L'ORDRE BENEDICTIN
Sur le bassin Oriental de la Méditerranée, l'Église n'a guère le temps de s'épanouir selon ses concepts. Sitôt dégagée des interdits qui pesaient sur elle, grâce à l'Édit de Milan en 313/314, elle se trouve inféodée au pouvoir par la volonté de Constantin lui-même qui voit là un excellent moyen d'appréhender cette turbulente société sortie de l'ombre mais, en ces temps troublés où les fils du pouvoir ne répondent plus, l'Empereur n'a guère les moyens de contrôler un phénomène d'une telle ampleur. Le pouvoir sera servi par une foule d'intrigants devenus chrétiens par opportunisme plus que par vocation profonde et qui désirent exploiter à leur profit ce grand courant populaire. Constantin qui a beaucoup affaire pour installer les rouages de l'empire dans sa nouvelle capitale accepte leur concours, ce qui peut faire douter de ses convictions. Les chrétiens ne s'y trompent pas. Ils accordent la sainteté à la mère de l'empereur, Hélène, mais la refuseront à son fils qui incarne pouvoir et richesse, antithèse de leur idéal.
Cependant, en religion comme en politique, si les bonnes intentions attirent les foules, elles sont sans effet sur les évènements et l'avenir appartient à ceux qui entreprennent. Dans tout le monde oriental, une classe moyenne lassée de la corruption du système décide de servir l'Église ou de se servir d'elle pour mettre un peu d'ordre dans cette société en pleine décadence. Ainsi se trouve-t-elle l'alliée conjoncturelle d'un pouvoir qu'elle n'apprécie guère. Cette alliance tacite entre le publique et le religieux se révèle très efficace et le développement de l'Église est impressionnant dans les faits. Dans toutes les villes méditerranéennes, s'élèvent de grandes et luxueuses basiliques chrétiennes conçues à l'image des édifices civils. Il s'agit de faire vivre la société sous la bannière du Christ mais selon un ordre rigoureux géré par un pouvoir centralisé.
Comme la vie et les actes du Christ sont très éloignés des coutumes et impératifs du pouvoir, son image se verra promptement transformée. La croix du martyr disparaît et l'effigie du Christ qui figure maintenant dans les fresques et dans les mosaïques ornant les absides des basiliques est celle du Pantocrator. Il est le Maître du monde et l'Empereur est son vicaire sur terre. Cette dérive engendre une iconographie orientale qui influencera la civilisation romane et gothique où le Christ est constamment représenté en position assise, en majesté dira-t-on.
Dans les basiliques nouvellement construites, la bonne société fréquente maintenant l'assemblée de ceux qu'elle avait naguère martyrisés dans les amphithéâtres. La chrétienté est triomphante, mais à quel prix pensent alors certains qui se sentent trompés. Les plus rigoureux d'entre eux, décident de quitter les villes pour se replier dans des endroits déserts mieux appropriés à leur méditation.
Aux temps Gaulois, Poitiers étale ses maisons de bois sur les pentes menant vers le Clain et pour leurs cave et soubassement les citadins vont extraire des pierres sur les rives de Claim, en amont. A l'époque Romaine, où la ville reçoit des matériaux de qualité, les cavités d'extraction sont exploitées comme caves. Là sont placées les réserves d'approvisionnement qui gagneront les étals selon la demande. Au Bas-Empire, ces caves sont désaffectées et les vagabonds s'y installent. Ce seront les compagnons préférés de Saint-Martin qui n'apprécie pas le luxe dont s'entoure Saint-Hilaire. Pour fixer ce turbulent et gênant personnage, l'évêque de Poitiers lui fait construire une église (A) à Ligugé. Elle comporte une nef unique (B) avec abside (C) et deux tourelles d'escalier (D). Vers 450, l'édifice est précédé d'un ensemble en croix (E). Un siècle plus tard il sera prolongé d'une nef très rustique (F) tandis que la première église disparaît. Vers 650, l'élévation de la nef est reprise (G) puis elle est flanquée d'un nouveau transept (H), d'une abside rectangulaire (J) et de deux absidioles en hémicycle (K). L'ensemble sera détruit en 732 par les hordes Musulmanes.
La première église (A) d'inspiration basilicale est bien dessinée et les deux tours (B) laissent supposer une tribune pour les choeurs. La seconde construction (C) s'articule autour d'une croisée (D) et l'importance des retombées d'arc (E) laisse supposer une tour (F) peut être en lanterne (G). La disparition de l'église primitive impose la construction d'une nef à trois vaisseaux (H). C'est une oeuvre de très médiocre facture. Les charpentes des larges bas-côtés se sont affaissées, d'où les supports intermédiaires (J). Il s'agit là sans doute de la surcharge imposée par les tuiles demi-rondes avec une pente trop faible. Dès 650, cette élévation est reprise (K) avec un pas plus long (L) et des contreforts (M). Enfin, l'édifice en croix laisse place à un vaste transept (N) qui doit coiffer la nouvelle nef (P). La petite abside est remplacée par un ensemble rectangulaire plus vaste (Q) avec hémicycle intégré (R). Ce dernier programme a sans doute accueilli les paroissiens du village qui s'est développé autour de l'abbaye.
LES PREMIERS CONTESTATAIRES
Les adeptes de cette première orthodoxie sont pour la plupart des intellectuels qui pratiquent le grec, resté pour l'Orient tout entier, la langue d'échange et de culture. L'histoire fixera le souvenir de ces ermites sous deux vocables: les cénobites pour ceux qui vivent en communauté et les anachorètes pour ceux qui choisissent la solitude. Ils peuvent être considérés comme les premiers moines mais rien ne prépare l'Eglise à cette opposition interne et plusieurs siècles seront nécessaires avant que la communauté chrétienne n'intègre ce mouvement. Cela se fera en partie sous le poids des difficultés d'existence liées à cette forme de vie et grâce aux règles monastiques.
Cette contestation silencieuse pèse lourdement sur le crédit de l'Église en place et les prêtres vont invoquer tous les arguments pour discréditer ces dissidents. L'un d'entre eux, Siméon, s'est réfugié sur le chapiteau de la colonne d'un ancien temple romain ruiné pour mieux prier, bien au-dessus de l'agitation du monde. Il se veut inaccessible aux compromissions. La foule des petites gens qui écoute ses exhortations lui apporte un maigre viatique. Mais les prêtres viennent lui lancer des pierres, lui reprochant de se juger au-dessus du troupeau et plus proche du Seigneur que les autres, par orgueil et suffisance bien sûr, ce qui est un grave péché. Cependant, la foule est toujours plus nombreuse autour de la colonne et l'anachorète fait figure de saint homme.
Après sa mort, le système s'empresse de récupérer l'image de Siméon à son profit et fait construire, à cet endroit, trois luxueuses basiliques dont il reste de superbes ruines. La communauté religieuse orientale n'est pas disposée à accepter ces premiers moines, de leur vivant bien sûr, et, pour quelques solitaires passés à la postérité, tel Saint Siméon, un grand nombre meurt d'épuisement et de maladie ou bien, regagne le monde d'ici-bas et ses turpitudes.
Lorsque ces contestataires se rassemblent en communauté et construisent leur propre cadre de refuge, leur crédit est plus grand, à condition toutefois qu'ils restent dignes et peu nombreux. Les gens du voisinage qui ne sont pas à l'abri de tout reproche et se sentent confondus par l'extrême rigueur de ces maîtres à penser acceptent volontiers, à leur égard, une B.A de modeste importance mais refusent les charges excessives imposées par une vaste communauté qui attend sa subsistance du monde extérieur, tel un droit. D'autre part, si les premières vocations monastiques sont pures et rigoureuses, les fondations vont bien vite se trouver submergées par tous les marginaux de passage voyant là plus un refuge temporaire qu'un lieu d'engagement. C'est ce phénomène qui va, en partie, ruiner l'image des communautés, d'où la nécessité d'une règle stricte qui se forgera en deux temps.
LES REGLES ET LEURS DILEMMES
Les tentatives d'instaurer une discipline pour ces reclus sont innombrables. Les règles les plus courantes naissent de manière spontanée puis sont rédigées pour éviter toute partialité. Elles imposent la discipline nécessaire à la vie en communauté, à la prière et doivent également assurer un comportement dénué d'exigence, voire d'agressivité, à l'égard de la population sollicitée. Cependant ces règlements internes n'abordent pas les contingences matérielles, c'est la charité qui doit assurer l'existence de ces premiers moines.
Cette dépendance à l'égard des laïques n'est pas sans risque et certaines règles plus élaborées entendent gérer la vie interne mais avec de surcroît l'obligation d'un travail manuel pour subvenir aux besoins de la communauté. Ce sera la seconde démarche, plus rationnelle, et la plupart de ces règlements spontanés seront ensuite synthétisées par Saint Basile et Saint-Benoît.
Cependant, travailler, c'est choisir un domaine d'exploitation et se rapprocher des laïques et des tentations véhiculées par ce monde que l'on voulait fuir. L'histoire de la règle bénédictine à l'heure de son apogée reflétait toujours cette ambiguïté: souci d'efficacité ou respect des Écritures. Les Clunisiens se comporteront comme des miliciens du seigneur, encadrant, instruisant les populations, allant jusqu'à contrôler de vastes régions d'une manière quasi politique, tandis que les Cisterciens se replient sur des vallées isolées afin de gérer leur domaine à l'abri des tentations du monde. Dix siècles après la naissance des premières fondations, le dilemme demeure.
