LE COURONNEMENT

L'histoire nous enseigne que les régimes monarchiques qui s 'imposent et se développent reçoivent l'adhésion d'une faction de la population et engendrent l'animosité des autres. Vers 800, Charlemagne règne en maître sur l'Occident chrétien et dispose d'un large appui dans la population civile. Cette dernière apprécie l'ordre impérial, tandis que commerçants et artisans tirent bénéfice d'une monnaie unique et forte mais surtout de la liberté et de la sûreté dans le transport des marchandises. Par contre, les anciens dignitaires nobles qui ont vu leurs prérogatives réduites, puis annulées au profit des comtes et fonctionnaires délégués par le pouvoir central, doivent se plier, parfois la rage au coeur. Tassilon qui a levé l'étendard de la légitimité s'est fait désavouer puis condamner dans sa propre province.

Cette grogne de la noblesse traditionnelle n'inquiète pas Charlemagne outre mesure, pour l'heure il a les moyens de s'imposer. Par contre, il lui faut soigner son image de marque faite de sagesse et de bienveillance à l'égard du plus grand nombre, et cette opération de séduction passe nécessairement par les cités où bourgeois, artisans et commerçants font l'humeur du temps. Il lui faut également séduire les instances ecclésiastiques qui ont partie liée avec la bourgeoisie. Ainsi l'idée d'une dignité impériale souvent évoquée dans son entourage lui semble souhaitable. Confirmée par le pape, elle dépasserait de beaucoup l'esprit du Concordat naguère conclu entre Clovis et les prélats du Nord de la France menés par Rémi.

Cependant, rien n'est simple en politique. Se faire couronner par le Pape c'est également accorder aux instances pontificales un prestige qu'elles ont perdu de longue date. C'est aussi donner crédit à cette caste romaine où règnent ambition, avidité et suffisance, un creuset où se préparent les élections pontificales. Comme chaque médaille a son revers, se faire couronner à Rome comporte des avantages nombreux et certains mais les risques à terme ne sont pas moindres.

LA SITUATION A ROME

Depuis la chute de la monarchie lombarde, les conditions politiques ont bien changé dans la péninsule et à Rome en particulier. L'ancienne capitale du Nord est devenue le siège d'un pouvoir franc où règne Pépin, fils de Charlemagne, mais il n'est que le délégué de son père et celui-ci a bien d'autres préoccupations. Dans les places fortes et dans les cités, l'aristocratie lombarde a du céder ses positions aux comtes francs et la plupart des villes estiment qu'elles ont perdu au change. Pépin doit soutenir l'effort de guerre de son père comme ce fut le cas lors de la campagne menée contre les Avars et les charges ainsi engendrées sont lourdes pour les cités italiennes. Certes les villes du Nord qui se souviennent de la menace que faisaient peser les invasions danubiennes acceptent le prix de la sécurité, mais pour les villes du centre de la péninsule moins concernées, la pilule a souvent un goût amer. D 'autre part, certaines cités qui avaient échappé à la présence aristocratique lombarde connaissent maintenant le poids et l'arrogance des comtes francs, elles s 'en plaignent, c'est le cas de Milan.

Contre ces maux politiques, les notables italiens pensent qu'il faut intriguer. Naguère les cités envoyaient des délégations richement dotées à Pavie afin d'acheter les faveurs des dignitaires de la cour, maintenant ce n 'est plus la bonne adresse. Pépin doit ménager ses fonctionnaires, il éconduit les solliciteurs qui doivent se tourner vers Rome et se servir des instances religieuses pour faire remonter leurs doléances jusqu'à la cour d'Aix le Chapelle. Les mêmes délégations richement dotées où l'on trouve représentant bourgeois et dignitaires ecclésiastiques arrivent maintenant â Rome et s'installent le long des rues qui mènent du pont Saint-Ange à l'esplanade vaticane. Ce quartier naguère négligé par la population locale devient vite bourgeoisement peuplé; c'est la naissance de la cité vaticane.

LA COUR PONTIFICALE

Le fonctionnement des institutions pontificales a également changé. Maintenant que l'ordre règne en Italie et à Rome, les Papes ont pris coutume de séjourner plus régulièrement dans les annexes de Saint-Pierre. Le Petit Palais de 30 à 40m de façade où Charlemagne avait résidé lors de son premier voyage à Rome, en mars 774, se trouve maintenant complété par deux corps de bâtiments qui encadrent une cour rectangulaire de 30 à 40m de côté. Dans ce nouveau palais contigu à l'atrium, s'activent plusieurs centaines de fonctionnaires dont les attributions ne cessent de croître.

