TROIS ABBAYES

SAINT RIQUIER

L'abbaye de Saint-Riquier se trouve en Picardie Maritime. C'est une région qui fut longtemps vouée au bocage et à la petite polyculture comme en témoignent les nombreux enclos ruraux archaïques découverts par R. Agache, notamment sur la crête de Neufmoulin (1/269). A l'époque Gauloise précédant la Conquête, le pays avait sans doute préservé une organisation politico-militaire à base d'oppidum traditionnels comme celui de Liercourt Hérondelle sur les rives Sud de la Somme, au-dessus de Pont-Rémy (1/60), ou bien celui du mont de Caubert dominant Abbeville.

Ces caractères se retrouvent sur toute la frange littorale allant de la Seine à Boulogne. Ce sont des terres auxquelles César n'accorde pas grand crédit militaire et si les Bellovaques furent gratifiés d'une action lors de la Huitième Campagne, l'année qui suivit la reddition d'Alésia, les sections de littoral contrôlées par les Ambianis et les Atrébates seront assimilées par simple occupation. Dans ce programme de pacification, qui doit se prolonger sur plusieurs décennies, l'armée Romaine installe un camp légionnaire de 20ha sur le flanc de l'oppidum de Liercourt ainsi que divers petits camps destinés à des cohortes. R Agache en a identifié deux: l'un près de Monflières à 4 km d'Abbeville (113°), l'autre à l'Est de la crête de Neufmoulin, à proximité de l'abbaye de Saint-Riquier. C'est ce camp de cohorte qui fut sans doute à l'origine de l'agglomérat rural voisin.

Sur le premier tiers du siècle d'Auguste, la Gaule se pacifie rapidement et la fonction militaire des camps s'estompe. Cependant de grands travaux routiers se développent et deux voies passent à proximité du site de Saint-Riquier. Il s'agit de la Chaussée d'Agrippa menant vers Boulogne et d'une voie de moindre importance qui semble longer le littoral et franchit la Somme en un point qui deviendra Abbeville. Le chantier de la Chaussée d'Agrippa qui passe à 5km de Saint-Riquier doit justifier une nouvelle affectation du camp de cohorte tandis que les mouvements de population impliqués par les travaux engendrent un vicus à quelque distance: c'est Cantula (en Ponthieu). Mais le petit centre économique ainsi mis en place va bientôt s'effacer devant une ville de caractère Augustéen établie à cheval sur la Chaussée d'Agrippa, c'est Duroicorégium aujourd'hui Doncoeur en Ponthieu.

Ces deux agglomérations seront détruites lors de la tourmente de 250/275 mais Cantula qui se trouve au centre d'un terroir bien équilibré avec terres vertes dans la vallée et espaces céréaliers sur le plateau se reforme rapidement sur l'articulation ancienne et doit se stabiliser à 300 ou 400 habitants. Au VII°s., vit là un grand propriétaire terrien, un certain Riquaire et ce nom semble indiquer une origine Germanique (Franque). Vers 630/635, sous le règne de Dagobert Ier, notre homme reçoit en sa demeure deux prêcheurs itinérants: Caidoc et Frichor venus lui apporter la bonne parole. Bientôt converti il gagne à sa foi son entourage ainsi que les habitants du village. Ensuite commence l'afflux des routards inspirés qui viennent louanger le brave homme et s'installer en sa demeure Cependant cette masse de gens qui se disent ses disciples envahissent ses domaines, et dévorent ses récoltes finissent par l'inquiéter. Sur la fin de sa vie, il abandonne tout et se replie en solitaire dans un ermitage situé en lisière de la forêt de Crécy, toute proche. C'est là qu'il meurt en odeur de sainteté vers 645.

Ses compagnons ramènent sa dépouille à Cantula et l'inhument dans le petit sanctuaire qu'il avait fait construire à l'usage de la communauté. Cette première église devait se trouver à proximité de la demeure de Richarius au Nord de la route suivant la vallée mais la majorité de ses propriétés devait s'étendre au Sud de la voie, sur les pentes menant vers le ru.

Sur les 50 années qui suivent, "la fondation" connaît sans doute une existence chaotique où le domaine du Bienheureux fermier se vide chaque été au temps des travaux des champs pour se remplir, une fois l'hiver venu, d'une multitude de mendiants inspirés qui parfois pratiquent une charité agressive. C'est alors un phénomène admis comme l'air du temps. Que faire à l'encontre d'une misère que ces gens cultivent comme une bénédiction? La solution prend forme très loin, à Rome, sur la colline Vaticane dans l'esprit de Grégoire et au nom de Saint-Benoît.

