CAROLINGIENS CONTRE MUSULMANS
718 - 768
Les quatre années qui séparent la conquête de Saragosse de la reprise des combats en Catalogne, sur Barcelone et Gérone, nous semblent plus un tournant dans les opérations qu'une pause. Tarik et Muza comme leurs compagnons étaient des seigneurs désireux de se tailler un royaume, des principautés, de les organiser et d'en jouir. Ils n'avaient aucune raison de piller, encore moins de brûler ce qui allait leur appartenir. Dans ces opérations la bannière islamique était davantage un moyen de souder et de discipliner leurs troupes qu'un idéal de conquête. Dans les tractations qu'elles eurent à mener, les villes espagnoles ne s'y sont pas trompées. Il s'agissait pour les chefs Musulmans de chasser les Visigoths non de frapper outre mesure des civils qui allaient devenir leurs sujets. L'Espagne se remit à vivre avec pour seule obligation d'accorder aux nouveaux maîtres les honneurs et les dîmes dus à tout seigneur.
Les chefs, comme les troupes, qui entrent en action dès 718 nous semblent d'une toute autre veine, avec plus de violence et moins de réflexion politique, avides de pillages et de jouissances immédiates, comme peuvent l'être des bandes de malandrins ordinaires. Ce caractère nouveau va peser lourdement sur la suite des opérations.
En 717, Zama, gouverneur de Saragosse, rassemble une petite colonne forte de 2 à 2.500 hommes, gagne la Catalogne et monte vers les Pyrénées par la voie Romaine de l'intérieur menant au col du Perthus. Il passe par Gerunda (Gerone) sans inquiéter la ville et débouche en Septimanie (Narbonnaise) passe Perpignan qui n'est alors qu'une ville secondaire liée au pont sur le Tet, puis aborde Narbonne.
Depuis 673, où elle fut reprise aux Francs par Wamba roi de Tolède, la province est à nouveau aux mains des Visigoths. En 717 elle est gouvernée par le Comte Eudes nommé naguère par Roderik. A l'annonce de la menace Musulmane, Narbonne se met en état de défense. Soldats réguliers et milice de ville vont opposer une farouche résistance. Les assaillants lanceront plusieurs assauts qui échouent puis se retirent avec de lourdes pertes. La même année, les auteurs signalent des reconnaissances Musulmanes aux abords de Carcassonne et sur la route menant à Toulouse. Là également les colonnes de reconnaissance se font accrocher, subissent des pertes et se replient, mais pour la Narbonnaise ce n'est qu'un court répit.
718, LA CAMPAGNE DE CATALOGNE
La reconnaissance de 717 avait permis à Zama de sonder la Catalogne dont la population s'était révélée agressive. Dans ces conditions, la conquête de la province exigeait une action d'ensemble menée méthodiquement avec des forces puissantes, mais avant de songer à franchir sérieusement les Pyrénées, il fallait maîtriser la voie Romaine et ses abords ainsi que les villes de Barcelone et de Gerone. Ce sera l'objet de la campagne de 718.
Les excellentes troupes menées par Tarik et Muza sont maintenant occupées à parachever la conquête et à tenir les places fortes du Nord. D'autre part, beaucoup de ces hommes pensent qu'ils ont accompli leur tâche militaire et rêvent d'acquérir et d'organiser de petites principautés, de grands domaines ou plus simplement une riche exploitation afin de profiter de leurs acquis. Si d'autres veulent aller plus loin, franchir les Pyrénées, libre à eux.
Le corps d'armée qui va s'engager en Catalogne nous semble d'une composition hétéroclite. Comme les territoires à conquérir seront sous la juridiction de Zama, celui-ci puise dans les garnisons de la vallée de l'Ebre 1.500 à 2.000 hommes qui formeront le noyau de l'armée, mais c'est nettement insuffisant. Pour le complément, il fait appel à des auxiliaires en armes, à des muletiers que la présence des bateaux de cabotage rend moins indispensables et surtout à une foule de recrues fraîchement débarquées dans le delta. Au printemps 718, cette force qui regroupe 6 à 8.000 hommes quitte la région de Taragone et marche vers le Nord.
Sur les 80 premiers kilomètres, la chaussée Romaine s'identifie avec la Via Herculae. Après avoir desservi de nombreux petits ports secondaires, cet itinéraire s'écarte du littoral pour franchir le rio Llobrega. Le sud de l'embouchure est formé d'une plaine alluviale et au nord nous trouvons une baie bien protégée: c'est Barcelone. La cité a une longue histoire. Fondée par les Phocéens, elle est ensuite occupée par les Carthaginois qui la nomment Barco. C'est alors une modeste agglomération centrée sur Barcelonnette. A leur arrivée, les Romains reprennent les installations existantes mais, à l'époque de la Pax Romana, elles sont notoirement insuffisantes. Les autorités d'Empire décident la création d'un nouveau port en eau profonde et l'emplacement choisi se trouve en retrait du littoral ouest. Les ingénieurs qui disposent de gros moyens sont alors experts en ports artificiels. Bassins et quais sont construits en retrait du rivage, à sec, puis mis en eau. Une grande ville ouverte, avec forum et maillage régulier se développe: c'est Barcino. Cette agglomération sera incendiée en 276. Avec la Renaissance Constantinienne la ville retrouve une certaine activité sur le maillage ancien. La cathédrale, comme les autres lieux de culte, respectent les coordonnées du Haut-Empire. Vers 400, la population se replie derrière une puissante enceinte de 12ha. centrés sur le forum, la cathédrale occupe alors l'angle Nord de la cité, à côté des ruines du temple d'Auguste. Sous le règne des Visigoths, la ville est de nouveau active. Les installations des commerçants et des artisans occupent l'espace situé entre la cité forte et le bassin portuaire, partiellement réaménagé. Ce faubourg est cerné d'un mur léger.
Edifiée ultérieurement à la voie, la ville Romaine était desservie par une rocade oblique et l'itinéraire majeur se trouvait dans le faubourg Nord-Est. Ainsi, en 717, la colonne de Zama marche vers le Nord sans toucher la ville forte. Au contraire, la puissante force de 718 va l'investir mais comme elle semble décidée à se défendre et paraît trop puissante pour être emportée d'assaut, le siège commence. Cette tâche secondaire sera confiée à une petite moitié de la colonne tandis que la majorité des forces reprend sa route vers le Nord, vers Gerone.
Les Musulmans abandonnent alors la voie Herculae qui serpente en d'innombrables lacets sur le bord de mer et s'engagent sur la voie Romaine menant directement au col du Perthus. C'est un itinéraire ouvert à l'époque d'Auguste, aménagé tout au long de la Pax Romana et qui s'est définitivement imposé au IV°s. Il passe au pied de l'acropole de Gerone.
Comme Barcelone, cette ville a une longue histoire. Installée sur un promontoire dominant le confluent des rios Onar et Ter, ce fut un oppidum Celtique puis la ville Ibérique se fixa sur la crête dominant le rio Onar tandis que les artisans développaient leurs installations sur la rive opposée. A l'époque Romaine, l'essentiel des activités se concentre au pied de l'éperon, aux abords de la nouvelle voie et l'agglomération finit par occuper la totalité de l'espace qui se trouve entre les deux cours d'eau. Cette ville ouverte sera détruite au Bas-Empire et l'agglomération reprendra sa physionomie initiale: cité fermée sur l'éperon et petites activités artisanales sur les rives de l'Onar.
Ces installations basses furent saccagées en 717 et dès l'annonce de l'investissement de Barcelone, en 718, les habitants de Gerone prennent leur précaution. Ils renforcent leur défense le long du rio où les échoppes et leurs multiples ouvertures rendent la garde difficile. Ils ont en outre pris soin de stocker des produits alimentaires de longue conservation. A l'arrivée de la colonne Musulmane, la totalité de la population, soit 12 à 15.000 personnes, rejoint la ville fermée de 20 ha qui se développe sur la crête. Al Hurr entreprend un investissement méthodique mais les habitants sont bien décidés à se défendre et, comme à Barcelone, ils immobilisent des forces nombreuses.
Comparée à la fulgurante conquête des années précédentes, le bilan de 718 est bien décevant. La puissante armée confiée à Al Hurr ne peut atteindre ses modestes objectifs et les projets de 719 sont compromis.
LA CAMPAGNE DE 719/720
Nous abordons une période incertaine. Pour le franchissement des Pyrénées et le début du siège de Narbonne, les dates avancées sont 719 et 720. Peut-être sommes nous victimes d'une différence entre les chronologies Hispaniques et Franques. Le calendrier Musulman qui fixe la nouvelle année en Juillet ne facilite pas le travail des Historiens. Nous proposons la chronologie suivante.
Le siège de Barcelone dont les habitants sont approvisionnés par mer doit se prolonger et la citadelle de Gerone solidement fortifiée et bien défendue résiste. D'autre part, les forces Musulmanes engagées ne sont pas de première valeur et leur chef hésite à les lancer dans des assauts qui occasionneraient de lourdes pertes. Ainsi des 8.000 combattants partis de Tarragone, 5 à 6.000 sont encore immobilisés en investissement, seuls 2 à 3.000 ont franchi le Perthus en 719 et s'approchent de Narbonne. Cette petite troupe pourrait aborder la ville mais sans plus d'espoir qu'en 717. Les responsables Musulmans doivent admettre que les cités fortes, bien approvisionnées par la mer, ont une capacité de résistance fort longue, voire illimitée. Pour emporter Barcelone et assiéger avec quelques chances de succès Narbonne, il faut une flotte de soutien menant un investissement sur le front de mer et les Musulmans tardent à recevoir les bateaux demandés. L'année 719 marque donc une stagnation dans les opérations.
Zama qui juge sans doute Al Hurr responsable des fautes tactiques commises va le remplacer par Al Samh. Fin 719, le nouveau chef Musulman rassemble toutes les embarcations disponibles et ferme le port de Barcelone puis propose aux défenseurs des conditions raisonnables, la ville accepte de se rendre. Au début de l'année 720, il fait les mêmes propositions aux défenseurs de Gerone qui acceptent également. Dès lors il peut investir Narbonne avec 8.000 hommes et possède suffisamment de bateaux pour isoler la ville de la lagune, les approvisionnements des Narbonnais sont compromis. En automne 720, les Musulmans ont rassemblé 10 à 12.000 hommes sous les murs de la ville: la reddition devient inévitable.
NARBONNE
L'expérience a montré aux Romains que les grandes voies de communicaion traversant les agglomérations, via le decumanus, gênent le trafic et perturbent la vie de la cité, d'autre part, en période d'insécurité, il est dangereux de laisser pénétrer de grosses quantités "d'indigènes" dans les murs. Ainsi Narbonne sera développée en parallèle à la voie d'Espagne (A). La première cilé coloniale d'importance acquiert son plan et ses caractères au temps de la Guerre des Gaules. La ville nouvelle est alors cernée d'une muraille en quadrilatère dont nous ignorons le tracé exact. La face portuaire, (B) doit correspondre à la muraille Bas Empire (C), même chose sur la face donnant sur la voie (D). La courtine Est (E) respecte les coordonnées urbaines mais le tracé Bas Empire a peut-être sacrifié un groupe d'ilôts. Enfin, la face Nord de la muraille (F) est arbitraire. Nous avons estimé la ville Haut Empire a 35 ha, celle du Bas Empire ne fait que 24 ha. C'est peu mais la ville du second siècle s'était dotée d'un quartier commerçant sur la voie (G) d'un ensemble portuaire sur la rive Sud de la Roubine (H) et d'un quartier d'artisans et de pêcheurs vers la lagune (J). La récession du Bas Empire a fait perdre à Narbonne les 2/3 de sa superficie urbanisée et une proportion égale d'habitants. La ville soutient un siège victorieux en 717 mais succombe devant les Musulmans en 720. Après leur défaite de Poitiers en 732, les occupants détruisent toutes les installations bordant les murs et creusent un profond fossé (K,L) alimenté par une dérivation de la Roubine. Enfin, ils construisent un casernement spécifique (M). La ville est libérée par Pépin le Bref en 759.
La colonie fut officiellement fondée en 118 avant notre ère par un décret du Sénat Romain. Le site choisi est une légère éminence de + 4-5 m au fond de la lagune, le long de la voie littorale mais les appontements ne sont accessibles qu'aux navires de faible tirant d'eau et l'agglomération connaît des débuts difficiles. C'est sous Pompée et César que les grands travaux d'aménagement commencent. La dépression de l'Aude qui se garnit à chaque crue d'hiver se déverse occasionnellement dans la lagune. Ce sillon de débordement sera aménagé, creusé, c'est la Roubine. Quant à l'agglomération qui s'est développée de manière anarchique le long de la voie, elle est rassemblée derrière une enceinte rectangulaire de 30 ha. Comme à Arles, la ville est édifiée en parallèle à la voie pour que l'important transit ne perturbe pas les activités urbaines. Le débit contrôlé de l'Aude permet d'activer le courant de la Roubine qui se creuse et le port artificiel qui longe la muraille Sud-Ouest sera bientôt accessible aux vaisseaux de 10 pieds de tirant d'eau. La cité connaît un nouvel essor et se double d'un important faubourg sur les bords de la chaussée ainsi que d'un ensemble portuaire sur la rive opposée de la Roubine: ce sont les docks.