Quelles sont les grandes étapes de cette mutation dans les esprits et dans les formes ?
LES INSPIRATEURS DE SAINT BENOIT
e premier règlement destiné à discipliner la vie des communautés sera l'œuvre de Saint-Eustache, évêque de Béré, près d'Alep puis d'Antioche vers 330. C'est un personnage énergique. Il participera activement au concile de Nicée et son oeuvre sera reprise par Saint Basile, 329/379, qui appartient, lui, au groupe des grands théologiens orientaux. Basile naît à Césarée de Cappadoce d'une famille profondément engagée dans la religion chrétienne, où les canonisés seront nombreux. Il comprend que toutes les vocations monastiques de son temps se perdent dans un mysticisme exacerbé, dans une fuite en avant qui tire son inspiration du monachisme égyptien de Saint Pacôme et représente, pour l'Église maintenant installée, une dérive inquiétante. Lors de ses premières études faites à Constantinople, il découvre l'hellénisme toujours vivace. A l'âge adulte, il se rend avec son frère Grégoire, à Athènes, où l'Université est encore en activité. Là ils font la connaissance d'un autre Grégoire (de Nazianze), lui aussi séduit par l'esprit Athénien. Tous trois formeront le groupe des docteurs de l'Église, dite de Cappadoce.
Ensuite, Basile (le Grand) parcourt l'Orient afin d'analyser la vie monacale alors florissante mais toujours précaire. Son enquête terminée, il revient à Césarée et fonde sa propre communauté tandis que sa sœur organise une fondation pour femmes à quelque distance. Les règles que Basile donne à ceux qui se confient à lui sont pratiquement celles en vigueur aujourd'hui chez les moines orthodoxes, ainsi que chez certains catholiques Byzantins. Plus humaine et plus équilibrée que celle pratiquée par les disciples de Saint-Pacôme, qui laissait libre-cours aux puériles compétitions personnelles dans l'ascétisme, elle est la première à mettre l'accent sur le travail manuel, mais le prescrit dans l'isolement.
Basile partage la vie de sa communauté cinq années, de 365 à 370. A cette date, il est nommé évêque de Césarée de Cappadoce en un temps où les chrétiens "orthodoxes" sont persécutés par l'Empereur Valens devenu arien. Les réponses que Basile fit au préfet Modeste venu l'arrêter et à l'Empereur lui-même, nous enseigne sur son caractère et son idéal chrétien: il nous apparaît pétri d'humilité, dévoué aux siens, rigoureux envers lui-même jusqu'à l'extrême. Cependant, rien ne pouvait laisser présager le prodigieux rayonnement du monastère de la Basiliade dans le monde oriental et en Russie méridionale.
LA BASILIADE
En 379, à la mort de Saint Basile, sa petite fondation de Cappadoce, la Basiliade, semble entrer en sommeil. Puis, sur les siècles qui vont suivre, elle engendre une prodigieuse floraison de monastères, mais ces filiales apparaissent bien différentes du modèle. Il ne s'agit plus de rassembler ceux qui veulent fuir le monde mais d'aller au devant de la communauté chrétienne et de la servir. Les monastères se référant à Saint Basile sont aménagés pour l'accueil des voyageurs, le soin des malades, et l'enseignement ainsi que la formation chrétienne de la société environnante. Ils préfigurent ainsi les fondations des Hospitaliers de Saint-Jean établies sur les routes de pèlerinage vers la Palestine.
Cette profonde mutation dans les caractères et les objectifs nous amène à l'hypothèse suivante. Saint Basile le Grand a effectivement rayonné de sa puissante personnalité, mais le diocèse de Cappadoce, longtemps isolé par l'action des Ariens, va, replié sur lui-même, former un foyer d'orthodoxie militante. C'est à l'épreuve des difficultés d'ordre politique que cette petite église acquiert ses caractères nouveaux et trouve la force de son expansion. Les Cappadociens seront ensuite les plus ardents promoteurs de la chrétienté, au nom de Saint Basile, bien entendu.
Nous retrouverons pratiquement le même phénomène chez les Bénédictins. Les douze petites fondations de Subiaco, et la règle de Saint-Benoît telle qu'elle peut être interprétée, ne laissent en rien présager le développement de l'ordre et son emprise sur le monde occidental.
BENOIT DE NURCIE
Contrairement aux saints Irlandais et Gallois, tel Colomban, qui sont pour la plupart d'origine fort modeste, Benoît de Nurcie, naît, vers 480, dans une famille aisée. Une tradition postérieure affirme même qu'il est issu d'une lignée patricienne, les Anicii, mais ceci est sans doute à ranger au chapitre des légendes dorées.
Après une formation primaire dispensée par des précepteurs et des maîtres locaux, il part pour Rome, parfaire sa formation et ce jeune homme qui pourrait, comme tant d'autres, céder à l'appétit de jouissance qui sévit alors dans l'ancienne métropole, s'en trouve au contraire profondément choqué. Cette société décadente, qui souffle elle-même sur le feu qui va la dévorer, le déçoit et fait naître en lui un désir de solitude.
Bien qu'il affirmera ensuite avoir pris conscience de la vanité du savoir, il a acquis, lors de son séjour à Rome, une sérieuse connaissance des problèmes du monde contemporain dont il usera pour meubler sa solitude et ses méditations. C'est un fait qui nous semble important pour l'étude du phénomène bénédictin. Les Gallois et les Irlandais inventent une société chrétienne, sur le terrain et selon les besoins, Benoît, lui, est déjà, dès sa première méditation bien au fait des problèmes religieux et sociaux qui se sont développés depuis un siècle sur les ruines de l'Empire.
LA VIE DE SAINT-BENOIT, 480/547.
480, Benoît naît à Murcie à 110km au Nord-Est de Rome.
Vers 495, il arrive à Rome avec sa nourrice pour achever ses études.
Vers 505, lassé de l'esprit qui règne à Rome, il s'enfonce dans l'arrière pays et s'arrête d'abord à Enfide (50km
à l'Est de Rome).
Vers 510/515, Benoît gagne les montagnes qui dominent Subiaco. De nombreux disciples se joignent à lui.
Vers 520 Benoît bâtif à leur intention 12 petits monastères de 12 moines chacun mais ces contemplatifs qui ne
travaillent pas sont mal vus du voisinage.
En 529, Benoît quitte Subiaco, marche vers le Sud et se fixe sur le mont Cassin, dominé alors par les ruines d'un
temple Romain.
De 530 à 547, Benoît rédige une règle qui doit fortifier les âmes par la discipline, la prière et le travail manuel
mais elle implique également l'isolement ce qui porte les disciples à vivre comme ceux de Saint-Basile.
En 547, Benoît meurt. Il est inhumé dans l'église qu'il avait fait construire au sommet du Mont Cassin,
LA VIE DE GREGOIRE LE GRAND, 540/604.
540, Grégoire naît a Rome, il est le fils du Sénateur Gordien.
550/560, Grégoire assiste au sac de Rome et au combat qui oppose les Goths aux soldats de Justinien.
575, Grégoire abandonne ses charges publiques et prend l'habit monastique.
578, il reçoit la direction de l'une des régions ecclésiastiques de Rome.
579, il part pour Constantinople. 11 y restera 7 ans.
590, de retour à Rome, il devient Pape après le décès de Pelage II
593, il organise la défense de Rome.
596, il envoie un groupe de moines sous la direction d'Augustin (de Canterbury) évangéliser les Angles et les
Saxons. C'est le véritable départ du phénomène Bénédictin.
Comme tous les garçons de bonne famille, Benoît arrive à Rome accompagné de sa nourrice-servante qui gère son intérieur. Lorsqu'il décide de quitter la ville pour parcourir l'arrière pays, et notamment les terres arides qui s'étendent sur les premiers contreforts des Apennins, elle l'accompagnera et sans doute reçoit-elle des subsides à son usage. Mais le jeune homme recherche toujours plus de solitude. Un jour il échappe définitivement à sa fidèle servante et s'installe dans "une étroite grotte", dans le domaine des bergers sur les collines dominant Subiaco, l'ancienne Sublacum romaine. Il vit là en compagnie d'un ermite appelé Romain. Ce nom semble indiquer qu'il s'agit d'un personnage étranger au monde italique et sans doute d'origine orientale.
Romain n'est qu'un pauvre hère désemparé dans l'Italie perturbée de ce temps tandis que Benoît est cultivé avec, sans doute, quelques dons d'éloquence. Alors, d'autres désemparés ou candidats au recueillement se joignent à eux et demandent à Benoît de gérer cette communauté. A la fois flatté mais sans illusion, il accepte la charge : ce seront ses premiers fidèles.
Devenu pasteur, il sera sollicité par une fondation voisine, située près de l'agglomération de Vicovaro et déjà bien développée. Mais après une brève période il renonce à gérer cette communauté trop intégrée dans la société du temps où les tentatives de réforme sont vouées à l'échec. Il rejoint alors sa grotte et les siens qui se sont, entre temps, multipliés. Ses fidèles sont maintenant suffisamment nombreux pour former douze petites communautés de douze moines chacune : ce sont les premiers Bénédictins.