Les premiers Bénédictins selon la règle arrivent à Cantula vers 700 et entreprennent une sérieuse remise en ordre. La petite église prend rang d'abbatiale et se trouve intégrée dans un vaste polygone fermé, ce sera le cloître. Côté Ouest, nous trouvons une série de petites cellules précédées d'un auvent, aux angles Sud et Est, deux autres lieux de culte, l'un réservé au service des villageois et l'autre aux veillées funèbres. A l'intérieur de cette enceinte règne maintenant la discipline la plus rigoureuse et les candidats à l'accès doivent fondre comme beurre au soleil. Oublions la légende dorée et jugeons le phénomène de manière objective. Ce que proposent désormais les abbayes selon la règle est un internement à vie avec un régime qui ferait frémir bien des détenus d'aujourd'hui. Cela doit nous donner la mesure de la plaie sociale que constituait alors ces mendiants inspirés.

Cette articulation cloîtrée à laquelle la population environnante a sans doute participé de ses deniers doit s'achever vers 760/780 et c'est l'époque où le monastère rentre officiellement dans le concert des fondations Bénédictines. Cependant l'emplacement n'est pas très favorable au développement ultérieur. C'est un gros village rural hors des circuits économiques et ces derniers ont repris leur place traditionnelle le long des vallées et sur les routes Romaines toujours en service. C'est donc le point de convergence et de franchissement situé à Abbeville qui rassemblera commerce et artisanat. Le nom que portera l'agglomération sur la période historique Abbeville (villa de l'Abbé) a troublé bon nombre d'historiens qui ont vu là une dépendance de Saint-Riquier.

Dès l'avènement des Carolingiens et avec la réforme des abbayes voulue par les instances impériales, Saint-Riquier reçoit une grande et somptueuse abbatiale. Il s'agit sans doute de fixer un pion politico-religieux au centre de cette région qui demeure aux confins de l'implantation Franque. L'édifice qui comporte double transept et abside profonde prend la place de la petite construction de Richarius, mais le cloître et les deux autres lieux de culte, très modestes, restent en place. Cet ensemble fait triste figure à côté de l’œuvre nouvelle. L'abbaye doit demeurer en cet état jusqu'au XI°s.. C'est alors qu'un scribe fixe son image sur une enluminure aujourd'hui perdue mais dont nous avons conservé une copie gravée. Cependant il faut se garder d'une interprétation trop rigoureuse. Le dessinateur qui a illustré la chronique d'Hariulf a sans doute figuré ce qu'il jugeait essentiel: le cloître et les églises négligeant ainsi la représentation des bâtiments fonctionnels qui se trouvaient dans la partie Ouest du Domaine, soit contigus aux cellules afin de donner accès aux lieux d'activités et au réfectoire.

Nous étudierons cette église, aujourd'hui disparue mais très importante pour l'histoire de l'architecture, avec la période Carolingienne.

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En Picardie Maritime, le Ponthieu, à cheval sur les terres des Bellovaqucs et des Atrébates doit demander un temps de pacification. Un camp de cohorte (A) est installé sur la crête du plateau. Au premier siècle, le chantier de la Chaussée d'Agrippa (à 5km), change l'affectation de ce camp qui se double d'un village, c'est Cantula (B). Vers 635, Riquier, maître d'un grand domaine, reçoit deux prêcheurs, puis des routards, qui envahissent sa demeure. Cette fondaion anarchique deviendra une grande abbaye (C) à l'époque Carolingienne. Le cloître (D) coupe la voie (E) et jouxte le carrefour (F). Sur la gravure nous voyons l'abbaye Carolingienne avant la reprise de la nef (XIIIème s.). Les trois lieux de culte sont réunis par des galeries de cellules et la petite église qui abritait les restes du Saint—Patron a laissé place a une grande abbatiale a deux transepts.


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1 Tombe de Riquier?
2 Première église?
3 Grande abbatiale
4 Narthex
5 Porche occidental
6 Atrium
7 Galerie de l'atrium
8 Porte Saint-Michel
9 Porte Saint-Gabriel
10 Porte Saint-Raphaël
11 Eglise Saint-Benoît
12 Eglise Sainte-Marie
13 Cellule Bénédictine
14 Galerie Carolingienne
15 Construction ant. 800 ?
16 Chevet XVème S.
17 Porche XVème S.


SAINTE-GERTRUDE DE NIVELLES

Les deux abbayes que nous allons aborder maintenant ont été fondées par de grands personnages de la société Franque ce qui leur assure d'emblée un bon programme d'aménagement ainsi qu'un substantiel patrimoine foncier destiné à subvenir aux besoins de la communauté. Ce n'était pas le cas des maisons improvisées comme celle du brave Richarius.

