LES GUERRES D’ITALIE

LA SITUATION A ROME

Au milieu du VIII°s., Rome vit dans le plus grand désordre politique. Les partis sont aussi nombreux que les groupements d’intérêts mais ces derniers ne sont pas constants d’où une situation mouvante où toutes les notabilités se côtoient par nécessité mais se jalousent et se détestent, ainsi les ententes se font et se défont au gré des situations. Cependant, quelques grandes lignes de force se dégagent de ce désordre considéré comme un état naturel en politique.

Les Romains vivent toujours à l’intérieur de l’enceinte du Bas-Empire (Mur d’Aurélien) devenue beaucoup trop vaste pour les 50 à 70.000 habitants restant. Ils se sont répartis en diverses paroisses et chacune d’elle est tombée sous la coupe d’une famille “noble” à la fois protectrice et rapace installée dans une maison forte dont certaines subsistent. Ces clans s’affrontent en permanence. Cependant les actions se limitent à des escarmouches sans envergure, une guerre en règle saccagerait la ville dont tous tirent profit. L’intrigue et les mauvais coups rythment donc la vie de la Cité.

Pour l’intrigue, il est essentiel d’avoir de bons pions au sein de l’Eglise et notamment dans la Cité Vaticane située hors les murs. Chacune des grandes familles romaines a introduit ses cadets ou ses bâtards dans l’administration pontificale et comme la Ville Eternelle est pratiquement coupée des épiscopats européens, c’est cette administration qui gère la préparation des conclaves, mais les laïques du parti noble interviennent également. Ainsi, tout peut se manipuler par avance et, comme nous l’avons déjà dit, les papes sont Latins ou plus simplement Romains. Cette formule satisfait toute la ville mais ne sert pas la grandeur de l’Eglise. Les évêques de Lombardie qui vivent en bonne intelligence avec le roi de Pavie pourraient aisément obtenir la majorité des voix dans une élection selon les règles, mais ils se trouvent tenus à l’écart des conclaves et sont naturellement fort mécontents.

Dans cette querelle apparemment anodine, les enjeux sont considérables. Si les évêques du Nord placent un Pape lombard sur le trône de Saint—Pierre, la ville de Rome perd tous ses atouts politiques et devient dans la péninsule un épiscopat comme les autres. Dès lors, les décisions essentielles seraient prises à la cour de Pavie. Par contre si le Pape est d’obédience romaine, les évêques de Lombardie lui doivent obéissance et les Romains acquièrent ainsi un droit d’ingérence dans les affaires lombardes, ce qui prive le roi d’un appui politico— religieux important. Sur la période de 730/770, la monarchie lombarde pousse les pions dont elle dispose. L’emprise du Nord se resserre insensiblement sur Rome qui ne peut se défendre sinon en faisant appel à une aide extérieure comme elle le fit en 754 et 756 avec Pépin le Bref.

UNE VOCATION POUR LE DESORDRE

En 767, à la mort de l’énergique Paul Ter, le parti noble de Rome fait appel aux Barons des campagnes environnantes commandés par le Duc Théodore. La troupe fait irruption dans la ville et impose comme Souverain Pontife Constantin, propre frère de Théodore qui n’a jamais suivi la filière religieuse. Christophe, alors chef de l’administration vaticane s’oppose à l’usurpateur et les conjurés doivent se replier sur le Latran.

Pour bien comprendre l’importance de cette Cité religieuse, un bref résumé s’impose. Après l’incendie de Rome, le mur Servien est démantelé et les riches Romains prennent possession de vastes parcelles dans les quartiers périphériques. C’est le cas de la famille Latéranie qui se fait construire une maison entourée de jardins au Sud de la voie de Campanie: c’est l’oeuvre de Plotius Latéranus. Vers 200 le quartier s’urbanise. Le chemin qui menait chez les Latéranie devient public, des thermes sont construits à peu de distance et la   de la garde impériale à cheval est édifiée sur la gauche de la voie. La statue équestre de Marc Aurèle heureusement préservée se trouvait sur l’esplanade faisant face au bâtiment. Avant 312, Maxence s’installe dans les casernements puis Constantin les fait détruire. C’est un quartier cher aux chrétiens et dans les années qui suivent, l’Empereur fait édifier, là, une grande basilique à cinq nefs dédiée à Saint-Jean, ainsi qu’un baptistaire tout proche. Comme le mur d’Aurélien construit entre 272 et 290 avait inclus le quartier, l’ensemble jouxte la porte Asinaria. Saint-Jean de Latran considérée comme la mère de toutes les églises devient la cathédrale de Rome et dans les luttes qui vont opposer les différentes factions de la ville, son contrôle devient essentiel. Les constructions annexes s’accumulent et vers 700/750, un mur vient isoler l’ensemble: le Latran est devenu un palais fortifié. En 750, c’est de tradition le domaine des instances ecclésiastiques d’obédience bourgeoise et c’est dans le Chapitre du Latran que la société civile romaine prépare ses candidats à l’élection pontificale. Ainsi s’oppose-t-il au Vatican où règne l’administration religieuse. Charlemagne permet à Léon III de prendre définitivement possession de cet ensemble stratégique. Sur une mosaïque (refaite) nous voyons Saint-Pierre tendre à Léon III les clés du Latran.

Ce banal affrontement entre factions bourgeoises et aristocratiques devait se calmer naturellement et Constantin aurait sans doute fait un Pape très convenable; Grégoire le Grand, le plus illustre des Pontifes n’était-il pas d’origine laïque et n’avait-il pas formé des milices destinées à défendre la ville?

Le parti noble installé au Latran se trouve ainsi isolé puis mis en difficulté après l’échec de l’intervention de Grégoire, Duc de Campanie. Constantin fait appel au roi franc, Pépin le Bref, qui a bien d’autres soucis et ne répond pas. Parallèlement, Christophe et le parti du Vatican demandent l’appui du roi des Lombards dont les ambitions sont grandes: l’affaire prend désormais une dimension européenne.

Didier, voit dans cet appel l’occasion de son règne. Il marche sur Rome â la tête d’une petite armée (1.000 à 1.200 hommes) et s’installe sur le Janicule, une hauteur de la rive droite dominant le quartier du Transtevere. Après quelques manoeuvres d’intimidation, les Lombards pénètrent dans Rome, tuent le Duc Théodore et poursuivent son frère le pape Constantin puis ils installent un Pontife à leur solde, Philippe. Cependant, Didier chez qui l’énergie est plus grande que la clairvoyance, s’est trompé. Si les Romains ont fait appel à une force extérieure, c’est dans le cadre d’un jeu qui se veut subtil. Ils n’entendent pas que l’intervenant s’impose et fasse plier toutes les factions sous sa boue. Christophe, le maître du Vatican qui s’est prudemment mis à l’abri convoque bientôt une assemblée des Romains sur le Forum, sans doute celui de Trajan le mieux conservé et le plus apte à recevoir cette réunion. Là il fait élire un nouveau Pontife, Etienne III, et Philippe s’efface de lui-même, mais les Lombards sont toujours sur le Janicule.