Isolé, menacé, le Vatican était devenu la proie des factions bourgeoises et aristocratiques de Rome, maintenant que les instances pontificales ont retrouvé leur liberté d'actions et un droit de regard sur la chrétienté occidentale, le Pape et sa cour peuvent s 'attacher aux grands problèmes de l'heure et se désintéresser de ce qui se passe sur l'autre rive du Tibre. Ce glissement du centre de gravité politique ne sera pas sans conséquence. La population établie intramuros regrette cette perte d'influence et prend conscience de ses intérêts propres, ce sera la naissance de l'esprit municipal romain.

Les grands abbés bénédictins d'obédience carolingienne constituent une nouvelle force dans l'Eglise. Ils disposent d'un patrimoine foncier considérable, de revenus à l'avenant et veulent également disposer de délégations à la cour vaticane. Cependant, l'articulation traditionnelle de l'Eglise qui privilégie les Episcopats ne leur accorde aucun droit; il faut tourner la difficulté et les vastes terres de Germanie nouvellement christianisées leur en donneront l'occasion. Les moines de l'abbaye de Fulda installent une vaste maison avec une chapelle aux abords de la basilique Saint-Pierre, ce sera l'église des Saxons, et la délégation s'investit dans toutes les tractations politiques menées à la cour pontificale. Le diocèse d'Utrecht fera de même ce sera l'église des Frisons. L'astuce ne trompe personne mais les moyens dont disposent ces nouveaux religieux leur ouvrent toutes les portes. L'abbé de Corbie qui se trouve, selon les règles, sous la dépendance de l'évêque d'Amiens peut agir en toute indépendance grâce à sa filiale de Corvey sur la Weser. L'abbé dispose ainsi d'une représentation à la cour pontificale ce qui n'est pas donné à son prélat.

En 773, Charlemagne venant de Pavie avec une troupe nombreuse avait fait l'objet d'un accueil traditionnel hors les murs mais il avait du abandonner chevaux et équipages pour être, en simple piéton, l'hôte du Souverain Pontife. Cette dépendance lui avait pesé. Lors de son second voyage, à Pâques 781, les Francs ont déjà sérieusement investi dans l'Hospice des Pèlerins (Saint-Pèlerin) qui se trouve à 200m au nord de l'esplanade Saint-Pierre. Ce lieu lui offre maintenant de bonnes commodités mais le roi veut mieux. Il décide d'acquérir un terrain bien à lui, au sud de la basilique, ce sera le Palais Impérial. Les travaux traîneront en longueur mais les premiers ouvrages étaient sans doute habitables en l'an 800.

Après les évêchés d'Italie, après les Bénédictins de Germanie, c'est au tour de la monarchie franque de s'implanter en force à deux pas de la cour pontificale. Cette fois, la puissance temporelle du roi franc fait perdre aux Romains tout espoir de retrouver leur influence d'antan.

UNE AGGLOMERATION DISTINCTE DE ROME

Sur les 900m qui séparent le pont Saint-Ange du parvis de la basilique Saint-Pierre, le terrain n'intéressait guère les Romains. Après 350, l'essentiel de la population a rejoint l'intérieur des murs et sur la voie principale qui mène au Vatican, comme sur les deux dessertes de revers, la densité d'habitats est très faible. Il y a là quelques artisans et commerçants ainsi que des auberges vivant bien modestement des voyageurs et pèlerins arrivant du Sud. Ceux venant du Nord n'ont pas à franchir le Tibre. Sur les 25 ha concernés, une population de 70 à 100 personnes à l'hectare nous paraît logique, ce qui donne 2.000 à 2.500 habitants au mieux. Ce chiffre ne change guère au cours des siècles à venir; il baisse même sérieusement en cas de crise.

Avec la sécurité acquise hors les murs dès 773, et l'afflux des délégations, l'urbanisation se développe rapidement aux abords de la colline vaticane. Dès 800 une population de 200 à 300 habitants à l'hectare est envisageable sur les trois voies en question, ce qui porte les occupants permanents à 6 ou 8.000. D'autre part, comme les familles aisées sont nombreuses, une domesticité journalière importante vit également dans ces établissements nouveaux. Face aux 30.000 habitants répartis sur les 150 ha des quartiers Nord/Ouest, des 6 à 8.000 établis sur les 25 à 30 ha toujours habités sur le Transtevere plus les 4 à 6.000 que comptent les paroisses implantées à l'intérieur de l'enceinte, ce sont 40.000 personnes qui vivent de Rome. Les 8.000 nouveaux venus pèsent donc d'un bon poids d'autant que ce sont eux, désormais, qui reçoivent et redistribuent les subsides accordés à la ville en sa qualité de métropole religieuse.

Une agglomération nouvelle qui échappe totalement au contrôle des notables de Rome, un glissement du pouvoir religieux et surtout une gestion indépendante des subsides arrivant à l'adresse de l'Eglise c'en est trop pour l'aristocratie romaine, le Pape Léon III fera les frais de leur colère.