En 260/280 la ville est ruinée par les grandes invasions. La population abandonne les faubourgs et se concentre à nouveau derrière la muraille. L'enceinte légère du Haut-Empire est reprise en puissance selon le mode Bas-Empire, l'implantation est la même, sauf peut-être sur le côté Sud-Est où la ville doit abandonner un groupe d'îlots, elle se trouve réduite à 24 ha.
A l'époque Mérovingienne, Narbonne et sa province sont très convoitées et semblent passer de mains en mains sans que la population ne s'engage outre mesure dans la querelle des grands. En 508, c'est Gondebaud, roi des Burgondes et allié de Clovis qui profite de la situation pour occuper la Narbonnaise mais ce n'est qu'une aventure sans lendemain. En 509 Théodoric, roi Ostrogoth, reprend la ville avec quelques violences et occupe toute la côte Méditerranéenne. En 531, Childebert le Franc se taille des enclaves sur la côte et prend Narbonne. Enfin, comme nous l'avons vu, c'est Wanba, le Visigoth qui la reprend en 673. L'occupation Franque fut la plus longue avec 142 ans.
En 717, le Comte Eudes avait incité la population à se défendre et les Narbonnais, conscients de la qualité de leurs murailles et assurés d'un approvisionnement par mer, s'étaient engagés avec détermination. Ils feront de même en 720 mais les forces adverses sont beaucoup plus nombreuses et des fantassins sont affectés à des travaux d'approche et à la construction de rampes d'accès. Enfin, à leur grand désespoir, les Narbonnais voient une flottille Musulmane chasser leurs bateaux de la lagune et venir bloquer l'accès du port.
A l'époque Gauloise, la lagune de Narbonnc est peuplée de pécheurs qui se sont fixés dans de nombreux petits hameaux (A) établis sur les émergenees (B). C'est la voie Romaine d'Espagne ouverte au temps de guerres Ibériques, 153/137, qui va justifier l'agglomération Narbonnaise. La cité est officiellement fondée par un décret du sénat en 118 avant J—C Le protectorat établi sur la Provence après la victoire de Marius sur les Teutons à Aix, en 102, donne un essor à toutes les villes du littoral. Cependant, le port de Narbonne n'offre que peu de tirant d'eau, 4 à 5 p. La lagune reçoit périodiquement les débordements de l'Aude et c'est l'aménagement de ce tracé (C) -La Roubine- ainsi que la dérivation contrôlée du fleuve qui va permettre d'approfondir le port de Narbonne. Ce flux artificiel lui donnera une profondeur voisine de 10 p. Mais c'est toujours insuffisant pour l'accueil des gros cargos de 4 à 6.000 amphores. L'économie de Narbonne végète mais sa qualité de ville de droit Romain lui accorde de nombreux privilèges politiques. En outre, c'est un carrefour routier important, de là part la voie (D) qui traverse l'Aquitaine et mène vers Toulouse et Bordeaux. A la fin de l'Empire le transit routier remporte sur le trafic maritime.
En fin de saison 720, la ville doit se résoudre à capituler. Aux dires de certains chroniqueurs, les Musulmans vont passer les défenseurs au fil de l'épée et déporter femmes et enfants pour être vendus comme esclaves. C'est sans doute exagéré puis qu'en 759 la population est toujours composée d'Aquitains, de Francs et de Goths qui organiseront des cellules de résistance et ouvriront les portes de la cité à Pépin le Bref. Que les Musulmans aient occis tous les défenseurs du château, pour la plupart soldats de métier, est dans la logique de l'époque, que les chefs aient choisi quelques jeunes femmes pour leur harem ainsi que des enfants qui seront éduqués dans la religion Musulmane et deviendront esclaves privilégiés est également dans la coutume du temps mais la cité conservera la plus grande part de sa population. Les travaux engagés ultérieurement pour isoler la garnison de la cité nous le confirment.
ANNEE 721
Au printemps 721, les chefs Musulmans établis à Narbonne rassemblent leurs troupes qui se sont égayées dans la région pour l'hiver mais les effectifs qui sont nombreux sur les tablettes le sont beaucoup moins à l'appel. Parmi les aventuriers recrutés pour la conquête de la Catalogne, un certain nombre s'est installé dans des domaines ou villages et rechignent à rejoindre la troupe en campagne, d'autres qui jouissent de leur charge d'occupant dans les villes conquises se font également tirer l'oreille. Restent les guerriers de l'Atlas d'une fidélité inébranlable à leur chef coutumier mais ils ont maintenant dix années de campagne et un légitime désir de profiter de leurs conquêtes. Avec l'assentiment de leur maître ils commencent à rejoindre leurs tribus bien installées en Espagne, avec des terres et privilèges dix fois supérieurs à ceux de naguère. Les héros sont fatigués et les années 720/725 seront marquées par ce phénomène.
A l'heure d'établir leur programme les chefs Musulmans de la Narbonnaise disposent de 5 à 6.000 hommes dont 1.000 à 1.500 guerriers chevronnés. Où vont-ils diriger leur action? Marcher sur Carcassonne et Toulouse serait le meilleur choix stratégique. Il donnerait aux Musulmans le contrôle des deux versants des Pyrénées et quelques chances d'étouffer les capacités de résistance des montagnards qui peuplent les hautes vallées. Mais une contingence non stratégique va modifier les projets en cours.
Avec l'arrivée des émigrants dans les grands estuaires de la péninsule, les navigateurs ont acquis un rôle important. A cette époque, les galères Byzantines contrôlent toujours les ports d'Italie du Sud et de Sicile, gênant toutes les communications maritimes Est/Ouest des Musulmans. Les flottes Berbères et Maghrébines sont donc composées d'une multitude d'embarcations civiles qui se sont trouvées engagées dans les opérations militaires. Les conquérants ont souvent fait appel aux moyennes et grosses barques, notamment pour le transport des émigrants. Ce sont des bateaux de 12 à 16m, manœuvrés à la rame et munis d'une voile latine. Les équipages composés de 20 à 35 hommes se sont peu à peu armés et transformés en corsaires que les riches familles d'armateurs du littoral exploitent sans vergogne. Ce sont ces hommes qui ont grandement participé à la chute des villes portuaires assiégées. Au printemps 721, ils se sont rassemblés nombreux dans la lagune de Narbonne qui leur convient parfaitement et se plaignent du maigre profit obtenu pour leurs services. Cette ville épuisée par deux sièges, et surtout appauvrie par le départ des riches commerçants et armateurs, n'a donné qu'un très faible butin. Les corsaires ont donc proposé, voire imposé, un projet à leur convenance. Il s'agit de remonter et de piller la riche vallée du Rhône que certains vieux marins connaissent bien.
Commence alors un raid dont le retentissement sera considérable. 6 à 7.000 fantassins et cavaliers Musulmans traversent le Languedoc sans coup férir. Ils abordent Nîmes dont ils saccagent et brûlent les faubourgs puis font leur jonction avec les 250 bateaux armés de 6 à 7.000 hommes qui ont longé la côte et remonté le petit Rhône. Ce sont maintenant des aventuriers et des pillards qui forment l'essentiel de la troupe; elle se comportera comme tel. Tandis que cavaliers et hommes à pied pillent et brûlent toutes les agglomérations de la rive Ouest, les équipages attaquent les riches villes de la rive Est, en les abordant par leur face portuaire, la plus vulnérable.
Nous n'avons que peu de détails précis sur cette sanglante opération mais elle remonte toute la vallée du Rhône pour s'arrêter aux portes de Lyon dont une partie des faubourgs est également touchée. Ensuite, la troupe chargée de butin redescend la vallée pour rejoindre le Languedoc. Cavaliers et fantassins retrouvent leur casernement en Narbonnaise tandis que les corsaires iront négocier leurs prises dans les ports d'Afrique du Nord.
Ce premier raid profond, rapide et d'une extrême violence a frappé de stupeur la société Occidentale. Après la prise de Narbonne, et la destruction d'un illustre évêché, l'Église avait tenté de réveiller l'opinion. Les religieux les plus véhéments affirmaient même que le diable abritait l'esprit des Musulmans. Mais cette mise en garde n'avait eu que peu d'écho. Le raid de 721 dans la vallée du Rhône le confirmera. Cependant, la réaction populaire en est encore à la frayeur. Bientôt viendra le temps de la haine. Quant aux cavaliers et nobles du monde rural ils n'ont pas été vraiment touchés. D'autre part, les vieilles querelles Nord/Sud dominent toujours les esprits et les Francs ne bougent pas.
LES ANNEES 722/723/724.
La sanglante opération menée dans la vallée du Rhône a enrichi les participants sans servir la cause Musulmane. Le gouverneur de Saragosse, toujours aux prises avec les montagnards des hautes vallées Pyrénéennes, demande aux forces d'occupation de la Narbonnaise de participer à l'action. En 722 elles sont rassemblées pour une nouvelle campagne mais les hommes qui répondent à l'appel sont peu nombreux. En grapillant une fois encore dans les garnisons et en armant auxiliaires et muletiers, ainsi que les marins fixés dans la lagune, les chefs de guerre trouvent 5.000 hommes environ et marchent sur Carcassonne.
Le site qui commande la haute vallée de l'Aude est un bastion avancé pour la Narbonnaise comme pour l'Aquitaine. Il fut occupé par les Romains dès la Haute-Epoque sans doute au temps où Pompée marchait vers la côte Atlantique. Durant les trois siècles de la Pax Romana il devient sans intérêt stratégique mais demeure position militaire tandis qu'une importante population se fixe dans la vallée. La position retrouve toute son importance à l'heure des grandes invasions et le camp primitif se transforme en puissante forteresse dès le IV°s. Enfin les Visigoths l'occupent et la transforment à partir du V°s. En 722, l'articulation du site n'a guère bougé mais son affectation s'est profondément modifiée. De casernement il est devenu ville fortifiée pour les familles des mercenaires qui l'occupent tandis que le château se transforme en demeure comtale.
Lorsque les Arabes arrivent devant Carcassonne, ils trouvent une ville forte cernée de 1.100 m de murailles flanquées de 28 tours, soit une surface de 7 ha habitée par 3.000 personnes environ. Le château qui forme un quadrilatère de 45 x 75m abrite les chefs militaires et leurs familles, soit 40 à 60 personnes, ainsi qu'une puissante garde de 100 à 150 soldats. C'est lui qui commande l'accès principal montant de la vallée. Au pied des murs, sur la pente, s'est développée une petite agglomération qui espère bénéficier de l'abri offert par la citadelle. Si nous prenons les hommes valides, soit 1/5 de la population, nous obtenons 600 combattants qui, ajoutés aux 150 soldats réguliers, font 750 défenseurs pour 1.100 m de courtines. C'est un nombre insuffisant, la valeur optimum se situe entre deux et trois défenseurs au mètre linéaire. La redoutable forteresse est donc difficilement défendable à long terme.
De leur côté, les Musulmans n'ont qu'une troupe médiocre mais leur supériorité de 10 contre 1 doit pallier cette faiblesse, ils vont donc jouer l'investissement et la durée. La cité ne doit pas avoir de réserves alimentaires considérables et elle manque d'eau à la belle saison. Pour un approvisionnement plus régulier, les Francs installeront cinq siècles plus tard une enceinte autour des résurgences basses avec une chemin d'accès protégé.
A l'approche de l'ennemi, les populations du village se sont toute précipitées vers la forteresse pour demander l'abri à celui qui s'était souvent présenté comme leur protecteur à l'heure de percevoir taxes et redevances mais le château a fermé ses portes, la ville forte également. Les gens de l'extérieur représentent trop de bouches à nourrir et pas assez de combattants pour la défense. Ils seraient plus une charge qu'un appoint. Ils vont donc fuir mais les Musulmans rattrapent ceux qu'ils peuvent et choisissent les hommes valides pour les affecter aux travaux d'investissement. Sous le fouet, la lance dans les reins, ils doivent démolir leur demeure dont le bois servira à construire les claies et rampes d'assaut puis prendre la pelle et la pioche pour préparer le terrain. L'effet conjugué de la famine, et de quelques actions ponctuelles, feront tomber la place. La date est incertaine mais les Musulmans sont installés dans la ville en 723.