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Rien n ‘est simple à Rome. Etienne III entend régner à sa guise et se brouille avec Christophe, l’homme à qui il doit sa position. Il se rapproche des Lombards. Christophe qui a en vain demandé de l’aide à Carloman est poursuivi par les Lombards qui s ‘emparent de lui et le martyrisent. Il meurt de ses blessures et son frère Serge, qui le secondait, subit également un triste sort; il est enterré vivant.

Etienne III rigoureux dans sa maison mais tolérant en politique puisqu’il accepte la présence des Lombards aux portes de Rome, meurt fin 771. Le nouveau pape, Hadrien Ter, élu en Janvier 772 est un homme énergique, il entend gérer Rome sans se soucier des différentes factions. La ville retrouve une certaine unité ce qui prive les Lombards d’arguments pour intervenir. Didier se désintéresse de Rome et choisit une stratégie d’infiltration moins directe mais plus efficace. Il s’assure par intrigues et petits coups de mains, des villes d’Italie Centrale qui constituent le domaine temporel de l’Eglise. Pour la Papauté, la menace est plus sournoise, elle est jugée sérieuse lorsque les Lombards s ‘installent à Viterbe.

La mort de son frère Carloman, en décembre 771, a mis Charles en difficulté morale. Les nobles de Neustrie et d’Aquitaine qui voyaient en son frère un souverain complaisant constituent un parti légitimiste. De son côté, Gerberge, veuve de Carloman que Charlemagne voulait faire enfermer avec ses deux fils, s’enfuit en Italie chez le roi des Lombards. Didier les accueille avec empressement et veut faire couronner l’aîné comme roi des Francs. Le pape refuse et demande que les Lombards évacuent au préalable toutes les positions qu’ils occupent en Italie Centrale, condition inacceptable pour Didier.

Charlemagne pense intervenir en Lombardie mais comme argument il n’a que la conduite de sa belle-soeur et c’est insuffisant. Pour l’heure, une telle opération serait préjudiciable à son image. Il envoie donc une délégation composée de trois prélats dont l’évêque d’Amiens. Ils parcourent l’Italie, prennent contact avec le Pape, plaident la cause du nouveau roi puis remontent vers Pavie où le roi Didier les éconduit.

Dès l’année 772, le Pape Hadrien et les Bénédictins tentent de prendre la juste mesure de la situation. Le “grignotage” des positions pontificales par les Lombards constitue une menace très sérieuse, le seul recours est de faire appel aux Francs. Certes le roi Charles n’est pas sans reproche mais les accusations portées contre lui ne semblent pas se confirmer. Il s’agit sans doute d’une cabale de cour qui a pris de l’ampleur grâce au chagrin et à l’humeur de la reine mère Bertrade. L’Eglise n’a pas à s’en soucier, l’appel aux Francs est lancé dès le printemps 773.

LES OPERATIONS DE 773

En 772, l’armée franque menée par le roi a répondu à l’appel des Bénédictins de Fulda dont l’abbaye venait d’être saccagée par des bandes armées germaniques. Cette campagne s’était déroulée sans grande difficulté mais les Francs n’avaient pas obtenu l’engagement décisif escompté. En fin de saison, des groupes armés de plusieurs centaines d’hommes menaient toujours de brèves actions de harcèlement suivies d’un repli tout aussi prompt et cette menace était bien difficile à parer. Charlemagne avait programmé une seconde campagne pour l’année 773.

En cette première partie du règne, les Francs engagent toujours des forces de nature traditionnelles à base de lances qui sont levées et fournies par les Leudes d’Austrasie et de Bourgogne. Ces derniers répondent favorablement depuis les bons rapports noués avec Pépin le Bref lors des campagnes menées sur les côtes du Languedoc. 6 à 8.000 hommes vont prendre la route de Germanie. Les Francs se rassemblent à Reims, les Bourguignons à Dijon et à Langres, tous vont se rejoindre à Metz en suivant les voies romaines. Ensuite ils gagnent Mayence base de départ pour les opérations menées sur la haute vallée de la Weser.

Partis vers le 15/20 avril, les contingents ont tous deux 400 km à parcourir et mettront 20 à 25 jours pour atteindre Mayence, soit une moyenne de 20 km par jour. A cette époque, l’intendance est inexistante et si l’urgence ne l’impose pas, les gros contingents s’arrêtent bien avant la nuit afin que les hommes et les bêtes trouvent nourriture et couchage sans trop de désagrément pour les populations concernées. Les petites troupes progressent beaucoup plus vite. L’armée franque arrive à Mayence vers le 12 ou 15 mai, la zone d’engagement se situant à 100 km au Nord/Est. Vers le 20 du mois, ce sont 1 à 1.500 cavaliers et 5.000 fantassins qui se rassemblent au sud du pont de bois franchissant le Main. Là se trouve une petite agglomération qui deviendra Francfort. Tel est le dispositif en place à l’arrivée des émissaires venus de Rome.

Charles né en 742 avait 14 ans en 756 lors de la seconde campagne d’Italie menée par son père. De constitution robuste et précoce il avait sans doute participé au voyage. Chemin faisant, il se découvre une passion pour l’Italie qu’il nourrira ensuite de bonnes lectures. Il accepte donc avec joie l’appel du Souverain Pontife mais n’est—il pas tard en saison? D’autre part les forces dont il dispose lui semblent insuffisantes pour une aussi vaste opération. Il voudrait bien reporter à l’année suivante mais les messagers plaident l’urgence. Il faut partir dans les plus brefs délais.

SUR LES ROUTES D’ITALIE

Charlemagne qui a laissé sur place une force de 2 à 3.000 hommes composée en majorité de contingents franconiens levés sur place gagne Mayence puis la colonne emprunte la route romaine longeant le Rhin sur sa rive Ouest et se dirige vers Bâle. Les 300 km de bonne route sont parcourus en 10/12 jours environ, il lui faut ensuite traverser l’extrémité des monts du Jura puis suivre la grande voie antique qui dessert Avanticum (Avenches) ancienne grande cité romaine de plus de 50.000 habitants dont il ne reste qu’une grosse bourgade. Ce sont ensuite 150 km de bonne route pour atteindre Genève où l’armée de Germanie arrive le 20/25 juin.

Durant cette période, les courriers ont circulé bon train entre la colonne en marche et les terres des Francs et des Bourguignons. En changeant de monture ces cavaliers peuvent parcourir 60/70 km par jour et, selon les informations qu’il reçoit, Charlemagne réalise que sa présence est nécessaire à la levée des renforts. Il a donc quitté la colonne à la hauteur de Bâle et pris la route de Besançon afin d’activer le rappel. Cependant la saison s’avance et il donne l’ordre aux contingents rassemblés à Genève de prendre sans attendre la route qui mène au col du Grand Saint-Bernard. Vers le début juillet, Charlemagne qui a maintenant rassemblé 6 à 8.000 hommes donne l’ordre de départ. Cette seconde colonne que nous dirons de Bourgogne emprunte la route romaine en direction de Grenoble, remonte la vallée de la Maurienne et franchit les Alpes au col du Mont-Cenis. C’est l’itinéraire le plus fréquenté, le mieux aménagé et les Francs peuvent préparer leur halte dans l’ascension comme l’avait fait naguère l’armée de Pépin le Bref. Le franchissement du col se fait sans encombre mais la colonne de Germanie connaît de grosses difficultés au passage du Grand Saint-Bernard. Ainsi, malgré une route plus longue, c’est la colonne de Bourgogne qui arrive la première en Italie.

