LA FAMILLE

En épousant Bertrade de Laon, une fille de la noblesse franque mais dont les ascendants étaient fortement marqués de culture gallo-romaine, Pépin le Bref faisait le bon choix. Sa maisonnée sera fermement tenue en main et ses enfants éduqués selon les règles. A cette période de l'histoire, il faut modérer l'emprise des Leudes ainsi que les effets des beuveries d'hiver. La maîtresse de maison s'y emploie, discrètement, fermement en introduisant à la cour des religieux bénédictins qui seront chargés de diverses fonctions. D'autre part, elle ne manque pas d'entretenir de bonnes relations avec les évêques des villes d'Austrasie. Si les résidences de la famille d'Héristal commencent à ressembler davantage à un lieu de gouvernement et de réflexion qu'à un casernement hivernal d'aventuriers à cheval, et si les actions de Pépin le Bref sont consacrées essentiellement au remembrement du royaume de Clovis, c'est sans doute à l'influence de Bertrade et de ses conseillers que nous le devons.

Sur ses vieux jours, cette femme énergique et sage sera égarée par l'amour filial. En voulant privilégier Carloman le Sage au détriment de Charles le foudre de guerre, elle croit bien faire et espère sans doute que les deux frères sauront associer leurs mérites respectifs: Carloman au gouvernement des Francs, Charles sur les marches militaires et au contrôle des régions difficiles comme l'Aquitaine. Mais ce subtil compromis va à l'encontre de la caste équestre qui privilégie le rôle militaire du chef. Selon l'esprit de ces cavaliers, on chevauche et on se bat l'été puis on gère l'hiver, ainsi la ligne de partage établie au nom d'une subtile diplomatie paraît aberrante aux grands du royaume.

Cependant, la famille d'Héristal accepte le compromis. Bien élevés, soucieux des intérêts de la nation franque, les deux frères accepteront le choix de leurs parents faisant au mieux dans l'intérêt de tous. C'est l'esprit de la caste équestre qui va condamner Carloman et la sentence sera appliquée de bonne manière, sans doute par le poison versé par un homme de main. Ainsi pas d'affrontements fratricides entre les fidèles de chacun et pas de trop lourdes responsabilités pour celui qui va devenir le chef de tous. Charlemagne regrette sans doute sincèrement la mort de son frère mais il n'en fera pas une affaire d'Etat, les coupables ne seront même pas recherchés. Cette acceptation tient à l'éducation reçue par les deux enfants de Bertrade, éducation où le respect de la volonté familiale va de pair avec le service de la Nation. Nous retrouverons ce trait de caractère dans l'esprit de la noblesse aux meilleures périodes de son histoire.

Si nous voulons résumer d'un mot le meilleur de l'esprit franc, nous pouvons l'emprunter à Alexandre Dumas "un pour tous, tous pour un", mais cela demande de faire taire le naturel égoïsme de chacun et c'est affaire d'éducation. En ce domaine, Bertrade avait consciencieusement tenu son rôle de mère et de reine, on ne peut en dire autant des épouses de Charlemagne.

LES EPOUSES DE CHARLEMAGNE

Qui peut jurer que Pépin le Bref n 'eut pas quelques maîtresses prises parmi les servantes qui égaient les ripailles des beuveries d'hiver mais jamais aucune d'elles n'a interféré avec sa cellule familiale. Charlemagne, au contraire, va mélanger les genres. Dans ses jeunes années, le gros garçon blond a pour compagne une jeune fille franque de modeste origine. Elle lui donnera un fils nommé Pépin mais le pauvre garçon est de santé fragile et mal servi par la nature, affublé d'une malformation qui lui vaudra le nom de Pépin le Bossu. A la suite de cette naissance, Charlemagne épouse sa compagne selon le rite germanique, c'est un contrat scellé par serment devant témoins d'honneur mais non béni par l'Eglise.