Durant ce temps, que font les Aquitains et plus précisément les Toulousains?. Selon la déplorable mentalité d'une certaine noblesse, rien ou peu de choses. Si les défenseurs de Carcassonne se sont engagés sur la promesse d'une colonne de secours, ils seront déçus car elle ne viendra pas, au mieux verront-ils une bande de cavaliers se manifester à proximité afin de soutenir leur moral et de gagner du temps. Sur l'année où Carcassonne se sacrifie, Toulouse renforce ses défenses, approfondit ses fossés, arme et entraîne une milice de ville tandis que les petits nobles du comté fortifient leur demeure et arment leurs gens. 724 fut sans doute pour les Musulmans l'occasion de tester cette organisation défensive et de l'apprécier à sa juste valeur. Le constat est sans appel, ils n'ont pas les moyens de l'aborder. Dans le cas contraire, la petite noblesse se serait défendue, chacun sur ses terres égoïstement et la ville de Toulouse aurait fait de même.
Le refus de s'engager manifesté par les Aquitains, ainsi que les tractations menées par le Comte de Toulouse avec le gouverneur de Saragosse, vont ulcérer l'Église de France. Pépin le Bref exploitera cet état d'esprit pour saccager l'Aquitaine deux décennies plus tard.
Les aménagements du XIII° et les restaurations du XIX° n'ont laissé que peu de place aux vestiges de l'enceinte du IV°. L'oppidum dessiné par la courbe des 130m forme un site remarquable déjà occupé aux époques Néolithique et Gauloise. Le haut fond qui forme le premier franchissement (A) et les aménagements ultérieurs (B) engendrent divers cours secondaires (C,D,E) ainsi que des îlots (F,G,H). Après les troubles de 250/275, les populations se replient sur l'oppidum qui doit recevoir une première défense. La restauration constantinienne permet aux artisans et commerçants de rejoindre la vallée (J) mais les bourgeois demeurent sur la hauteur. Les soldats du Bas Empire s'y installent également, construisent la première muraille et le château (L). Après 400, les Visigoths occupent le site et en 508 barrent la route de Méditerranée à Clovis. Les Francs se retirent.
ANNEE 725
A cette époque, 12 années après leur arrivée dans la péninsule Ibérique, les Musulmans organisent les terres conquises. Les seigneurs de l'Atlas occupent les palais des anciens maîtres Visigoths et notamment ceux installés dans les villes, où ils sont bien supportés, voire appréciés, par la population Espagnole tandis que leurs hommes se sont répartis dans la province occupant domaines et villages. Là ils gèrent leurs nouveaux biens avec la rigueur et la sagesse d'un propriétaire qui entend faire fructifier son patrimoine. Comme les occupants sont peu nombreux, l'intégration se fait bien. Tout changera avec l'arrivée massive d'émigrants et surtout l'intervention des fanatiques religieux.
Dans le Languedoc et le Roussillon, la situation est bien différente. Il y a là 12 à 15.000 hommes et toujours peu de combattants disponibles. Les chefs, leurs familles et serviteurs se sont confortablement installés dans les trois cités comtales, Narbonne, Carcassonne ainsi que Béziers récemment conquis, tandis que la troupe s'est répartie sur les terres de l'arrière pays. Ce sont plus des aventuriers en armes que des colons désireux de s'installer. Ils vivent donc de prélèvements et leur charge devient lourde pour une province qui s'appauvrit d'année en année. Ces hommes ont pris coutume de mener des actions de pillage sur les terres périphériques et si le butin alimentaire, grain, troupeaux est consommé sur place, les objets de valeur sont négociés sur Narbonne avec les navigateurs, ou pirates et commerçants se mêlent et parfois se confondent. Ce fut sans doute le cas en 724 et, dès l'année suivante, les conditions sont réunies pour un nouveau grand raid sur la vallée du Rhône. A cette occasion, tous les hommes se laissent convaincre, serviteurs, auxiliaires et muletiers, tous se découvrent combattants motivés.
Les forces rassemblées en 725 sont nombreuses. 10 à 12.000 cavaliers et fantassins et 8 à 10.000 hommes sur une flottille de 200 à 300 bateaux. Bon nombre d'aventuriers fixés sur le littoral se sont joints à la meute. Il y a là plus de 20.000 hommes soit la force la plus importante jamais rassemblée au Nord des Pyrénées.
Le chemin suivi est le même qu'en 721 mais le butin obtenu sur la vallée du Rhône est bien maigre. Les villages et les bourgs ne se sont pas remis de l'opération précédente. Les artisans et commerçants des villes de la rive Est, Arles, Avignon, Orange, Valence et Vienne ont reconstruit léger et se précipitent derrière les murs de la cité avec leurs biens les plus précieux, dès l'annonce du danger. Il en est de même à Lyon où toutes les richesses sauvegardées ont rapidement rejoint la colline de Fourvières très puissamment défendue.
Confiants en leur force et encouragés par la facile progression déjà réalisée, les pillards Musulmans décident de s'engager plus avant vers le Nord. Ils remontent la vallée de la Saône afin d'être secondés par les embarcations. Mâcon et Chalon sont ravagées et pillées mais le butin obtenu est toujours insuffisant. Les Musulmans se séparent en deux groupes, l'un gagne Dijon où le caractère bicéphale de l'agglomération ne facilite pas la défense. La cité est dotée d'une bonne muraille mais le bourg qui s'est formé autour de l'abbaye Sainte-Bénigne, ainsi que les boutiques et échoppes situées entre les deux, sont sans protections. Elles seront pillées et brûlées par la colonne Musulmane.
Après Dijon, cette troupe se dirige vers Langres, saccage les installations ouvertes installées sur la Chaussée d'accès mais s'arrête aux puissantes murailles de la ville forte. Il s'agit d'aventuriers avides qui ne sont pas d'humeur à s'engager dans un siège, encore moins à prendre les risques d'un assaut.
L'autre groupe aborde Autun où l'ensemble de l'agglomération se trouve toujours à l'intérieur de l'enceinte Romaine mais elle est en partie désaffectée et beaucoup trop vaste pour être défendue selon les règles. Toutes les petites installations qui subsistent encore sur l'ancien maillage urbain sont détruites, seules les nouvelles enceintes réduites de la cathédrale et de l'ancien forum ont résisté.
La prochaine ville abordée sera Auxerre. Une agglomération qui s'est également développée selon un caractère bicéphale. Sur la hauteur où domine la cathédrale, l'enceinte Bas-Empire est solide mais les nombreuses installations artisanales qui se trouvent le long du quai, ainsi que le bourg et l'abbatiale Saint-Germain, seront pillées et brûlées. Enfin la colonne arrive à Sens où les bourgeois menés par l'Évêque vont négocier et payer tribu. De cette manière, ils épargneront les aménagements de la rive.
La saison s'avance. La colonne Musulmane est dangereusement déployée et nombreux sont ceux qui, encombrés par leur butin ont déjà pris le chemin du retour. Enfin, les bateaux et leur important contingent n'ont pas dépassé Chalon. D'autre part, les nobles Burgondes qui ignoraient l'importance et les objectifs de la force Musulmane ont réagi avec un certain retard. En cette fin de saison, ils se sont armés, rassemblés et lancent des actions ponctuelles sur les petits groupes adverses rencontrés. Pour les Musulmans le grand repli commence.
Quel fut le bilan de cette sanglante opération?. Nous l'ignorons, mais nous pouvons estimer l'importance des agglomérations et la quantité des populations concernées. La colonne a suivi les vallées et les voies Romaines et touché majoritairement commerçants et artisans. C'est la démarche naturelle des pillards. Dans les grandes villes nous pouvons estimer à 30 ou 50.000 les personnes qui ont vu leur maison et leur boutique partir en fumée. Hors les villes, dans les villages et bourgades, les dommages concernent une population beaucoup plus importante. 100 à 150.000 personnes seront victimes des envahisseurs et verront également leurs biens pillés et brûlés. Parmi ces 200.000 victimes un certain nombre va fuir et s'égayer dans les provinces environnantes faisant souffler un vent de panique. Quant aux personnes tuées ou mortellement blessées, une estimation voisine de 5 à 10% (soit 10. à 15.000) nous semble dans la logique des choses.
Comme la précédente, cette action eut un grand retentissement dans l'ensemble du pays. C'est la grande artère du bassin Rhodanien qui fut saccagée et les conséquences économiques seront considérables. D'autre part, l'Église qui a vu ses plus illustres sanctuaires de la Chaussée d'Agrippa profanés ou partir en fumée change d'humeur, oublie la parabole de la joue tendue et stigmatise les Musulmans comme une création de l'Antéchrist. Il est désormais permis aux Chrétiens de s'armer, de se défendre et même de tuer. Le petit clergé va grandement participer à ce mouvement d'opinion, les dignitaires ecclésiastiques ne peuvent plus l'ignorer. L'avenir appartient à ceux qui sauront lever l'étendard de la Chrétienté, ce seront les Francs de Charles Martel.
LES ANNEES 726/73O
Sur ces quatre années, les troupes Musulmanes installées au Nord des Pyrénées marquent une pause. Leur activité se limite aux incursions annuelles vouées au pillage et menées par quelques centaines de cavaliers. D'autre part, les corsaires "barbaresques" basés sur les côtes Méditerranéennes et dans la vallée du Rhône, font de même. En résumé, rien qui puisse défrayer la chronique. Les corsaires aimeraient disposer de bases solides dans l'estuaire comme Arles ou Avignon mais les forces de la Narbonnaise ne leur donnent pas encore satisfaction.
Pour la majorité de ces conquérants, c'est la rupture de génération. Les anciens se sont installés sur les terres conquises et leurs enfants sont encore trop jeunes ou insuffisamment aguerris pour entreprendre de grandes opérations. Le phénomène semble patent en Aquitaine, comme sur la vallée de l'Èbre. Là, le gouverneur de Saragosse épuise ses faibles moyens à de constantes incursions dans les vallées Pyrénéennes sans grand résultat. Le Comte de Toulouse qui ne fait pas mystère du soutien qu'il leur apporte apparaît comme le maître d'un très puissant bastion. Même chose sur l'ensemble de la cordillère Cantabrique où chaque petite vallée a mis en place un système de défense et d'alerte qui permet aux villageois de s'armer et de se rassembler dès l'annonce d'une menace. L'isolationnisme de chacune d'elle empêche toute coordination ainsi que l'émergence d'une petite monarchie qui marquerait dans les chroniques mais le pays est bien défendu et les colonnes Musulmanes qui s'aventurent dans ces régions doivent être de plus en plus puissantes pour des résultats qui semblent dérisoires.
A une date indéterminée de cette époque, les Musulmans de la haute vallée de l'Èbre rassemblent une force importante et occupent Pompaelo (Pampelune) ancienne grande cité Romaine fondée par Pompée et qui se trouve réduite à un quadrilatère fortifié de 20 ha dominant la courbe de l'Arga. Les rues de la vieille ville ont préservé les coordonnées du plan de caractère Augustéen. Le contrôle de cette position, située à 60 km de l'Ebre, donne accès au col de Roncevaux et à l'importante route Romaine qui mène à Bordeaux par Dax. Ce grand port, bien aménagé, est aussi le siège des Ducs d'Aquitaine qui ont perdu la majorité de leur pouvoir depuis la montée en puissance des Comtes de Toulouse. Cette rupture dans les instances d'Aquitaine, décidée par Dagobert, avait profondément divisé le pays, ce qui était l'effet escompté.
Dans les tractations diplomatiques menées avec Saragosse, le Comte de Toulouse avait sans doute laissé entendre qu'il ne s'opposerait pas à des incursions le long de la côte Atlantique et les Musulmans vont en tenir compte. En 731, une colonne forte de 4 à 5.000 hommes franchit les Pyrénées, s'empare de Dax sans grande difficulté, s'avance jusqu'à Bordeaux qui voit une partie de ses faubourgs ravagés et connaît un début d'investissement. Ensuite, le gros des forces franchit la Garonne et la Dordogne à Langon et à Libourne puis reprend la voie Romaine et marche sur Saintes où il pille et brûle le faubourg Saint Eutrope et l'abbaye de l'Apôtre de Saintonge. En fin de saison les Musulmans rejoignent Bordeaux. Cette campagne est souvent confondue avec celle menée l'année suivante par Abd al Rahman et qui aboutira à la défaite de Poitiers (Moussais la Bataille).
