LES VASCONS

L’affaire de Pampelune et du col de Roncevaux où Charlemagne fut sans doute dépassé par les évènements est difficile à comprendre sans un préalable historique. Les Vascons, que nous appelons aujourd’hui Basques, sans doute à la suite des fantaisies d’un scribe, constituent un peuple très ancien. Leur caractère, leur attachement historique aux jeux avec les bovidés les font apparenter au peuple celtique des grandes migrations du deuxième millénaire et si nous avons quelques peines à les reconnaître comme tels aujourd’hui, c’est sans doute parce que notre notion de “celtique” s’est sérieusement édulcorée. A la période de la Tène, puis au temps de la Conquête Romaine, leur civilisation est florissante mais ils subissent sans doute les convoitises de peuplades pyrénéennes voisines.

Dans leur conquête de l’Espagne septentrionale, les Romains ont fort affaire avec ces peuples montagnards toujours agressifs mais prompts à se replier dans leur domaine difficile d’accès. En cas de difficulté, ils n’hésitent pas à franchir les passes les plus accidentées de la chaîne centrale pour se mettre à l’abri. Ainsi, au temps de César, Pompée qui n’est alors que son alter ego décide d’occuper la face nord des Pyrénées afin de couper court à ces pratiques. Parti de la Narbonnaise romanisée de longue date, le général romain lance plusieurs opérations vers la côte Atlantique. Sur les rives de la Haute Garonne il découvre la passe utilisée par les montagnards pyrénéens, le cheminement remonte le rio Noguera Pallaresa, franchit le difficile Val d‘Aran pour atteindre la haute vallée de la Garonne dont l’accès côté nord est sous la protection d’un oppidum aujourd’hui Saint-Bertrand de Comminges.

Les contacts entre Pompée et les autochtones sont empreints d’incompréhension et de haine. Les Romains les jugent comme des “pas grand choses”, des convenetes. Nous dirons que les caractères étaient très antagonistes. Les montagnards du centre pyrénéen appartenaient sans doute au peuple pré-celtique très attaché aux troupeaux de chèvres et de moutons et naguère refoulé sur les hautes terres par les Celtiques et leurs grands troupeaux de bovidés. Pompée prend possession de l’oppidum et bientôt une ville romaine se développe à proximité, ce sera Lucdunum Convenare (Saint-Bertrand de Comminges).

En poursuivant leur progression méthodique, les Légions romaines atteignent la côte Atlantique, traversent les Pyrénées au col de Roncevaux et abordent l’oppidum majeur des Vascons situé sur la rive du Rio Arga. Elles occupent la position et fondent là également une cité romaine, Pompaelo, la cité de Pompée. Ces opérations se déroulent par étapes, sur les années 76/72 avant J-C, époque où l’illustre général romain se trouve en Espagne. Les Vascons acceptent les Romains et pour l’heure, ces derniers semblent les apprécier mais, 15 années plus tard, sous César, les peuples du versant nord des Pyrénées vont se révolter contre Rome et menacer la Narbonnaise.

Au siècle d’Auguste, l’ordre impérial trace un itinéraire longeant la côte Atlantique. Parti de Poitiers il descend sur la Gironde franchit le col de Roncevaux atteint Pampelune puis longe la cordillère Cantabrique jusqu’à la Corogne en passant par Astorga où se fait la liaison avec la voie de Lusitanie. Pampelune se trouve donc grandement favorisée par cet itinéraire très fréquenté tandis que les peuples de la vallée de l’Aragon resteront les oubliés de la civilisation romaine. Cette différence de culture et de développement engendre naturellement une animosité qui va se prolonger sur de nombreux siècles. Au Bas-Empire, Pompaelo, grande ville ouverte construite au pied de l’oppidum des Vascons sera détruite comme tant d’autres. La population se réfugie sur le site d’origine qui sera cerné d’une puissante muraille. La ville a perdu sa splendeur d’antan mais demeure sur l’itinéraire antique et contrôle deux autres voies menant vers la vallée de l’Ebre. Les Vascons conservent leur avantage sur les Aragonais. Cette position favorable est bien perçue par les conquérants Arabes qui occupent la ville avec diplomatie, Pampelune n’a rien perdu de ses avantages économiques mais se trouve alors dans le mauvais camp de l’Histoire.