La légende dit que Benoît et ses compagnons sont bientôt persécutés par le clergé local et plus précisément par un prêtre du voisinage. Mais c'est sans doute une réaction coutumière chez les reclus que d'accuser de leurs difficulté les personnages en place. L'origine des ennuis de la communauté de Subiaco est-elle bien une persécution ? A cette époque, les vagabonds et les mendiants sont légion. Il suffit de mettre une croix sur la poitrine et quelques prières dans la tête de ces gens pour en faire des moines. La ville de Subiaco a jugé sans doute que la présence de quelques anachorètes dans la montagne est très acceptable, mais elle ne peut que réagir contre l'arrivée massive de moines mendiants qui, en toute bonne foi, entendent vivre de la charité, d'autant que les ventres creux, faute de charité, sont tentés par la rapine. Les moines mendiants du XIII°, qui seront accueillis par Saint-François d'Assise, disaient que tout ce qui pousse sous le soleil de Dieu appartient aux enfants de Dieu. François s'en inspirera pour la parabole des petits oiseaux.
Quoiqu'il en soit, la communauté de Subiaco doit se disperser et Benoît repart vers le sud avec quelques fidèles. Après avoir longtemps cheminé il s'installe dans les ruines d'un temple romain, au sommet du Mont Cassinum. Le site, toujours aussi aride, domine la route romaine qui serpente dans la vallée et accroche le regard des nombreux voyageurs qui descendent vers le sud. Cette situation lui vaudra une bien meilleure destinée que la grotte perdue dans les hauteurs de Subiaco; ce sera l'illustre abbaye du Mont Cassin.
Dans cette première partie de sa vie, rien ne satisfait Benoît. Sa culture et son éloquence font de lui un guide pour tous les vagabonds en quête de chaleur humaine et de réconfort spirituel et si leur confiance et leur naïveté le séduisent, leur manque de discipline l'inquiète. Ce n'est pas la troupe dont peut rêver un intellectuel tourmenté tel que lui. Aussi passera-t-il le reste de sa vie à méditer une règle susceptible de discipliner ce flot de ferveur naïve et de bonne volonté débridée. Sa formation intellectuelle lui en donne les moyens.
LA REGLE DE SAINT BENOIT
Saint-Benoît arrive au Mont Cassin vers 529 et travaille à la rédaction de son oeuvre jusqu'à sa mort survenue en 547, mais les textes originaux sont naturellement perdus et les plus anciennes copies conservées ne sont pas antérieures à l'an 700, soit un bon siècle et demi après la rédaction originale. L'abbaye bénédictine de Saint-Gall, en Suisse, et la bibliothèque d'Oxford se disputent le privilège de posséder la copie la plus ancienne, ce qui donnera naissance à une querelle d'érudits.
Au VI°s circule en Italie, une règle d'origine inconnue "La Regula Majistri", qui correspond parfaitement à l'esprit de l'œuvre de Saint-Benoît, mais dont la rédaction est beaucoup plus lourde. Longtemps considérée comme un développement maladroit de la pensée Bénédictine, elle est, depuis quelques années, jugée par certains, comme antérieure et donc comme le modèle. Cependant les Bénédictins affirment aujourd'hui qu'il s'agit là de la première mouture de Benoît dont il dégagera ensuite la rédaction finale et un scribe zélé aurait, dès la mort de son Maître, diffusé la totalité de ses notes. Le sujet a-t-il beaucoup d'importance ? A cette époque, l'Italie toute entière attendait un moyen, une règle, pour discipliner ce flot de vagabonds plus ou moins inspirés parcourant la péninsule. Nous verrons ultérieurement une hypothèse plus satisfaisante.
LE CHOIX DES LIEUX
Les écrits de Saint-Benoît vont encadrer la plupart des activités monastiques du VIII° au XIII°s, et même bien au-delà. Mais, comme toutes les références idéologiques appelées à une grande diffusion, ils ont, pour premier mérite, de se prêter à diverses interprétations.
Il est dit notamment au chapitre 66 "il faut, autant que l'on pourra, bâtir les monastères dans une situation commode afin que l'on puisse avoir les choses nécessaires, comme l'eau, un moulin, un jardin, une boulangerie et d'autres lieux qui donnent facilité pour exercer des arts et des métiers différents, en sorte que l'on ne soit pas obligé de sortir de l'enceinte des murs parce qu'il n'y a rien qui nuise davantage au salut des âmes". C'est très objectivement le contraire des conditions offertes par le sommet du Mont Cassin. Pour Benoît son oeuvre fut plus une vision idéaliste que la synthèse de ses propres expériences.
D'autre part, le jardin nécessaire à une communauté de plus de 100 personnes est de grande taille, tandis qu'il faut 200 à 300 hectares de bonne terre cultivable pour produire le blé qui alimentera le moulin. C'est une surface bien difficile à contenir dans une enceinte. Ces bonnes conditions d'existence requises par la règle seront présentes dans les grandes abbayes Carolingiennes comme Corbie et Saint-Riquier, judicieusement implantées en milieu rural mais ouvertes sur la société environnante. Par contre, nous ne retrouvons plus ce domaine associé dans les lieux choisis pour les abbayes Cisterciennes qui se voulaient pourtant, selon Bernard de Clairvaux, fidèles à l'esprit du législateur.
Le premier mérite de la règle de Saint-Benoît est d'être suffisamment descriptive pour donner l'impression de répondre à toutes les interrogations mais également dépourvue de rigueur et de chiffres pour permettre toutes les interprétations désirées. Ceci est aujourd'hui encore le secret des bons textes politiques.
LE CHOIX DES COMPAGNONS
Le second choix prépondérant pour l'avenir d'une communauté, est celui des compagnons, ou plus précisément les critères d'admission. A ce sujet, Saint-Benoît semble également très précis. Dans le chapitre I, il met en garde et demande de lutter contre deux catégories de moines dont l'action est pernicieuse, lui semble-t-il: les sarabaïtes qui ne font pas vœu d'obéissance et refusent tout supérieur, ainsi que les gyrovagues vagabonds et mendiants parés des attributs monastiques et qui ne se fixeront jamais. Mais est-ce bien là les préceptes énoncés par le Christ ? De cette manière, Benoît semble rechercher autour de lui des gens bien attachés au domaine comme devait l'être le personnel des grandes demeures aristocratiques romaines. Enfin, lorsque au chapitre 58, il précise les caractères impératifs et imprescriptibles des vœux, n'impose-t-il pas à ces gens un engagement rappelant celui des légionnaires et les servitudes qui étaient naguère celles des esclaves ?
Benoît manifeste ainsi la psychologie des optima de l'Empire dont il est peut-être un lointain descendant. Il vit comme un ascète oriental mais pense comme le maître d'un domaine et rédige en politique accompli. Ainsi, les mouvements religieux qui vont se référer à lui resteront très libres dans leur développement. La formule se révélera excellente, mais c'est surtout le contexte occidental qui offrira un remarquable champ d'action à cette église parallèle et militante. Cependant les meilleures doctrines ne s'imposent que si besoin il y a. Voyons donc le contexte politique et la situation de Rome, capitale religieuse de l'Occident.
ROME SANS RESSOURCES
La capitale d'Empire avait atteint des proportions monstrueuses pour son temps, plus d'un million et demi d'habitants. La crise de 250/275 a sensiblement réduit ce nombre. La population citadine vit maintenant exclusivement à l'intérieur de la défense construite par Aurélien, vers 280. Après 314, la Paix de l'Église semble réduire la fracture sociale mais ce renouveau va connaître un coup d'arrêt. Dès le début du IV°s, Constantin transporte le siège de l'Empire sur les rives du Bosphore et tous les revenus que Rome tirait de sa position administrative et fiscale s'en vont également vers l'Orient.
De 300 à 400, la vie urbaine s'organise à l'intérieur de la muraille et tous les quartiers périphériques deviennent des vicus pratiquement indépendants avec leur église paroissiale où la densité d'occupation s'affaiblit d'années en années. Vers 400, la situation s'aggrave de nouveau. La cité perd, dès cette époque, le profit de ses relations politiques avec le monde Occidental livré aux grandes invasions. Rome doit maintenant imaginer d'autres moyens d'existence et les notables pensent exploiter son potentiel historique et religieux. Elle possède les lieux chrétiens les plus illustres, commémorés par de grandes basiliques comme Saint-Pierre au Vatican et Saint-Paul hors les murs qui sont les plus vastes édifices de la chrétienté Occidentale. La ville va donc se vouer au culte des gens qu'elle avait naguère martyrisés dans les amphithéâtres. Elle appelle les fidèles d'Occident à venir prier sur ces lieux sacrés. Cette politique bien comprise et bien menée par le Saint-Siège va rapidement porter ses fruits. Dès le milieu du V°s les pèlerins commencent à affluer et ce phénomène se maintiendra sur les quinze siècles à venir.
Mais ce flux de voyageurs et la manne qu'ils apportent est tributaire de la sécurité régnant sur les routes et les convulsions politiques qui secouent cette époque rendent parfois ces pèlerinages bien risqués. Enfin, et même si le système mis en place est satisfaisant, la ville vit de la charité. C'est à la fois aléatoire et gênant.