Après ce premier mariage, Bertrade persuadée que son fils a fait une mésalliance lui cherche une épouse légitime digne de son rang. Elle le sait passionné par l'Italie et sur le point d'entrer en conflit avec Didier, roi des Lombards. Sa sensibilité lui souffle d'atténuer le différend et elle propose un mariage entre Charles et Ermangarde fille du roi Didier. Himiltrude, la première épouse et mère de Pépin le Bossu sera répudiée selon les règles avec un fort dédommagement à la famille. Charles peut épouser la princesse lombarde. L'union sera célébrée et bénie par l'Eglise en 770.

Ce mariage convenu ne favorise pas l'entente entre les Francs et les Lombards, bien au contraire. Le roi Didier croit que l'union de sa fille avec Charles tiendra les Francs à l'écart de la péninsule italienne et lui permettra ainsi de pousser ses avantages en direction de Rome, mais la Papauté qui se sent menacée fera appel aux Francs et à Charles qui n'attendait que cette occasion pour intervenir en Italie. Après la bataille de Pavie, on peut imaginer le désespoir d'Ermangarde qui voit son père et son frère vaincus, humiliés et enfermés dans un monastère.

Charlemagne qui ne se sent nullement engagé par le mariage de convenance imaginé par sa mère continue sa vie amoureuse débridée. Parmi ses nombreuses compagnes d'un soir, l'une d'entre elles se distingue. C'est une toute jeune fille de quatorze ans, d'origine souabe et de petite noblesse, nommée Hildegarde. Leur liaison doit commencer vers 770 et, dès l'âge de 15 ans, elle donne au roi un fils nommé Charles, puis quatre filles: Rotbrude, Adélaïde, Bertrade, Gisèle. Elle devient alors la compagne officielle du roi, Ermangarde, la princesse lombarde, ayant été répudiée après les guerres d'Italie.

Dans les années 770/775, Charles semble avoir trouvé une certaine stabilité amoureuse. Au printemps 777, Hildegarde donne au roi un second fils, Carloman, qui prendra ensuite le nom de Pépin puis, en 778 elle accouche de jumeaux dont un seul survivra: ce sera Louis qui succédera à son père sous le nom de Louis dit le Pieux ou le Débonnaire.

Voila Charles avec quatre héritiers mâles: Pépin le Bossu, et trois autres enfants issus d'un même lit. Charles né vers 773, Carloman né en 777 et Louis, le cadet, né en 778. Si ne pas avoir d'héritier est une indignité pour un monarque, en revanche, en avoir trop se révèle souvent une calamité. Malgré son caractère parfois excessif, Hildegarde semble avoir bien éduqué ses fils mais elle meurt en couches au printemps 783 en donnant le jour à une petite fille qui portera le nom de sa mère. Le roi a beaucoup de peine et semble inconsolable mais sa robuste nature reprend vite le dessus. Fin 783 il épouse Fastrade fille d'une illustre famille franque et, pour la première fois, accorde à son épouse le titre et les prérogatives de reine.

Cette quatrième compagne donnera deux filles au roi: Tétrade et Hiltrude et meurt dix années plus tard, en 794. Nous savons peu de choses sur elle. Ce fut, semble-t-il, une épouse franque selon la tradition, énergique et modeste gérant fermement sa maisonnée. Elle fut sans doute une excellente belle-mère pour les nombreux princes et princesses de la dynastie.

Malgré sa malformation, Pépin le Bossu a toute l'affection de son père jusqu'à l'été 792 où il se laisse entraîner dans une conjuration dirigée contre le roi par les nobles de Neustrie et d'Aquitaine qui pensent profiter de l'éloignement du monarque. Charlemagne est alors sur les rives du Danube avec une force armée importante qui doit mener une action décisive contre les Avars dont les bandes se sont à nouveau infiltrées après leur défaite de 791. C'est à Ratisbonne qu'il apprend la sédition. Toute affaire cessante il revient en Franco et découvre que son fils est parmi les conjurés. Dans ce cas, le roi se doit d'être impitoyable. Après une condamnation à mort de principe, Pépin est tonsuré, et passera le reste de sa vie dans le monastère de Prüm dans la province du Eifel.