Au printemps 778, lorsque l’armée de Charlemagne franchit les Pyrénées et marche vers le Duero pour atteindre Saragosse, elle passe sous les murs de Pampelune en suivant les anciennes voies romaines. Les Vascons de l’oppidum laissent passer. A cette date, les bandes armées pyrénéennes n’ont pas encore rejoint l’armée franque. Au retour, trois mois plus tard, tout a changé, la marche carolingienne n’a obtenu aucun résultat et les Aragonaius soufflent au roi franc qu’il serait bon de faire sauter ce verrou musulman sur la route d’Espagne. Pampelune est occupée sans grande difficulté mais les Francs et leurs alliés jugent bon de démanteler les remparts. Les travaux commencent et les démolisseurs pressés par le temps incendient les toitures des portes et des tours malheureusement, le feu gagne la ville qui brûle en partie. Quelques jours plus tard, ce sera la vengeance du col de Roncevaux.

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Pour sa campagne de 778 en Espagne, Charlemagne engage des forces importantes; plus de 15,000 hommes dont une suite royale conséquente. Il lui faut prendre une route où l'approvisionnement de ses hommes et de ses montures soit possible et seuls les abords des voies romaines offraient de bonnes conditions avec populations nombreuses et villages et bourgades régulièrement espacés. Après avoir fanchi le col de Ronceveau (A), il gagne Pampelune (B) passe hors les murs et s'engage vers le sud par Olite (C). La route suivie ultérieurement est moins certaine, la voie romaine empruntée franchit l'Ebre à Alfaro (D) et gagne Saragosse par la rive sud (E) mais elle est contrôlée par les Musulmans. Ainsi l'armée franque doit poursuivre par un itinéraire coutumier mais très fréquenté (F) qui longe le fleuve sur sa rive nord. Charlemagne découvre Saragosse par la rive opposée c'est l'hypothèse la plus vraisemblable.


EN ESPAGNE

A l’avènement de Charlemagne, la situation s’est bien stabilisée sur le front d’Espagne où Musulmans et Chrétiens s’opposent mais tracer une ligne de partage des terres de chacun semble bien délicat. Dans les petites principautés établies par les Berbères sur les vallées de l’Ebre et du Duero, ce sont maintenant les fils et petits-fils des conquérants qui gèrent la situation et la grandeur de 1 ‘Islam, ainsi que la guerre contre l’Infidèle, n ‘est pas leur premier souci. Les occupants sont bien installés et leur relative tolérance à l’égard des Chrétiens assure un cadre de vie et d’activités qui permet une économie florissante. Les Musulmans nés sur place ont oublié les coutumes ancestrales et exploitent de grands domaines ruraux sur les terres relativement fertiles bordant les grands fleuves quant à la main d’oeuvre autochtone qui assure leur prospérité elle ne trouve pas ses nouveaux maîtres plus désagréable que les Seigneurs Wisigoths.

De leur côté, les guerriers des vallées des chaînes Pyrénéennes et Cantabriques ont dégagé les débouchés des terres qu’ils occupent et cet acquis stratégique leur suffit. Ils n’ont aucune envie de reconquérir l’ensemble de la péninsule. Là, également, les passions religieuses ne sont pas motivantes, les querelles avec les Musulmans naissent essentiellement pour des raisons d’intérêt et les affrontements se calment après quelques échauffourées qui engagent au mieux une centaine d’hommes. Dans ces opérations, où l’on ne peut compter sur le soutien du voisin qui se dit peu concerné, mieux vaut avoir un bon point de repli si, d’aventure l’engagement tourne mal. Dans ces conditions les vastes zones d’affrontements vont se hérisser de châteaux et de villages fortifiés. Les Musulmans construisent les leurs en pisé, selon le mode berbère, tandis que les Chrétiens reprennent les procédés de leurs anciens maîtres Wisigoths et construisent en bois ou en pierre mais de manière très rustique. A ce jeu, la région de Burgos va bientôt se distinguer par le nombre et la qualité de ces châteaux, ce sera la Castille.

Ces périodes de rémission dans le conflit qui oppose Chrétiens et Musulmans d’Espagne furent nombreuses sur les sept siècles que dura la présence mauresque, ce fut même parfois une réelle cohabitation où chacun préservait sa religion, ses modes et sa culture. La rupture de ces trêves était généralement occasionnée par l’intervention d’un grand personnage belliqueux qui levait l’étendard de la guerre sainte. Un épisode de ce genre se produisit vers 775, à la cour de Tolède et les Musulmans décident de reprendre les hostilités. Les petits seigneurs des vallées de l’Ebre et du Duero virent là une intervention malencontreuse; de nouvelles troupes allaient venir, exiger des engagements, des contributions et peut-être s’installer pour une longue période puisque les forces en présence s ‘équilibraient sensiblement. Ainsi l’idée d’une neutralité leur vint à l’esprit. Les plus astucieux se dirent que la suzeraineté du puissant roi catholique régnant sur les Francs serait un atout dans leur jeu.