Au VII°s., les Francs des provinces de l'Est sont las du désordre et de l'incapacité régnant à la cour de Neustrie et qui gagne peu à peu l'Austrasie. Arnoul, évêque de Metz, qui fut naguère administrateur laïque sous le règne de Brunehaut, participe à un cercle de réflexion qui entend préserver la cour de Sigebert III des influences néfastes venues de l'Ouest. Comme la faiblesse des monarques laisse grand pouvoir aux serviteurs du Palais, et plus encore à celui qui sait gérer ses intrigues, il faut donc lui substituer un homme gestionnaire honnête mais également déférent à l'égard de l'institution religieuse et de ses responsables. C'est un profil bien difficile à trouver. L'homme choisi sera Pépin de Landen un grand propriétaire terrien du pays Liégeois et probablement le fils d'Arnoul. C'est un homme désintéressé et profondément croyant ce qui garantit son allégeance. Avec lui naît l'institution des Maires du Palais. Arnoul qui s'est dégagé des affaires publiques meurt en 643.

En 650, Ida, épouse de Pépin de Landen, également très croyante, décide de fonder une maison religieuse de femmes susceptible d'accueillir les filles ou les veuves de bonne famille désireuses d'échapper aux contraintes des successions et des unions arrangées. Elle consacre à cette oeuvre l'une de ses propriétés située sur le haut bassin de la Senne (Belgique) à Nivelles. Pour le fonctionnement de sa Maison, l'Église lui conseille de se fier au programme Bénédictin sinon pour la règle, du moins pour l'organisation interne. Le programme de Nivelles est donc identique à celui que nous avons vu à Saint-Riquier.

Le plan choisi par Ida comporte trois lieux de culte, le principal pour les offices de la communauté, un second de moindre importance pour accueillir les laïques travaillant sur les terres de la maison ainsi que les villageois qui ne manqueront pas de s'installer à proximité, enfin un troisième, beaucoup plus petit, destiné aux veillées funèbres de trois jours (les trois jours que le Christ passa au tombeau). Les fouilles menées après les destructions de 1940 ont mis à jour le plan de ces trois églises. Deux d'entre elles sont, en tout point semblable, aux édifices de Saint-Riquier. L'église N° 1 comporte trois vaisseaux avec abside en hémicycle, l'œuvre N° 2 est à nef unique rectangulaire mais de bonne taille tandis que la 3ème est constituée de deux petites cella axées.

Pour Nivelles nous n'avons pas le dessin des galeries du cloître avec cellule mais la similitude des programmes nous suggère un plan figurant sur la planche technique, sans garantie aucune bien entendu. Les cellules doivent respecter les principes contenus dans la règle mais nous devons les décliner de diverses manières, celles destinées aux rustres qui travaillent aux champs et aux jardins sont sans commune mesure, pensons nous, avec le cadre de méditation destiné à une fille de noble famille. Nous les donnerons donc toujours alignées face à l'espace clos mais de plus grandes tailles, bien construites avec deux niveaux sous auvent. Nous avons là un rez-de-chaussée pour le jour et un étage de nuit reliés par un escalier intérieur. Cela représente 20 à 25 m2 plus l'auvent et le balcon pour chacune des recluses. En comparaison, notons que certaines cellules monastiques des Irlandais ne faisaient que 3 m2.

Autour de ce cloître qui forme le cœur du système, se trouvent les annexes fonctionnelles. Nous pouvons les grouper sous trois rubriques. D'une part un ensemble agricole ouvert aux laïques amenant les produits du domaine rural, c'est souvent l'ancienne ferme objet de la donation. Il intègre des bâtiments où s'activent les personnes cloîtrées, sans contact avec le monde extérieur, mais avec un guichet où les laïques amènent les produits nécessaires. Enfin la maison comporte une maladrerie, domaine isolé, avec un jardin particulier où sont cultivées les plantes médicinales. Nous trouvons là un réfectoire et une cuisine distincts.

Ces bâtiments annexes, indispensables à la vie de la communauté, étaient rarement bien pensés par le fondateur. Ils se développaient dans le désordre et selon les besoins. Nous comprenons dans ces conditions l'intérêt d'un plan comme celui de Saint-Gall exécuté au IX°s, et qui précise tout ce qui peut être nécessaire à la vie de la maison.

La fondatrice de Nivelles, Ida, avait sans doute une idée très précise de la tâche à accomplir mais son engagement religieux avait ses limites. C'est sa fille Gertrude qui prend la charge d'abbesse et s'y consacre avec une grande piété et une abnégation exemplaire. Pareil comportement chez une fille de haute naissance force le respect et son image s'impose dans l'esprit des Chrétiens. Épuisée par l'austérité de son existence, Gertrude meurt en 659, elle a moins de 30 ans et la ferveur populaire grandit très vite à son égard. Pour satisfaire aux besoins de dévotion, il faut l'exhumer de l'humble cimetière qu'elle avait sans doute choisi et installer son sarcophage sous le chœur de l'église des paroissiens. Dans les décennies qui suivent, des membres de sa famille et de riches donateurs, sont inhumés à ses côtés, ce qui fera confondre l'édifice avec la chapelle cimetérale.