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A la fin de la campagne de 772, sur la haute vallée de la Weser, rien n'était acquis. Au printemps 773, les forces franques se rassemblent à nouveau près de Mayence. Le roi était-il présent? Nous l'ignorons mais c'est probable. Depuis la mort de son frère, il se sent mal à l'aise dans ses domaines où de nombreux regards, et notamment celui de sa mère, semblent l'accuser. Peut-être redoute-t-il un sort semblable?. A l'appel de Rome, l'armée de Mayence emprunte la route romaine qui longe le Rhin (A) et arrive à Bâle (B) où il n'est pas nécessaire de traverser le fleuve. II faut poursuivre par Augusta Raurica (C) et franchir le Jura par Liestal (D) pour arriver dans la vallée de l'Are (E). Ensuite il suffit de suivre la grande voie romaine (F) qui passe par Avcnchcs (G) pour atteindre Lausane (H). Cet itinéraire montre bien que l'option du Grand Saint-Bernard (J) était déjà prise mais il faut gagner Genève (K) pour attendre les renforts demandés. Charlemagne qui veut battre le rappel a suivi la voie plus au Nord qui passe par Mandeure et Besançon (L). Sans doute pense-t-il ramener ses appelés à Genève mais il perd un temps précieux à les attendre. Il ordonne alors à la colonne de Germanie de s'engager vers le col du Grand Saint-Bernard tandis qu'il mènera sa nouvelle force en Italie par le col du Mont Cenis. C'est un bon choix stratégique qui va surprendre les Lombards.


Didier, roi des Lombards qui s ‘attendait à cette intervention a rassemblé quelques troupes, soit 3 à 4.000 hommes sortis de leur confortable casernement. Comme c’est insuffisant pour affronter l’armée franque en rase campagne, il choisit de la bloquer dans les passages étroits du Val de Susa. Charlemagne qui veut laisser le temps à la colonne de Germanie marque le pas et engage même les négociations. Dès qu’il est assuré que sa seconde force s ‘est dégagée des passes difficiles, il lance un assaut frontal mais fait contourner les positions lombardes par de jeunes cavaliers volontaires qui choisissent des chemins parallèles et escarpés. L’effet est décisif. Les Lombards prennent la fuite en direction de Pavie.

L’ETAT DES FORCES EN PRESENCE

Le succès obtenu dans les passes de Susa n’est qu’un premier pas dans la vaste Lombardie. Si Didier avait eu quelques inspirations dans le domaine de la stratégie, il aurait tout fait pour élargir le conflit en dressant la province contre les envahisseurs. Pour cela, il suffisait de mettre une demi douzaine de villes en état de défense, chacune sous le contrôle d’une garnison de 1 à 1.500 hommes et de motiver les Ducs et les Comtes des agglomérations non directement menacées. Mais il fallait surtout que le roi et sa troupe conservent leur liberté d’action, évitent le contact direct avec l’armée franque et s ‘érigent en défenseurs de la province afin de lever une force mobile susceptible d’affronter l’adversaire. Face à pareille stratégie, Charles et ses 12 à 15.000 hommes se seraient bien vite épuisés. Il aurait également perdu son prestige et en cas de succès rendu bien précaire son couronnement final. Ce scénario catastrophe ne s’est pas réalisé, loin s’en faut et les évènements qui vont suivre prendront une toute autre tournure.

Est-ce l’effet du génie militaire de Charles ou de l’incompétence de Didier ? Probablement pas. C’est le fruit d’un concours de circonstances où le caractère des hommes, des pouvoirs ainsi que la nature des forces engagées seront déterminants.

Charles est un “leader“. Ses hommes l’ont choisi et le suivent avec enthousiasme, d’autre part, ils sont les agresseurs au-delà des Monts et se doivent de réussir sous peine des pires difficultés. Ces hommes où l’on doit compter deux tiers d’Austrasiens et un tiers de Bourguignons sont tous très jeunes, moins de 25 ans et célibataires. C’est la condition optimum pour répondre à l’appel du Chef et se lancer sans appréhension dans une aussi lointaine aventure. Enfin l’articulation traditionnelle des Francs (la Lance), toujours en vigueur à cette époque, soude fantassins et cavaliers et leur assure le meilleur effet tactique. Cette cohésion disparaîtra avec les combattants des périodes ultérieures.

Chez les Lombards, Didier que nous connaissons mal était précédemment Duc de Toscane. Comme il n’était pas le seul prétendant il avait acquis sa couronne grâce à l’appui d’une faction et cela au désagrément des autres, bien entendu. D’autre part, il a pour le moins vingt années de plus que Charles et ce n’est pas un foudre de guerre. Mais la différence fondamentale tient sans doute dans la nature des soldats engagés. Les Lombards, comme les Wisigoths d’Espagne, s’étaient essentiellement consacrés à l’occupation des villes, négligeant les grands domaines ruraux et la prise en mains des campagnes. Ce sont des soldats de métier plus habitués à la garde des palais et aux opérations de police qu’aux manoeuvres militaires, condition où l’homme se charge de famille, s’embourgeoise et perd le goût du risque.

L’Italie connaît déjà à cette époque une articulation moyenâgeuse que nous retrouverons en France dès les XIV et XVème siècles. Les villes fortes, pions essentiels sur l’échiquier, sont tenues par des garnisons plus portées à négocier qu’à combattre et ce sont les milices de ville, avec parfois l’appui des femmes telle Jeanne Hachette à Beauvais, qui doivent prendre la défense en mains.

Nous abordons là un troisième volet. Les garnisons lombardes sont-elles en bonne intelligence avec les populations des villes qu’elles occupent? Peuvent-elles rassembler les hommes valides, les porter sur les courtines et les motiver pour la cause du roi? La suite des opérations nous permet d’en douter. Dans la plupart des cités, le Comte ou le Duc lombard est accepté comme une calamité naturelle et parfois péniblement supporté si son arrogance et son poids fiscal sont jugés dépassant la mesure. Les instances citadines sont sans doute toutes disposées à changer de maître et les conseils bourgeois se disent qu’un monarque franc très absorbé dans son propre pays ne ferait que de brefs séjours en Italie et serait infiniment plus supportable que le Duc lombard avec ses courtisans, sa suite et ses spadassins.

C’est un volet psychologique de la guerre qu’il ne faut pas négliger et pour cela Charlemagne a des alliés dans la province: les instances bénédictines qui viennent de le choisir comme instrument de leur politique à long terme.