Certains princes musulmans des vallées de l’Ebre et du Duero, menés par le gouverneur de Barcelone qui avait de fréquents rapports avec les navigateurs chrétiens, prennent contact avec les Bénédictins dont la diplomatie est toujours en éveil. L’offre paraît intéressante à l’ordre, d’autant qu’il est bien placé, grâce à ses maisons réparties en Europe, pour assurer la sécurité des plénipotentiaires. Les notables musulmans traversent les Pyrénées, la France, le Rhin et rencontrent l’Empereur en 777, au Champ de Mars de Paderborn. Charlemagne se montre intéressé mais il est trop tard en saison pour déplacer des forces importantes sur une aussi grande distance. L’idée de l’opération est admise mais fixée à l’année suivante, contretemps fâcheux puisque cette fourberie des siens sera connue par la cour de Tolède qui s ‘empresse de réagir.

Ce fut une opération mal préparée et menée de manière incohérente. L’armée franque, forte de 15 à 20.000 hommes marche à petites étapes vers les Pyrénées par une route que Charlemagne connaît bien puisqu’il a guerroyé dans ces régions avec son père lors du saccage de l’Aquitaine. L’itinéraire choisi joint la ville de Tours au col de Ronceveau. Les Pyrénées sont franchies sans grandes difficultés, seul obstacle rencontré, la ville de Pampelune occupée par les Musulmans qui a fermé ses portes et montre des velléités de défense. Il serait trop long d’en faire le siège et l’armée franque contourne la cité en suivant les anciennes voies romaines, puis marche vers le sud, vers le Duero, par Olite. La route empruntée ultérieurement est incertaine. La voie romaine franchit le grand fleuve, atteint Alfaro et gagne Saragosse par la rive sud mais celle-ci est occupée par les Musulmans. Il est peu probable que 1 ‘armée franque l’ait empruntée, une voie coutumière établie sur la rive nord semble un itinéraire plus logique.

Les alliés pyrénéens de Charlemagne qui l’ont rejoint en grand nombre le pressent d’occuper en priorité la grande ville de Saragosse qui verrouille le franchissement du fleuve. Les tractations menées avec les Musulmans avaient laissé entendre que la ville serait susceptible de se rendre â la suite d’une négociation adroitement menée. Il n’en fut rien. Les autorités de Tolède avaient repris la ville en mains, tranché quelques têtes et sans doute amené des renforts.

A cette époque, la grande cité de la vallée de l’Ebre est encore, pour l’essentiel, contenue dans l’enceinte du Bas-Empire. La superficie est de 50 ha environ, ce qui représente une population de 25 à 28.000 personnes, non compté le petit quartier d’artisans et de commerçants qui s’est développé en parallèle sur l’autre côté de la chaussée menant au pont. La physionomie urbaine de Saragosse ressemble fort à celle d Orléans.

En arrivant devant la ville, Charlemagne découvre que les remparts sont bien gardés et la rive Sud garnie de nombreuses forces adverses et, pour comble, il se trouve sur l’autre rive. A cette époque, le fleuve non endigué sur sa berge Nord représente une largeur de 300/350m et son débit reste important jusqu’à la fin juin. Enfin les Musulmans qui contrôlent toute la basse vallée ont réquisitionné ou détruit toutes les embarcations disponibles, quant au pont romain il est hors d’usage depuis longtemps et les défenseurs de Saragosse connaissant l’humeur belliqueuse des peuples pyrénéens ne l’ont pas réparé. La ville paraît inexpugnable.

Le roi doit se rendre à l’évidence. Faute d’une bonne information et d’un plan mûrement réfléchi, il n’a réalisé qu’une promenade militaire qui a grandement servi ses alliés aragonais et pyrénéens, en dégageant à leur profit une large bande de terrain le long de 1 ‘Ebre. Mais ceux-ci ne sont pas les seuls responsables. Venue plus tôt, l’armée franque aurait sans doute profité du flottement qui s ‘était manifesté dans les rangs musulmans. Dans ces conditions, Charlemagne admet qu’il vaut mieux se contenter de cette démonstration de force et rentrer en France.