Les pèlerins toujours plus nombreux imposent des aménagements particuliers: dans un premier temps, le sarcophage de Gertrude est installé dans une crypte accessible aux fidèles. Ensuite des travaux toujours plus conséquents sont entrepris. En deux siècles, quatre églises vont se succéder sur le même lieu et selon le même axe mais la crypte où repose Gertrude, la sainte de Nivelles, garde sa position primitive.

Le quatrième programme, une très vaste abbatiale de caractère Carolingien, sera ensuite précédée d'un narthex monumental. L'édifice que nous voyons aujourd'hui est la cinquième église construite dans la première moitié du XI°s. A cette époque, les offices ne sont plus célébrés dans l'abbatiale N° 1 mais dans un très vaste chœur rectangulaire. Les fondations de ces divers édifices sont visibles dans une remarquable crypte archéologique récemment aménagée.

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Lors des travaux qui suivent les destructions de mai 1940, les archéologues mettent à jour les substructures des édifices ayant précédé la grande abbatiale du Xlème S. et notamment le plan de l'église édifiée au temps de Gertrude. C'est un ouvrage très simple constitué d'une nef rectangulaire de 22m x 6m environ (A) que nous classerons dans la parti primitif rural. Les fouilles ont également mis à jour deux autres églises. Un édifice que nous dirons majeur (B) avec nef (C) bas-côtés (D) abside (E) absidioles (F), c'est le plan basilical, et un autre édifice mineur (G) formé de deux cella axées (H,J), dit parti primitif rural. Ces découvertes sont riches d'enseignement mais leur affectation demeure controversée. Si l'église basilicale est sans conteste celle des offices journaliers, la tombe de Sainte-Gertrude découverte sous le pavement de l'église (A) l'a fait classer comme "chapelle cimetièrale"et les tenants de celte thèse ne fixent pas le rôle de l'église mineure (G). Cette affectation n'est pas convaincante puisque la distribution n'accorde aucune église aux paroissiens du voisinage. Nous dirons que l'église (A) devait jouer ce rôle. L'humble Sainte-Gertrude n'avait certainement pas demandé une inhumation particulière, ce sont les chrétiens du voisinage qui vont développer son culte et comme ils sont désireux de prier sur sa tombe elle sera exhumée et installée dans l'église (A) les autres tombes découvertes sont celles de sa famille et de certains privilégiés. Dernier argument, si la population de l'abbaye est d'une centaine de personnes, avec une durée moyenne de réclusion de 25 ans, cela fait 400 inhumations par siècle et nous voyons mal les travaux du Carolingien s'implanter sur 1.000 à 1.500 sépultures.


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Les témoignages concernant l'architecture rurale Mérovingienne sont rares mais les églises du premier programme de l'abbaye Sainte-Gerirudc de Nivelle confortent nos hypothèses sur le parti primitif rural. Nous retrouverons ce sujet ultérieurement avec l'architecture pré-romane et romane de l'Ouest. Sur les plans découverts à Nivelle voyons les restitutions possibles. En 1. nous avons l'église des moines c'est une miniaturisation du concept basilical. Elle comporte trois vaisseaux I, A,B,C, une élévation sur piles (probablement maçonnées) I, D et deux niveaux de fenêtres, niv. bas I E, et niv. haut I, F. L'ensemble est décomposé en six travées et clôturé à l'Est par une abside I,G (probablement voûtée) et flanquée de deux absidioles I H, dont le volume participe à l'épaulement du cul de four central. C'est l'édifice le plus élaboré. L'église II, celle des paroissiens, est un volume rectangulaire unique couvert sur charpente, c'est le parti de la grange consacrée. Ensuite, la ferveur que suscite la sépulture de la Sainte impose de transporter là son sarcophage qui sera installé dans une crypte, c'est le début d'une longue campagne d'aménagements. Enfin l'église fil est à double cella axées III A et 111 B couvertes sur charpente. C'est la chapelle du cimetière nécessaire aux trois jours de veille des défunts. Sa position à l'intérieur de l'ensemble ne se prêtait pas à l'accueil des foules.