Il faut maintenant que Rome accepte la crise et pour une large tranche de la population c'est une révision déchirante. Les bourgeois se sont naturellement rapprochés du siège du nouveau pouvoir représenté par la cité Vaticane et celle-ci va bientôt se cerner de murailles. Les artisans et les petits commerçants perdus dans une enceinte devenue beaucoup trop vaste connaissent de grandes difficultés et une large frange de la population se trouve en surnombre. Ces gens doivent partir mais la vie rurale fait peur à ces citadins convaincus qui s'accrochent à leur faubourg, à leurs droits. Leurs ancêtres n'étaient-ils pas les premières troupes de l'Église ? Maintenant qu'elle est riche et puissante elle doit leur venir en aide pensent-ils. Ceci est un problème aigu pour Rome mais toutes les villes de l'Italie centrale le connaissent également à des degrés divers.
Si le mouvement vers les villes et les concentrations urbaines se sont opérés sans problème, le processus inverse s'avère pénible pour les intéressés, il semble plus facile de faire un citadin avec un homme venu du monde rural que de réaliser la mutation contraire. Pour vivre sur une terre abandonnée ou négligée, il faut remettre en culture, reconstituer le cheptel, construire la demeure et les bâtiments d'exploitation et cela demande une vie entière. Nombreux sont alors ceux qui abandonnent en cours de route pour aller grossir la masse des travailleurs occasionnels et des mendiants potentiels. Là se trouvent sans doute les pernicieux que Benoît condamne. Chaque lieu de prospérité les voit affluer. Il faut les accepter au risque de se ruiner ou les chasser et pour un bon chrétien c'est une action déchirante. Un pontife énergique se chargera de ce pénible dilemme et la règle de Benoît lui sera d'un grand secours.
GREGOIRE LE GRAND
Le VI°s. nous semble une période cruciale, Benoît achève alors sa vie et son oeuvre au Mont Cassin et Grégoire découvre l'église d'Occident et Rome en sérieuses difficultés.
Par son action, Justinien a repris en mains une partie du bassin occidental de la Méditerranée, soit la Tunisie, l'est de l'Algérie, ainsi que le sud de l'Espagne. Ce sont les anciennes terres puniques, les premières christianisées. D'autre part, la majorité de la péninsule ibérique est maintenant soumise aux Visigoths de Tolède et ce pouvoir est Arien. Il est donc, par définition, opposé à l'hégémonie de Rome.
Enfin, la péninsule italique elle-même, est maintenant décomposée en diverses zones d'influence politique. Au nord, Byzantins et Ostrogoths s'affrontent et leurs engagements vont toucher Rome. Les terres d'Italie où le souverain pontife peut se faire entendre se réduisent donc chaque année davantage.
Pour survivre, l'Eglise Romaine doit franchir un pas décisif. Le contexte politique la menace. Il lui faut mettre en sommeil ses préceptes très chrétiens et penser, réagir selon les critères imposés par les évènements. Ceci suppose d'installer sur le trône de Saint-Pierre un homme de caractère doublé d'un politique accompli: ce sera Grégoire que l'Histoire qualifiera de Grand.
Né dans la Ville Éternelle en 540 il est fils de Sénateur et fait partie de cette aristocratie qui voit dans l'Église un bon moyen de servir Rome et de restaurer son emprise sur l'Occident. Dans sa jeunesse il est témoin du sac de la ville puis du combat qui oppose les soldats de Justinien aux envahisseurs Goths. Ce phénomène désastreux auquel les Chrétiens assistent impuissants va marquer son existence. En 573 il est nommé Préfet de Rome mais constate que cette charge illustre ne lui donne que très peu de moyens d'actions, il lui faut donc s'introduire dans le système en place. Il abandonne sa charge publique pour prendre l'habit religieux. Trois ans plus tard, en 578, il reçoit la charge de l'une des régions ecclésiastiques de Rome et, en 579, part pour Constantinople comme chargé de mission.
C'est dans la capitale de l'empire d'Orient que se forge, semble-t-il, son désir de synthèse. Politique et religion doivent se gérer de concert, comme le fait l'Empereur. D'autre part, les mouvements religieux désordonnés qui sévissent dans les populations d'Occident sont à traiter avec fermeté grâce à une règle semblable à celle maintenant appliquée par les disciples de Saint Basile. Revenu à Rome en 586, il plaide pour une gestion volontariste et son discours semble séduire les instances Romaines puisqu'il est nommé Pape en 590. Son action sera déterminante pour les siècles à venir.
ROME, LE DECLIN
Sur la triste période du Bas-Empire, la ville de Rome a sans doute plus souffert de la crise économique et du vandalisme de sa population que des invasions extérieures.
Vers 408, les Ostrogoths qui ont bousculé la défense des frontières sévissent dans la péninsule Balkanique et les forces Byzantines vont les détourner de leur objectif, Constantinople, pour les rejeter vers l'Occident. Guidés par Alaric, ils remontent la côte Adriatique et déferlent sur l'Italie. Le 24 août 410, ils occupent Rome et pillent la cité durant trois jours. En 455, la ville est à nouveau pillée durant 15 jours par des vandales et des pirates venus d'Afrique, par la mer et remontant le Tibre, mais les navires chargés de richesses vont sombrer sur le chemin du retour. En 489, c'est Théodoric (le Grand) qui descend à nouveau sur la péninsule Italienne avec ses Goths. Il fait son entrée à Rome en 500. C'est un barbare cultivé qui apprécie la civilisation Romaine et passe six mois dans la ville où il donne des fêtes somptueuses. Il est outré des saccages effectués par la population sur les magnifiques monuments de l'époque impériale et signe des édits destinés à les protéger puis confie à des architectes la restauration de certains d'entre eux.
Ce vandalisme des Romains répond sans doute à des besoins criants de la population plébéienne. Les habitants ont pris coutume d'arracher les bois pour alimenter les foyers domestiques et de casser les revêtements de marbre pour récupérer les crampons de fer qui les tenaient. Ils démontaient également les couvertures pour achever de pauvres bâtisses qu'ils reconstruisaient dans la boucle du Tibre et, pour une tuile récupérée, dix sont cassées. Les lois de Théodoric vont donner quelque répit à la pauvre ville. Benoît, qui vit à Rome de 495 à 505, est le témoin de ces évènements.
En 526, Théodoric meurt poignardé à Ravenne et ses compagnons d'aventure vieillissants ou bien installés semblent une force en sommeil. Justinien profite de ces conditions pour entreprendre la reconquête du pays. Son général, Bélisaire, installé en Tunisie débarque dans la région de Naples, occupe l'Italie et Rome sans difficulté, les populations l'acclament.
Les Ostrogoths réagissent dès 535, descendent de la vallée du Pô où ils sont solidement installés et abordent Rome la même année. Commencent alors les actions les plus violentes que la ville eut à subir. Les Goths font le siège de la cité, ravagent les campagnes environnantes, et coupent les aqueducs pour affaiblir les défenseurs de la métropole. Bélisaire qui s'est retranché dans le mausolée d'Adrien subit un siège en règle. Enfin les Goths pénètrent dans les quartiers abandonnés et les combats se déroulent dans la ville ou de nombreux monuments sont transformés en retranchement. En 545, le chef Goth, Totila, lance un ultime assaut qui submerge les derniers points de résistance. Ces dix années furent les plus tragiques que Rome eut connu. Des 200 à 250.000 habitants qu'elle comptait en 500, il n'en reste guère plus que 40 à 50.000.
Les combats continuent en Italie du Nord. L'avantage revient aux Byzantins et Justinien obtient un succès décisif en 552. Le jeune Grégoire a 12 ans, ses études et sa formation d'adulte se feront donc sous l'ordre Byzantin que ses parents opportunistes ont admis et vont servir. Une misérable existence se réorganise dans l'illustre cité. L'administration civile est confiée à un Préfet issu de la bourgeoisie Romaine mais le véritable pouvoir appartient à la petite garnison Byzantine casernée sur le Quirinal et dont le chef réside sur le Palatin.
Le joug imposé par les "libérateurs" eut tôt fait d'exaspérer les Romains et c'est dans ce climat que Grégoire obtient sa charge de Préfet en 573. Il comprend vite que cette responsabilité peut ruiner son crédit auprès du peuple de Rome et prend l'habit religieux deux années plus tard, en 575.
A cette époque, le prestige de l'institution Vaticane est considérable dans le monde Occidental mais ses moyens d'action sont dérisoires dans le contexte Romain. Les Ostrogoths, Ariens, négligent l'Église catholique tandis que les Byzantins, qui se veulent orthodoxes, ne reconnaissent au titulaire du siège que le titre d'évêque de Rome et lui interdisent toute action hors de son diocèse. Enfin les rejetons de la bourgeoisie Romaine qui occupent tous les rouages de l'administration pontificale sont plus préoccupés de servir les intérêts de leur caste que ceux de l'Église, et sont ouvertement déconsidérés par la population. Quant au Pape, souvent issu de cette aristocratie il ne peut rien faire qui puisse lui déplaire. Dès son retour de Constantinople, en 586, Grégoire comprend tout l'intérêt de cette charge à condition bien entendu de la gérer en politique averti. Ce sera l'œuvre de sa vie.