ANNEE 732
Pour l'analyse d'une bataille il importe de cerner les caractères des chefs et des combattants qui vont s'affronter. Dans le système qui se définira comme féodal, les cavaliers se lient par amitié, puis par serment, à des chefs locaux dont le pouvoir repose davantage sur la confiance qui leur est accordée que sur les titres et la notoriété. Ces personnages iront ensuite siéger au sein d'une assemblée aux responsabilités et prérogatives beaucoup plus larges, mais chacun des participants préserve une certaine indépendance ainsi que ses biens propres. D'autre part, la parole jurée n'engage que l'homme, pas ses descendants. La cohésion du système doit être renouvelée à chaque génération. Les seigneurs de l'Atlas semblaient inféodés de cette manière. Dans l'autre système, la société toute entière se trouve sous la coupe d'un potentat qui dispose d'une administration, d'une diplomatie, de chefs de guerre et de conseillers religieux. Le seigneur et sa cour sont servis par une puissante garde formée de mercenaires dont l'arrogance et la servilité sont les caractères dominants. Le maître ordonne sans dialogue et sans contestation.
Nous avons donc un pouvoir issu de la base et un autre projeté du sommet. Entre ces deux extrêmes, tous les cas de figure sont concevables, les monarchies héréditaires pouvant naître des deux systèmes.
Abd al Rahman qui va mener la grande expédition de 732 semble plus proche du potentat "oriental" que du chef coutumier. C'est lui, sans doute, qui a lancé l'opération de reconnaissance menée l'année précédente et la réussite de celle-ci lui a donné confiance. Parti de Tolède en tout début de saison, il gagne Saragosse avec sa suite et sa garde puis rassemble toutes les forces disponibles auxquelles vont se joindre des contingents appelés de l'intérieur. Ces troupes réunies qui n'ont aucune cohésion quittent Saragosse et remontent la vallée de l'Ebre où elles se renforcent encore. Arrivée au pied des Pyrénées, cette troupe doit compter de 20 à 25.000 hommes, cependant les combattants entraînés n'excèdent pas 10 à 12.000. Les Musulmans s'engagent sur la voie Romaine, atteignent Pampelune, franchissent le col de Roncevaux et entament leur campagne au Nord des Pyrénées.
LA COLONNE D'ABD AL RAHMAN
Selon les tractations menées avec le Comté de Toulouse, Abd al Rahman doit se maintenir sur la voie littorale. Une petite partie de la colonne aborde Bayonne qui sera investie tandis que le gros de la troupe atteint Dax déjà occupée et marche sur Bordeaux. De la grande ville ouverte de l'époque Romaine il ne reste qu'une enceinte réduite de 31 ha environ (675 x 450m) avec un modeste port intérieur. La reconnaissance de l'année précédente avait déjà détruit les installations ouvertes environnantes et investi la cité qui se trouve maintenant confrontée à une très puissante armée. Sans espoir de secours, Bordeaux va se rendre mais un petit nombre de nobles, et sans doute la famille Ducale, ont quitté la ville par bateaux sur la Gironde et se sont répartis sur les places fortes du littoral. Une troupe de quelque importance s'est réfugiée dans l'ancienne citadelle Romaine de Blaye.
Au temps Gaulois, Bayonne est déjà un port actif. Sa situation au confluent de la Nive et de l'Adour en fait l'ouverture maritime des Vascons ou Gascons. Les quais sont installés sur les rives de la Nive, tandis que sur l'Adour le "Mascaret" assure aux bateaux une liaison aisée avec l'Océan. La cité est occupée très tôt par les Romains, vers 70, à l'occasion d'une campagne menée en Espagne par Pompée. Au siècle suivant, une ville nouvelle avec maillage régulier (A,B), couvrant 35 à 40ha et dont la population doit compter 15 à 20.000 personnes, se substitue à l'agglomération Gauloise. Elle dispose d'un port en eau profonde (C) sur l'Adour mais les petites installations portuaires des rives de la Nive se développent également (D). Cette agglomération ouverte sera ruinée comme tant d'autres de 280 à 300 et la population se repliera derrière un périmètre fortifié repris en force à la fin du IV°s.. Les 12ha ainsi protégés ne comptent plus que 6 à 7.000 personnes et toutes les activités portuaires se concentrent sur les deux rives de la Nive. En 731/732, face aux forces Musulmanes qui les assaillent, les 1.200 hommes valides de Bayonne répartis sur les 1.100m de courtines ne peuvent résister. La ville est prise et pillée mais rapidement évacuée devant la poussée Franquc en 734.
En occupant Bayonne et Bordeaux, Abd al Rahman avait sans doute espéré un soutien par mer qui aurait évité la fuite des notables et d'une bonne part des richesses, mais la flotte espérée ne fut pas au rendez-vous. Les bateaux dont disposent les Musulmans sont en majorité conçus pour la Méditerranée et se révèlent mal à l'aise sur les longues vagues de l'Atlantique. D'autre part, ils doivent s'abriter au moindre coup de vent et, faute de contrôler la côte Cantabrique, leur mission était dangereuse, voire impossible.
En quittant l'Aquitaine, la colonne d'invasion reprend sa marche vers le Nord. Certains historiens la voient franchir la Gironde à Bordeaux. C'est peu probable, la ville n'a plus de pont et la flotille du port a quitté le fond de l'estuaire. Abd al Rahman doit donc rejoindre les franchissements aménagés de Langon et de Libourne où les fleuves sont à la limite du régime des marées et connaissent des périodes de basses eaux. Au Moyen Age, après l'aménagement des surfaces de débordement, les cours majeurs s'approfondiront permettant aux bateaux de remonter jusqu'à Libourne.
Dès la conquête achevée, les Romains projettent sur la Gaule un vaste plan d'aménagement routier dont la paternité est attribuée à Agrippa. Sur la côte Atlantique, l'itinéraire venant d'Espagne par Ronceveaux file en droite ligne vers Langon, par Dax et Bazas, puis franchit la Garonne (à Langon) et la Dordogne à Libourne avant de gagner Saintes par Blaye. A Dax, cette première voie d'Aquitaine (A,B) franchit l'Adour sur un pont oblique (C) et donne les coordonnées de la première urbanisation rationnelle (D,E). Le lieu est déjà célèbre pour ses sources chaudes (F) et les Romains, friands de thermalisme, développent des thermes. La ville connaît la célébrité lorsque Auguste amène sa fille Julie qui doit soigner ses bronches fragiles. Au temps de la Paix Romaine, l'agglomération couvre 30 ha et doit compter 12 à 15.000 habitants. Comme Bayonne, celte ville ouverte sera ruinée par les troubles intérieurs de 280/300 et le périmètre de repli sera puissamment fortifié à la fin du IV°s. La ville ne couvre plus que 10 ha et compte moins de 5.000 habitants. C'est le transit économique de la voie qui la fait vivre. Au Moyen Age, le pont Romain (G) disparaît, remplacé par un pont de pierre (H) qui laissera place à l'époque moderne à l'ouvrage (J). Au XII°s. la transformation d'une petite église (K) en cathédrale coupe la voie Romaine et c'est une desserte médiane (L) qui devient voie principale. Bientôt, la défense du pont (M) incite les voyageurs et marchands à exploiter une déviation (N).
Une fois les fleuves franchis, le gros des forces Musulmanes marche sur Saintes tandis qu'une colonne détachée se dirige vers Angoulême. Dans cette opération menée en profondeur les participants sont surtout motivés par le pillage et deux itinéraires multiplient le nombre des villes et bourgades abordées. En outre, cette dispersion des effectifs facilite la quête de nourriture. Les deux forces doivent se rejoindre avant d'atteindre la Loire.
A Saintes, la cité forte déjà investie se rend rapidement. A Angoulême, par contre, il semblerait que la colonne ne fait que saccager la ville basse et isoler la cité haute en occupant le plateau.
Le gros des forces suit donc l'itinéraire Romain, Saintes/Orléans, aborde et détruit de nombreuses petites villes dont Melles puis arrive à Poitiers par la route du plateau tandis que la colonne d'Angoulême doit se présenter sur l'autre rive du Clain. Toutes les installations ouvertes qui se trouvent à la périphérie de l'agglomération seront pillées et brûlées; c'est le cas de l'abbaye de Ligugé. A Poitiers, sur le promontoire, la ville basse qui se serre autour de la cathédrale dispose d'une puissante muraille et résiste. La ville haute, centrée sur l'ancien forum, moins bien défendue mais flanquée de l'amphithéâtre toujours transformé en redoute, résiste également. Par contre, toutes les installations du bourg Saint-Hilaire ainsi que son abbaye sont saccagées, pillées et brûlées.
Ici les historiens qui exploitent les textes anciens soulèvent à nouveau le problème de chronologie déjà cité. S'agit-il de l'année 731 ou 732?. Comme la reconnaissance précédente n'a pas abordé la vallée du Clain, la date de la fameuse bataille de Poitiers doit être conservée, mais sans certitude puisqu'il est possible de décaler l'ensemble des faits de 12 mois.
Avec le fruit du pillage et le manque de discipline qui règne dans ses rangs, la colonne a vu sa marche retardée. Elle est maintenant accompagnée de nombreux chariots chargés de butin et s'étire en longueur. Il faut deux ou trois heures pour rassembler tous les effectifs au campement du soir et les étapes sont courtes. Partie d'Espagne au printemps, elle atteint Poitiers en Septembre après 500 km de marche.
En quittant cette ville, elle reprend sa progression toutes forces réunies en suivant la voie Romaine qui longe la rive Est du Clain. Avec les garnisons laissées dans les villes occupées et les forces chargées des investissements, les effectifs se trouvent réduits à 15/18.000 hommes dont 8 à 10.000 combattants. C'est donc diminuée en nombre et surchargée qu'elle se présente à Mousssais la Bataille pour affronter l'armée Franque.
A l'époque Gauloise, les bateliers de la Garonne relâchent sur une île formée par deux petits affluents (A,B) c'est l'origine de Bordeaux. Admise par Rome, la cité devient vite un port très actif qui accueille de gros cargos, ces derniers bénéficient du flux et du reflux des marées pour naviguer sur la Gironde. Une ville nouvelle (C) se développe au Nord de l'agglomération Gauloise. Elle comprend un vaste forum (D), un temple (E) et un amphithéâtre (F) de 133 x 111m (contenance 20.000 personnes). Au 2°s., l'urbanisation maillée gagne la ville Gauloise et Bordeaux compte alors 70 à 80.000 habitants répartis sur 150 ha. De 260 à 290, la ville est ruinée par les troubles intérieurs, commerçants et artisans s'enferment dans une enceinte régulière de 690 x 450m avec un port artificiel (G). Les quartiers ouverts sont progressivement abandonnés mais au Mérovingien, la muraille paraît trop contraignante et bon nombre d'artisans se fixent dans un faubourg Sud (H). Ce sont ces installations ouvertes qui seront pillées et brûlées lors de l'invasion Musulmane.
LE CAMP DE MOUSSAIS
Un soir de Septembre 732, la colonne d'Abd al Rahman qui a quitté les abords de Poitiers deux jours auparavant arrive à la hauteur d'une petite dépression qui entaille le plateau bordant le Clain. En bas, sur la rive, se trouvent un gros village et un pont léger sur le cours d'eau: c'est Moussais, un lieu favorable pour le camp de la nuit. A cet endroit, la courbe des 60/80m donne un mamelon qui se trouve aujourd'hui derrière le château de Moussais: ce sera le camp principal, la résidence du chef avec sa suite, ses gardes et sans doute les meilleures unités d'infanterie. Les bivouacs sont dispersés à droite et à gauche de la voie mais les serviteurs doivent descendre dans la vallée pour abreuver les bêtes. A proximité du camp, et sous bonne garde, se trouve le butin. Les 18.000 hommes s'activent tard dans la soirée tandis que 3.000 chevaux et mulets sont parqués dans les pâturages des bords du Clain. Faute de discipline et de rigueur tactique, il doit régner là un certain désordre et les installations du soir comme les mises en route du matin sont longues et désordonnées. C'est l'analyse de ces menus problèmes d'intendance qui fixera tout au long de l'histoire l'importance de l'unité tactique soit 5 à 7.000 hommes environ. Ce fut le choix fait pour les légions Romaines, ce sera celui pour la division de l'époque Napoléonienne.
A 4km de Moussais, à gauche de la voie, existait une agglomération Romaine reconnue et fouillée le siècle dernier. C'était Poitiers le vieux, déjà ruiné et sans doute déserté en 732.