L’EPISODE DE PAMPELUNE

Sur le chemin du retour, l’armée franque passe, comme à l’aller, sous les murs de Pampelune dont la garnison musulmane et les habitants sont toujours franchement hostiles, ce qui exaspère les Francs. La ville est alors la métropole des Vascons qui n’ont pas participé à la coalition ibérique destinée à soutenir l’action de Charlemagne et de la part d’un peuple dit chrétien, c’est une offense à la foi. Sans doute à l’instigation des Aragonais, qui n’aiment guère leurs voisins de l’Ouest, l’armée franque décide de “libérer” Pampelune. Le décompte des forces en présence ne laisse aucune chance à la ville. Les 8.000 habitants qui peuplent les 16 ha de l’enceinte du Bas-Empire ne peuvent aligner que 1.600 à 1.800 combattants. Si l’on ajoute une garnison musulmane de 300 à 400 hommes et l’apport des réfugiés du faubourg voisin, le nombre des défenseurs ne doit pas excéder 2.500 à 3.000 hommes étalés sur 1.700m de courtines. Face aux 25.000 combattants que Charlemagne peut aligner avec ses alliés toute résistance est sans espoir: Pampelune doit négocier et se rendre.

Il peut sembler surprenant de compter les habitants d’une ville chrétienne occupée par les Musulmans parmi les combattants susceptibles de s’opposer à l’armée fanque mais, en ces temps, l’appréciation des risques était plus complexe et plus subtile qu’aujourd’hui, le concept de nationalité n’existait pas et les motivations religieuses étaient peu déterminantes. Les réflexions menées par les habitants de Pampelune peuvent se résumer ainsi: en se rangeant aux côtés des occupants qu’ils connaissent de longue date, ils peuvent préserver leur cité et même gagner quelques faveurs des Musulmans. Par contre, en refusant de prendre les armes et de gagner les courtines, ils risquent de subir les sévices de la garnison avant d’être “libérés”. D‘autre part, la présence de plusieurs milliers de combattants dans les murs de la ville, lançant leurs assauts contre le réduit musulman ne serait pas sans dommage. Enfin, après l’action, les Francs vont regagner les provinces du nord laissant Pampelune à ses seules ressources militaires, une situation bien précaire. Si les Musulmans font un retour en force, nulle coalition d’importance ne viendra soutenir les citadins qui risquent alors de payer d’un bain de sang leur comportement de naguère. Dans ces conditions, mieux vaut s’engager, de principe, aux côtés de la force occupante et voir venir. Si l’assaillant se montre déterminé il sera toujours temps d’ouvrir des négociations tout en démotivant la garnison. Charlemagne n’était pas au fait de ces subtilités et sa tactique devant Gérone le confirmera.

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A l'époque ibérique, l'oppidum des Vascons s'est transformé en bourgade prospère. Les artisans qui ont besoin d'eau courante se sont installés sur les rives de l'Arga (A), tandis que commerçants, manufacturiers et notables se sont concentrés sur l'oppidum (B). L'arrivée des Romains apporte un régime stable, une monnaie forte et l'économie se développe mais la fortune du site viendra des voies romaines et des nouveaux flux économiques. L'itinéraire qui vient du nord, de Poitiers par Ronceveau, (C) franchit Larga (D) et se dirige vers Logrono (E) en passant au pied de l'oppidum (F). De là, une autre voie gagne les rives de l'Ebre par Alfaro (G). Le carrefour ainsi formé justifie la création d'un forum (H) qui sera le centre d'une ville nouvelle rationnellement urbanisée (J,K) et sans doute entourée d'un mur léger (L). Ensuite, Pampelune est à l'origine d'une nouvelle voie menant vers Léon (M). A sa période faste, l'agglomération doit couvrir une centaine d'hectares et compter 40 à 50.000 habitants. La crise du Bas-Empire est sévère, devant l'insécurité permanente, la ville ouverte saccagée et brûlée est abandonnée par ses habitants qui se replient sur l'oppidum (B) protégé d'une puissante muraille Bas-Empire (N). Cependant quelques artisans se maintiennent sur les rives de I ' Arga (P) et d'autres amorcent la création d'un faubourg sud-ouest (Q) Cependant le trafic en transit continue d'utiliser les voies romaines ce qui justifie quelques installations éparses (R). Tel est le site abordé par Charlemagne.