LE GRAND DESSEIN DE GREGOIRE
Durant les dix années de guerre où soldats de Bélisaire et Goths se sont affrontés en engagements sporadiques mais violents, les Byzantins tenaient le mausolée d'Adrien, clé du pont menant vers le Nord, et rendaient dangereux l'accès à la colline Vaticane. D'autre part, les campagnes environnantes saccagées et vidées de leur population fuyant les exactions des soldats rendaient l'approvisionnement très aléatoire. Ces pénibles conditions avaient fait fuir la majorité des ecclésiastiques et laïques attachés à l'institution Vaticane. L'énorme basilique Saint-Pierre et ses abords non entretenus, presque désertés, attendaient l'homme énergique susceptible de redresser la situation. Mais le nouveau pontife, Pélage II, personnage falot issu de la caste religieuse ne fait que réoccuper les lieux. A sa mort, survenue en 590, les notables de la société Romaine s'insurgent contre un esprit religieux qui prie, demande des subsides et s'enferme ou fuit devant le danger.
La ville est sans direction politique, sans grandes ressources; une réforme s'impose. Le modèle Byzantin où les institutions religieuses et civiles sont regroupées sous la couronne impériale semble une bonne solution mais Rome ne peut s'offrir un monarque, chef religieux. Alors un Pape responsable politique semble la meilleure solution. C'est la formule que propose Grégoire l'ancien Préfet maintenant passé sous la robe. Il a résidé à Constantinople, fréquente les Byzantins qui contrôlent la ville et ceux-ci ne s'opposeraient pas à son élection. Elle a lieu probablement sans grand respect des règles et coutumes en usage mais la situation l'imposait et l'homme va réussir au-delà de toute espérance.
Avec lui, les factions bourgeoises de la ville qui l'ont soutenu vont trouver non un allié mais un maître tandis que les Byzantins qui voyaient en lui un homme de compromis vont découvrir un adversaire déterminé. Les hommes de caractère capables de redresser des situations existent toujours au sein des sociétés, ils apparaissent providentiels le jour où les institutions en place, affolées de leur incurie, leur confient les rênes du pouvoir.
Le nouveau Pontife a devant lui une tâche énorme mais son caractère et sa volonté sont à la hauteur des difficultés. Il lui faut d'abord rassembler une équipe efficace composée d'hommes de caractère, volontaristes et fidèles, et pour cela écarter des postes de responsabilité religieux falots et intrigants avides. Ce sera bientôt chose faite. Il était temps. Une nouvelle menace pèse sur Rome, ce sont les Lombards qui descendent du Nord en bandes armées comme l'avaient fait naguère les Goths. Ils refoulent les Byzantins qui se replient vers Ravenne et comme ces derniers n'ont plus que la route maritime pour liaison avec Constantinople leurs moyens sont limités. Les maigres garnisons qu'ils entretiennent en Italie ne peuvent que se replier à l'intérieur des villes fortes et Rome, perdue dans sa trop vaste enceinte, risque de connaître à nouveau une guerre larvée comme celle menée par les hommes de Bélisaire.
Grégoire prend une décision énergique mais contraire, semble-t-il, à l'esprit de l'Église. Il organise une milice armée destinée à défendre les murs. C'est lui-même qui contrôle cette force et nomme ses chefs. Les Byzantins qui voient là un apport conséquent à leur potentiel militaire laissent faire mais bientôt les décisions venues du Vatican s'opposent aux leurs et de petits différents dégénèrent en affrontements. Les soldats de l'Empire d'Orient, tributaires des approvisionnements que leur assure la ville, doivent céder et le pouvoir effectif a tôt fait de passer sur la colline Vaticane. Les Romains reprennent confiance en eux.
Cependant la réforme qui s'amorce demeure extrêmement fragile. Elle n'intéresse que Rome et Grégoire envisage de gagner à sa gestion politico-religieuse les autres villes d'Italie Centrale. Sans doute s'inspire-t-il du modèle épiscopal en place dans les villes Franques, un phénomène né sous la contrainte des grandes invasions. En Italie, la réforme se fait sans grandes difficultés, chaque ville acceptant volontiers d'introduire dans le chapitre, ou directement sur le siège épiscopal, des hommes conformes au profil demandé par Grégoire. Ce sursaut arrive à point nommé; dans les campagnes la menace Lombarde se précise chaque jour davantage.
Cette extension du modèle instauré au Vatican doit également assurer la pérennité du système. Avec un petit nombre de prélats acquis à sa politique de réforme Grégoire peut espérer que son successeur élu sera fidèle à la tâche entreprise cependant, pour plus de sécurité, les hommes adeptes de la nouvelle ligne sont méthodiquement introduits dans toutes les instances religieuses. Cette emprise assure également un filtrage des nouveaux admis. La grosse majorité de l'Église n'a plus véritablement voix au chapitre puisque tous les candidats qui lui seront soumis ont été pré-sélectionnés. Ceci est une formule qui sera souvent reprise au cours de l'Histoire par des mouvements d'origine démocratique. Elle se révèle efficace tant que son développement n'est pas excessif au point d'engendrer la sclérose.
L'EGLISE DES CAMPAGNES
Grégoire qui peut maintenant recevoir le qualificatif de "Grand" a pris une stature de Souverain Pontife. Il maîtrise la situation à Rome et dans les villes de l'Italie Centrale. Ces cités prises en mains occupent le sommet de la pyramide socio-économique et sont à l'origine des orientations et directives mais elles ne représentent guère plus de 12% de la population. Il faut que le gouvernement de l'Église s'intéresse aux campagnes et que son action soit à la mesure de ses responsabilités.
Comment vit la société rurale Italienne en ces temps troublés ?. Elle a reçu le message chrétien, construit de petits sanctuaires liés au cimetière et les enfants instruits, baptisés, assurent la pérennité de l'Église sur ces bases. Cependant la vie religieuse se limite aux sacrements élémentaires et aux rites funéraires et l'esprit des croyants demeure très exposé aux dérives internes. Le danger peut venir des mouvements religieux fondamentalistes ou intégristes, comme ceux nés en Irlande, ou prendre la forme d'un encadrement spontané issu de la base. Ce serait l'antithèse de l'action menée par Grégoire qui entend gouverner la société chrétienne par le haut de la pyramide sociale. A cette époque, les troubles que connaît l'Italie, jettent sur les routes des bandes de pauvres et de désemparés où s'agitent des meneurs illuminés brandissant la croix. C'est une menace que l'Église doit traiter en urgence.
Qui sont ces égarés sans ressources ? Nous trouvons là toutes les facettes de la marginalité. Il y a de vrais pauvres que les faits de guerre ont chassés de leur villages brûlés et des jeunes que les années de mauvaise récolte ont mis en surnombre dans leur famille. C'est une population parfaitement reclassable, il suffit de lui donner un gîte et un travail. Il y a également les faibles de caractère, ceux que les difficultés et les coups du sort ont déstabilisés et qui préfèrent la fraternité des mendiants et des routards aux rudes contraintes de l'existence. Il y a enfin les plus pernicieux, ceux que l'esprit religieux a plus illuminé en surface que pénétré en profondeur. Leurs réflexions simplistes et la véhémence de leurs propos leur donne une réelle emprise sur les foules en difficultés. Ce sont eux que Saint-Benoît condamne dans sa règle sans doute pour les avoir affrontés sur sa route.
La charge que cette mouvance impose aux actifs est parfois trop lourde et des réactions de rejet apparaissent dans les zones critiques. Devant cette hostilité, certains ventres creux fuient vers des lieux de prospérité mais nombreux sont ceux qui sont portés à l'agressivité. L'Église ne peut résoudre les problèmes économiques qui sont à l'origine de bien des misères mais elle peut aider au reclassement de ceux qui le méritent et déconsidérer les meneurs exaltés exploitant la misère et le trouble des consciences.
C'est un vaste problème qu'il faut aborder aux points cruciaux et les lieux les plus favorables pour mener pareille action sont les refuges et les petites fondations où ces gens passent l'hiver dans la plus grande anarchie. L'application d'une règle stricte permet de fixer les vocations sincères, de réinsérer dans la société civile les victimes des malheurs du temps et d'encadrer énergiquement ou de rejeter les exaltés.
Grégoire connaît bien la sévère discipline imposée aux miliciens de la foi dans les monastères se référant à Saint Basile mais l'utiliser serait ouvrir la porte des fondations d'Occident aux orthodoxes, il s'y refuse. Les scribes du Vatican pourraient rédiger un texte approprié mais ce serait faire ombrage aux évêques que le Saint-Siège doit ménager. Il faut trouver la règle sous une étiquette qui n'engage pas le Souverain Pontife et celle imaginée par Saint-Benoît est toute indiquée, il suffit de la remanier quelque peu, de lui donner plus de consistance tout en se référant au saint homme.
Ainsi l'œuvre de Saint Benoît va s'envoler pour un prodigieux parcours tandis que sa fondation du Mont Cassin végète. Elle sera détruite par les Barbares et nul ne la relève de ses ruines. Vers 672/675, des pèlerins venus du Val de Loire constatent le déplorable abandon de l'illustre maison. De retour, ils en informent l'abbé de Fleury sur Loire qui dépêche des moines pour récupérer les saintes reliques et les ramener dans l'abbaye Bénédictine dont il a la charge. Fleury sur Loire devient Saint-Benoît sur Loire.