L'ARMEE FRANQUE
Charles Martel est aux affaires depuis 718. Selon les chroniques il était Maire du palais des trois royaumes: Austrasie, Neustrie et Burgondie et pourtant il n'a rien fait en 725 lorsque les Musulmans ont ravagé les vallées du Rhône et de la Saône. Ce détail montre bien que l'Histoire de France a donné aux évènements une coloration nationale assez loin de la réalité. Fils illégitime, Charles a du rassembler les Austrasiens sous son autorité et gagner la confiance de l'armée. Ensuite, il a vaincu les Neustriens mais il a mis plusieurs années pour imposer son pouvoir au Nord de la Loire. Même si les Burgondes lui ont reconnu quelques prérogatives de principe, il n'entendent pas les mettre en pratique et, pour les Francs, ce qui se passe dans la vallée du Rhône et de la Saône est du ressort de la noblesse de ce pays. Cette rupture politique est plus flagrante encore avec l'Aquitaine qui a repris sa totale liberté. Pour la nation Franque, c'est au Duc de Bordeaux et au Comte de Toulouse de gérer les affaires du pays. L'Église a beau agiter le spectre de l'Antéchrist, le découpage du pays en quatre grands domaines subsiste. Si l'on ajoute la Provence qui s'est détachée de la Burgondie, le nombre passe à cinq. Cependant, les évêques du Nord ont sans doute fait comprendre à Charles qu'une reconnaissance définitive de son pouvoir demande une plus grande implication dans les affaires d'Occident. Il doit l'admettre et motiver la caste équestre (l'armée Franque). 732 sera l'année de la prise de conscience.
En saccageant le Poitou, Abd al Rahman a touché la nation Franque. Ses hommes ont pillé et brûlé de nombreux domaines fondés par les Francs et les cavaliers sont partis au galop vers le Nord afin de secouer l'indifférence de leurs frères de race. D'autre part, de petites colonnes se sont formées et harcèlent les envahisseurs isolés. Dès que ces informations sont connues, la nation Franque se met en branle et Charles Martel reçoit toutes les prérogatives. Il ne lui faut que une à deux semaines pour rassembler 3 à 4.000 hommes et prendre la route de Tours. Des renforts vont se joindre à lui et c'est avec 5 à 6.000 hommes, dont un fort contingent de cavaliers, qu'il aborde l'envahisseur dont il connaît parfaitement les mouvements. Ses hommes sont conscients d'engager un adversaire beaucoup plus fort en nombre mais, comme ils sont intimement persuadés de leur supériorité militaire, ils sont sans appréhension. Cette suffisance a quelques fondements. Bon nombre de combattants ont déjà guerroyé avec Charles et lui accordent toute confiance, tandis que les fantassins ne doutent pas du cavalier. Voilà pour le moral.
Sur le terrain, les Francs n'ont pas la moindre considération pour la manœuvre, la stratégie ou même la subtilité. Ils ne jurent que par une tactique parfaitement éprouvée. Pour la bataille, toutes les lances seront groupées sous leur bannière et formeront un front compact qui ne doit se rompre sous aucun prétexte. Les cavaliers mènent de courtes charges, 50 à 100m au maximum, et les fantassins les suivent au pas de charge pour achever l'ouvrage des lances. S'ils doivent faire face ces mêmes fantassins formeront un front compact bardé de piques tandis que les cavaliers passés au second rang attendront l'instant propice pour repartir à la charge. En tout état de cause, la marche en avant ne doit pas s'arrêter plus de quelques minutes. A la première faiblesse du dispositif adverse, un regroupement de cavalerie s'engage dans la brèche mais toujours suivi des fantassins. Après la rupture et les forces adverses en repli, cavaliers et fantassins se lancent dans une poursuite sans merci, à l'épée ou à la francisque, il faut pourfendre tous les fuyards. C'est simple et efficace à condition toutefois de disposer d'hommes formés et motivés pour cela.
LA BATAILLE DE MOUSSAIS
Dans la soirée où la lourde colonne Musulmane prend ses quartiers et ses aises sur le mamelon de Moussais, l'armée Franque est encore sur l'autre rive de la Vienne, à la hauteur de Chatelleraut, à 12/14 km d'un adversaire qui ne se fait aucun souci. En fin de soirée, un premier détachement de cavalerie franchit le vieux pont Romain de Cenon sur Vienne et lance quelques reconnaissances discrètes. Une fois informés de l'état adverse, les Francs ne prennent que quelques heures de repos. Les hommes et les chevaux dorment là où ils sont et chacun grignote sur place. Une heure avant l'aube la troupe s'éveille, se met en colonne et franchit le pont oblique étroit et en mauvais état. Cette opération demande une bonne heure, ensuite, cavaliers et fantassins montent sur le plateau, se mettent en ordre de bataille. Ils sont alors à 5km du camp adverse. La troupe allonge le pas. Dès que le jour se précise, les gardes musulmans postés à quelque distance du camp sortent de leur engourdissement et voient l'armée Franque se profiler à l'horizon telle une barre compacte de 800 à 1.000m de front. L'alerte est donnée mais le chef Musulman qui a négligé toutes les règles élémentaires doit improviser dans la précipitation. Certes lui et ses hommes ne manquent pas de courage mais ils viennent de perdre l'initiative et, face à la tactique des Francs, c'est un handicap majeur.
La bataille dite de Poitiers eut lieu sur les rives du Clain, non loin de son confluent avec la Vienne. C'est un paysage harmonieux que la douceur de l'automne devait rendre bien agréable. Les rivières serpentent dans des plaines alluviales au niveau 55/60m et les plateaux environnants voisinent la courbe des 100m avec quelques mamelons à 140m. La voie Romaine Poitiers-Orléans longe le Clain (A) puis franchit la Vienne sur un pont oblique (B) ultérieurement remplacé par un ouvrage en perpendiculaire (C), le village de Cenon en porte la marque. La lourde colonne Musulmane, péniblement rassemblée après le sac des faubourgs de Poitiers, avance à petites étapes. La veille de la bataille, le camp du soir est installé à Moussais, petit hameau marqué d'une dépression (D) et dominé d'un mamelon (E). Les chefs, les cavaliers et les troupes d'élite organisent leur camp de toile sur le mamelon, les équipages s'égayent sur les bas-côtés de la voie (F) et les serviteurs s'affairent à leurs multiples tâches. Le camp veille tard. De leur côté, les Francs qui arrivent à marche forcée sont encore sur l'autre rive de la Vienne (G) mais bien informés. Après un bref repos, ils franchissent le pont au petit matin, montent sur le plateau (H) et se mettent en ordre de bataille (J) afin de marcher sus à l'ennemi. Les Musulmans qui ont mal éclairé leur terrain sont surpris au réveil et promptement écrasés. Une légende d'invincibilité disparaît en trois quarts d'heure de combat.
Abd Al Rahman qui a rassemblé ses cavaliers, sa garde et ses meilleures troupes, fait front. Le combat est marqué de la violence et du désespoir des Musulmans. Les 3 à 4.000 combattants de la première vague tentent un assaut groupé qui ne peut entamer la ligne Franque. C'est le premier reflux. Une deuxième ligne de fantassins rapidement formée se trouve bousculée à son tour et Abd Al Rahman qui tente de gérer la bataille sera tué dans la mêlée. Ensuite, l'armée Franque, toujours compacte, se rabat sur la petite dépression qui mène vers le Clain. Là, le reste des fantassins en repli, les auxiliaires, les muletiers et les chariots sont acculés à la rivière dans le plus grand désordre. C'est la curée. Tués et blessés se comptent par milliers dans les rangs Musulmans.
Les quelques centaines de cavaliers Francs qui se sont levés dans les provinces de l'Ouest bloquent la rive opposée du Clain. Là ils achèvent les fuyards qui ont réussi à franchir la rivière. Pour les envahisseurs, 21 années de conquêtes et de succès ininterrompus, ainsi qu'un certain sentiment d'invincibilité, seront anéantis en trois quarts d'heure de combat.
Parmi les 4 à 6.000 hommes qui ont pu s'échapper, un certain nombre sera rattrapé et occis par les cavaliers Francs, ceux qui s'engagent à droite et à gauche conservent quelques chances de survie. Les fuyards de l'Ouest regagnent Saintes et sa garnison, ceux de l'Est joignent Angoulême où ils sèment la panique parmi les troupes d'investissement. Des cavaliers et quelques fantassins qui ont su marcher vite et se cacher l'instant venu atteignent la Dordogne, la franchissent et obtiennent quelque répit. Il y a là sans doute 1.500 hommes et 2 à 300 cavaliers ne désirant pas descendre vers la Garonne où les Toulousains pourraient leur réserver un mauvais sort. Ils décident de marcher vers la Méditerranée afin d'atteindre les terres du Languedoc, seul un petit nombre d'isolés rejoindront Dax pour s'y enfermer. L'arrivée des lambeaux de la puissante colonne d'Abd Al Rahman à Narbonne créé un sentiment de panique parmi toutes les forces du Languedoc.
ANNEE 733
Fin 732, quelques rescapés continuent d'arriver par petits groupes sur la côte Méditerranéenne et les responsables militaires prennent les mesures de sauvegarde qui s'imposent. Il faut rappeler les contingents épars afin de protéger la voie côtière qui doit assurer, le cas échéant, un repli sur l'Espagne. A Narbonne, la garnison entreprend de grands travaux d'aménagement. Toutes les constructions bordant l'enceinte sont détruites pour laisser place à un large fossé qui sera alimenté en eau par une dérivation de la Roubine. Large de 12 à 15m et profond de 1m 50 à 2m, l'ouvrage se développe sur une longueur de 1.600m compris le canal de raccordement qui doit aller au-delà de la Chaussée Romaine. Ces travaux représentent 40.000m3 de déblais, soit le travail de 1.000 terrassiers sur les quatre ou cinq mois de l'hiver. Les terres extraites sont chargées sur des barges et dispersées sur les contours de la lagune tandis que les matériaux de récupération serviront à construire une escarpe à quelque distance du mur d'enceinte afin d'affermir sa stabilité. Ce fossé restera en service plus de 8 siècles.
A l'intérieur de la ville la force d'occupation craint de se trouver mêlée à la population qui manifeste quelques signes d'agressivité. Elle entreprend la construction d'une grande enceinte militaire distincte : l'Alcazaba ou casernement. C'est un rectangle de 90 x 175m cerné d'un mur de 4 pieds et flanqué de 8 tours. Une voie protégée par deux portes dessert l'espace dans le sens de la longueur. Nous avons là un casernement de 14.000m2, soit la surface optimum pour 1.000 combattants à pied et 300 cavaliers. Enfin, 5 à 600 combattants supplémentaires sont casernés dans le château qui borde la Roubine ainsi que dans les tours et les portes de la grande enceinte. Ceci donne une échelle de grandeur concernant l'occupation Musulmane. Avec les garnisons de Carcassonne et de Béziers, le nombre de soldats réguliers disponibles ne doit pas excéder 6 à 7.000, par contre, le nombre d'auxiliaires, de marins et de pirates installés sur la côte augmente régulièrement. Ils sont alors plus de 15 à 20.000.
Les appels à l'aide lancés par la garnison de Narbonne ont été entendus. Des navires affrétés amènent des renforts de mercenaires recrutés mais voyant la ville bien défendue et non menacée, les marins corsaires décident de dériver la majeure partie de ces forces vers un objectif qu'ils convoitent depuis longtemps: les deux cités fortes de l'estuaire du Rhône, Arles et Avignon.
C'est la belle saison. Les bateaux naviguent en toute sécurité et bientôt ils ont amené à pied d'œuvre 5 à 7.000 soldats et marins qui investissent les deux cités. Les châteaux ont été confiés à des Comtes venus de Provence qui doivent défendre les villes avec de modestes garnisons et espèrent bien être secourus. Mais, à la fin de l'année, ne voyant rien venir, ils négocient leur départ avec l'accord de la noblesse de l'arrière pays. Arles et Avignon abandonnées par leurs défenseurs se rendent aux Musulmans. En Occident, la population et l'Église voient là une infamie que Charles Martel va exploiter.
Cette année là, les Francs et leur chef franchissent à nouveau la Loire et marchent vers le Sud. Ils abordent Saintes, lancent quelques assauts d'intimidation et obtiennent le repli de la garnison. Ensuite ils poursuivent leur marche, franchissent les deux fleuves au point coutumier et lancent quelques actions sans rencontrer la moindre opposition. Par contre, Aquitains et Toulousains relèvent la tête et vont bientôt sillonner la province. Les forces Musulmanes de Bordeaux, Dax et Bayonne doivent négocier leur repli avec les Aquitains.
La peur a changé de camp, elle est maintenant dans les rangs des Musulmans. C'est un phénomène déterminant à cette époque où l'appréciation des forces adverses est très aléatoire.