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Nous n'avons aucune information nous permettant de compléter le plan de Sainte-Gertrude de Nivelle cependant la disposition des trois lieux de culte, les courbes de niveau, le cours de la petite rivière et la quasi certitude qu'il s'agissait bien d'une installation en cellule nous permettent de proposer l'articulation suivante. L'église (A) se trouvait sur la voie d'accès naturelle (B). Il est convenable de distribuer les cellules (C) au sommet de la butte. Cette hypothèse offre certaines concordances: l'église des paroissiens (E) demeure hors l'enceinte monacale et l'espace (F) peut correspondre aux bâtiments des oeuvres. L'église des veilles funéraires (G) se trouvait également hors l'enceinte, contiguë au cimetière. Enfin, la maladrerie (H) indépendante disposait d'un jardin (J) pour la culture des plantes médicinales et d'un lavoir (K) pour les linges souillés qui devait se trouver en aval du lieu de prise d'eau pour usage courant (L). Enfin, si les bâtiments d'exploitation réservés aux laïques servant la communauté se trouvaient à l'est (M) une cour de travail affectée aux religieuses (N) était à proximité des cuisines (P) et du réfectoire (Q). Avec les composants énumérés que nos jugeons nécessaires, nous pouvons certes imaginer d'autres articulations sur le terrain considéré mais la disposition d'ensemble ne doit guère varier. Pour les cellules que nous proposons au nombre de 60 environ, nous avons choisi une surface de 9 à 10m2, peut-être disposaient-elles d'une rez de chaussée de jour et d'un étage de nuit. Nous pensons que ce sont les communautés de femmes qui feront évoluer la cellule vers le seuil du confortable. Ce stade sera ensuite franchi dans les béguinages.


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Parmi les programmes du primitif rural, le long volume rectangulaire, la grange consacrée, était le plus courant. Il en subsiste, tel Saint-Sulpice de Ruffec, où les aménagements ultérieurs sont minimes. Reprise de l'élévation sud (A) pour voûtement (abandonné). Reprise de la façade (B) pour porter un clocheton (C). Le parti a deux cella axées était aussi fort répandu. De beaux exemples conservés se trouvent en Angleterre où ils sont classes Saxons, pour être antérieurs à l'école Anglo-Normande. C'était le plan primitif de Saint-Surin (Chateauneuf-sur-Charente) mais seule subsiste la cella occidentale (D). Le volume oriental, aménagé, a reçu une abside voûtée (E) et une coupole sur pendentifs (F) avec un petit clocher peigne (G). Le voûtement de la nef (H) fut abandonné.


CORBIE

De tout temps le peuple des Ambianis s'est identifié avec la vallée de la Somme et leur métropole Samarobriva signifie un point de franchissement sur la rivière. Les voyageurs et les provinces environnantes ont donc retenu pour le site, comme caractère dominant, un itinéraire Nord/Sud menant vers Boulogne. Il était déjà très actif à l'époque Gauloise où nous avons vu le projet Romain de la Chaussée d'Agrippa abandonner un itinéraire direct partant de Reims pour un nouveau tracé dérivé par Soissons et Amiens, ceci témoigne de l'important trafic existant déjà sur le chemin Gaulois. Cependant, si la métropole des Ambianis tirait une bonne part de sa richesse du trafic véhiculé par la voie, l'apport de son assiette rurale était tout aussi primordial.

Sur la province des Ambianis nous pouvons distinguer deux zones hémisphériques, l'une au Nord/Ouest couvrant la Picardie Maritime avec une prédominance pastorale et une autre au Sud/Est qui s'étend en partie sur le plateau du Santerre où les terres sont favorables à la culture céréalière. Dès la période de la Tène, c'est là que doit se situer la majorité des transactions de la métropole avec son assiette rurale. De ce côté, les cheminements naturels suivent les vallées avec, au centre, celle de la Somme, au Sud celle de l'Avre venant de Montdidier et au Nord, celle de l'Ancre venant d'Albert (anciennement Ancre), cependant ces trois voies sur berge qui cheminent de village en village en respectant parfois les méandres sont peu rapides. Elles conviennent pour les piétons, les cavaliers et les petits troupeaux mais les chariots vont rechercher, eux, un itinéraire plus direct pour accéder aux grandes foires saisonnières de la métropole.

Les trois voies stratégiques aménagées par les Romains ont sans doute désaffecté les itinéraires Gaulois beaucoup moins réguliers mais l'une de ces routes de chariot menant vers Amiens a constamment subsisté, c'est celle installée entre la Somme et l'Ancre. Après avoir drainé le plateau, elle aboutit sur un promontoire dominant la plaine marécageuse du confluent: c'est le site de Corbie. Au-delà, vers Amiens, les véhicules rejoignent d'autres itinéraires. Ces facteurs économiques expliquent que l'abbaye fondée à cet endroit connaîtra sans Saint Patron et sans pèlerinage, une prodigieuse fortune.