En Italie, la règle Bénédictine porte ses fruits mais son application n'est pas systématique et sans doute répond-elle aux besoins les plus criants. Un moine énergique est alors envoyé avec le rouleau de parchemin dans un étui de cuir et le bâton à la main. Très vite il fait le tri du bon grain et de l'ivraie. Ceux qui refusent de se plier doivent partir comme de simples mendiants sans faire usage des attributs religieux. Dès lors, la décantation se fait dans les fondations comme dans l'esprit du public, les vrais moines en mission seront bien accueillis, les autres peuvent être tolérés ou chassés sans complexe par les villageois. La misère du monde ne disparaît pas pour autant mais les déplacés comme les instables doivent faire un réel effort pour se réinsérer dans la société.
La formule Bénédictine engendre donc une église parallèle qui pourrait porter ombrage aux évêques dont les prérogatives s'étendent, par principe, à toutes les terres du diocèse mais l'esprit des villes fortes et l'isolationnisme d'inspiration bourgeoise qui régnaient dans les chapitres avaient rendu cette mesure nécessaire. Quelques siècles plus tard, le Vatican qui gère de fait l'ordre Bénédictin admet que sa position est ambiguë, il transporte alors les services monastiques au Mont Cassin et fait reconstruire l'abbaye.
GREGOIRE ET LA GRANDE POLITIQUE
Après la mise en place d'une église parallèle, le grand dessein de Grégoire porte sur les phénomènes politiques qui engendrent troubles et insécurité en Occident. Nous avons vu le Pontife organiser et gérer une milice armée allant ainsi à l'encontre des préceptes du Christ qui faisait grand cas de l'oreille coupée d'un Centurion mais les moyens militaires qu'il peut gérer sont dérisoires face aux forces armées qui sévissent en Occident. La Chrétienté peut avoir besoin d'un bras armé et le Concordat établi entre Saint Rémi et Clovis apparaît comme une excellente formule. Le Pontife conçoit le projet de transporter ce concept chez les Saxons de Grande Bretagne qui occupent la plus riche partie de l'Ile. Il envoie donc vers le Nord le plus avisé de ses recrues d'obédience Bénédictine, Augustin, qui sera dit de Canterbury.
Le grand dessein voulu par Grégoire constitue une mutation fondamentale dans l'esprit Chrétien. Il s'agit d'arracher aux pauvres et aux idéalistes la pensée et les responsabilités religieuses qu'ils avaient naguère propagées pour confier la gestion de l'Eglise maintenant en place à des hommes de caractère bien au fait des problèmes socio-politiques et responsables dans leurs actes. Cette mutation qui fera passer la croix des mains des martyrs dans les amphithéâtres à l'oriflamme de la lance des Croisés, sera longue et difficile. Dans les villes, l'évéché est depuis longtemps acquis au Chapitre bourgeois et, là, les envoyés de Grégoire n'ont rien à faire sinon rappeler le devoir d'obéissance à Rome, bien souvent négligé. L'effort doit essentiellement porter sur les innombrables fondations situées hors les murs et dans les campagnes où les petites gens demeurent très attachés à l'esprit des origines que soutiennent quelques prêcheurs inspirés. Dans ces lieux la réforme est difficile.
A Saint-Germain d'Auxerre, à Saint-Rémi de Reims, à Saint -Waast d'Arras comme à Westminster de Londres, les envoyés du Saint-Siège prennent en main des communautés déjà installées et pour ce faire, ils ont l'aval de la cité et des instances épiscopales. A Saint-Médard de Soissons, l'implantation Bénédictine lut sans doute plus vouée à la nouvelle règle qu'à l'obéissance au Souverain Pontife, même chose ù Fleury, près d'Orléans. A Corbic, les Bénédictins réformateurs arrachent à la régente Bathilde une fondation très richement dotée qu'elle avait négligemment confiée aux Irlandais. A Saint-Denis comme a Canterbury, ce sont les monarques en place qufinstallent les Réformateurs. A Jumièges, c'est Saint-Oucn. conseiller de Dagobert, qui introduit une part de la règle Bénédictine vers 654. Elle s'imposera définitivement un demi-siècle plus tard. Enfin, Saint-Alban, en Grande Bretagne, semble avoir été concédé aux Bénédictins par le roi Offa II de Merci. C'est finalement à Charlemagne que la Réforme doit son accomplissement mais les riches fondations qui s'implantent sur les terres d'Occident sont davantage au service des Princes que du Souverain Pontife.
Le légat du Pontife part avec un petit nombre de compagnons. La tâche à accomplir est énorme mais la réussite à long terme de cette mission montre combien les vues de Grégoire étaient justes et les problèmes abordés criants dans le monde contemporain. En traversant l'Occident, la troupe laisse quelques religieux imprégnés de conviction et munis de la règle dans les fondations où le besoin s'en fait sentir. En 597, ils passent la Manche, débarquent en Grande Bretagne, probablement à Douvres, et suivent l'ancienne voie Romaine jusqu'à Canterbury maintenant capitale d'un petit royaume Saxon couvrant la province du Kent. Le lieu est judicieusement choisi, l'épouse du roi Ethelbert est d'origine Franque et déjà chrétienne.
Augustin propose la conversion au petit roi et pour plaider sa cause fait référence au modèle Franc et à la brillante entreprise que Clovis mena grâce à son baptême. Dans ses propos il est également sous entendu que l'Église peut se révéler un excellent auxiliaire de gouvernement à condition que le monarque respecte ses intérêts. Ethelbert accepte de se convertir et permet à Augustin de construire une église destinée à la cérémonie. Elle est à l'origine de l'illustre monastère et correspond peut être à la partie du sanctuaire. Les Bénédictins maintenant introduits vont assurer l'éducation des princes et garantir une succession héréditaire, c'est une opportunité qui doit séduire le petit monarque maintenant vieillissant puisqu'il a accédé au trône en 560.
Augustin et ses compagnons ont abordé la société Saxonne par le sommet de la pyramide sociale et leur action future conservera cette orientation première. Ce faisant, ils négligent l'Église Galloise, d'obédience populaire et considérée comme dangereuse par le Saint-Siège, les Iles Britanniques se voient donc sollicitées par deux courants religieux distincts et ceci confirme une dualité de caractère dont l'histoire témoigne
LA GRANDE BRETAGNE, SES CARACTERES
Lorsqu'il mit le pied Outre Manche, César jugea les premiers insulaires rencontrés comme des Belges, donc proches des populations continentales voisines. Ensuite le développement de l'infrastructure Romaine privilégie les terres de l'Est dites Blanches et néglige pour un temps les terres Rouges et la crête rocheuse qui se développent sur le littoral Atlantique. Le pays situé au Sud-Est d'une ligne Gloucester-Lincoln-York, sera confié à l'administration civile, les terres du Nord-Ouest restant sous juridiction militaire. Le pouvoir Romain rencontre même une sérieuse opposition dans le Nord et doit élever deux murs successifs pour protéger le pays des incursions armées, ce sera le mur d'Adrien qui fixe la défense de 117 à 138 et plus au Nord, le mur d'Antonin dont la fonction couvre la période allant de 138 à 161. Quinze siècles plus tard, l'Angleterre se déchire selon une ligne de partage qui suit pratiquement celle établie en son temps par la juridiction Romaine: c'est la Guerre des Deux Roses, la blanche des Ducs d'York et la rouge de Lancastre.
Une fois installé le pouvoir Romain met en place un vaste réseau de voies de caractère stratégique où nous distinguons un faisceau rayonnant au Sud de la Tamise et un autre au Nord du fleuve. Londres, l'ancienne L'lyn Din Celtique, qui devient Londinium, se développe rapidement et l'agglomération, le pont et le port sont les plus importants de l'Ile. Les terres couvertes par ce double faisceau sont limitées par un itinéraire qui va de Dorchester, au Sud, à Caterick, au Nord, et qui suit pratiquement la limite administrative civile. A l'Ouest, côté Atlantique, ce sont les voies et les villes sous juridiction militaire.
Sur ce réseau, les nouveaux maîtres aménagent des villes selon un maillage régulier (dit plan Augustéen). Mais, contrairement aux cités du Continent où l'aménagement est ouvert, les villes Britanniques sont cernées de murailles légères (Haut Empire) et semblent connaître un développement contrôlé. Nous pouvons penser que le pays se montre hostile à l'emprise impériale mais nous pouvons également envisager qu'un petit nombre de notables se soit installé avec empressement sur les îlots proposés par l'urbanisme Romain et défendre ensuite l'idée du mur afin de protéger leur situation privilégiée. Ce fut souvent le cas dans le monde Méditerranéen, les grandes villes ouvertes de Gaule constituant un cas particulier dans l'Empire.
Au III°s., la grande Ile ne connaît pas d'invasions brutales comme le Continent mais les nations négligées par l'emprise impériale, les Gallois, les Écossais et les Irlandais exercent une pression constante sur l'armée Romaine qui se replie par étapes. Les villes parfois brûlées s'enfoncent lentement dans le déclin et le périmètre de défense devient trop grand pour que la population puisse le tenir valablement. Ces villes ne connaissent donc pas le repli sur une enceinte réduite (Bas-Empire) comme celles du Continent. Lorsque l'administration impériale s'en va, les populations devenues chrétiennes nomment un supérieur qui peut se parer du titre épiscopal mais il n'a que son prestige, sa bonne volonté et une petite église de très médiocre facture. Sans cité forte à gérer, à défendre, son poids politique est négligeable.
