VOIES ET FRANCHISSEMENTS

LES ORIGINES

Comment se présente un chemin néolithique? A ceux qui ne jurent que par les textes, il faut l'avouer, nous ne retrouverons jamais une pierre taillée avec l'inscription :"moi, homme du néolithique ai taillé ce chemin en l'année de barbarie 3645 av. J-C". Mais lorsqu'un chemin longeant une rivière a laissé de profondes entailles dans les falaises et que l'une d'elles est garnie d'éclats de silex dont les rognons proviennent d'une excavation proche, il est logique de penser que les hommes du néolithique ont parcouru ce chemin. A Saint Martin de Boscherville, l'abbaye est bordée au sud par un profond chemin creux dont l'origine est nettement antérieure à la fixation du domaine. Il mène de la vallée au plateau et c'est un usage permanent ainsi que le ravinement qui l'ont creusé. Si nous allons dans le champ voisin, à moins de 50m, nous remarquons de nombreux éclats de silex manufacturés par l'homme. Le site était donc pratiqué, sinon habité dès le néolithique.

Par contre, nous pouvons trouver une charte scellée d'un hobereau du Moyen-Age précisant que cette voie fut "faîte" en l'an de grâce 1328, le scribe pense alors traiter un passage vulgaire ouvert au siècle précédent et témoigner ainsi de l'oeuvre de son maître. Aujourd'hui, ce chemin est "goudronné". A-t-il perdu son origine néolithique pour autant? Mieux vaut analyser le sujet sur le plan archéologique que de donner foi aux vieux grimoires.

Le premier passage laissé par l'homme n'est qu'une modeste sente qui parcourt les pâturages embroussaillés puis pénètre dans les bois à la sortie du domaine exploité. Là sa marque devient moins évidente. Le voyageur la reconnaît aux branches cassées et lui-même brise quelques rameaux qui gênent son passage. Aux abords de l'oppidum, ce vaste réseau de sentiers se conjugue avec les larges traces laissées par les troupeaux. Ce n'est pas une image historique mais l'observation des premières marques que l'homme impose à la nature et le phénomène est toujours visible en certaines régions du tiers monde. Au siècle dernier, les caravanes des explorateurs menées par leurs guides indigènes empruntaient des pistes identiques à celles du néolithique.

Autour des oppidum et des sites d'hivernages apparaissent des traces plus caractérisées, ce sont celles laissées par les traîneaux qui rentrent le fourrage pour l'hiver. L'engin, fait de deux baliveaux de bouleau partiellement ébranchés maintenus par des entretoises ligaturées, est tiré par un cheval équipé d'une selle et d'un harnais. Ce mode de transport était encore pratiqué par les Indiens d'Amérique au XIX° s. Sur le passage l'herbe est arrachée et l'érosion commence son ouvrage. Mais toutes ces traces laissées par l'homme et les troupeaux ne modifient pas l'état du sol et la nature a vite fait de les effacer si les activités humaines s'estompent ou disparaissent durant quelques années.

Les premières traces permanentes seront l'oeuvre des chariots. Les roues creusent des ornières que l'homme doit combler avec des pierres arrachées au talus le plus proche et cet aménagement sommaire fixe définitivement la voie. Les véhicules à roues ne sont pas compatibles avec l'outillage du néolithique et correspondent au second millénaire de notre ère. La charrette dite celtique ainsi que le premier chariot à quatre roues de même traitement (essieu tournant) sont théoriquement réalisables avec l'outillage du bronze, cependant, ce métal longtemps rare fut d'abord réservé aux armes et aux parures et le charronnage commence véritablement avec l'âge du fer. C'est également le temps des mises en culture sur grande échelle et la majorité des agriculteurs descendent des oppidum pour s'installer dans les plaines récemment défrichées. Les sites d'importance demeurent cependant occupés par une population artisanale doublée d'une petite composante agricole.

Dès le premier millénaire, tous ces gens exploitent des véhicules à roues et les chemins aménagés, permanents, rayonnent autour du site. Les travaux qui leur sont consacrés: revêtement, ponceaux, sont en rapport avec le trafic.