Les Francs qui ne veulent pas voir subsister un tel verrou décident de démanteler les fortifications mais la saison s’avance et pour ne pas se faire bloquer aux cols pyrénéens, il faut faire vite. Alors leur vient l’idée d’incendier les charpentes des tours et des portes pour activer le démantèlement mais le feu gagne les maisons voisines et une partie de la ville devient la proie des flammes. Charlemagne doit le regretter mais c’est ainsi. Cet incendie de leur métropole eut un grand retentissement dans le pays Vascon et les plus déterminés jurent de se venger. Ils se rassemblent dans la montagne et organisent une embuscade au col du Roncevaux. Le corps de l’armée franque est trop puissant pour les 2 à 3.000 hommes rassemblés, ce serait folie de l’attaquer mais l’arrière garde commandée par le Comte des Marches de Bretagne semble à la mesure des Vascons. Les 1.500 à 2.000 hommes qui ferment la marche à quelques milliers de mètres du gros des forces franques sont assaillis par surprise et subissent de lourdes pertes. Le Comte Roland et plusieurs dignitaires carolingiens sont au nombre des victimes. Les Vascons qui tiennent leur vengeance s ‘empressent de fuir, de toute manière ils connaissent trop bien la

montagne pour être poursuivis et engagés avec quelque chance de succès par l’énorme armée franque. Charlemagne maudit ces Vascons et se promet de les châtier un jour, ce sera fait 28 ans plus tard.

LA CATALOGNE

En 793, une flotte barbaresque appuyée par une colonne qui franchit les Pyrénées, aborde et pille les environs de Narbonne. Comme l’essentiel des troupes carolingiennes est affecté à la Germanie, cette incursion ne rencontre guère d’opposition. Pour venger cet affront, Charlemagne revient en Espagne en 795 mais, à la suite des déconvenues rencontrées sur la côte atlantique, il décide d’aborder la péninsule ibérique côté méditerranée. L’armée franchit les Pyrénées au col du Perthus et marche vers Gérone en suivant la voie romaine. La progression se fait sans difficulté notoire. Cette première opération en Catalogne ne doit pas rassembler plus de 10 à 12.000 hommes et ses objectifs sont apparemment limités. Il s’agit de libérer Gérone et Barcelone privant ainsi les Musulmans d’une base d’incursion en Roussillon et les navigateurs barbaresques d’un repaire pour leurs actions sur les côtes du Languedoc.

Charlemagne pense impressionner les habitants de Gérone et obtenir aisément leur reddition mais les gens de Catalogne se souviennent surtout du triste Sort réservé à la ville de Pampelune et les occupants musulmans, comme la population catalane, ferment les portes de la cité après avoir rassemblé des vivres. Le siège nous est relaté comme d’une extrême violence. Côté rivière, la défense est trop forte, les Francs choisissent alors d’investir la muraille côté plateau et la résistance rencontrée excite leur colère. Pour faire place nette, ils brûlent et détruisent toutes les constructions avoisinantes et entreprennent la construction de rampes d’assaut.

Nous avons abordé les caractères de la cité avec la conquête musulmane. Ils n’ont pas changé en trois quart de siècle, seules les installations basses ont eu quelques difficultés à retrouver leur prospérité de l’époque wisigothique. Les vingt hectares de l’Acropole sont alors occupés par 12 à 14.000 personnes, ce qui fait 2.500 à 2.800 défenseurs sur les 1.200m de courtine haute, soit deux hommes au mètre linéaire, c’est à peine suffisant mais le courage des Catalans est exemplaire. L’ardeur des Francs se double bientôt d’un acharnement rageur. Après deux mois de lutte, la ville est prise et brûlée. Les victimes sont très nombreuses parmi la population civile. A la suite de ce contretemps il est trop tard en saison pour mener à bien le programme initial et libérer Barcelone.

En 800, Louis (le Pieux) à qui Charlemagne a confié le gouvernement de l’Aquitaine aborde Barcelone avec une armée où l’on retrouve les forces des Comtes de Toulouse, Carcassonne et Narbonne associées à des contingents pyrénéens. La ville se rend en 801 après 15 à 18 mois de siège.

LA MARCHE D’ESPAGNE

En Espagne, dès 802, des forces sous bannière carolingienne et des contingents pyrénéens entreprennent le dégagement systématique d’une marche d’Espagne qui se limite volontairement à une ligne allant de Barcelone à Pampelune, soit 100 à 150 bu au sud des crêtes Pyrénéennes. Les Vascons refusent toujours de participer. En 806, Charlemagne informé décide de lancer une campagne qui aura tous les caractères d’une action punitive. L’armée franque franchit à nouveau le col de Roncevaux de triste mémoire et pénètre sans ménagement en pays Vascon qui sera conquis et rattaché à la Marche d’Espagne. Les Aragonais qui n’ont que peu d’estime pour leurs voisins de l’Ouest tirent profit de cette opération; ce sont les premiers pas du grand royaume d’Aragon.