Enfin, les édifices sont reconstruits essentiellement en bois et selon une densité très légère. Privées d'un prélat et d'un chapitre rédigeant des textes susceptibles d'être préservés, sans architecture de pierre que notre approche archéologique pourrait mettre en évidence, les cités d'Outre Manche semblent disparaître comme Londres qui ne nous laisse aucune information sur quatre siècles. Cependant le maillage urbain et le périmètre externe préservent sa marque sur le terrain et nous les retrouverons inclus dans les enceintes des XII° et XIII° siècles. Ceci nous assure de la permanence d'une occupation urbaine et les Bénédictins d'Outre Manche installeront leur fondation au centre de l'agglomération.
L'EGLISE GALLOISE
Le grand mouvement religieux qui se développe sur les terres ceinturant la mer d'Irlande concerne trois nations, les Gallois, les Écossais et les Irlandais mais seuls les premiers furent occupés par Rome et ce sont eux qui préserveront la culture latine nécessaire à la lecture et à la diffusion des Écritures Saintes. C'est sans doute pour cette raison que le mouvement religieux nous apparaît comme Gallois.
Le message est véhiculé par des pasteurs improvisés, sortis du rang et soutenus par la ferveur des fidèles. Ces gens ne connaissent guère plus qu'une centaine de mots latin et, en général ne savent pas lire, ceci ne les empêche pas de mémoriser puis d'assimiler parfaitement les préceptes majeurs de la religion chrétienne tels qu'ils furent proposés par les Apôtres. Le départ des Romains, et les ruines engendrées par les bandes armées qui les ont harcelés, laisse un vide politique que ces religieux vont occuper, bien heureux de pénétrer les terres blanches, celles de leurs adversaires héréditaires. Campagnes et villes naguère Romanisées semblent accepter cette église véhiculée par leurs agresseurs.
L'infrastructure religieuse dont disposent ces communautés se limite à un modeste sanctuaire; une grange consacrée avec un cimetière contigu. Là les défunts sont inhumés sous des stèles où le signe de la croix se confond avec une iconographie païenne et les chrétiens se trouvent constamment exposés aux compromissions. Les responsables, les grands pasteurs, à qui l'on peut accorder le titre d'évêque mais dont l'action demeure itinérante entendent parer à toute dérive. Gardiens de l'orthodoxie religieuse ils se réunissent en assemblée, ce sera le Synode de Brefi tenu en 512. Son but est de donner une meilleure formation aux prêtres afin de préserver l'intégrité des Écritures et le respect des rites chrétiens mais la tâche est ardue. Les pasteurs des paroisses choisis par les communautés doivent répondre à l'appel de la base et les "évêques" n'ont guère de prise sur eux.
Parallèlement, et comme toutes les communautés religieuses de l'époque, cette église populaire connaît une scission avec, d'une part les pasteurs mêlés aux paroissiens et confrontés aux problèmes quotidiens et, d'autre part, les âmes rigoureuses à l'excès, portées vers la méditation et la prière. Ces premiers moines de l'Église Galloise seront majoritairement Irlandais, semble-t-il.
Ce mouvement religieux aurait sans doute conquis toute la grande île des Britons, comme les appelle Gildas un chroniqueur chrétien de l'époque, mais le pays se trouve plongé dans une guerre menée par les envahisseurs Saxons. La majorité des estuaires et des petits ports de la côte Orientale avait déjà été occupée par des pirates Frisons et Danois à la fin du III°s. mais ils sont maintenant parfaitement intégrés. Les nouveaux venus véhiculés par les bateaux des Angles, s'intéressent, eux, aux terres de l'intérieur où ils s'implantent méthodiquement et mènent, chaque saison en petites bandes, de profondes incursions vers l'Ouest. Leurs actions revêtent un caractère d'extrême violence et des forces où l'on rencontre toutes les nations mêlées vont se lever contre elles.
Cette défense menée dans le désordre n'obtient pas grand résultat jusqu'à l'arrivée d'un personnage illustre, le roi Arthur. Après plusieurs petits succès, les douze victoires d'Arthur, il peut rassembler une force suffisamment puissante et disciplinée pour remporter un engagement d'envergure au Mont Badon, vers 500. Cependant, hormis cette bataille que la notoriété d'Arthur a fait passer à la postérité, l'affrontement se limite a de petits accrochages avec les bandes Saxonnes qui poussent plus avant chaque saison.
Les chaumières brûlées, les récoltes détruites jointes à l'insécurité chronique jettent sur les routes de nombreux déracinés que la pauvreté endémique des terres de l'Ouest ne permet pas d'absorber. Alors, nombreux sont ceux qui émigrent vers le Continent et débarquent chez leurs frères d'Outre-Manche, Gildas est du nombre. Cependant, les Saxons venus là pour conquérir des terres semblables à celles des rives de l'Elbe qu'ils ont acquises et saturées, s'arrêtent naturellement une fois atteint le seuil des terres rouges et granitiques peu favorables à leur exploitation. Ici, comme sur le Continent, la progression des conquérants Germaniques s'arrête d'elle-même. Les Gallois crient victoire mais les Britons rêvent de revanche, les légendes prennent leur envol.
COLOMBAN ET LES AUTRES
Vers le milieu du VI°s., le mouvement religieux de la mer d'Irlande fait un constat de maturité. A l'intérieur des terres, les pasteurs se sont adaptés aux rudes contingences qui assaillent la population d'un pays pauvre tandis que la frange monastique, repliée sur ses petits monastères et dans ses ermitages, rêve d'ascétisme et de rigueur. Là il n'est question que du salut des âmes. Dès 550, ces communautés sont en mesure de former des groupes de missionnaires et l'Histoire retiendra deux d'entre eux.
Vers 575, Saint Brandan rassemble une petite troupe et entreprend la construction d'un bateau selon la mode ancienne avec carène de bois ligaturé recouverte de peaux. En 577, ils prennent la mer et se dirigent vers le Nord, vers les terres dont parlent des pêcheurs étrangers parfois rencontrés sur les côtes. Leur périple va les mener jusqu'au Spitzberg. De retour ils entreprennent un second voyage vers les mers chaudes qui les mène, diront-ils, vers des terres paradisiaques, ce sont sans doute les Açores. Nous n'avons là aucune information sur les communautés éventuellement fondées.
Le second, Saint Colomban, est un pur produit de l'église militante. Il est né à Leister (Irlande), vers 540. Vers 585, il traverse la Manche avec quelques compagnons (douze dit la légende) et aborde le Continent sur les côtes Nord de Bretagne, dans un petit village situé entre Saint Malo et Cancale qui gardera le souvenir du missionnaire, Saint Coulombe. La troupe a sans doute navigué dans une embarcation comme celle de Saint Brandan. Ces bateaux sont les seuls que permet le pauvre couvert végétal que l'Irlande a préservé face à la poussée démographique et au développement anarchique des troupeaux de moutons. Ces phénomènes ont eu raison de la grande futaie nécessaire à la construction de bateaux selon le mode continental.
Saint Colomban est un homme d'une extrême rigueur à l'égard de lui-même et véhément dans ses discours, il peut sans peine convaincre ses auditeurs du profond fossé qui sépare les compromissions de tous les jours de l'exemple donné par le Seigneur. Après avoir mis en lumière le grand péril auquel toutes les âmes sont exposées, il lui est facile de fixer le chemin du salut, celui que l'on peut suivre en sa compagnie au prix bien sur d'une sévère discipline ou tout manquement implique un châtiment. Voyons quelques exemples de punition prévus.
Pour les petites fautes que nous dirons de savoir-vivre, comme tousser ou cracher, bailler ou chanter faux, venir avec empressement aux repas ou lécher sa cuiller sans avoir fait le signe de croix: six coups de bâton. Pour les fautes plus graves, comme engager une conversation avec une femme sans témoin: deux cents coups de bâton, et ce n'est là qu'une partie de l'éventaire contenu dans la règle.
Dans ces conditions, l'on conçoit que l'angoisse insufflée dans les esprits apporte au maître de nombreux adeptes mais que les rigueurs rencontrées sur la voie du salut en font fuir un grand nombre. C'est une règle bien faite pour séparer le bon grain de l'ivraie, pour mettre en lumière quelques personnages d'exception dignes d'accéder à la sainteté, mais certainement pas pour apporter au vaste troupeau des chrétiens ordinaires l'aide et l'assistance dont ils ont besoin.
En Bretagne continentale, les émigrants venus d'Outre-Manche un siècle plus tôt sont maintenant bien intégrés à la population et à l'église en place et les évêques, très attachés à leur statuts comme à leurs bonne relations avec Rome, n'ont que faire des missionnaires venus d'Irlande. Alors Colomban et ses compagnons quittent le pays, se dirigent vers l'Est, traversent la Normandie, atteignent la Seine qu'ils franchissent à Rouen et pénètrent dans le domaine Franc par Noyon et Reims. Ensuite, ils gagnent la Bourgogne.