LA MARCHE SUR PAVIE

A l’approche des Francs, et pour les causes très diverses que nous venons d’analyser, la combativité des Lombards est médiocre. Le monde rural laisse passer les Francs avec indifférence. Les petits nobliaux impressionnés par la force des envahisseurs ne s ‘engagent pas tandis que les citadins s ‘enferment dans leur ville et prennent les armes avec un semblant de détermination. Dans ces conditions, l’armée franque qui ne risque pas de tomber par surprise sur une puissante force organisée comptant 6 à 10.000 hommes, peut choisir une tactique appropriée.

Plutôt que de marcher toutes forces réunies en grosses colonnes qui connaissent encombrements et ralentissements dans les ruelles étroites de chacun des bourgs traversés, mieux vaut décomposer l’armée en forces spécifiques; ce sera l’articulation choisie. La marche sur Pavie commence vers le 1er septembre après les grosses chaleurs de l’été et c’est une belle arrière saison qui s’offre aux hommes du Nord. Les unités d’infanterie occupent le terrain en plusieurs colonnes successives tandis que la cavalerie nombreuse éclaire la route, prépare les étapes et profite de l’effet de surprise pour obtenir les approvisionnements nécessaires. Les villes abordées par des colonnes d’infanterie qui avancent rapidement n’ont que le temps de fermer leurs portes sans pouvoir rassembler les vivres indispensables à un long siège. L’armée franque confirmera ses investissements avec de petites unités afin que la route du retour ne soit pas coupée. Dans cette marche accélérée il y a toujours une colonne d’infanterie qui suit la cavalerie au plus près. De César à Napoléon, en passant par Charlemagne, la tactique militaire connaît des impératifs qui ne changent guère.


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Au premier millénaire, le confluent du Pô et du Ticino (A) constitue le territoire d'une tribu ligure. Sa prospérité favorise la fixation de commerçants et d'artisans qui finissent par se rassembler dans un site privilégié (B). Les Romains l'acceptent comme tel et l'intègrent dans leur réseau de voies stratégiques. Celui-ci s'articule sur deux tracés majeurs, la via Emilia (C) qui part d'Anconc et gagne les cols Alpins par Milan, le second dessert le fleuve sur sa rive nord, de Turin à Padoue et se prolonge vers l'est, vers Aquilé. Le centre stratégique est donc donné par le triangle Plaisance/Pavie/Milan (D,E,F), la possession de ces trois villes, ou simplement de l'une d'elles, est un atout majeur pour le contrôle des échanges et de l'économie de la Cisalpine (Lombardic). Pavie occupée à ce titre sera le siège puis le piège du roi des Lombards. Charlcmagne s'y fait couronner mais les impératifs de sa vaste politique le font courir aux quatre coins de son royaume. Bien des siècles plus tard, François 1er se frotte également à Pavie, en 1525, mais il est moins chanceux, il y perd la bataille et sa liberté.


Sur la première décade de septembre 773, les forces franques avancent bon train vers un objectif jugé essentiel:

Pavie, capitale du royaume lombard. Des unités de cavalerie se dégagent de l’armée et lancent des incursions profondes, leur but est simple: poursuivre et pourfendre tous les hommes qui peuvent compter dans l’organisation militaire lombarde et tout homme de quelque importance est à cheval. Cette force de poursuite néglige la piétaille. Qu’elle s ‘égaille ou cherche à faire front, peu importe, les fantassins se chargeront de faire sauter les derniers points de résistance. Ces cavaliers finissent par talonner Didier et la petite suite qui l’accompagne. Sous cette pression constante, le monarque n’a d’autre solution que de s’enfermer dans sa ville qui deviendra pour lui un piège.

Sur la seconde décade de septembre, les avant gardes de l’armée franque sont sous les murs de Pavie. La ville se trouve, pour l’essentiel, toujours contenue dans l’enceinte du Bas-Empire. C’est un quadrilatère de 700 x 800m environ, soit plus de 55 ha cernés de bonnes murailles. La relative récession que connaît la province depuis le Bas-Empire a incité les habitants à maintenir leurs activités intramuros tout en préservant tours et courtines, seuls quelques faubourgs périphériques se sont installés au-delà des portes, sur les voies rayonnantes. La cité compte 20 à 25.000 habitants, nombre qui sera porté à 25/30.000 avec le repli des faubourgs.

LE SIEGE DE PAVIE

Le roi lombard retrouve dans sa capitale une petite garnison que sont venus renforcer bon nombre de fuyards. A ces 1.500 ou 2.000 combattants nous pouvons ajouter 5.000 défenseurs citadins portés sur les courtines. Ces 7.000 hommes répartis sur 2.250m représentent plus de 3 défenseurs au mètre linéaire et c’est amplement suffisant. Dans cette estimation nous faisons abstraction du côté de la cité donnant sur le fleuve. Pour les 12.000 hommes de l’armée franque, c’est un gros morceau et le siège en règle constitue la meilleure solution.

En octobre 773, le dispositif d’investissement est rapidement mis en place, il faut barrer les voies rayonnantes avec des barricades et construire quelques redoutes à l’aide de matériaux récupérés sur place. Il faut également détruire toute construction sur une profondeur de 50 à 100m au-delà des murs pour éviter les engagements par surprise. Enfin, les soldats aménagent un chemin de ronde qui enserre la ville et que des patrouilles de cavalerie vont surveiller. Début novembre 773, l’hiver s’annonce et les deux partis s’installent au mieux dans leurs conditions. Les habitants de Pavie économisent leurs vivres et tentent d’organiser un approvisionnement par la rivière. De leur côté, les Francs récupèrent ou aménagent tous les abris disponibles à proximité du périmètre d’investissement. D’autre part, pour nourrir ses 12.000 hommes et ses chevaux, le roi franc lance des corvées de vivres et de fourrage dans la province environnante, ce qui s’accompagne sans doute de quelques brutalités. La population rurale maudit à la fois les Francs et les citadins de Pavie qui, en soutenant le roi lombard sont à l’origine de ce siège. A cette époque la péninsule connaît déjà une psychologie très moyenâgeuse où l’opportunisme est de règle.

Dès le mois de mars 774, les Francs qui jugent que le siège est trop long resserrent leur étreinte. Comme son père l’avait fait à Narbonne, Charlemagne fait évacuer de force toutes les populations environnantes sur un large rayon, et tente d’interrompre les rares approvisionnements arrivant par le fleuve. La ville surprise par l’arrivée des Francs n’a pu constituer de réserves conséquentes et connaît la famine. Certes le roi et ses soldats mangent relativement bien mais les 25.000 civils sont en situation critique.

De leur côté, les Francs campant sous les murs à proximité des deux ruisseaux fangieux qui cernent le site n‘ont pas pris garde à leur approvisionnement en eau. Bon nombre d’entre eux sont touchés par les fièvres et, dès le mois de mai, l’arrivée des moustiques accentue le mal. De ce fléau les assiégés partiellement immunisés souffrent moins mais, chez eux, les dernières provisions sont épuisées. Malgré la lassitude qui gagne l’armée, les Francs ne peuvent lever le siège sans déshonneur et sans risque de voir toute la noblesse lombarde oublier ses frayeurs et se jeter sur les forces en retraite. Ils doivent oublier leurs maux, enterrer leurs morts et tenir à tout prix.