ANNEES 734/735
A la fin de l'été 733, des groupes de pillards dont la flotte vient de débarquer dans le delta du Rhône, s'aventurent jusqu'à Lyon et abordent la vallée de la Saône. Une petite armée Franque et Burgonde s'avance à leur rencontre et les met en fuite. Leur pillage et destruction sont de peu d'importance mais les Chrétiens font grand tapage à ce sujet. Maintenant bien installés dans le delta autour des cités fortes d'Arles et d'Avignon, les Barbaresques renouvellent leur action en 734 et de nouveau une armée Franque et Burgonde, de 2 à 3.000 hommes intervient, atteint Chalon sur Saône, longe le fleuve et chasse tous les petits groupes de pillards qui s'y étaient aventurés. Généralement, ces derniers refusent le combat, rejoignent leurs barques au plus vite et grâce au courant peuvent aisément distancer leurs poursuivants. La nuit venue, les chevaux fatigués doivent prendre du repos, tandis que les embarcations filent et acquièrent une bonne avance. Arrivée à Lyon l'armée Franque franchit le Rhône et entreprend une marche vers la Provence par Vienne, Valence et Orange. Les pillards qui ont sévi sur cette rive fuient à grands coups de rames et les quelques fantassins et cavaliers qui les avaient accompagnés s'égayent vers le Languedoc.
Excédée de courir après un inaccessible adversaire, l'armée Franque arrive devant Avignon et Arles mais les cités sont fortement occupées et sans moyen d'investissement les Francs doivent renoncer. De toute manière il faudrait également une flotte et des équipages armés pour compléter l'action. Les Provençaux ont de nombreux bateaux à Fosse et à Marseille mais sans doute refusent-ils de participer à l'opération. Cette neutralité ajoutée aux compromissions de 733 leur vaut la colère des Francs. L'armée reprend la route du Nord mais se promet de revenir en force pour châtier les Provençaux.
Le site d'Avignon est constitué d'une émergence rocheuse faisant face au Massif de Belle Croix (A). A l'origine, les eaux du Rhône et de la Durance formaient un vaste estuaire et le rocher était cerné par les eaux lors des gandes crues. Dès l'époque Gauloise, les agriculteurs travaillent à stabiliser les terres et installent des rideaux d'abres qui piègent les alluvions. La voie Romaine (B) évite le site jugé alors sans intérêt mais au siècle des Antonins, deux voies d'intérêt local (C,D) viennent le desservir. Les digues ainsi formées activent la stabilisation et le confluent Rhône, Durance se fixe en aval (E). Au Bas Empire, Avignon constitue une position de repli et, dès le 8°s., une petite agglomération entoure le rocher. En 734/735, les Barbaresques déjà bien installés sur les nombreuses îles (F,G,H,J) occupent la ville qui constitue pour eux un repaire sûr entre deux incursions sur le Rhône. Comme à Arles, ils s'y installent fortement mais un siège énergique, doublé d'un barrage fluvial, les forcera au repli. La fortune de la ville viendra du pont construit à la fin du XII°s. à l'initiative des pèlerins se rendant à Rome. La ville se développe: périmètre au XII °s. (K), enceinte du XIV° (L).
L'année suivante, en 735, Charles Martel rejoint la côte Méditerranéenne avec 3 ou 4.000 hommes, marche sur Aix en saccageant toutes les installations nobles qu'il rencontre. En fin de saison, il prend comme de coutume la route du retour non sans laisser de bonnes garnisons à Aix et dans les environs. Il y a là 1 à 1.500 hommes qui ont pour mission de contrôler le pays mais c'est une tâche bien lourde et les pirates Barbaresques, ce chancre qui ravage la côte Méditerranéenne et le Languedoc, paraît difficile à extirper.
ANNEE 737
Deux années plus tard, en 737, Charles Martel lance une nouvelle opération sur la Provence avec une force plus importante, 6 à 8.000 hommes environ. Il est fermement décidé à obtenir des résultats décisifs, et pour la première fois il a joint à son expédition des auxiliaires, des chariots et de l'outillage pour mener à bien ses actions de siège.
Au siècle d'Auguste, Arélate, petite cité forte de caractère colonial, édifiée pour contrôler le débouché du Rhône, connaît une fortune considérable. Le trafic fluvial permet de développer les installations portuaires (A) tandis que le pont (B) fait de la ville un passage obligé pour le transit routier de la vallée du Rhône et de la côte Languedocienne. L'ancien quartier commerçant situé hors les murs (C) s'embourgeoise et se garnit de riches demeures tandis que de fastueux monuments s'élèvent dans la cité. La fin du siècle d'Auguste doit coïncider avec l'apogée de son développement. Au siècle suivant, une bonne part du commerce traité avec les Gaules transite par les ports de l'Atlantique et pour Arles commence un long déclin. Lors des troubles de 250/276, la ville est défendue avec la Marche de Provence mais elle est saccagée lors des dernières grandes invasions. Au V°s. les habitants se replient derrière une enceinte réduite. Il ne reste que 18 ha urbanisés cl moins de 10.000 habitants. En 733, c'est cette ville grandement affaiblie que les Musulmans veulent conquérir afin de l'utiliser comme base de départ pour leur incursion sur le Rhône. La noblesse de Provence abandonne la ville aux conquérants. Les Musulmans espèrent fixer des implantations agricoles dans les riches terres du delta comme ils l'ont fait sur les basses vallées de la péninsule Ibérique mais, en 734, Charles Martel "nettoie" la vallée du Rhône, de Lyon à Vaison, et de 735 à 737, il ravage la Provence terre jugée félonne. En 737, il met le siège devant la ville mais sans résultat. En 752, Arles et Avignon, coupées de leur liaison maritime, seront libérées par l'armée Franque.
L'armée se scinde en deux. Une colonne à laquelle se sont joints des Burgondes aborde la Provence afin d'achever l'action précédemment entreprise et de ruiner le pouvoir de la petite noblesse. Ces cavaliers arrogants et vindicatifs, toujours en querelle, n'ont pas assuré les charges liées à leur rang. Dans le monde rural, comme dans les bourgs et les villes, l'opinion publique gérée par l'Église les accuse de collusion avec l'Antéchrist et les condamne. Les forces venues du Nord balaient méthodiquement le littoral et l'arrière pays, attaquent et brûlent châteaux et demeures des nobles qui doivent fuir comme des gueux. Cependant, comme l'articulation sociale du temps ne saurait se concevoir d'une autre manière, domaines et châteaux seront occupés par de nouvelles familles qui jurent de combattre l'infidèle. Ce sera fait en 752/753, à l'époque où les Francs, de retour avec Pépin le Bref, décideront d'en finir avec la présence Musulmane.
L'autre colonne, la plus importante, menée par Charles Martel en personne longe la côte Languedocienne, défait toutes les forces Musulmanes qu'elle peut engager, investit Béziers et atteint Narbonne où se sont réfugiés la plupart des adversaires en fuite. La place est donc fortement défendue par 3 à 3.500 combattants de métier que la peur motive et que la présence d'une flotille dans la lagune rassure.
L'investissement de Narbonne commence. Les Francs enserrent la ville, élèvent des palissades avec tours et bastions de bois, le tout doublé de levée de terre. Ce dispositif doit empêcher toute sortie mais Charles Martel a, semble-t-il, mal apprécié la situation. Le chenal d'accès, large de 50m environ se trouve bordé de lagunes fangeuses sur 200 à 300m de profondeur, la voie maritime demeure ouverte tandis que la garnison suffisamment nombreuse a conservé le contrôle de la rive Sud-Ouest de la Roubine et des 200 à 300 derniers mètres du chenal. L'approvisionnement par bateau, bien que difficile, reste possible et peut se faire à l'aide de petites embarcations à rame, bardées de claies contre les flèches. Le siège traîne en longueur. Les Francs doivent admettre qu'ils ne maîtrisent pas totalement la technique des investissements. Pour étouffer définitivement l'agglomération, il faudrait chasser la flotte Barbaresque de la lagune ou bien disposer de moyens techniques, barges et sonnettes, pour construire une digue et des tours en bois et couper ainsi le chenal d'accès, mais cela demande des moyens qu'ils n'ont pas sous la main.
Athim gouverneur de la ville a confiance. Il est persuadé que les Francs repartiront vers le Nord en fin de saison comme ils en ont coutume. Il suffit de tenir quelques mois. Cependant il a communiqué le caractère précaire de sa situation aux autorités Musulmanes d'Espagne qui envoient une puissante colonne destinée à dégager la place. Avertis du fait, les Francs se réjouissent, voila de quoi sortir l'épée du fourreau et se dégourdir les jambes. Charles Martel et ses hommes engagent les forces adverses à quelque distance de Narbonne et chargent selon leur coutume. Un chroniqueur nous dit qu'ils feront un grand carnage de Musulmans. C'est la bataille dite de la Berre, petite rivière qui alimente la lagune à 16 km au Sud de Narbonne. Mais cette victoire ne change en rien la situation de la ville assiégée. Fin 737, ou au printemps 738, les Francs mobilisent des forces locales qui, jointes à un millier de leurs soldats doivent maintenir l'investissement et mener le siège à son terme. Charles Martel, ses compagnons et leurs hommes, reprennent la route du Nord afin de rejoindre leurs domaines.
L'investissement va tenir 2 ou 3 années puis se relâcher et enfin s'évaporer. Les Musulmans retrouvent une certaine liberté d'action en Narbonnaise comme dans la vallée du Rhône où les bateaux corsaires demeurent actifs. Charles Martel fatigué, il lui reste 3 années à vivre, consacre ses dernières forces à soutenir comme il l'a toujours fait, les actions de Saint-Boniface en Germanie et c'est semble-t-il une tâche sans fin. Toutes les actions des Bénédictins de cette époque sont peu appropriées à la psychologie Germanique. Boniface a réussi à restaurer les évêchés de Bonn, de Spier mais surtout de Cologne et de Mayence dont il assure personnellement la gestion épiscopale. Cependant les fondations Bénédictines avancées de Thuringe, dont Fulda, sont périodiquement détruites et c'est dans cette province que l'apôtre de la Germanie trouvera la mort en 754, après avoir fait abattre un chêne sacré. Les interventions armées des Francs pour le soutenir n'ont fait que tendre la situation.
Charles Martel meurt en 741. La présence Musulmane sur les côtes du Languedoc était alors jugée comme préoccupation secondaire.
PEPIN LE BREF, 741
Charles Martel laisse deux fils: Pépin à l'esprit clairvoyant et bon politique et Carloman de caractère incertain et de tendance mystique. Ils vont gouverner de concert, pour un temps, avec sur le trône de Clovis un rejeton, de la lignée Mérovingienne, Childéric III. C'est un monarque à leur convenance qu'ils tiennent en étroite surveillance afin que son entourage ne devienne pas, à nouveau, un foyer de sédition au profit de la Neustrie. Les deux frères continuent la politique de leur père mais Carloman entend soutenir l'action de Boniface en Germanie et Pépin, que les cavaliers de la caste Franche ont choisi, se veut plus opportuniste et veut consacrer l'essentiel de son action à la restauration du royaume de Clovis. Les évêques d'Occident l'encouragent vivement dans cette voie. En 747, Carloman qui se trouve maintenant dans l'ombre de son frère voyage beaucoup. Il se rend en Italie, puis à Rome, où il est accueilli au Saint-Siège. Le Souverain Pontife qui veut flatter la nouvelle puissance montante, les Carolingiens, le reçoit avec les plus grands égards mais Carloman, troublé, se retire au Mont-Cassin puis abandonne toutes ses prérogatives politiques.
A Byzance, l'empereur Léon III, l'Isaurien, a interdit le culte des images en 726. Cette mesure prise sous influence Orientale est très impopulaire dans l'église Grecque et catégoriquement refusée par Rome. Ce comportement politique iconoclaste affaiblit particulièrement l'exarchat de Ravenne où le Gouverneur mécontente le clergé tandis qu'il voit ses moyens militaires et financiers considérablement réduits par Bizance toute occupée par la lutte contre les Musulmans. Enfin, sa position devient particulièrement critique quand il doit augmenter les prélèvements fiscaux. En 751, les Lombards qui contrôlent la majorité de la vallée du Pô chassent les derniers Bizantins du golfe Adriatique et de Ravenne. Ils ont la sagesse de cibler leur intervention et de ne pas interférer dans les questions religieuses. Le changement de pouvoir se fait sans difficulté.
Il serait puéril de prendre en compte tous les lieux abordés par les Musulmans et de tracer ainsi une limite d'occupation. La grosse majorité de leurs actions ne fut que des raids saisonniers voués au pillage et menés avec extrême violence afin de terroriser les populations. La zone (A) résume ces actions tandis que la zone (B) couvre les terres où les Musulmans ont séjourné plusieurs années. Il s'agit de la côte Languedocienne, du delta du Rhône et du littoral d'Aquitaine. Cependant, sur tous ces territoires, l'action des envahisseurs se limite à l'occupation des villes, des places fortes, avec soumission et pillage de l'environnement rural. Les très rares fixations d'émigrants se trouvent sur les petits ports du Languedoc et dans quelques îles du delta du Rhône. Les actions Musulmanes furent suffisantes pour frapper les esprits mais leur marque sur notre territoire sera dérisoire.