Dès le VI°s., les régions septentrionales connaissent un développement rural constant et les villages ou les sites de moyenne importance commencent à se référer économiquement et politiquement à un centre régional: c'est la naissance de la métropole et cette agglomération aménage à son tour un réseau de voies rayonnantes pour faciliter son commerce, confirmer son emprise. Les régions dites celtiques connaissent elles aussi un développement agricole important mais l'articulation rurale ne permet pas la fixation de gros villages. Ainsi les moyens de transport disponibles sont moins élaborés et les centres économiques nécessairement plus proches et plus nombreux, ce sont les bourgades. Elles aussi fixent leurs voies rayonnantes mais ces réseaux sont moins caractérisés.

L'ÉPOQUE GAULOISE

Si nous considérons, très arbitrairement, une époque gauloise couvrant les trois ou quatre siècles précédant la Conquête, la société rurale achève alors un développement commencé dès le 2ème millénaire. Le réseau routier, maintenant bien développé, mais très diversement entretenu répond essentiellement aux besoins économiques. Chaque métropole a fixé son domaine rural et les artisans et commerçants qui maîtrisent le pouvoir économique ont fait tout leur possible pour évincer les hommes d'arme de la cité. L'unité provinciale s'est dotée d'un organe politique de caractère très démocratique que César juge comme un Sénat, les intérêts économiques sont donc privilégiés, cependant la caste des Cavaliers demeure maîtresse d'une grande partie des terres et les plus illustres d'entre eux conserveront leurs prérogatives de chef de guerre, le cas échéant.

Les Sénats provinciaux vont privilégier le réseau de voies rayonnantes qui dessert la métropole ainsi que les traditionnelles voies sur berge. Ce faisant, ils négligent parfois des liaisons directes inter province par les plateaux et la méconnaissance, puis l'antagonisme, s'installent. Cependant, les commerçants veulent méconnaître ces clivages ancestraux et sur le siècle qui précède la Conquête, la Gaule des marchands semble l'emporter sur celle des politiques. Les liaisons sur grande distance se dessinent sur les terres d'Occident et les provinces septentrionales semblent les mieux servies par cette émancipation économique. Les marchands romains, déjà installés en de nombreuses villes, offrent maintenant de frutueux débouchés vers la Méditerranée.

AU TEMPS DE CESAR

Sur les décennies qui précèdent la Conquête, l'économie gauloise semble florissante. De nombreux échanges réguliers se sont noués avec le Bassin Méditerranéen via la province romaine et les tenants de ce commerce ont acquis un réel poids politique dans les provinces. Les Sénats ont encore quelques velléités d'indépendance vis à vis de leurs voisins et la guerre des Gaules en fera la démonstration, mais il est des circuits économiques qui ne sauraient être mis en cause.

De Lyon, une voie suit la Saône et mène vers les riches terres céréalières des Rèmes et des Suessions tandis qu'une autre traverse les monts du Morvan et joint le Bassin Parisien par la vallée de l'Yonne. Les Eduens tirent le plus grand profit de ce commerce et le parti de Rome domine au sein de l'assemblée provinciale. Il faudra les provocations de Vercingétorix et les intrigues Arvernes pour renverser cette situation en 52.

Au nord, la majorité des liaisons maritimes avec les Iles Britanniques relâchent à Boulogne et la ville est le point de départ d'une importante voie économique qui mène vers le centre de la Gaule. Amiens, Paris et Orléans ont su exploiter ce trafic en construisant des ponts accessibles aux véhicules. A Paris, cet axe nord-sud croise la voie fluviale des Nautes et ces derniers tentent de préserver leur monopole sur la Basse Seine mais une voie sur berge longe le fleuve et reçoit une part du trafic.

Avec son pont nouvellement construit, Orléans a concentré tous les cheminements venus du nord. Après avoir franchi la Loire, les voyageurs et chariots vont gagner l'Auvergne, le Berri et le Limousin. De la ville ils peuvent également emprunter la voie fluviale ou la voie sur berge qui se développe sur la rive nord. Arrivés à Tours, voyageurs et marchandises ont loisir de gagner les provinces de l'ouest, voire les lointaines terres d'Espagne par les cols pyrénéens. Après trois siècles de Paix Romaine, les circuits des temps difficiles retrouveront cette voie qui deviendra ensuite route de pèlerinage.