Sur le courant du mois de mars, avec le resserrement de l’étreinte les habitants de Pavie affamés, épuisés, sont à bout de résistance. ils lancent des appels pressants aux villes voisines pour qu’elles envoient des forces de soutien ou de diversion. Le roi fait de même et demande de l’aide à ses Comtes et Barons. Charlemagne informé s’en inquiète. C’est un problème sérieux qu’il doit traiter sur le plan politique et religieux, l’Eglise doit prendre son parti sans équivoque.

LE VOYAGE A ROME

Le roi s ‘engage sur la route de Rome avec une escorte. Pour certains c’est une petite troupe, pour d’autres c’est une petite armée. 300 ou 400 cavaliers nous semble une bonne mesure pour bousculer les obstacles éventuels tout en préservant une progression rapide qui dépasse toutes les réactions adverses. La troupe avance à un rythme soutenu, 40km par jour environ, et atteint les faubourgs Nord de Rome le 1er avril. Charles qui s‘imaginait être reçu en sauveur de l’Institution Pontificale fait l’objet d’un accueil convenable, sans plus. Quelques prélats sont venus à sa rencontre et le peuple de la campagne romaine manifeste sa joie sur son passage mais ce sont les fêtes pascales, moment de liesse pour toute la population et le roi des Francs pourrait s’y tromper.

Arrivé dans la Cité Vaticane le 2 avril, Charles découvre un Souverain Pontife qui ne lui manifeste aucune gratitude particulière. Ce dernier sait que le roi lombard est pratiquement vaincu et ses angoisses de l’année précédente se sont envolées. En bon dignitaire romain, son sens de la négociation et son goût de l’intrigue se manifestent ouvertement. Dans les jours qui suivent, Charles qui n’obtient pas ce qu’il a demandé parcourt la ville tout en se pliant aux solennités religieuses de la Pâque. Il s’enthousiasme également pour les antiquités romaines qu’il découvre. Sur cette période il doit participer à de nombreux conciliabules, condition qu’il n’avait ni prévue ni préparée. Le 5 avril, le Pape lui annonce qu’il accepte de rédiger le message demandé. Hormis toutes les formules religieuses l’appel aux chrétiens du Nord est simple. Le roi des Lombards menaçait le domaine de l’Eglise dont le Souverain Pontife a la garde. Appelé, le roi des Francs est intervenu. Les évêques de Lombardie, dévoués à l’Eglise et au Pape, doivent le soutenir. Mais à l’essentiel de l’accord, le subtil Hadrien 1er a glissé quelques conditions que Charles découvrira ultérieurement. L’Eglise lui accorde la couronne du roi des Lombards, rien de plus. Dans les années suivantes, les Ducs de Bénévent et de Spolète vont tirer argument de ces réserves pour refuser toute allégeance à Charles et s ‘engager dans des intrigues où l’on devine la “griffe” byzantine.

Les évêques du Nord reçoivent les consignes pontificales dans le mois qui suit et les rares velléités d’intervention qui se manifestaient dans les villes cessent.

Charlemagne a rejoint son armée dans le courant du mois d’avril. Fin mai, la rigueur du siège a porté ses fruits d’autant que les défenseurs affaiblis sont, eux aussi, touchés par les fièvres. La population urbaine est à bout de résistance, les bourgeois font discrètement savoir aux assiégeants qu’ils abandonnent le parti du roi et conviennent d’une entrée des forces franques dans la cité. Ils assurent également que la population en arme ne s’opposera pas à l’occupation des quartiers de la ville à condition que leur vie et leurs biens n’aient pas à souffrir. Ainsi fut fait. Dans les premiers jours de juin, un petit groupe de Francs s’introduit dans la ville par une courtine momentanément dégarnie, s’empare d’une porte, l’ouvre et l’armée pénètre en force. Les soldats traversent l’agglomération sans violence sous les yeux d’une population épuisée et marchent vers le château qui forme un ensemble distinct. Là, les gardes qui ont perdu tout espoir se rendent après un semblant de résistance. Le 5 juin, le roi Didier et ses derniers fidèles doivent faire de même. Charlemagne l’enverra, lui et son fils, finir ses jours au monastère de Corbie.


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A leur arivée devant Pavie, les hommes de Charlemagne trouvent une ville de 55 ha cernée de bonnes murailles (A) avec quatre portes cardinales (B,C,D,E) et quatre poternes. L'agglomération a préservé son maillage urbain de l'époque impériale établi sur le cardo et le décumanus (F,G), l'espace du forum (H) a reçu la cathédrale (J). Le réduit comtal (K) s'est doublé d'un ensemble résidentiel (L) pour former le vaste palais des rois Lombards avec l'église Saint-Michel (M), Enfin la ville est cernée de faubourgs installés sur les diverses voies rayonnantes (N,P,Q,R) qui sont axées sur le centre ville et non commandées par les portes, d'où l'hypothèse d'un premier développement centré (S). Les premières colonnes franques arrivées sur place bloquent les portes et le gros des forces s'installe pour un long siège mais les deux petits affluents qui enserrent la ville (T,U) ont formé des espaces fangieux (V,W,X,Y) là où les remblais des chaussées gênent l'écoulement naturel. C'est l'été. Ces lieux sont infestés de moustiques qui donnent "les fièvres" aux soldats Francs. Le siège est pénible. Finalement la population négocie sa reddition et le palais royal tombe à son tour. En 1525, François 1er trouvera une ville deux fois plus vaste avec une enceinte du XIII °s. (Z) confortée de bastions.


En pénétrant dans l’enceinte royale qui jouxte le pont de Pavie, le roi des Francs découvre un luxe, un cadre qu’il ne soupçonnait pas. Sur cinq à six hectares, palais, résidences, thermes s ‘offrent à sa vue, il y a même une vaste église dédiée à Saint-Michel. Là sans doute sa fascination pour l’Italie et son mode de vie se confirment. Dès son entrée dans la ville, il a demandé aux prélats du Nord de venir assister à son couronnement qui sera célébré dans l’église Saint-Michel le 16 juin 774. L’édifice verra également le sacre des rois Germaniques Henri II et Frédérik Barberousse.

Maintenant assuré de sa couronne, Charlemagne s ‘engage sur la via Postunia et marche vers Vérone par Plaisance et Crémone. L’armée franque atteint Vérone, cité d’intérêt stratégique puisqu’elle contrôle les voies romaines menant en Bavière par le col du Brenner. La marche s ‘arrêtera là, ménageant ainsi la susceptibilité des Byzantins qui contrôlent toujours le fond du golfe Adriatique.

Cependant, l’exil du roi et les serments d’allégeance des grandes cités ne signifient pas que cette vaste et riche région est totalement acquise au roi franc. Les familles d’origine lombarde sont bien introduites dans la bourgeoisie comme dans les instances épiscopales. Pour l’heure, elles se sont mises en sommeil mais les acquis

militaires peuvent toujours se trouver ruinés par les péripéties politiques, Charles se souvient des promesses non tenues faites par les Lombards à son père.