LEON III

Sur la dernière décennie de son règne, Adrien 1er avait assisté à la mutation profonde et rapide de l'institution vaticane sans avoir la volonté ou les moyens de s'y opposer. A cette époque, quiconque arrive à Rome avec des subsides est bien accueilli: l'argent n'a pas d'odeur. A la mort du Pontife survenue en 795 le phénomène semble irréversible et le nouveau Pape, Léon III, élu le 26 décembre 795 à l'occasion d'un Conclave très ouvert, a sans doute donné des gages aux tenants de la mutation. Sur les quatre années qui vont suivre, sa politique va consacrer la coupure entre Rome et le Vatican. Pour les notables de Rome, plus de subsides à détourner, plus de privilèges à gérer c'est l'amorce d'une crise sérieuse. Les clans pour une fois réunis tentent de s'opposer au nouveau Pontife mais toutes les cabales de cour échouent les unes après les autres, il ne reste que l'action violente.

Le jeudi 25 avril 799, Rome célèbre une grande fête chrétienne: les Litanies Majeures. C'est l'occasion d'une procession qui doit partir du Latran, résidence du Pape évêque de Rome et rejoindre le Vatican après un périple de 12 km qui l'amène jusqu'au pont Milvius. Le cortège parcourt sans encombre les trois premiers kilomètres mais à la hauteur de l'église Saint-Sylvestre, sur la voie Flaminia, des hommes de mains au service des conjurés attaquent le Souverain Pontife, le renversent de son cheval, le rouent de coups et le traînent devant les conjurés rassemblés à Saint-Sylvestre. Malgré les mauvais traitements et les menaces, le Pape résiste obstinément et refuse de se démettre. Il est alors enfermé dans une cellule du monastère Saint-Erasme (orthodoxe). Quelques jours plus tard, une troupe d'hommes décidés, menés par l'un de ses fidèles nommé Albin, sort le Pape de sa prison et le ramène sous bonne escorte au Vatican. Là, Léon III apprend qu'une vaste campagne de calomnie est orchestrée dans Rome à son encontre. Ses adversaires sont nombreux et décidés. Sa sécurité reste précaire. Winigris, comte de Spolète, entend protéger le Souverain Pontife. Accompagné d'un Missus, diplomate carolingien, nommé Wirund il vient chercher Léon III au Vatican et l'emmène en sécurité dans son domaine de Spolète.

Après conciliabules, il est décidé que l'affaire doit être portée devant Charlemagne. Le Pape prend la route de Germanie afin de rencontrer le roi franc qui séjourne alors à Paderborn. La route est longue des rives du Tibre aux confins de la Saxe et le Pape doit arriver vers juillet. Charlemagne comprend d'emblée le parti qu'il peut tirer de la situation. C'est pour lui l'occasion d'obtenir un couronnement impérial sans contrepartie excessive, du moins le pense-t-il. Pour ne pas brusquer l'Eglise, il choisit de prendre son temps, il interviendra si besoin est et dans les conditions optimum. Pour cela, le Pape doit d'abord rejoindre Rome avec une forte escorte et de nombreux dignitaires ecclésiastiques septentrionaux où l'on distingue les archevêques de Cologne et de Salzbourg ainsi qu'une demi douzaine d'évêques d'origine franque.

LE PAPE DE RETOUR A ROME

Le Pape et son escorte carolingienne arrivent à Rome le 30 octobre 799. Le peuple de la ville qui commence à s'inquiéter des proportions prises par la crise est venu l'accueillir et l'applaudit. Le Souverain Pontife reprend ses charges et prérogatives tandis que sa suite franque s 'institue en commission d'enquête et s'installe au Latran dans le triclinium. Il s'agit bien entendu d'entretenir l'incertitude en attendant l'arrivée de Charlemagne. Les comploteurs qui ont porté plainte contre le Pape développent leurs arguments mais la présence des Francs qui règnent en maîtres sur cette commission fait réfléchir l'ensemble des Romains: si la ville fait condamner son Pape pour indignité, elle risque fort de changer un borgne contre un aveugle et le prochain titulaire du siège de Saint-Pierre sera, à n'en pas douter, l'un de ces grands archevêques venus du Nord ou tout autre de ses semblables.

A la commission du Latran, où siègent également les dignitaires du clergé romain, la réflexion fait son chemin et une opinion s'impose. Il faut maintenir les accusations contre le Souverain Pontife mais refuser obstinément de le juger, il doit être contraint mais non démis. Avoir pour maître l'un de ces ecclésiastiques du Nord à la poigne de fer et au caractère tranchant serait la pire des choses pour les romains accoutumés à l'intrigue cependant, comme les Francs ne peuvent décider seuls, la situation du Pape s 'améliore sensiblement et un compromis se dessine.