Par contre, les Lombards n'ont pas tenu compte des intérêts de Rome. En progressant vers le Sud, ils occupent bon nombre de villes Italiennes qui constituent l'assise de la puissance pontificale. Le Vatican se juge menacé, ses ressources financières, comme son influence politique, sont maintenant limités à la région de Rome et les papes vont devenir exclusivement Latins, voire Romains. Cette dérive n'est pas appréciée par les évêques Francs et comme l'Église d'Espagne a disparu et que celle de Grande-Bretagne est lointaine, le pouvoir de la diplomatie Vaticane se trouve réduit à sa plus simple expression. Saint-Boniface est appelé à Rome en toute urgence. Ils doit arriver dans la ville éternelle fin 751 et le Souverain Pontife lui demande de proposer la couronne royale au jeune chef de guerre Pépin dit le Bref.
Cette affaire sera menée rondement. Dès le début de l'année 752, Boniface met la couronne royale sur la tête de Pépin et envoie Childéric III méditer sur son triste sort dans l'abbaye Saint-Bertin. C'est une fondation modeste qui s'est développée au pied de la butte de Saint-Omer sur les ruines d'un vicus Gallo-Romain, le long des rives de l'Aa.
Ce couronnement met Pépin le Bref en position délicate. Pour les évêques Francs c'est à leur convenance et à Reims que l'on doit recevoir la couronne de Clovis. D'autre part, les prélats n'apprécient pas l'action de Boniface à qui Carloman avait confié une réforme du clergé Franc. L'apôtre de Germanie avait mis en cause les liens étroits entretenus par les évêques avec la bourgeoisie locale et cette velléité de réforme l'avait fait franchement détester dans les cités septentrionales.
Cependant, Pépin le Bref va se révéler fin politique. Il désavoue les initiatives engagées par son frère et comprend que l'action des Bénédictins en Germanie est, pour l'heure, vouée à l'échec. Il faut sans doute changer de politique ou pour le moins changer le profil des moines envoyés Outre-Rhin. Tant que les missionnaires de l'Ordre s'acharneront à convertir les masses, ruinant ainsi le pouvoir des chefs coutumiers et de la caste équestre, leurs fondations seront saccagées et brûlées dès que l'armée Franque aura tourné les talons. Pépin couronné décide de se détourner de la Germanie et de se consacrer sérieusement aux affaires de son royaume. Dépourvu de soutien militaire Boniface sera assassiné, nous l'avons vu, deux années plus tard, en 754.
Dès le printemps 752, Pépin rassemble à nouveau une armée et descend sur la vallée du Rhône comme l'avait fait son père. Les cavaliers Francs sont heureux de changer de terrain d'action, de quitter les forêts de Germanie pour les terres ensoleillées du Languedoc et les candidats au départ sont nombreux. Depuis douze années qu'ils sont sans contrainte, les Musulmans ont repris la quasi totalité de leur position et occupent un vaste domaine allant de Carcassonne à la vallée du Rhône. Pour le nouveau roi tout est à refaire.
752 CAMPAGNE DU LANGUEDOC
Après avoir longé le Rhône sur la rive Est, les forces Franques arrivent sur les bords de la Méditerranée. Pépin le Bref reprend la tâche de son père et compte bien en finir avec les incursions Barbaresques dans le bassin Rhodanien. Pour juger de l'effet conjugué d'une couronne et d'une puissante armée, il ordonne aux Provençaux de rassembler une flotte afin d'investir par le Rhône les cités d'Arles et d'Avignon et assure l'encerclement avec ses propres forces d'infanterie. Ces appareils de siège mis en place, il franchit le Rhône avec l'aide des bateaux disponibles et marche sur Narbonne.
Devant la cité qui sert de pivot au dispositif Musulman, il se souvient des ouvrages réalisés par son père et décide de reprendre les mêmes travaux mais en fermant l'accès au port. Aux fortins et palissades qui enserrent la cité il ajoute deux chemins protégés à droite et à gauche de l'embouchure de la Roubine. Longs de 500m chacun ils se terminent par deux puissants bastions avec ouvrage de terre et de bois en forme de tête de bélier qui enserrent la Roubine au plus près. Enfin il fait construire des barges et plante des pieux dans le courant afin de former une digue continue tandis que les barges immergées serviront de base pour des tours de guet. L'investissement est total.
Dans le temps où les terrassiers, bûcherons et charpentiers recrutés sur place travaillent à l'énorme chantier, les forces Franques nettoient l'arrière pays et lèvent des contingents pour occuper les ouvrages. Cependant, les populations du littoral qui ont vu les Francs venir et repartir maintes fois, rechignent à s'engager dans l'aventure. Les recruteurs doivent gagner le Haut Languedoc et solliciter ceux qui ont déjà payé un lourd tribut aux bandes de pillards.
En 753 la cité de Carcassonne est investie à son tour. D'autre part, Arles et Avignon, majoritairement tenues par des corsaires que le désespoir gagne, sont reprises sans grande difficulté. Les Musulmans ont fui par bateaux, grâce à la négligence des Provençaux affectés à la garde du Rhône. Les deux derniers bastions Musulmans, Narbonne et Carcassonne, auraient sans doute été reconquis dans l'année 754 si Pépin le Bref n'avait du gagner l'Italie pour répondre à l'appel du Souverain Pontife et honorer les engagements pris lors de son couronnement
LES CAMPAGNES D'ITALIE
Rome dont l'importance dépasse toujours les disponibilités de son assiette économique vit telle une capitale religieuse. Il lui faut les subsides que lui procurent les autres villes de la chrétienté ainsi que les revenus des pèlerinages. L'avance des Lombards étouffe la ville doucement mais sûrement. Au Printemps 754, Pépin qui a laissé une partie de ses hommes en Narbonnaise rassemble de nouvelles forces et gagne la vallée de l'Isère puis celle de la Maurienne. Les 4 à 6.000 hommes de l'armée Franque s'engagent sur le tracé de la voie Romaine qui mène au Mont-Cenis. La chaussée est en mauvais état et les Francs, comme leurs chevaux, ne sont pas habitués à la montagne. La traversée est sans doute plus longue que prévue. Une fois dans la vallée, Pépin et sa troupe arrivent devant Suze et trouvent une puissante cité forte où tours et courtines sont garnies de défenseurs. L'investir prendrait un temps considérable. La troupe avance donc en Italie du Nord, espérant rencontrer une armée Lombarde menée par le roi, armée qu'il suffirait d'écraser pour remporter un succès définitif. Au lieu de cela, les Francs arrivent devant Turin également fortifiée et bien défendue. Pépin doit se rendre à l'évidence, les princes Lombards occupent les villes et les citadelles et semblent bien intégrés à la population qui, de son côté, regarde sans complaisance cette troupe à l'humeur agressive.
L'armée reprend sa marche en suivant le Pô et rencontre quelques petites forces Lombardes qu'elle bouscule aisément mais ce n'est pas une victoire au sens propre du terme. Pépin le Bref apprend que le roi des Lombards réside à Pavie mais la route est encore longue et la saison s'avance. Il ne veut pas être pris au piège des Alpes et reprend le chemin du retour, fin Août, début Septembre. Ce fut donc une campagne de reconnaissance sans grand résultat mais très utile pour l'organisation de la seconde expédition.
En 756, Pépin le Bref se présente une seconde fois dans la vallée de la Maurienne et gère son avance afin de gagner du temps. Il aborde la montée au col avant la fonte complète des neiges et se fait accompagner par des montagnards "réquisitionnés" qui balisent la voie et la dégagent éventuellement. Ces auxiliaires ont également pour charge de préparer les étapes de cette importante troupe de 6 à 8.000 hommes. Le franchissement s'est fait beaucoup plus rapidement que l'année précédente. Arrivées sur le versant Italien, les troupes forcent la marche, négligent totalement les cités de Suze et de Turin et se dirigent sur Pavie.
Après un long chemin par les anciennes voies Romaines très mal entretenues et qui traversent de nombreux petits villages aux rues étroites, l'armée Franque arrive aux abords de Pavie. Là ils peuvent engager des forces Lombardes plus importantes et obtiennent des succès sans équivoque. Nous ignorons les détails de ces engagements mais les conséquences de ces défaites furent sans doute déterminantes sur l'esprit du roi des Lombards qui accepte de négocier. Les Francs obtiennent le retrait des forces adverses des versants Sud des Apennins contre la levée du siège de Pavie. Cette fois l'objectif demandé par le Souverain Pontife est atteint. Mais ce n'est qu'une victoire diplomatique et rien n'est définitivement réglé. C'est Charlemagne qui, lors de sa seconde campagne, emportera la ville de Pavie, capturera le roi Lombard, Thierry, et se fera couronner à sa place. Ce succès fut sans doute obtenu avec la complaisance des cités Italiennes qui se lassaient de ces guerres et des ruines qu'elles occasionnaient.
ANNEE 758/759
En 758, Pépin reprend le chemin du Languedoc et arrive à Narbonne où l'investissement s'est une fois encore relâché avec la fuite de nombreux contingents recrutés sur place. La ville est à nouveau approvisionnée, peu, certes, mais suffisamment. Les Francs qui, tout au long des campagnes successives se sont forgé une bien triste opinion des Méridionaux décident de prendre en mains la totalité des opérations et de les mener avec une extrême rigueur. Il faut se rendre à l'évidence, la ville n'a pas tenu six années de siège sans de sérieuses complicités avec les populations environnantes. Les approvisionnements arrivaient aux Narbonnais et les Musulmans en profitaient. Afin d'éviter ces pratiques, les Francs chassent toutes les populations Languedociennes sur un large rayon et au cours de l'hiver 758/759 le blocus de la ville est total. A l'intérieur des murs, la faim se fait cruellement sentir et les populations Chrétiennes de la cité forment des cellules de résistance. Les responsables prennent contact avec les Francs, demandent des armes et promettent d'assaillir la garnison d'une porte puis de l'ouvrir aux troupes Franques qui doivent se tenir prêtes. Ainsi fut fait et les hommes de Pépin entrèrent dans la place.
Les ruelles étroites de la cité sont le théâtre d'une chasse aux Musulmans systématiquement massacrés. Il ne reste bientôt que la citadelle intérieure, l'Alcazaba qui, mal isolée de la ville, est difficilement défendable. Elle sera prise d'assaut et, là encore, c'est un carnage. Pour le prix de leur participation, les Narbonnais obtiennent de préserver leur indépendance et leurs privilèges. Les points forts établis par les Musulmans ne seront pas occupés par les Francs et les bourgeois préserveront tous droits de commerce sur la côte sans payer de dîme. L'évêché sera leur seule charge.
En 737, Charles Martel dispose de forces importantes, 6 à 8.000 combattants plus les auxiliaires. Après avoir libéré les côtes du Languedoc, il met le siège devant Narbonne mais ses hommes sont peu enclins aux assauts sur les villes fortes, il faut donc compter sur le siège et la famine pour prendre la place. La ville est enserrée d'ouvrages de terre et de bois (A) dont les Francs attendent des résultats rapides mais la majorité des Narbonnais est toujours Languedocienne, 6.000 contre 3.000 Musulmans, et ces Occitants ont des accointances dans la région. Les approvisionnements arrivent par la lagune et les assiégeants n'ont pas de bateaux pour s'y opposer. A l'automne 733, une force Musulmane de secours arrive d'Espagne. Les Francs l'engagent sur les rives de la Berre (B) et sont vainqueurs. C'est un carnage, dit-on. Le nombre des combattants est incertain mais 2 à 3.000 Francs contre 5 à 6.000 Musulmans paraît logique. En 738, lassé, Charles Martel confie l'investissement à une troupe locale qui se maintient 3 ans avant de s'évaporer. En 752, Pépin le Bref arrive à son tour devant Narbonne et reprend le dispositif édifié par son père puis construit 2 redoutes de bois, les têtes de bélier (C) mais c'est toujours insuffisant. Après ses campagnes d'Italie, 754/756, Pépin reprend le siège de Narbonne et en 758 fait édifier une digue de bois pour couper l'accès à la lagune. Il chasse également les Occitants du voisinage. Cette tactique porte ses fruits. En 759, les Narbonnais demandent des armes aux Francs pour surprendre les gardes Musulmans et ouvrir les portes. Cette action sauve l'honneur de la ville.
Après ce succès, les Francs marchent vers le Sud et chassent les Musulmans, soldats, pêcheurs et civils des petits ports de la côte. Puis ils dégagent la voie Romaine menant au col du Perthus, ce sera leur ultime point de progression. Après les campagnes d'Italie, Pépin rechigne à s'engager au-delà des Pyrénées. La même année, Carcassonne passe aux mains des Aquitains.