Vers 795, Charlemagne choisit sa cinquième épouse, Liutgarde, originaire d'Alémanie (les vallées des Alpes du Nord, Suisse et Autriche aujourd'hui). C'est une personne d'excellente éducation et de bonne culture, elle arrive à point nommé dans une cour carolingienne qui s 'est sérieusement étoffée. Le palais d 'Aix la Chapelle est pratiquement achevé et des dizaines de grands personnages, ainsi qu'une foule de scribes et de serviteurs, gravitent maintenant dans l'entourage du roi. Liutgarde prend immédiatement la mesure de son rôle, ses moyens intellectuels le lui permettent. Elle gère ses relations de cour avec noblesse et modestie, ce fut sans doute la plus digne des reines carolingiennes et Charlemagne qui l'aime passionnément apprécie également son rôle politique. C'est un sentiment nouveau chez lui, avec l'âge et le cadre de vie et de gouvernement qu'il s'est imposé, le roi admet qu'il a autant de responsabilités que de droits et qu'il doit faire taire ses humeurs et ses fantaisies. Liutgarde meurt de maladie en 799 et Charlemagne conçoit désormais la différence qu'un homme doit faire entre ses maîtresses, ses plaisirs et son épouse et ses devoirs. Il ne se remariera plus.

Après 800 nous lui connaissons quatre concubines: Madelgarde, Gervinde, Adertrude et Drogond. Certaines de ces unions semblent avoir fait l'objet de contrat à la germanique mais l'Eglise ne les reconnaît pas. Ces compagnes donneront cinq autres enfants à Charlemagne: trois filles Rotilde, Adeltrude et Drogond et deux fils: Hugues et Thierry.

LE PARTAGE DE 806

Sur ses vieux jours, Charlemagne qui souffre sans doute de bronchite chronique passe de mauvais hivers. Il doit réduire considérablement ses activités et surtout ses déplacements. Sur les saisons 804/805, il a même de sérieuses inquiétudes sur son avenir et décide de préparer sa succession. Les trois fils qui restent en lice sont maintenant adultes et participent activement au gouvernement du royaume. L'Empereur veut donc les confirmer officiellement dans leurs tâches et consigner le partage qui doit s 'appliquer après sa mort.

Charles, l'aîné, qui a maintenant 32 ans environ, a toujours été préparé par son père aux charges majeures de l'Empire. Intéressé à tous les actes de gouvernement il va recevoir la meilleure part et la couronne impériale doit lui revenir. Son domaine personnel comprend l'ensemble de la grande Austrasie plus la Bourgogne. Là se trouve l'essentiel du potentiel militaire de la nation franque et par voie de conséquence la sûreté de l'Empire. Il reçoit également la Neustrie qu'il faut garder d'une main ferme et les terres conquises en Germanie qui sont toujours sous juridiction militaire.

De son côté, Pépin le Second, déjà sacré roi d'Italie de longue date, se voit confirmé dans sa charge et reçoit de surcroît la Rhétie, la Bavière et la Carinthie. Son domaine se trouve donc à cheval sur la chaîne des Alpes. Par contre, les duchés de Spolète et de Bénévent, toujours aux mains de la famille Lombarde ont reçu une relative autonomie puisque les ducs y sont fidèles à l'Empereur.

Si Charles, toujours dans l'ombre de son père n'a laissé que peu de traces historiques, Pépin, lui, a participé de manière effective aux campagnes menées contre les Avars. C'est semble-t-il un digne rejeton franc, bon cavalier, homme de guerre dans le sang, mais spéculer sur sa clairvoyance politique serait trop dire. L'Italie n'avait que très peu souffert de la conquête carolingienne, certaines villes avaient même accueilli très favorablement le nouveau roi, espérant de sa part des charges moins lourdes. Après quelques déceptions, les populations de la péninsule retrouvent bien vite, sous la bannière franque, leur autonomie relative et leurs coutumes politiques antérieures.