Charlemagne arrive à Rome le 25 novembre et s 'installe aux abords du Vatican. Son escorte doit séjourner au couvent Saint-Pèlerin et le roi dans son palais en construction. D'emblée Charlemagne se comporte en maître.

Il convoque tous les dignitaires et ecclésiastiques présents à Rome et l'assemblée ainsi constituée siège à la basilique Saint-Pierre. Là, Charlemagne préside comme il le ferait dans l'Aula-Regia d'Aix la Chapelle, le pape médusé ne peut que s'incliner. La commission d'enquête présente ses travaux mais rien de concret ne peut être retenu à l'encontre de Léon III. Les Romains ont bien pris le vent, la peur d'un Maître franc est trop grande et même les conjurés oublient leurs griefs. Finalement, le Pape doit se justifier par serment et c'est un cérémonial d'origine germanique que les Romains ignorent. Sans doute le Souverain Pontife a-t-il déjà cédé aux exigences de Charles et promis un couronnement solennel, quant aux conjurés, d'abord condamnés à mort, ils seront ensuite bannis.

LE COURONNEMENT

Depuis le départ de l'empereur pour Constantinople, Rome entend défendre ses privilèges et certains usages. Pour la population de la cité, la basilique mère est celle de Saint-Jean de Latran, la première fondée par Constantin lui-même, au lendemain de la Paix de l'Eglise. Dans cet esprit, le Pape est l'évêque de Rome et le responsable du domaine temporel que la cité revendique au nom de la donation de Constantin. Selon cet ordre, la basilique vaticane (la tombe de l'Apôtre Pierre), située hors les murs n'est qu'un lieu très saint, à l'égale de l'autre basilique Saint-Paul Hors les Murs. Mais pour l'église d'Occident la perception est toute autre. Le Pape, chef de la chrétienté, doit siéger près de la tombe de Pierre, au Vatican, et sa fonction au Latran comme évêque de Rome n 'est que secondaire, quant au domaine temporel que la Ville Eternelle entend gérer, ce n 'est qu'une sécurité territoriale utile mais non essentielle.

Avant l'intervention carolingienne en Italie, Rome demeurait théoriquement sous la juridiction de l'Empereur de Byzance et la grande diplomatie de Constantinople soutenait la ville dans ses prétentions "légitimes" afin de distendre les liens entre le Pape et l'Eglise d'Occident. Cette situation convenait fort bien aux intérêts de l'Empire. Cependant nous avons vu, dès 774, les évêques d'Italie privilégier le Vatican afin d'avoir une administration religieuse dégagée des intérêts purement romains et en cela ils furent suivis par les instances ecclésiastiques septentrionales. A la fin du siècle cette mutation était bien amorcée mais il fallait la conclure en grande solennité, ce sera l'objectif inavoué du Sacre. Dans les grands ballets diplomatiques, les objectifs essentiels doivent se lire entre les lignes des actes rédigés encombrés de formules protocolaires.

La cérémonie du Sacre eut lieu le matin du 25 décembre à la charnière des deux siècles et non en l'an 800 comme il est communément admis. Après une grande messe solennelle célébrée à la basilique Saint-Pierre, le roi franc s'agenouille sur la dalle de porphyre située face à l'autel et reçoit du Souverain Pontife une couronne "impériale". Ce geste symbolique s'accompagne de toutes les invocations d'usage auxquelles s 'ajoutent les attentions nouvelles dédiées aux saints du royaume franc: Saint-Martin, Saint-Hilaire, Sainte-Geneviève, personnages que la liturgie romaine ignorait précédemment. La cérémonie est très ambiguë. Le Pape accorde à Charles une couronne qu'il ne peut décerner en tant qu'autorité spirituelle, tandis que l'Eglise d'Occident, très dépendante du pouvoir carolingien, s'impose dans l'institution vaticane. C'est véritablement la rupture avec la tradition du Bas-Empire. Cette cérémonie marque également la fin d'un certain statut de métropole politique que Rome entendait préserver.

Après la cérémonie, Léon III présente le nouveau César à la foule rassemblée sur le parvis de Saint-Pierre. Les Romains, persuadés d'avoir évité le pire et soulagés d'un tel dénouement, applaudissent à tout rompre. Le Pape est heureux d'avoir retrouvé les faveurs de sa ville et Charlemagne arbore sa couronne avec une apparente satisfaction, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cependant l'Empereur a sans doute pressenti les effets à long terme de la nouvelle donne politico-religieuse. Il a sa couronne mais l'Eglise d'Occident a désormais un pouvoir fédérateur et bientôt peut être une administration centralisée. A l'avenir elle sera sans doute moins docile au pouvoir temporel.

Dès le sacre de Rome, les empereurs, les rois auront à leur coté ce pouvoir spirituel, cette conscience religieuse qui marquera l'histoire des règnes à venir.