Avec la chute de Narbonne en 759, s'achèvent les actions Musulmanes au Nord des Pyrénées. Cette présence aura duré 38 ans et l'occupation permanente fut constamment limitée aux abords de la côte Méditerranéenne, de Carcassonne aux villes du delta du Rhône. En tout autre lieu, ces forces n'ont mené que des actions de pillage avec parfois des occupations de quelques années comme sur la côte Atlantique. La marque Musulmane au Nord des Pyrénées fut donc négligeable et il serait inopportun de dessiner une zone d'occupation en joignant d'un trait fort, sur une carte, tous les lieux extrêmes qu'ils ont abordés. A l'automne 759, Pépin le Bref et sa troupe, regagnent temporairement le Nord, les Francs se préparent à régler le lourd contentieux qui les oppose aux Aquitains.
LE SACCAGE DE L'AQUITAINE
La notion d'indépendance a ses limites plus ou moins subtiles. Dans un certain contexte, c'est une "revendication légitime" mais elle ne dispense pas de la responsabilité collective. Si une menace grandit et met en péril l'équilibre, voire la liberté de tous, le même comportement devient égoïste et coupable. C'est ainsi que sera perçue la politique menée par l'Aquitaine et le Comté de Toulouse sur le demi siècle en question. L'attitude des Aquitains face au péril Musulman les a déconsidérés aux yeux de la chrétienté Occidentale. Certes les armées du Nord ont bien tardé à s'engager mais, selon les règles de suzeraineté alors en vigueur, il fallait un appel sans équivoque des nobles du pays pour que les Francs puissent intervenir.
Pourquoi ces contingences toujours évoquées et généralement piétinées ont-elles été pour une fois respectées? Ce fut sans doute l'effet d'un sordide calcul, les Aquitains ne voulant pas voir les Francs chez eux quant à Pépin le Bref, désireux d'imposer sa couronne à l'ensemble du pays, il voyait avec satisfaction l'Aquitaine politiquement affaiblie.
De 761 a 768, l'armée Franque conduite par le Roi va parcourir les terres d'Aquitaine et saccager châteaux et domaines de la noblesse. C'est une page que l'Histoire de France néglige mais que les Languedociens considèrent comme l'une des périodes les plus noires de leur passé.
Au cours des opérations que nous venons de suivre, les Francs avaient systématiquement gagné la côte Méditerranéenne par la vallée du Rhône, terre Burgonde. Par contre, en 761, pour atteindre Carcassonne, ils s'engagent sur la voie directe qui suit la vallée de l'Allier, traverse l'Auvergne et atteint le Languedoc par le col de la Bastide. C'est une voie Romaine bien aménagée. Mais Clermont-Ferrand et la riche vallée de la Limagne sont traditionnellement fiefs d'Aquitaine et le nouveau duc, Waïfres, un rejeton descendant des conquérants Visigoths, se juge agressé. Il rassemble une troupe et marche sur Clermont. L'engagement eut lieu au centre de la Limagne, près de Riom. Les Aquitains battus se replient et se réfugient dans la métropole d'Auvergne contenue pour l'essentiel dans l'enceinte du Bas-Empire.
Face aux murs de Clermont-Ferrand, les forces Franques lancent l'assaut, pénètrent dans la ville et chassent les Aquitains. Mais l'affrontement a provoqué des incendies qui vont ravager la ville et détruire la vénérable cathédrale de Namace. Elle sera reconstruite aux frais de Pépin lui-même mais cette bataille sera le catalyseur de toutes les haines et le début d'un long conflit.
En 762, Pépin le Bref installe une base d'opération à Saintes dont l'environnement rural est déjà fortement occupé par des colons Francs. Il s'assure ensuite des places fortes jalonnant la voie Romaine menant à Libourne. Les Aquitains qui voient là une confirmation de la marche de Saintonge n'ont que peu de réaction. Les objectifs des Francs se dévoileront l'année suivante. Des colonnes fortes de 500 à 1.000 fantassins et cavaliers pénètrent profondément dans la province afin de détruire les installations nobles comme ils l'avaient fait en Provence. Châtier l'Aquitaine pour son comportement indigne face à la menace Musulmane semble le maître mot. Châteaux et domaines sont attaqués, incendiés et les occupants et leur famille chassés sans ménagement. Malheur aux bourgades et petites villes qui abritent un château comtal. Elles n'échapperont pas aux assauts souvent suivis d'incendies.
La réaction des Aquitains d'abord diffuse s'organise. Vaïfres s'y emploie mais des cavaliers Francs désireux d'occuper les domaines vacants arrivent en nombre chaque année et assurent un renfort régulier à Pépin le Bref. La guerre va durer six ans. Les Aquitains perdent la plupart des petites batailles qu'ils engagent. Au bout de quelques années, les bourgades et les villes épuisées par ces affrontements incessants commencent à fermer leur porte aux hommes de Vaïfres puis les ouvrent à l'armée Franque afin que l'assaut soit limité au domaine comtal. Parfois celui-ci, jugé indéfendable, est déserté par ses occupants avant l'arrivée des Francs. Le Comte de Toulouse qui voit le vide se faire autour de lui propose de négocier. Jugeant que c'est là un trop gros morceau, Pépin le Bref accepte volontiers. D'autres villes vont suivre cet exemple.
Comme toujours, l'histoire sera écrite par les vainqueurs ou à leur profit et les dévastations commises par les Francs minimisées. C'est le cas de nombreuses abbayes, telle Moissac, brûlée à cette époque. Le méfait est attribué aux Musulmans mais le site semble se trouver hors leur itinéraire, par contre, nous voyons la fondation reprise par des moines septentrionaux et la reconstruction payée par Pépin le Bref et Charlemagne. Ensuite, l'abbaye passe sous la coupe des Bénédictins de Tours et devient l'une des étapes du pèlerinage de Saint-Jacques. A cette époque les Francs ne se privaient pas d'aborder sans ménagement les abbayes afin d'en prendre le contrôle, mais les chroniques ne traitent que des reconstructions et des agrandissements menés par les nouveaux maîtres.
En 768, Vaïfres ne contrôle plus qu'un petit nombre de places fortes, toutes situées sur la côte Atlantique. Il chevauche et parcourt sa province afin de rassembler quelques forces mais tombe sur une colonne adverse et se fait tuer au cours d'un rapide engagement. L'Aquitaine épuisée se soumet. Les Francs, alors au nombre de 8 à 12.000, contrôlent toute la région et s'installent en maîtres. Les villes s'inclinent sans trop d'arrière pensée puisque les hommes du Nord s'intéressent surtout aux grands domaines ruraux et peu aux installations comtales établies dans les cités.
LA MORT DE PEPIN LE BREF
Le roi Franc, déjà malade, peut jouir un court instant de son pouvoir sur les terres du Languedoc mais, épuisé, il doit quitter Saintes et regagner son palais de Clichy. Son état empire et pour le soustraire à l'affection bruyante de ses soldats et compagnons d'armes qui peuplent le grand domaine développé par Dagobert, la reine, Bertrade de Laon, l'emmène à l'abbaye de Saint-Denis toute proche. Là elle espère le soigner ou, dans le pire des cas, lui assurer une fin très chrétienne.
A l'annonce de la maladie du Souverain, les grands du royaume se précipitent vers Saint-Denis et le mois d'octobre se passe en conciliabules sans fin sur l'avenir de la monarchie. Les évêques sont nombreux. Eux qui furent très réservés lors du couronnement veulent des garanties contre l'emprise des Bénédictins dont ils redoutent les excès de rigueur, quant aux chefs militaires, ils veulent connaître et apprécier qui sera leur nouveau maître.
Le roi a deux fils: Charles un gros garçon blond et rose haut de 1, 94m passionné de ripailles, beuveries et chevauchées. Il désole ses parents et surtout sa mère qui semble préférer le second, Carloman, plus sage et plus cultivé que son frère. A l'énoncé de ces caractères, autant dire que les choix sont faits. Les évêques, comme les Bénédictins, aimeraient Carloman au pouvoir tandis que les cavaliers ont déjà choisi Charles.
En mettant au pas la noblesse de Neustrie et de Bourgogne, et en ruinant celle d'Aquitaine, Pépin le Bref avait tracé les contours du royaume de France. D'autre part, en prenant ses distances avec l'Italie, Rome et la Germanie, il se donnait les moyens de son programme national: ce fut un grand roi. A sa mort, survenue en automne 768, sa succession s'avère délicate. Nobles et Cavaliers se lamentent, boivent et festoient dans le vaste palais de Clichy tadis que gens d'église, diplomates et intrigants de tout poil échafaudent leurs projets d'avenir dans l'ambiance feutrée de l'abbaye de Saint Denis. Les Cavaliers ont déjà trouvé leur guide et c'est le glaive qui va trancher le différend.
Parmi les grands du royaume venus à Saint-Denis, un petit groupe se distingue. Ils sont désolés de la longueur et de l'âpreté des discussions. Ils pensent que la gestion d'un "Etat" est plus affaire de réflexion que d'intérêts de caste et leur entente va jouer un grand rôle dans le règne à venir. Bertrade transmet au roi les résultats des négociations avec sans aucun doute ses propres commentaires. Pépin qui a toujours apprécié le jugement de son épouse se fait une opinion, mais le soir venu, rien n'est réglé.
A la nuit tombée, Charles le gros garçon rose et blond prend son cheval et rejoint le Palais de Clichy où les fidèles compagnons se sont rassemblés. Ici la table est bien servie, les boissons abondantes et les servantes alertes et accueillantes. Ceux qui ont longtemps chevauché au côté du roi comprennent que sa fin est proche et tentent de noyer leur chagrin. Le jeune Charles bon mangeur et bon buveur apprécie leur chaude camaraderie mais le lendemain le roi est toujours de ce monde et les discussions s'éternisent. Au dernier jour, et pour éviter tout risque, chacun se rallie à la coutume Franque que Bertrade propose: le partage du domaine. Comme tous les bons compromis, c'est le plus mauvais choix.
La Chaussée d'Agrippa évite la dépression de la Saône, longe les Côtes d'Or puis gagne la métropole des Lingons, ce faisant elle passe à proximité d'une agglomération Gauloise de faible importance installée au confluent de l'Ouche et du Suzon. Le potentiel économique drainé par la voie fixe de nombreuses activités artisanales et l'ensemble forme, dès la fin du 1er s., une vaste agglomération régulièrement urbanisée, d'une superficie de 80 ha environ avec 30.000 habitants (faible densité). La voie d'Auxerre forme le decumanus. Nous proposons un maillage conforme aux impératifs d'un plan de V.R.D avec captation sur le Suzon (A), axe des chasses d'eau (B) et évacuations (C,D). Fin II°s., un faubourg artisanal se développe sur les bords de l'Ouche. Là se trouvent les premiers sanctuaires chrétiens (F), Avec la crise du Bas Empire une cité forte a dominantes bourgeoises se construit sur l'autre rive (G). Périmètre du Bas Moyen Age (H).
Une fois la province "Provence" acquise, les commerçants Romains veulent toute liberté d'action sur le Rhône, le grand fleuve devient la nouvelle frontière dès avant la conquête et Lyon qui forme verrou, au Nord, constitue une position stratégique primordiale. La Gaule vaincue, la ville se trouve ù l'origine des premières grandes voies et le transit économique est considérable. La bonne société Gallo-Romaine s'enrichit et s'installe de manière fastueuse sur la colline de Fourvières avec un forum (A), un théâtre (B) et un odéon (C). L'ensemble urbain est cerné d'une muraille Haut Empire (E). Cette cité nouvelle tire profit des installations basses qui se développent sans cesse. L'île de Canabae reçoit une urbanisation régulière maillée (F) basée sur la Chaussée d'Agrippa (G) qui franchit les deux ponts (H,J). La presqu'île de Condate reçoit également un maillage axé sur le pont (K) qui mène à l'amphithéâtre des trois Gaules (L), ce dernier est flanqué d'un vaste espace cerné de portique (M). Avec un centre commercial (N) et un port fluvial (P) bien protégé du courant d'hiver, l'île de Canabae devient vite la partie la plus active sinon la plus riche de l'agglomération. Toutes les installations ouvertes de Lyon seront détruites de 250 à 280 et la restauration Constantinienne voit les activités artisanales et commerçantes se concentrer au pied de la colline de Fourvières (G). L'ensemble est cerné d'un mur Bas Empire, léger, de 6 p. (R) qui se raccorde à l'enceinte haute. Vers la fin du IV°s., l'agglomération Romaine du Haut Empire soit abandonnée et l'ensemble sur berge se ferme d'un nouveau mur (S) qui s'appuie sur l'ancien forum. Au Mérovingien, l'île de Canabae retrouve quelques activités qui seront saccagées par les raids Musulmans.