Dans le flot des candidats exaltés par les perspectives énoncées, mais effrayés du prix à payer, Colomban a sans doute trouvé quelques fidèles, pour ceux-la et les siens, il lui faut maintenant fonder un foyer de rayonnement mais les petites fondations en place ne manquent pas et si le phénomène Irlandais embrase les foules il inquiète les responsables religieux.
Après cinq années de pérégrinations, en 590, la troupe reçoit du roi Burgonde, Gontrand, des domaines où se fixer, à Annegray puis à Luxueil. Mais bientôt, le discours du maître et l'action de ses disciples effraient les évêques qui se plaignent à Brunehaut et à Thierry II. Colomban et les siens sont chassés de Bourgogne. Vers 610, ils atteignent les rives du lac de Constance dans la région d'Arbon et, en 612, devant de nouvelles difficultés rencontrées, la communauté se disloque. L'un des disciples (le Gallois) quitte la troupe avec un compagnon afin de retrouver sa vocation primitive, celle d'ermite, et s'enfonce dans l'arrière pays boisé. Le maître qui a maintenant 65 ans se dirige, lui, vers l'Italie avec le reste de la troupe.
Colomban chemine une année puis s'installe à Bobbio sur la vallée de la Trebbie, à 35 km au Sud-Ouest de Piacenza. C'est dans ce site austère et pauvre qu'il meurt le 23 novembre 615, il avait 70 ans.
Le disciple Gallois laissé près du lac de Constance s'est installé sur les premiers contreforts de l'Appenzelle et meurt en odeur de sainteté en 640. Autour de son premier refuge, s'élève alors une modeste fondation avec un petit nombre de disciples. Un siècle plus tard la petite abbaye de Saint-Gall (le Gallois) est prise en mains par les Bénédictins, et Saint Otmar lui donne ses caractères carolingiens ainsi qu'un rayonnement considérable.
Le périple et l'action de Saint Colomban furent marquants dans les esprits mais peu conséquents dans les faits, surtout si nous le mettons en parallèle à la prodigieuse réussite de la mission engagée par Saint-Augustin de Canterbury. Après la première opération bien menée, les missionnaires Bénédictins de Grande-Bretagne reprendront cette formule gagnante. Ils s'installent systématiquement au cœur des modestes agglomérations qui s'étendent sur les villes Romaines ruinées et s'impliquent dans les problèmes de tout ordre que connaît la population. De cette manière leur sacerdoce, où soucis politiques et actions sociales voisinent avec le service purement religieux, les rend utiles voire indispensables. Au Moyen Age, l'abbaye et ses dépendances qui occupent un vaste domaine au centre de l'agglomération gère la vie publique et religieuse, là, comme dans toutes les paroisses environnantes. L'abbé assure donc les prérogatives d'un évêque c'est alors une abbaye cathédrale.
Enfin, si la règle Bénédictine rencontre quelques difficultés pour s'imposer dans la multiplicité des fondations existant en Occident, la réforme des temps Carolingiens qui s'inspire du modèle Britannique lui assure l'avenir que nous connaissons. Le grand dessein de Grégoire a bien donné à l'Église les moyens de sa réussite.
RESUME
Il ne suffit pas d'envoyer un religieux avec un rouleau de parchemin pour fonder une abbaye. Pour ceux qui entendent traiter l'histoire du monde selon les textes en leur possession là est le commencement mais toute volonté et phénomène engendré s'applique sur une société en mouvement qui affronte au mieux les difficultés rencontrées. Si le législateur peut intervenir avec quelque chance de succès, c'est que le besoin d'ordre se fait cruellement sentir. D'autre part, le papier en question n'a d'effet que confié à des hommes chez qui rigueur et tempérance se conjuguent harmonieusement. L'analyste doit donc aborder la période en question par le contexte et prendre en compte les faits de société qui peuvent justifier la rédaction de textes et leur mise en usage, seuls les plus appropriés passeront à la postérité.
Au cours des chapitres précédents nous avons suffisamment "brossé" le contexte Bas Empire pour aborder sans préambule le problème des fondations. Dans la cité forte, les bourgeois, tous bons chrétiens cela va sans dire, subventionnent les oeuvres du Chapitre mais 10% de pauvres suffiront amplement à leur bonne conscience, que les autres aillent sous d'autres cieux et c'est ce qu'ils font. L'excédent que la ville rejette se tourne vers le faubourg artisanal qui a, lui aussi, sa maison des oeuvres souvent liée au lieu de culte établi sur la tombe d'un Saint Patron. C'est un domaine qui se défend de la juridiction épiscopale, où les bonnes âmes du bourg veillent au service des voyageurs, au secours des pauvres, aux soins des malades. Dans ce lieu charitable, certains permanents qui se sont voués aux petites tâches peuvent se considérer comme des religieux mais sans titre. S'agit-il d'une abbaye, elle en a les caractères mais pas la règle, la maison se contente d'un règlement intérieur plus ou moins bien rédigé, plus ou moins bien respecté.
Une fois les fondations des villes et des faubourgs saturées les pauvres en surnombre battent la campagne. A l'aise durant l'été, ils chercheront un gîte pendant l'hiver et dans cette mouvance les caractères se distinguent. Ceux portés vers la prière trouvent un petit refuge isolé qui deviendra un ermitage. Là ils attendent la manne céleste que les villageois des alentours veulent bien alimenter. Si l'écuelle est bien fournie l'ermite fera des adeptes. D'autres errants de l'été vont se fixer dans des lieux abandonnés et faire appel à la générosité du voisinage avec plus ou moins d'agressivité si nécessaire. Ceux que Saint-Martin trouvait dans les caves du Val de Loire étaient sans doute de cette veine. Enfin, les bons tempéraments qui ne rechignent pas à prendre la pioche ou la fourche seront reçus dans une exploitation rurale où le maître sans doute victime du sort veut donner un sens à sa vie. Ce sont les maisons les plus viables. Saint-Benoît consigne dans sa règle la nécessité d'un moulin et sous-entend pour le travail de ses moines un domaine conséquent. La ferme d'accueil fut sans doute l'objet de ses rêves dans sa dure existence monastique. Cependant la réussite amène des compagnons plus intéressés par l'écuelle que par la tâche, d'où la nécessité d'un règlement intérieur.
Les textes rédigés au Mont Cassin et véhiculés par les envoyés de Grégoire Le Grand vont s'appliquer en certains lieux où leur pleine réussite justifie une abondante correspondance heureusement préservée. Mais en beaucoup d'autres lieux la vie désordonnée continue, insouciante en été, pénible en hiver. Enfin, parmi les fondations reprises en mains, les recrues intégrées dans la milice du Christ ne sont pas nécessairement de la meilleure veine. Difficilement remis dans le droit chemin, il faut les tenir d'une main ferme et ceci explique les synthèses faites entre la règle de Benoît, rigoureuse mais sans excès, avec celle de Colomban beaucoup plus sévère. Des textes de ce genre seront appliqués dans certaines abbayes comme à Corbie.
Ce délicat problème de la qualité des hommes n'est jamais abordé ouvertement, charité chrétienne oblige. Benoît ne fait que le suggérer mais il pèse lourdement sur le crédit des mouvements religieux. Les responsables de l'Ordre envisagent une réforme et le modèle Bénédictin d'Angleterre paraît plus satisfaisant, c'est lui qui s'imposera dès le Carolingien. L'abbaye ne doit plus être un lieu de refuge, de réclusion pour la population marginalisée mais un centre de convergence pour des hommes de caractère désireux de servir l'Église et les populations chrétiennes environnantes. Ce sera la véritable concrétisation du grand dessein de Grégoire le Grand.
Trois sites pour lesquels nous avons des informations d'ordre archéologique correspondant à la période Mérovingienne vont nous permettre de restituer objectivement les très modestes débuts de ces maisons destinées à la célébrité: ce sont Nivelle, Corbie et Saint Riquier.
En débarquant dans le Kent, César juge les populations de langue et de coutume Belge. L'occupation Romaine semble confirmer ses dires. La civilisation d'Empire se développe bien sur les terres blanches ainsi que sur la Cornouailles où l'administration civile s'impose. Les terres rouges et granitiques bordant la mer d'Irlande, restent, elles, sous juridiction militaire. Les Scottes imposent une pression constante et las Romains installent le mur d'Adrien (A) puis le mur d'Antonin (B). Les Chrétiens semblent débarquer très tôt en Grande Bretagne. Un sanctuaire de la nouvelle religion s'élève fin 1er s. début IIème s. près du mont Avalon (C) sanctuaire Celtique des Dieux de la guerre. Cependant le IIème s. sera Romain et les missionnaires Chrétiens se dirigent vers les terres bordant la mer d'Irlande. Avec le départ des légions, les Bretons envahissent les riches terres de l'Est et, par leur mode d'exploitation des sols, ruinent les grandes cités de l'époque impériale. Cependant leur avancée est bien vite contrariée par l'arrivée des Angles et des Saxons, le sanctuaire du mont Avalon retrouve toute sa signification. Ainsi en débarquant chez les Saxons, à Canterbury, Augustin, l'envoyé de Grégoire, se trouve chez les ennemis héréditaires des Bretons. C'est une provocation religieuse.