Nous avons là les grands cheminements historiques qui sillonnent l'Occident. Ils seront doublés ou repris par les premiers tracés romains. La chaussée d'Agrippa qui mène de Langres à Boulogne devait sortir de Reims par la porte de Mars et joindre les rives de la Manche par Vermand et Thérouanne. Mais les réalités économiques vont s'imposer et le tracé obliquera vers l'ouest, par Soissons, pour rejoindre la route traditionnelle à Amiens.

D'autre part, les voies stratégiques qui, dès le siècle d'Auguste, ont entrepris de doubler les grands fleuves pour assurer des liaisons plus directes, ne drainent que peu de trafic et, dès le siècle des Antonins, l'état romain doit accepter et aménager les anciens cheminements gaulois qui longent les berges.

Si nous ajoutons à ces grands itinéraires gaulois la multitude des voies rayonnantes tracées dans l'intérêt des métropoles, ainsi que tous les chemins ruraux, la Gaule était bien desservie par un important réseau routier mais l'état de ces voies était sans doute très variable et souvent médiocre. Faute d'un revêtement homogène la plupart étaient difficilement praticables en hiver mais l'économie gauloise à dominante agricole s'en accommodait fort bien. Dès la mauvaise saison, chacun restait chez soi et, dans les six premières années de campagne, César lui-même sacrifie à la règle et dresse des camps d'hivernage.

Cette vision économique de la Gaule nous semble également confirmée par les opérations des armées romaines qui privilégient les provinces et terres déjà vouées au grand commerce (carte de la page 78) et négligent de vastes zones tel le Massif Central. Toute nation a le réseau routier de ses ambitions et la richesse économique que ses voies peuvent lui assurer.

CHEMINS PRIVES, CHEMINS COLLECTIFS

Chaque agglomération de quelque importance trace les chemins dont elle a besoin. Faits de terre battue, bordés de haies vives et d'arbres à fagots, ils sont parcourus par les exploitants dans leurs activités coutumières et leur largeur et qualité sont en rapport avec le trafic reçu. De 6 à 8m, et bien empierrés dans le village, il se réduisent à 3 ou 4m en parcourant les champs et les prés, puis deviennent simple sente à travers bois pour donner la main à l'agglomération voisine. Ainsi, qui veut franchir 10 à 20 lieues, doit parcourir un grand nombre de villages dans des conditions diverses: c'est la voie économique dans sa définition de base. Mais le voyageur est-il sur un chemin privé ou communautaire?, l'Occident sera très diversement partagé.

Dans les régions où l'agriculture se développe selon la manière franque, où la population se rassemble en gros villages, les chemins entretenus et carrossés par la communauté sont à l'usage de tous, ainsi prennent-ils un caractère public. Dans cet ensemble de petites toiles d'araignées qui se forme autour des agglomérations, il sera facile de dégager un itinéraire où les déplacements collectifs s'additionnent pour mener vers la métropole régionale. Par contre, dans les provinces où la polyculture domine, chacun vit sur sa parcelle et gère des chemins qu'il considère comme privés et leur tracé confirme ce caractère. La voie débouche directement dans la cour de l'exploitation et le voyageur qui s'aventure en ces lieux doit traverser l'espace, au milieu de la volaille et sous le regard soupçonneux de l'habitant. Dans ces conditions, il sera difficile de dégager un itinéraire collectif et les moyens d'aménagement correspondants.

Avant la Révolution, les deux-tiers de la France s'articulaient encore de cette manière et ce sont les agents-voyers de la République qui vont fixer la nature des chemins et des routes. Mais il est bien difficile de bousculer des siècles de traditions et ce sont les gendarmes à cheval du XIX° s., qui doivent préciser que le passage dans la cour est devenu chemin communal et doit être libéré de toute occupation privée. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de voir des routes goudronnées passer entre la demeure et la grange, là où, naguère, se dressait une barrière de bois pour empêcher les vaches de saccager le champ cultivé.