Après les malencontreuses interventions des forces du nord, les Espagnols des vallées pyrénéennes préfèreront traiter directement avec les comtes d ‘Aquitaine et laisser les armées du Nord hors de leurs affaires. C’est le début d’une coopération de plusieurs siècles où les comtes de Toulouse vont s ‘illustrer.

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Dans les affrontements que se livrent Chrétiens et Musulmans en Espagne, il est bien difficile d'établir les positions respectives. Le plus satisfaisant est de prendre en compte une zone d'affrontement où les infiltrations musulmanes suivent les violentes et ponctuelles actions menées par les Carolingiens et leurs alliés. Au Sud de l'Ebre, se trouvent les forces berbères de l'Emirat de Cordoue tandis que les terres qui encadrent le bas cours du fleuve (B) sont sérieusement infiltrées par des é migrants venus du Magrcb, cependant ils occupent s mais ne se battent pas. Au Nord, côté Chrétiens, les vallées pyrénéennes du Centre sont restées pratiquement inviolées, les Musulmans ont donc contourné cet obstacle en pénétrant l'Aquitaine par le pays Vascon (C) et le Languedoc par la Catalogne (D). C'est là que porteront les campagnes d'arrêt puis la reconquête menée par les Francs et leurs alliés. Cependant, devant le manque de détermination de certaines populations ibériques du Levant les forces chrétiennes se fixeront sur une frontière de sécurité dite Marche d'Espagne. Ainsi la forte position de Saragossc fut abordée en 778 (E) en 809 (F) puis en 811 (G) mais jamais prise. Par contre, les peuples de la Cantabrique (H) vont mener une reconquête plus méthodique.


LES DERNIERES CAMPAGNES

L’esprit religieux en général et les Bénédictins en particulier se désolent de cette option stratégique, l’établissement d’une marche militaire en Espagne occulte le grand projet de reconquête qui doit animer l’esprit de tous les chrétiens. Mais Charlemagne semble se désintéresser de l’Espagne; il faut toute la diplomatie de ses conseillers religieux pour l’inciter à revoir sa position. Ces derniers lui affirment que les Comtes du Languedoc ont d ‘excellents rapports avec les peuples du centre pyrénéen et que les populations de la vallée d’Andorre l’accueilleraient chaleureusement. La campagne de 809 va emprunter cette voie.

Son objectif est de libérer toutes les terres situées au Nord dé 1‘Ebre et de faire tomber la puissante place forte de Saragosse (un projet ambitieux). Mais l’adversaire se contente de mener quelques escarmouches et refuse tout engagement décisif. C’est une tactique qui impose une dispersion des effectifs et annule la supériorité des forces carolingiennes. Malgré cette guérilla épuisante et toujours incertaine, l’armée impériale progresse et finit par atteindre l’Ebre à la hauteur de Saragosse mais sans parvenir à franchir le grand fleuve. En fin de saison, les résultats obtenus sont significatifs mais pas déterminants.

Contrairement au front de Germanie où le repli hivernal se fait à moins de 3/400 km, l’Espagne est barrée par les Pyrénées ce qui impose un choix catégorique: rester sur place où rejoindre le Nord de la France à plus de 1.000 km. Ce sera la solution choisie. Les forces carolingiennes restant à demeure en Espagne ne furent jamais très nombreuses, 4 à 6.000 hommes au mieux. Comme la prudence imposait de les déployer sur la frontière militaire de la marche d’Espagne, les terres libérées sont laissées à la garde des Espagnols.

LA CAMPAGNE DE 811

Les acquis de la campagne de 809 seront perdus peu à peu et la nouvelle opération de 811, la dernière menée en Espagne, doit s’engager dans une reconquête avant de se consacrer à son objectif principal: les terres de la Tarragonaise. Cette année là, les résultats obtenus seront plus importants, la totalité des terres situées au Nord de l’Ebre sera libérée sauf une mince bande autour de Tarragone. Cependant, Charlemagne vieillissant a pris la juste mesure de cette province du Levant. Les populations autochtones fortement mêlées par les nombreuses occupations antiques constituent un amalgame sans caractère défini. Ils se sont soumis aux envahisseurs musulmans sans grande difficulté et accepteront leur libération sans enthousiasme excessif. D’autre part, les importantes colonies “mauresques” déjà fixées se sont repliées au Sud du fleuve et ne manqueront pas de s’infiltrer à nouveau dès que les forces franques auront tourné les talons. Finalement, la seule position sûre c’est la ligne militaire de la Marche, celle que les peuplades des vallées pyrénéennes ont également choisi de défendre.

