, elle propose tous les composants requis pour un vaste centre de gouvernement, et le dessin suggère un traitement de caractère éminemment latin. L'option a prévalu sur une bonne partie du XX°s. Charlemagne, admirateur de l'antiquité, devait transporter en Germanie le style et la facture italiques et son fils ne dérogeait pas à la règle. Ce fut certes le désir de l'Empereur mais en avait-il les moyens? Nous pouvons en douter. Le grand nombre de colonnes monolithiques nécessaire pour réaliser un tel programme était alors bien difficile à rassembler. Toutes celles qui subsistaient étaient affectées aux édifices religieux. Pour cette raison et d'autres, nous avons privilégié dans notre étude une facture plus rustique, mieux appropriée au contexte septentrional. Enfin, le suivi du programme nous a inspiré des compositions sensiblement différentes mais le débat reste ouvert.