La maison fut fondée vers 660 par la reine Bathilde (Sainte Bathilde) épouse de Clovis II. C'est une femme dont la destinée fut à la fois tourmentée et exemplaire. Née en Angleterre vers 635 elle est, dès son jeune âge, impliquée dans une sombre affaire politico-familiale. Ses maîtres qui connaissent les vengeances sournoises et féroces que peut imaginer une femme blessée décident de l'éloigner. Elle est vendue, diront ses biographes, comme esclave chez les Francs du Continent et se trouve acquise par Echinoald chargé de hautes fonctions à la cour de Neustrie. Sa grande beauté, et sans doute son aisance et sa culture, font qu'elle est introduite dans les banquets par son maître flatté de sa présence. Elle doit lui servir à boire. A ce jeu, la belle servante séduit le débauché Clovis II qui l'achète, l'épouse et lui donne trois enfants: Clotaire, Childéric et Théodoric, ou Thierry. Clovis II meurt d'excès et de débauche en 657, la jeune veuve a 22 ans et trois enfants dont l'héritier du trône, Clotaire III, pour qui elle assure la régence sur la Neustrie, la Bourgogne et bientôt l'Austrasie.

Se souvenant de ses misères de jeunesse, elle fait interdire sur le royaume le commerce d'esclaves chrétiens et par piété, mais sans doute également pour montrer sa gratitude aux religieux qui l'avaient réconfortée dans les périodes sombres de sa vie, elle fonde deux monastères. Un de femmes à Chelles sur Marne, sur l'emplacement d'un palais Mérovingien maintenant à sa convenance dont la première abbesse sera Bertille. L'autre, un monastère d'hommes, sera fondé à Corbie sur des terres de la couronne naguère mises à disposition du Comte Guntland en échange de quelques prestations militaires. Le premier abbé est un dénommé Valbert disciple de Saint Colomban mais il sera bientôt remplacé par Théodefried disciple Bénédictin et familier de la reine. En moins de deux siècles, l'abbaye de Corbie connaît un développement considérable, elle sera la cinquième de l'Empire selon les scribes de l'époque Carolingienne.

Selon notre analyse préalable, nous proposons l'hypothèse suivante. Le Vicus Gallo-Romain établi sur le site de Corbie se trouvait en dehors des grands circuits mais ses aptitudes rurales lui assuraient cependant une occupation permanente. Avec 200 ha de pâturages stabilisés sur le marais du confluent et 4 a 500 ha céréaliers accessibles sur le plateau, nous avons là les moyens d'existence pour 5 à 600 personnes. Ce vicus détruit en 250/275 se rétablit ensuite péniblement et c'est le plus grand des domaines qui fixera les Cavaliers Francs. Le caractère stratégique du lieu a-t-il justifié la construction d'un petit castrum Bas-Empire ultérieurement occupé en guise de château par Guntland? C'est possible mais nous préférons lier ce vocable à une grande demeure reconstruite sur le domaine.

Le quadrilatère accordé à la fondation est très vaste, plus de 4 ha, et correspond à la base du promontoire, soit la courbe des 35m. L'espace ainsi fermé semble couper l'accès direct vers les terres du confluent qui sera dévié, la voie menant vers Fouilloy restant libre. Les 2 à 300 personnes qui forment la communauté rurale du site à l'heure de la fondation doivent vivre dans de petites fermettes installées sur les bords de ces voies stabilisées de longue date. Le chemin descendant du plateau et menant vers Fouilloy constitue, nous l'avons dit, une liaison provinciale d'origine Gauloise.

Le premier ensemble monastique doit s'installer dans l'enceinte du domaine, les bâtiments d'exploitation restant en service pour assurer aux moines un espace de travail clos. Cette première implantation se situe côté confluent, à l'Ouest de l'ensemble clôturé, l'autre extrémité donnant vers le plateau reçoit les greniers et le farinier. Les églises liées sont orientées à l'Est selon la tradition. L'édifice N° 1, exclusivement réservé aux moines, est de bonne taille avec transept. Environ 1.000 M2 au sol, ce qui implique trois nefs. Cette disposition se trouve corroborée par les aménagements ultérieurs. Nous proposons une nef a huit travées courtes avec des colonnes monolithiques de taille moyenne qui devaient se trouver en abondance dans le conciliabulat voisin de Ribémont. L'édifice numéro 2, réservé aux serviteurs et auxiliaires laïques, fut sans doute très modeste à l'origine, mais il fallut bientôt l'agrandir. L'aménagement comportait trois nefs mais sans transept. Enfin, l'édifice numéro 3, celui destiné aux veillées funéraires nous est inconnu. Peut-être se trouvait-il sous la grande abbatiale implantée ultérieurement.

Cette fondation, voulue par la reine régente, établie sur un grand pied et dotée d'un patrimoine foncier considérable pour l'époque, 22.000 ha environ, sera curieusement confiée à des moines de la discipline Irlandaise venus de Luxeuil. Ils sont 60 à la suite de l'abbé Valbert, ce qui nous suggère une disposition en cellules particulières. Ce choix des Irlandais fut sans doute un coup de cœur de Bathilde bientôt critiquée par son entourage d'obédience Bénédictine et peut-être par le Pape lui-même. Elle dut renvoyer Valbert à Luxeuil et confier la maison à Théodefrid, un Bénédictin bon teint qui deviendra plus tard évêque d'Amiens. Cette mutation implique une modification des statuts, la nouvelle règle en vigueur fait la synthèse des articles très rigoureux de Colomban et de ceux plus fonctionnels voulus par Saint-Benoît. Cependant, l'ensemble rigoriste mis en place par Valbert demeure et des aménagements plus fonctionnels vont se développer en parallèle, ce qui fera de Corbie l'exemple même de la société monastique polyvalente, équilibrée et appelée à un grand avenir. La riche dotation y pourvoira.