Cette ligne sera toujours la frontière du royaume de Navarre et des principautés catalanes un siècle plus tard, par contre, les tribus descendues de la chaîne Cantabrique ont activement mené la reconquête et, de ce côté, la zone d’affrontement borde alors le Duero. En l’an Mille, ce déséquilibre dans les avancées chrétiennes subsiste toujours, il s’est même accentué au profit des peuples de la Cantabrique et la forte position de Saragosse, ainsi que la présence de nombreuses colonies dans le delta, ne saurait suffire à expliquer cette différence. La volonté des populations concernées est à prendre en compte. Ces opérations sont sous la responsabilité de Louis.

CONCLUSION

Sur les dernières années de sa vie, l’Empereur, malgré sa constitution particulièrement robuste fatigue à cheval et les campagnes menées sous sa présence se font rares. D’autre part, son désir d’organiser l’Empire (à la Romaine) avec un gouvernement centralisé et des institutions stables le préoccupe davantage que la conquête de nouvelles terres.

Le système carolingien qui impose aux grands personnages de l’Etat, civils, militaires ou ecclésiastiques, un cadre d’action rigoureux mais concerté est fondamentalement bien pensé, d’autre part, le contrôle continu et inopiné de l’administration impériale garantit son bon fonctionnement. La dérive viendra du pouvoir comtal, l’effort de guerre qui leur a été demandé a donné à ces fonctionnaires un pouvoir exorbitant dans leur juridiction comme sur la caste équestre qui gère l’économie rurale. Le système donnera satisfaction tant que le pouvoir tiendra ses serviteurs d’un main ferme mais Louis le Pieux, successeur de Charlemagne, manque de vision politique comme de rigueur.

Selon la mutation voulue par Charlemagne, dès 790, c’est une armée permanente qu’il faut entretenir et relever tous les dix à quinze ans. Sur deux générations, l’Empire a mis sous les armes cent à cent trente mille hommes et entretenu un effectif permanent qui, dès 805, doit compter cinquante à soixante mille soldats.

Les lourdes charges imposées par la levée et l’entretien de l’armée seront finalement réparties sur les grands propriétaires qui s’empressent de les répercuter sur les moyens et petits domaines de leur entourage: c’est l’amorce de la pyramide féodale. Cette contribution occasionnelle destinée à soutenir les conquêtes impériales sera maintenue ensuite au profit du système militaire et administratif qui refusera de moduler son train de vie en fonction des besoins réels de l’Etat.

En moins de trente ans, servir sous les armes, qui était un devoir et un honneur pour des hommes fiers et libres, est devenu un métier à risques pour des marginaux que l’encadrement doit mener avec rigueur pour la discipline élémentaire. Ce sera pour un temps la déchéance de l’illustre armée des Francs. La bataille de Fontanel (ou Fontenay en Puisaye) qui sonne le glas de l’Empire fut plus un affrontement entre les diverses fractions de cette armée de métier que l’enjeu d’une succession.

Enfin cette rapide analyse montre bien que le modèle impérial romain choisi par Charlemagne était celui de Constantin et non d’Auguste, un choix qui lui fut sans doute soufflé par les religieux plus soucieux d’un subtil équilibre des pouvoirs que de l’intérêt de l’Empire.

SARAGOSSE

Le site se trouve au confluent de l’Ebre et d’un fleuve venu des terres pyrénéennes, le Gallego. Cette concordance de deux voies économiques devait favoriser un lieu de rencontres, d’échanges et de marchés. Bientôt, les bateliers qui gèrent trafic et franchissement fondent une bourgade installée sur les terres basses situées au confluent. L’ordre romain va naturellement accepter le site et son potentiel économique mais le réseau routier ainsi que le pont sur l’Ebre vont changer la donne. Des notables, des artisans et commerçants romanisés, vont inciter à la création d’une ville nouvelle rationnellement urbanisée et située hors les installations existantes. Elle se fixera au sud du grand fleuve, à cheval sur un petit affluent le Huerva.

Initialement, le maillage urbain couvrait 30 à 4Oha mais avec la Pax Romana et la prospérité,les conditions changent, au gros fret de faible valeur circulant par bateau, s’ajoutent des produits industriels venant par route de toute la péninsule, et les négociants de la nouvelle cité s’adjugent le quasi monopole de ces transactions. L’agglomération s’enrichit et sa surface urbanisée passe de 60 à 70 puis à une centaine d’hectares, compte tenu des quartiers périphériques. Les responsables de la cité entreprennent de rationaliser les voies et les parcelles de ces nouveaux quartiers mais le maillage est moins homogène, le noyau riche et les quartiers besogneux garderont leur spécificité; le phénomène ira même en s’accentuant. La ville connaît une classique décantation en trois zones: prémanufacturation, manufacturation et lieu de transactions (en centre ville). A Saragosse, stockage et prémanufacturation resteront en majorité sur les terres basses du confluent, sur la rive nord.