L'Occident n'a connu que deux courtes périodes où les routes furent administrativement définies et entretenues: ce sont les trois siècles de la paix romaine et l'époque moderne. Si nous avons conservé quelques grands parcours sur la période intermédiaire, nous le devons aux monarques francs qui, de Brunehault à Louis XV, ont préservé l'héritage de Rome. Maître Jacques, en corvée sur les pavés du roi ou cassant des cailloux sur les chaussées de la ferme générale, travaillait bien souvent et sans le savoir sur un chemin dont le tracé remontait à l'époque romaine.

LES VOIES ROMAINES

Les voies romaines ont toujours passionné les amateurs d'histoire mais de quoi s'agit-il? En Picardie, le ruban de bitume, parfaitement rectiligne, qui va de Noyon à Corbie par Roye, couvre précisément la Chaussée d'Agrippa menant de Langres à Boulogne. Les tracés perpendiculaires relevés en Berri, par M. LEDAY, de modestes chemins de terre qui parcourent la campagne, sont également des tracés romains. Le réseau ainsi formé respecte parfaitement les coordonnées de la voie qui vient de Bourges et règle là l'urbanisation antique de la ville. Du grand tracé stratégique qui traverse l'Occident, aux chemins de terre destinés à fixer la propriété rurale, les Romains ont tracé des voies trois siècles durant. Il nous faut donc choisir des classes ou plutôt des caractères dans ce vaste échantillonnage.

Après la bataille d'Actium, les risques de sécession des parties orientales de l'empire s'étaient dissipés mais les Romains avaient connu là une grande frayeur. Le blé d'Egypte n'arrivait plus et la métropole d'empire avait réalisé, face au spectre de la famine, combien était grande sa dépendance économique. La Gaule nouvellement conquise offrait des richesses céréalières plus grandes encore que le delta du Nil mais il fallait mettre ces terres en valeur. Ce fut l'origine d'un vaste plan d'aménagement, conçu probablement sous Agrippa, et mis en oeuvre sur le premier siècle, le siècle d'Auguste.

LES VOIES D'AGRIPPA

L'aménagement des Gaules commence par trois grands tracés stratégiques qui doivent répondre aux impératifs de l'instant. Un premier, partant d'Arles, joint Lyon par la rive est du Rhône, via Orange, Valence et Vienne. Cet itinéraire, déjà utilisé par les marchands gaulois et romains, avant la Conquête, se trouve ainsi confirmé. Il traversera les siècles sans grande modification puis sera repris par la voie de poste au XVII° (voie royale). Il deviendra route nationale sous la République. Enfin, notre autoroute du sud, moderne voie stratégique, reprendra le tracé à quelques kilomètres près.

Au nord de Lyon, l'itinéraire rejoint Chalon-sur-Saône, puis Dijon, en contournant la dépression de la Saône par Beaune et atteint Langres. C'est le "tronc" de base. Ensuite, la chaussée se sépare pour assurer deux fonctions distinctes. A l'est, elle rejoint la basse vallée du Rhin et sa fonction semble essentiellement militaire.

Dans le vaste ensemble dénommé Germanie, les Romains ont rapidement distingué les plaines du Nord. Là résident les Saxons considérés comme des adversaires dangereux. Le pays fut sondé une première fois après le passage du Rhin, à Xanten, et César en prit la juste mesure. Il fallait pouvoir porter rapidement les forces sur cette frontière exposée: ce sera le rôle du tronçon de Germanie. Après avoir longé la Moselle par Metz et Trêves, puis franchi les monts du Eifel il atteint le Rhin en un lieu qui deviendra Cologne.

Le second tracé, partant de Langres, traverse les riches terres septentrionales et joint Boulogne, le port menant aux Iles Britanniques. Ce sera la nouvelle voie de l'étain. Plus courte, plus rationnelle que celle passant par le pays des Parisii, elle dessert également de riches terres céréalières qui seront remembrées à outrance puis exploitées par des gallo-romains avisés, le négoce est fructueux. Ce faisant, la route franchit le pays des Rèmes, alliés privilégiés de César lors de la conquête des Gaules. Ils seront traités avec faveur et leur métropole majestueusement urbanisée deviendra la plus vaste agglomération septentrionale.

Enfin, les Romains avaient apprécié les terres de l'Ouest aux caractères particuliers. Un troisième tracé stratégique, partant de Lyon, joindra Saintes par le pays des Arvernes et celui des Lemovices (Limoges). Il permet d'atteindre rapidement les terres du littoral atlantique mais son tracé ne fut pas confirmé par le transit économique. Sa destinée semble rapidement compromise.