A la fin du VIII°s., l'église numéro 1, détruite sans doute par un incendie, est reconstruite en trois travées coiffant chacune deux pas anciens tandis que les travées Ouest reçoivent un porche monumental comportant une tribune pour hôtes de marque (ultérieurement le siège de l'Empereur). Ce narthex est flanqué de deux tours qui distinguent l'abbaye dans son environnement rural. A la même époque s'élève un second cloître rectangulaire et régulier qui dessert de nouveaux bâtiments fonctionnels:la bibliothèque, le scriptorium et les services administratifs. Ainsi, sous le poids des nécessités engendrées par la gestion d'un aussi vaste patrimoine foncier, se mettent en place les aménagements qui caractériseront la réforme Carolingienne. 22.000 ha pour 60 pauvres hères menés à la baguette et confinés en dévotion c'était beaucoup trop.

La vie de cette illustre Maison fut remarquablement étudiée par notre regretté collègue, Roger Caron, historien de Corbie. (Ouvrage disponible au Musée de la Ville).

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Le site de Corbie se trouve au pied d'un léger promontoire (A) au confluent de la Somme et l'Ancre. Il reçoit une voie (B) desservant le plateau qui se trouve entre les deux cours d'eau, il distribue ensuite le trfic sur deux voies menant vers Amiens la métropole, l'une bifurque par la rive sud de la Somme, par Fouilloy, l'autre s'oriente vers la rive nord (D). L'intérêt du site passe au second plan durant la période Romaine où le trafic est draîné par la Chaussée du Santcrre au sud et par la voie de l'Ancre au nord. Il se révèle, à nouveau, dès le Bas-Empire. La monarchie Mérovingienne semble disposer là d'un domaine et peut-être d'un burgi de la Basse-Epoque. Dagobert le concède à l'un de ses familiers puis la reine régente, Bathilde, y fonde un monastère au profit des moines de Luxeuil (discipline Irlandaise). La dotation foncière est énorme et les Bénédictins s'empressent de sermonner la reine afin de reprendre à leur profit une si riche maison.


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Au début du XlVème S., avec l'achèvement de la grande abbatiale (A) où nous trouvons un chevet de l'école de Soissons (B) avec un hémicycle équilibré par une demi-voûte sixpartite (C) et une nef (D) ainsi qu'une façade (E) en faux narthex (F) de l'école d'Amiens, l'ensemble des bâtiments Xlllème S. occupe la totalité des anciens jardins. Deux églises du premier programme (G,H) demeurent en place. De ce côté se situaient sans doute le cloître et les bâtiments de service de la première abbaye.


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En décomposant le plan du XIVèmc S. que nous connaissons par un relevé du XVIIème S.(après reconstruction), nous pouvons proposer une articulation probable de la première abbaye. L'église majeure (A) une abbatiale a trois nefs avec transept jouxte une cour fermée (cloître) avec 60 cellules (B). C'est le programme destiné aux premiers moines venus de Luxeuil. L'espace d'activités se trouve en (C) c'est l'abbaye primitive. Dès le VlIIèmc S. les Bénédictins de seconde génération s'organisent autour d'un nouveau cloître (D) bordé de bâtiments à usage divers (E). L'église ouverte aux paroissiens (F) s'agrandit en attendant le nouveau programme


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Les gros moyens que la dotation royale accorde aux moines de Corbie, et la rapide reprise en mains par les Bénédictins, nous font penser que la première abbatiale était de taille convenable et fidèle au parti basilical. Le volume consacré, et ultérieurement préservé, doit comporter huit petites travées (A) d'un pas voisin de 3m. Les ruines de l'ensemble Gallo-Romain de Ribémont permettaient sans doute de trouver les colonnes monolithiques et les tailloirs nécessaires à la construction.

A une date indéterminée, 750/800, cette église basilicale est détruite ou endommagée, il faut la refaire. Les abbés de Corbie sont alors des personnages en vue et le nouveau programme comporte un narthex avec porche voûté (B) surmonté de tribunes (C) et encadré de deux tours (D,D'). L'ouvrage nouveau coiffe deux travées anciennes, d'autre part, les colonnes monolithiques trop petites ou irrécupérables laissent place à des piles maçonnées (E) qui décomposent la nef en trois travées (F) d'une portée double des précédentes. Le transept endommagé esst repris et structuré avec des arcs de liaison (G). Le narthex bien dessiné est une oeuvre très archaïque, les angles des tours (H) sont sans structure aucune (Fig I). La Fig. 11 représente les aménagements du Xlème, la III ceux caractéristiques du Xllème et XlIIème et la IV la conception du XIVème.