A cette époque, la société italienne a la faiblesse, ou le mérite, de flatter et de circonscrire toutes les puissances politiques qui s’imposent à elle. Ainsi les acquis en ce domaine sont-ils là, plus brillants et moins sûrs que partout ailleurs. Les Francs l’ont bien compris. La Lombardie sera décomposée en comtés confiés à des nobles carolingiens disposant d’une solide garde armée. Enfin Charlemagne envisage de se faire construire une résidence romaine à l’intérieur de la cité vaticane pour mieux surveiller et maîtriser les intrigues de toute sorte qui rythment la vie de cette capitale religieuse.

Cette sévère prise en mains sera diversement appréciée dans la péninsule. Le peuple, ainsi que les petits bourgeois et commerçants, profiteront de l’ordre et de l’équité amenés par le nouveau régime et bénéficieront des avantages d’une monnaie unique et forte.

Revenu à Pavie fin juillet, et tout à son triomphe, Charlemagne reçoit de mauvaises nouvelles de Germanie. Les contingents franconiens qui avaient la garde des acquis de la campagne de 772 sont mis en difficulté. Dès le mois d’août, il franchit le col du Mont-Cenis avec une bonne moitié de ses effectifs, soit 5 à 6.000 hommes. Une fois dans la vallée du Rhône, la troupe prend le chemin de Franconie et le roi rejoint ses domaines d’Ile de France. Il faut de toute urgence préparer une nouvelle campagne en Germanie.

LES ANNEES 776-777

Une fois Charlemagne parti, les instances de la péninsule sont reprises par leur démon coutumier et le bouillonnement politique connaît les mêmes facteurs que précédemment. L’état pontifical maintenant reconnu par la monarchie franque s’emploie à confirmer ses positions. Les Lombards qui occupent encore une petite moitié de la péninsule relèvent la tête et Byzance qui ne détient pas grand chose mais domine le commerce de la côte Nord de la Méditerranée et dispose de partisans nombreux, s’emploie à dresser les factions les unes contre les autres. Les forces militaires de l’empire sont dérisoires. Cependant son prestige demeure grand et ses réserves en or considérables lui permettent de payer des mercenaires et d’acheter des services, tandis que par le jeu du commerce que les Byzantins dominent, les sommes versées lui reviennent indirectement.

Un instant assommés, les Lombards, parfois inspirés par des conseillers byzantins retrouvent le goût de l’intrigue. Arichis Duc de Bénévent, juge qu’il n’est pas concerné par l’abdication du roi de Pavie et refuse d’accorder aux Institutions Vaticanes ce qu’elles demandent au nom de leur nouveau pouvoir temporel. Les différends ont toujours pour cadre les villes où l’évêque d’obédience bourgeoise s ‘oppose au Comte détenteur du pouvoir politique. Il s’agit en fait du contrôle des Cités, facteur essentiel dans la péninsule.

Au Nord du Golfe Adriatique, sur des terres que l’armée franque n’a pas abordées en 774, le Duc de Frioul, Rodgaud, envisage de se proclamer roi de Lombardie en instituant sa propre capitale hors du territoire contrôlé par les Francs. L’affaire est sérieuse d’autant que certaines villes, telles Vérone, Milan et Brescia, s’insurgent contre les Comtes francs nommés par Charlemagne. En 776, l’armée carolingienne intervient en Frioul. Les forces levées par Rodgaud sont vaincues et le Duc est tué dans l’engagement. Charlemagne installe un pouvoir comtal et une garnison dans les principales villes du Duché et le calme revient pour un temps.

Au Sud, Hildebrand, Duc de Spolète, rejoint la fronde menée par Arichis et là encore, Charlemagne doit intervenir en 777. Le Duché de Spolète est annexé et la frontière du royaume d’Italie fixée sur le Garigliano et le Sangro. Plus au Sud, le Duché de Bénévent se soumet. Charles accepte l’hommage pour ne pas vexer les Byzantins qui contrôlent toujours l’extrémité de la péninsule.

L’annexion ou la soumission des grands duchés lombards incite les instances vaticanes à développer leur emprise sur les grandes villes concernées. Il faudra une injonction énergique de Charlemagne en 780 pour que le Vatican cesse ses ingérences hors du domaine qui lui fut concédé. Le nombre de Comtes francs assistés de garnisons augmente en Italie et sera finalement porté à 20. Mais les tracasseries que Charlemagne connaît dans la péninsule continuent. Elles ne cesseront qu’à la mort du pape Hadrien et la nomination d’un nouveau Pontife, Léon III, élu en décembre 795. Cependant il faut remarquer que la stature du roi franc s’est, entre temps, considérablement développée.

LES LOMBARDS

Les Lombards arrivés en Italie vers 568/570, sont mal connus. On les dit Germaniques mais ce terme très généralement employé par les historiens latins et chrétiens pour désigner tout ce qui est barbare dans le Septentrion n’a guère de signification. L’appellation de “scandinave” utilisée aujourd’hui est plus précise et nous dirons venant du littoral sud de la Baltique. Remarquons également qu’ils ne font pas référence à la qualité de Goth apparemment réservée aux populations originaires de la partie occidentale de la mer Baltique. Enfin, ils n’ont pas participé â la ruée de 406, semble-t-il. Pour résumer, nous les dirons originaires de la Prusse Orientale ou des terres voisines et chassés de chez eux vers 450/500 par des infiltrations slaves.

Dès 500 ils franchissent la Vistule, atteignent les rives de l’Oder, longent ce fleuve et pénètrent dans la cuvette de Bohême puis arrivent sur les bords du Danube qu’ils suivent vers l’amont. Mais c’est l’apogée de la nation franque (Clovis) et l’Occident leur est hostile. Ils font demi-tour, suivent à nouveau le Danube selon son cours, atteignent la cuvette balkanique et se heurtent à deux peuples nomades qui se voisinent et s ‘opposent. Les Avars, descendants des Huns installés en Pannonie et les Gépides autres peuples dits Germains installés en Dacie depuis les grandes invasions de 406. Ces derniers venus sans doute d‘Ukraine ou du Caucase, étaient les précurseurs des Hongrois.

Justinien, empereur de Byzance de 527 à 565qui subit les infiltrations de ces peuples sur ses possessions de la rive sud du Danube juge favorable l’arrivée de ce troisième facteur. La diplomatie d’empire s ‘empresse d’allier les Huns aux Lombards pour écraser les Gépides. Une fois fixés, les Lombards entretiennent pour un temps de bonnes relations avec Byzance mais vers 550,la fourberie conjoncturelle de l’Empire d’Orient change la donne. Face à l’hostilité de Byzance et aux incursions des Avars, les Lombards, sous la direction du roi Alboin décident de partir vers l’Ouest. Ils contournent la Pannonie par le Nord, suivent la vallée de la Draye et débouchent en Italie vers 555 puis se diffusent par petites bandes dans toute la péninsule. En 568, ils prennent Pavie et fondent un royaume dont le pouvoir se limite à la vallée du Pô.