A l'origine, ces itinéraires comportaient une voie roulante de faible largeur: 12 à 16 pieds (3,50-4,80 m), flanquée de deux très larges bas-côtés de 24 à 36 pieds destinés au dégagement, aux piétons, aux troupeaux et aux cavaliers dont les montures n'ont pas de protection (hipposandale). Ces caractères sont bien identifiables aux abords des villes comme Reims. Ces grandes chaussées évolueront tout au long de l'époque romaine et les pistes roulantes seront élargies selon les besoins.

LES VOIES ECONOMIQUES

Ce premier réseau d'emprise établi sur la Gaule à peine conquise, fut rapidement déconsidéré par les mouvements économiques naturellement liés aux grandes vallées de la Seine, de la Loire et de la Garonne. Des villes profiteront des courants commerciaux ainsi développés: Auxerre, Sens et Paris sur la Seine sont reconstruites selon un urbanisme rationnel, tandis que Rouen, situé au point d'équilibre du courant et de la marée, devient l'un des trois grands ports de l'Occident septentrional.

Sur la Loire, Nevers, Tours et Angers s'intègrent dans le parcours, tandis que Nantes, qui bénéficie des mêmes conditions que Rouen, devient un autre grand port. Enfin, la vallée de la Garonne reprend ses droits au préjudice de la Chaussée d'Agrippa récemment construite de Lyon à Saintes. En Aquitaine, Toulouse se taille la meilleure part, mais de nombreuses villes secondaires du cours de la Garonne se développent également, tandis que la ville de Bordeaux, elle aussi au point de rupture entre courant et marée, devient le troisième grand port de la Gaule.

LES VOIES STRATEGIQUES (DEUXIEME GENERATION)

Une fois cette dualité stratégie-économie acceptée, la société gauloise réclame un complément d'infrastructure et l'administration d'empire trace un vaste maillage en rocade. Dans le Nord, les nouveaux itinéraires sont en droite ligne et d'une articulation très arbitraire, comme à Bavay. En d'autres régions, ils reprennent des cheminements antiques, tout en les redressant. Parfois, aussi, ils doublent des vallées de seconde importance, comme celles du Lot et de la Vienne. Mais, en toutes conditions, le trait dominant de ces routes est un long développement programmé, tel le tracé de Troyes à Dieppe, établi entre la voie de Boulogne et le cours de la Seine. Parmi ces itinéraires stratégiques de seconde génération nous pouvons également citer la voie de Poitiers à Lyon qui dessine une vaste boucle autour du Massif-Central, ou bien encore la très longue droite qui se développe de Saintes à Orléans.

Ici il faut souvent distinguer le tracé de la réalisation. Les travaux se prolongent sur une longue période, un siècle environ, et le dédale des petits cheminements va parfois contrarier ce programme, souvent très théorique. La liaison Beauvais-Dieppe, ne semble pas drainer un fort trafic, par contre, la perpendiculaire de Rouen à Amiens, issue sans doute d'un chemin traditionnel Gaulois, se révèle beaucoup plus importante.

LES VOIES RAYONNANTES

20 ou 30 années après le commencement des grands travaux d'aménagement, ce réseau de voies stratégiques de deuxième génération couvre sommairement une bonne partie de la Gaule et touche la plupart des centres économiques potentiels. C'est alors le temps des villes augustéennes, premières urbanisations programmées. Le plan représente un maillage en quadrilatère établi sur deux voies majeures, le cardo et le decumanus, et c'est la voie stratégique impliquée qui fixe les coordonnées géographiques en donnant généralement le decumanus de l'agglomération nouvelle. Ensuite, et pour confirmer ses caractères de métropole régionale, des voies rayonnantes seront tracées vers les autres cités environnantes. Mais les points d'épure de ces tracés et les pattes d'oie correspondantes se trouveront généralement hors de l'espace urbain. Bavay nous donne une excellente illustration de cette règle. La cité est placée sur l'itinéraire menant de Vermand à la province de Brabant, c'est le decumanus, tandis que le cardo fixé arbitrairement donne sur deux pattes d'oie, l'une à deux voies, l'autre à trois voies.