Pour soutenir sa charge, Pépin a levé des forces sur place, accordé de nombreux privilèges à des nobles lombards ralliés à sa cause et ainsi concédé une part du pouvoir qui lui était confié. Ces troupes d'Italie sont Carolingiennes de bonne foi mais si l'Empire venait à se disloquer, elles se révéleraient davantage Lombarde que Franque. Les facteurs d'un Empire éclaté ont été mis en place du temps de Charlemagne.

En Aquitaine, par contre, l'aristocratie provinciale avait cruellement souffert des campagnes d'expiation menées par Pépin le Bref et l'expropriation de certains grands domaines, jointe à l'établissement de nobles francs, avait justifié une rancoeur tenace susceptible de se perpétuer sur plusieurs générations. D'autre part, les comtes et colons francs, projetés en terrain hostile avaient jugé prudent d'épouser ou de faire épouser à leur rejeton de riches héritières d'Aquitaine afin d'assurer l'avenir de leurs domaines. Pour les comtes, notamment, qui avaient beaucoup de pouvoir et peu de patrimoine, c'était une excellente manière de se fixer dans la province. Ainsi, à l'heure où Charlemagne doit gérer sa succession, les jeune cadres et nobles de la province sont déjà, pour moitié ou trois quarts, de sang aquitain. De son côté, Louis, dernier fils de Charlemagne, qui reçut très tôt les charges de Duc puis de Roi d'Aquitaine, a vécu son adolescence au contact de ses sujets et sera de nature complaisante à leur égard.

A 1 'âge adulte, Louis voit son père s 'installer à Aix la Chapelle et consacrer l'essentiel de ses efforts à la Germanie ce qui lui donne une impression d'indépendance. De caractère "débonnaire" le jeune roi écoute favorablement les incitations des religieux, et notamment celles des Bénédictins, qui le pressent de combattre les Musulmans afin de servir ainsi la cause de l'Eglise. Sans gros moyens venus de l'Empire et de la nation franque, il doit confier à ses comtes le soin de lever des troupes sur place et l'armée d'Aquitaine se reconstitue sous bannière carolingienne. Les résultats obtenus au-delà des Pyrénées sont très satisfaisants et cette fois, c'est la noblesse du pays naguère démantelée par Pépin le Bref, qui reprend du service et retrouve ses prérogatives sans doute avec l'arrière pensée de reconstituer un royaume autonome sinon indépendant: une revanche douce en quelque sorte.

Il semble que ni Charlemagne, ni Louis, n'aient pris véritablement conscience des effets à long terme que pouvait engendrer une telle renaissance des caractères nationaux. Certes l'Empereur avait quelques raisons de s'inquiéter mais les bons résultats politiques obtenus par son fils occultèrent son jugement, une aberration lourde de conséquences pour l'avenir.

Le partage de 806 est donc potentiellement explosif. Si Charles avait vécu et régné après son père, ses frères n 'auraient pas manqué de revendiquer une bonne part d 'indépendance au détriment de l'idée impériale et leur frère ne pouvait refuser sans prendre le risque d'une querelle de famille qui avait toute chance de dégénérer en affrontement guerrier, dans quel cas l'Empire Carolingien n 'aurait guère survécu à son créateur. Mais le destin va en décider autrement. Pépin, roi d'Italie, meurt en 810 et Charles, le fils aîné, héritier légitime de la couronne impériale, l'année suivante en 811. C'est donc Louis "le Débonnaire" qui va succéder à son père et s'installer au Palais d'Aix la Chapelle. L'esprit impérial est sauvegardé pour un temps.


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