L’arrivée de 30/50.000 émigrants n’est pas de nature à changer le contexte ethnique de la péninsule d’autant que ces hommes, jeunes pour la plupart, sont nés en Dacie province romanisée de 107 à 275, pratiquent quelques rudiments de latin et s’intègrent très vite. Ils représentent moins de 1% de la population globale et moins de 10% dans les villes qu’ils occupent; c’est le phénomène politique engendré par la monarchie de Pavie qui se révèlera déterminant. Les Conquérants, comme leurs cousins Goths, ne s’intéressent que peu aux grandes propriétés rurales et concentrent leur appétit sur les cités fortes où ils occupent la citadelle ainsi que les luxueuses demeures léguées par les potentats du Bas-Empire. Très vite leur existence est liée au pouvoir qu’ils exercent et la volonté hégémonique viendra de la monarchie.

Vers 585, Authari, roi de Pavie se marie avec Théodelinde fille du Duc de Bavière et de bonnes relations s’instaurent entre ces deux peuples. La caste équestre qui a pris le pouvoir dans la boucle du Danube est sans doute très proche des Lombards et de nombreux contingents (germaniques) traversent les Alpes pour venir renforcer la présence Lombarde. Les Byzantins, harcelés, se replient sur le pourtour nord de l’Adriatique. Dès le début du VII°s. les petites bandes lombardes du centre de l’Italie se fédèrent et forment le Duché de Spolète, ceux du sud font de même et instaurent le Duché de Bénévent mais ces pouvoirs locaux entendent garder leur indépendance; ils ne font que “prêter” allégeance au roi de Pavie. L’Eglise les engage et les soutient dans cette voie.

A Pavie, les rois se succèdent et font oeuvre politique. Agilulf, 590/605, signe un armistice avec les Byzantins, Rothari 636/652 codifie les lois lombardes et amorce une politique d’alliance avec la bourgeoisie des cités occupées. De très nombreux Lombards se convertissent à la foi catholique. Ensuite, Grimoald 1er 661/671, le plus illustre, annexe les Duchés de Spolète et de Bénévent, combat avec succès les Byzantins ainsi que les Avars et les Slaves dont les incursions menacent l’Italie du Nord. A la fin de son règne, son pouvoir est considérable mais son décès provoque une révolte des féodaux et une longue carence du pouvoir. Les Duchés de Spolète et de Bénévent retrouvent leur indépendance. Liutprand 712/744 tente de restaurer l’unité du royaume attaque Ravenne toujours tenu par les Byzantins et fait une incursion dans Rome. Astorf, 744/751, prend Ravenne et chasse les Byzantins de leur dernière position en Italie centrale. Ces menaces, que les Lombards font peser sur les terres de l’Eglise, justifieront les interventions de Pépin le Bref en 754 et 756. En 756, Didier précédemment Duc de Toscane, devient roi des Lombards.

Le règne de Didier ne représente pas l’apogée du Royaume Lombard et, comme nous l’avons dit, la plus grande menace sur Rome est d’ordre politique. De longue date, l’Eglise a prévu de faire intervenir les Francs une seconde fois et de manière définitive si possible. L’avènement du jeune et ambitieux Charlemagne est jugé comme une excellente occasion; amateur de romanités il se fera un plaisir de sauver la Ville Eternelle. Les Bénédictins qui préparent cette intervention avec méthode choisiront l’année 773.

PAVIE

Le peuple Ligure installé dans la vallée du P6 était, comme ses cousins dits Celtiques, dépendant des grands troupeaux de bovidés. Les bêtes gérées de manière semi-privée constituaient la fortune de vastes communautés regroupant plusieurs milliers d’individus. Il leur fallait donc un vaste domaine de pâturages qui se garnissait d’installations satellites l’été et un centre de repli pour l’hiver où les bêtes étaient parquées et nourries avec le fourrage récolté à la belle saison. Le confluent du Pô et du Ticino constitue un excellent terroir et le site de Pavie fut sans doute le point d’hivernage d’une puissante communauté Ligure. La première agglomération qui se fixe sur les berges du Ticino est entourée de deux petits affluents à caractère marécageux. Leurs débits sont faibles mais, bien aménagés, ils peuvent alimenter des mares artificielles utiles pour la saison sèche. Dès l’époque de la Tène, la tribu se développe, les installations satellites deviennent des villages permanents tandis que commerçants et artisans prennent en charge le site d’hivernage: c’est l’amorce d’une bourgade.

Sur les siècles qui précèdent la Conquête Romaine, la poussée démographique et les cheminements sur berge assurent la fortune de la bourgade et Pavie compte alors 3 à 4.000 habitants. C’est l’agglomération que les négociants romains découvrent dans leur marche vers les cols Alpins. Ils jugent le site digne d’intérêt et s’y installent. Dès le début du 1Ième s. avant J — C, l’autorité romaine s ‘impose à Pavie qui devient Ticinum. Cette politique volontariste fait suite à la seconde guerre punique (218/201) où Hannibal a trouvé, en Cisalpine, le soutien de la population Celte (Ligure). Vers 150 avant J-C, l’agglomération prend de l’importance et les Romains décident de gérer son urbanisation. Ils fixent les deux voies cardinales et tracent le périmètre urbain. Les agriculteurs et les éleveurs Ligures qui commercent avec la bourgade apprécient ce lieu d’échange, la monnaie stable et l’ordre établi mais la ville n’est pas à l’abri des actions belliqueuses menées par les peuplades Alpines et se protège d’une classique muraille coloniale qui se substitue sans doute au premier mur clôturant l’Urb. C’est alors un rectangle de 850 X 700m avec maillage régulier sur decumanus et cardo. Le forum est contigu au carrefour central, cependant les voies rayonnantes correspondent au centre ville et non aux portes cardinales d’où notre hypothèse d’un premier développement centré.

Cette agglomération est bien en retrait des petits affluents qui l’enserrent et des quartiers périphériques s’installent sur les voies rayonnantes: ce sera le développement de la ville au cours de la Pax Romana. Sur cette période, les remblais qui s’accumulent aux abords des voies piègent les alluvions amenées par les petits cours d’eau et forment des eaux stagnantes qu’il faut drainer avec des canaux.

Cette ville qui doit abriter 30 à 40.000 habitants à sa période faste subit la crise du Bas-Empire et l’essentiel de la population se replie derrière une solide muraille qui reprend le tracé de l’enceinte coloniale désaffectée par cinq siècles de prospérité. Dès lors la physionomie urbaine ne change guère et ce sont les faubourgs qui absorbent les développements comme ils subissent les récessions.

Contrairement aux terres septentrionales occupées par les Francs, l’Italie du Nord connaît des envahisseurs qui s’installent dans les villes occupant les palais et citadelles déjà mis en place par les maîtres du Bas-Empire. D’autre part, Ostrogoths et Lombards, arrivés en célibataires prendront femme dans la bourgeoisie locale et s’intégreront sans heurt. Certaines villes du Nord de l’Italie vont même connaître une amorce de Renaissance sous Théodoric.