A la fin du second siècle, la ville est à son apogée et se décompose alors en quatre quartiers distincts. Le noyau urbain contigu à la voie de franchissement couvre environ 40 ha, c’est une disposition que l’on retrouve à Arles, Narbonne et Orléans. Elle évite que le flot économique en transit ne perturbe le centre ville ce qui suggère que ce noyau urbain est déjà ceinturé d’un mur léger (Haut-Empire). Cependant ce flot en transit doit être accueilli, exploité et un quartier spécifique se développe à l’est, de l’autre côté de la voie. Là se trouvent les échoppes, les écuries, l’alimentation pour les animaux de trait ainsi que les forgerons et charrons chargés d’entretenir les véhicules. Ce sont des activités jugées précieuses qui seront ultérieurement cernées d’une muraille additive. A l’opposé, en amont, un autre quartier se développe sur un maillage apparemment régulier mais selon d’autres coordonnées imposées par la courbure du fleuve. Là s’installent les citadins dont les activités sont liées aux accostages établis hors l’enceinte.

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A l'époque carolingienne, Saragosse (A) est toujours, pour l'essentiel, contenue dans l'enceinte du Bas-Empire (B). Le quartier amont rationnellement urbanisé à l'époque romaine conserve ses voies antiques (D,E,F) mais avec un faible peuplement. Ces sont les itinéraires de contournement (G,H) qui drainent le gros du trafic et rassemblent un maximum d'habitats. En aval, la muraille (J) suit la voie de franchissement (K) menant au pont (L). Là s'est développé au temps des Wisigoths un important quartier (M) où artisans et commerçants exploitent le trafic en franchissement et bénéficient du cours dérivé du Huerva (N). L'espace (P) situé entre la muraille et le cours dérivé sera cerné d'une défense (Q) à une date indéterminée. Avec cet appendice, la ville forte compte 55ha. Elle se trouve, depuis le Bas-Empire, traversée par l'ancien cours du Huerva (R) maintenant aménagé qui débouche sur le petit port artificiel (S) situé entre la cathédrale (T) et le château (U). L'armée franque doit arriver par le nord, mais depuis l'occupation musulmane le pont est coupé. C'est la condition la plus défavorable pour attaquer la cité forte qui était beaucoup plus vulnérable par le sud.


Nous avons donc une urbanisation longiforme qui se développe à droite et à gauche de la voie menant au pont et à cheval sur l’itinéraire de berge. Enfin, au sud, un quatrième quartier s ‘articule sur deux voies établies en parallèle du cardo. Elles permettent de contourner la ville ce qui renforce l’hypothèse d’une première muraille légère. A leur apogée, ces quatre quartiers couvrent de 100 à l3Oha et peuvent abriter 50 à 60.000 habitants permanents. Ce vaste ensemble urbain a transformé en divers canaux l’affluent sud, le Huerva. A la population de cette ville nouvelle il faut ajouter 15 à 20.000 personnes établies dans l’ancien quartier indigène de la rive nord. Caesare Augusta, est donc une très grande ville à l’époque impériale.

L’agglomération va durement souffrir des troubles et des invasions du Bas-Empire mais le décor urbain planté par Rome sur la rive sud se maintiendra sur les siècles à venir. Au cours du IV°s., le noyau urbain de 45 ha se ceinture d’une puissante muraille (caractère Bas-Empire) maintes fois aménagée. Son dessin est toujours visible sur le plan de la ville, tandis que les trois quartiers périphériques connaissent ruines et renaissances selon les aléas de l’Histoire.

A Saragosse, la période Wisigothique semble florissante et les conquérants arabes prennent possession de la cité sans grands dommages. Ainsi, dès l’époque carolingienne, la ville et la province constituent avec les émigrants maghrébins installés dans le delta une puissante position musulmane. Lorsque Charlemagne se présente devant Saragosse, sur la rive nord, le noyau urbain parfaitement préservé compte derrière ses murs 25.000 habitants et une forte garnison, à cela il faut ajouter les 10 à 15.000 habitants venus des quartiers périphériques. Avec le grand fleuve qui sépare les antagonistes, la tache de l’armée franque apparaît bien difficile, ceci explique sans doute la sage retraite de Charlemagne.