A partir de cette hypothèse, il nous faut faire un choix de filiation. S'agit-il de la préfiguration du puissant narthex de Corvey?. Ou bien cet ouvrage des bords de la Vésére est-il dérivé d'un second narthex clôturant une nouvelle et grande abbatiale élevée à Corbie?. Pour diverses raisons, que nous développerons ultérieurement, nous choisirons la première hypothèse. Corvey est un développement de l'oeuvre présentée ici. La première grande abbatiale de Corbie commencée sans doute vers 800/820 est construite lentement et ce n'est que vers 960/980 quelle reçoit un ensemble Occidental avec transept cl choeur flanqués de deux tours: c'est le modèle que nous retrouverons dans les ouvrages des filiales de Prague et de Ratisbonne.


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Sur les bases du plan précédemment restitué, nous proposons une élévation primitive classique et modeste. Les travées sont portées par de petits fûts monolithiques (A) de 3,60m/3,80m de haut. Les archivoltes (B) couvrent une portée voisine de 3m (C) le niveau médian (D) est bien caractérisé tandis que les fenêtres hautes (E) sont en rapport avec la base. Nous obtenons ainsi une élévation de 14 à 15m (F) pour une portée voisine de 8,50m. L'ensemble est naturellement couvert sur charpente. Le transept (G) de même largeur que la nef est sans structuration aucune et lui aussi couvert sur charpente (H) enfin l'abside en hémicycle (J) était voûtée d'un cul de four (K). Les reprises de la fin du VIIIème S. comportent un narthex (L) avec porche (M) au premier niveau. Il est coiffé de six voûtes d'arêtes (N) portées sur deux colonnes (P). Le premier niveau est constitué d'une vaste tribune (Q) surmontée d'un plancher (R). Les accès se font par des escaliers de bois contenus à l'intérieur des deux tours (S). L'élévation de la nef est maintenant portée par trois puissantes arcades (T) et la hauteur passe à 15m. Fenêtres hautes et basses (U,V) sont mises en harmonie avec les travées. Le transept (W) est structuré de deux arcades (X). L'abside ne change pas. Enfin les combles (Y,Z) sont maintenant à forte pente et sans doute recouverts de feuilles de plomb. Avec l'ouverture du grand chantier, vers 820, cette abbatiale passe au second plan mais reste affectée au petit ensemble monastique avec cellules. Là se trouvent les moines fidèles à l'esprit de Luxeuil et qui refusent d'aller dans la nouvelle abbatiale où les femmes sont admises. Pour eux, la règle en vigueur est une synthèse de l'esprit Bénédictin et de la rigueur Irlandaise.


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Une bonne part des recrues que les Bénédictins trouvent dans les fondations reprises en mains, ne sont pas à la hauteur de leurs espérances. Saint-Benoît évoquait déjà ce problème sans trouver de solution vraiment satisfaisante a son regard. Il faut d'abord leur faire souscrire un engagement sans esprit de retour, les habiller de robe de bure et les tonsurer, ainsi marqués et coupés du monde extérieur ils seront fidélisés, mais comment les faire vivre? La discipline la plus rigoureuse ne suffit pas, il faut un cadre adéquat qui intégre l'homme au groupe. Les petites cellules indépendantes plaisent aux plus mystiques mais nuisent a l'intégration. Ces cellules sont souvent des constructions très simples établies en appentis le long du mur de clôture (I,II). Elles sont isolées (A) par des claies et fermées d'une tenture et leur surface réduite n'excède pas 4m2 avec un lit de cordes (B). L'allée de desserte (C) est protégée d'un auvent. Ce fut l'une des options proposées par Saint —Benoît et le procédé restera en vigueur dans la discipline Irlandaise. Cependant, pour faciliter l'intégration des individus cl le travail collectif, Saint-Benoît conçut primitivement des ensembles de 12 cellules (D) en aménagement fermé III. Cette formule subsistera également. L'option septentrionale comporte un foyer central (E), c'est la disposition que l'on retrouve sur le plan de Saint-Gall et nous pouvons l'imaginer selon deux élévations, IY\V. Ce petit ensemble facilite l'aménagement. Il comporte un lavabo (F), des latrines (G) une pièce de service (H) et un réfectoire (J). Intégrées ou non, les cellules peuvent être en structure de bois, VI, avec poteaux (K.) et linteaux (L) et couverture en bardeaux (M). Ultérieurement elles seront réalisées en maçonnerie avec piles (N) archivoltes (P) et couverture en tuiles (Q).