Si toutes les villes sont pareillement occupées, le degré d’emprise varie et dans ce phénomène, les bourgeoisies locales ont un rôle à jouer. Une petite cellule comtale représente une lourde charge dont il vaut mieux se débarrasser et les occasions ne manquent pas, par contre, une présence dite royale qui tire ses subsides de l’ensemble du pays assure un transfert de richesses dont la cité bénéficie. Le monarque est le bienvenu il faut même lui offrir les meilleures conditions de résidence. Le palais citadelle s’agrandit, couvre trois, quatre, voire six îlots et se double d’une cité royale avec de très nombreux serviteurs. L’ensemble peut regrouper 2 à 3.000 personnes.

Ce fut sans doute le cas de Pavie que rien ne prédestinait à son rôle de capitale. Milan situé à moins de 30km avait, dès le Bas-Empire, toutes les infrastructures nécessaires pour accueillir une résidence royale mais les bourgeois avaient sans doute refusé ce privilège, jugeant les risques trop grands. Après le siège de Pavie, qui ne fit aucun dégât, Charlemagne s ‘installe dans les appartements du roi Lombard et s ‘y trouve fort bien. L’année suivante, il se fera couronner dans l’église du Palais.

LA BAVIERE

A l’époque romaine, ce territoire qui s ‘inscrit entre la boucle du Danube et les Piémonts alpins, constitue la province de Rhétie. Occupée au temps d ‘Auguste afin de faire cesser les incursions des peuplades alpines dans la vallée du Pô, elle sera bien vite pacifiée et pleinement intégrée à l’Empire dont la frontière s’installe sur le cours du Danube.

La Pax Romana privilégie les phénomènes économiques et favorise les cités, de ce fait, les peuplades alpines se trouvent maintenues, isolées, voire marginalisées. Profitant des troubles du Bas Empire, elles prendront leur revanche en saccageant une partie de l’Occident sous le nom d’Alamands. Cette expansion sauvage se renouvellera sous Clovis qui l’arrête à la bataille de Tolbiac. Pour parer à cette menace permanente, Clotaire 1er engage, vers 560, une campagne militaire en Rhétie en s ‘appuyant sur la caste équestre installée dans les bonnes terres de la boucle du Danube. Cette action militaire donne les résultats escomptés et la monarchie franque nomme un Duc (de Bavière).

Cette institution politique qui se développe à la manière franque, hors les villes, réussit à maintenir les incursions des montagnards puis fait face aux invasions des cavaliers avars et hongrois remontant la vallée du Danube. Ainsi, au fil des années, la maison ducale où les successions sont héréditaires, finit par maîtriser totalement la province et acquiert un ascendant sur la petite noblesse. Les comtes se comportent désormais comme les rois de Bavière et ce ne sont pas les derniers Mérovingiens (les Rois Fainéants) qui sont en mesure de contester cette prétention. Cependant, pour se faire couronner roi, il faut l’aval de l’Eglise, la bénédiction du Souverain Pontife et le soutien des Bénédictins, mais Rome qui a maintenant besoin des Francs pour arrêter la progression des Lombards ne peut concéder la couronne au duc de Bavière.

D ‘autre part, les Bénédictins qui ont entrepris de tisser leur toile sur l’Occident s’intéressent eux aussi à cette province. Sous le gouvernement de Pépin d ‘Héristal, Saint-Ruper, à qui le duc Théodon avait confié la difficile mission d’évangéliser et de calmer les populations de la vallée de la Salzach fait appel aux Francs qui interviennent en force. Cette action permet de stabiliser la situation dans la vallée et favorise la naissance et le développement de Salzburg. Le duc ne peut qu’approuver cette intervention de son suzerain. Sous Charles Martel, Saint-Boniface, dont la personnalité s’impose chaque année davantage multipliait les fondations bénédictines parmi celles-ci, Passau, sur le Danube au confluent de 1’Inn. Enfin, l’ordre noue des relations privilégiées avec la famille d’Héristal, rapprochement qui se concrétise par le sacre de Pépin le Bref. Ainsi la famille ducale de Bavière voit ses espoirs de couronnement s’évanouir. Sous Charlemagne, la pression devient plus forte et le duc de Bavière manifeste ouvertement son mécontentement puis s’insurge.

Après avoir coiffé la couronne de Lombardie en 774 et vaincu les Saxons à Bucholtz, en 779, Charlemagne entend imposer sa volonté sur l’ensemble du royaume. Dans son esprit, les ducs ne sont plus que des fonctionnaires chargés d’appliquer les directives, établies en assemblées (les Capitulaires). Tassilon, duc de Bavière, naturellement convoqué à ces assemblées juge le procédé offensant et refuse de s’y rendre. En avril 781, il est mis en demeure d’exécuter les ordres du roi et le Pape Adrien Ter, consulté, confirmera l’autorité de Charlemagne. Tassilon doit se rendre à l’assemblée de Worms et prêter à nouveau serment d’allégeance. Durant les six années qui suivent, il se soumet de mauvaise grâce mais les contraintes qu’il subit s’accentuent et en juillet 787 il refuse à nouveau de se plier à la convocation du roi des Francs. Au mois d’août de la même année, ce dernier marche sur la Bavière à la tête d’une force armée. Tassilon sera désavoué par la noblesse de la province qui juge l’affrontement trop inégal. Le duc se soumet une fois encore, jure solennellement et en octobre il offre son fils Théodon en gage de sa sincérité.

L’année suivante, en 788, Tassilon s’insurge une fois encore contre les prétentions de Charlemagne qu’il juge exorbitantes. La Bavière se trouve à nouveau sous la menace d’une opération militaire. Les nobles de la province refusent le risque. Ils déposent Tassilon, le condamnent à mort pour parjure et le livrent au roi des Francs afin de calmer sa colère. Charlemagne les enverra, lui et son fils, terminer leurs jours dans le monastère de Jumièges. C’est désormais un fonctionnaire franc qui gère la Bavière annexée.

Les Avars, peuple nomade de la plaine danubienne ont vu dans ces évènements une occasion propice. Deux groupes se mettent en marche, l’un gagne l’Italie du nord le second, plus important, remonte le Danube par Obuda et Vienne puis aborde la Bavière. L’armée que Charlemagne avait préparée à l’encontre de Tassilon marche contre les envahisseurs qui se replient après quelques engagements mineurs. Pour arrêter la poursuite, les Avars offrent leur soumission au roi franc. Ce sera la raison des prétentions carolingiennes sur les terres danubiennes. Cependant, cet affrontement donnera des idées à la diplomatie byzantine dont les possessions au- delà des Portes de Fer ont également à souffrir des incursions avares.

Héritier légitime d’une solide dynastie ducale, Tassilon n’avait pas tort de défendre ses prérogatives, il l’a simplement fait en un temps inopportun en se heurtant à un personnage d’exception: Charlemagne.