Si nous trouvons une interférence entre les voies rayonnantes et le programme urbain, comme à Amiens, nous pouvons raisonnablement penser que c'est la ville gauloise qui a justifié l'impact de la chaussée programmée.

Le nombre de ces voies nous donne l'importance prise par la cité dans les échanges économiques mais ces facteurs de transit ne seront pas nécessairement transformés en richesse. Nous trouvons 8 et ultérieurement 10 voies rayonnantes à Reims, la plus grande ville septentrionale. 10 également à Amiens qui eut, semble-t-il, quelques difficultés à bien exploiter le vaste programme urbain dont elle s'était dotée. Nous avons aussi 8 puis 10 voies à Chartres dont la situation sur oppidum gênera le développement urbain et 8, puis 10 voies, pour Paris qui restera une agglomération moyenne. Mais là, le franchissement bien installé dès l'époque gauloise, a sans doute conditionné le programme. Par contre, Sens qui ne dispose que de quatre voies connaît un développement urbain égal à celui de Paris, soit une centaine d'hectares pour chacune des villes. Ainsi l'intérêt accordé aux cités par les responsables de l'époque ne s'est pas nécessairement transformé en richesse économique et en développement urbain. Le volume d'échange entre la métropole et son environnement rural demeure prépondérant, du moins en économie libérale. Ce réseau dont l'achèvement doit correspondre à la fin du siècle d'Auguste fut sans doute établi avec la participation des Sénats provinciaux et les choix reflètent en partie les espoirs et prétentions des municipalités.

Dans les provinces situées au sud de la Loire, là où la configuration du terrain gêne le libre développement d'un programme, les antiques cheminements demeurent et les sites historiques desservis conserveront situation et privilège. Dans ces conditions les nouvelles métropoles sont rares. Il semble qu'il faille attendre la fin du siècle d'Auguste pour que ces itinéraires anciens soient repris ou remodelés. Cet abandon des programmations annonce le siècle des Antonins où les critères seront tout autres.

LE TEMPS DES IMPERATIFS ECONOMIQUES

Ce vaste programme de liaisons secondaires va finalement jouer un grand rôle dans l'avenir de la Gaule. Il fixera des métropoles provinciales de caractère purement économique et c'est un facteur d'équilibre pour l'ensemble du pays. Au siècle des Antonins la société Gallo-Romaine vit intensément selon ses intérêts, et semble alors échapper à tout programme. Mais il faut cependant répondre aux besoins dans leurs diversités. Les cheminements antiques sont aménagés pour la plupart, la liaison Paris-Rouen est exemplaire à cet égard.

Au cours du second programme, la voie de la Seine fut tracée selon les grands principes, en droite ligne de Saint-Denis à Rouen, afin d'éviter tous les méandres du fleuve. Mais la vie économique va préserver ses usages. Ce long ruban rectiligne est bien pratique pour les grandes liaisons mais les agglomérations se maintiennent sur les rives du fleuve et leur petit trafic additionné finit par représenter un volume bien supérieur à celui véhiculé par la voie haute. Cependant, toutes deux garderont leur intérêt. Aux XVIII° et XIX°, la voie de plateau sera reprise par les voitures de poste, tandis que la voie de "par-en-dessous", qui deviendra sous la plume d'un journaliste la route de "quarante-sous", préserve ses fonctions.

Le tronçon Vétheuil/La Roche-Guyon, dans la vallée, où l'on retrouve des témoignages néolithiques, fut, de tout temps utilisé. Est-il Gaulois ou Romain? Disons pour conclure que l'époque gallo-romaine, comme d'autres, a exploité, et parfois aménagé, les liaisons coutumières. Ces cheminements économiques secondaires, indispensables au monde rural n'ont pas d'âge. Les troupeaux du second millénaire A-V, comme les chariots du siècle dernier doivent, en longeant la Seine, passer au pied de La Roche-Guyon.


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N'en déplaise aux admirateurs d'Astérix, la Bretagne fut vite conquise et profondément romanisée. Pour assurer une certaine homogénéité à ce pays trop tourné vers la mer, l'ordre romain fixe une nouvelle métropole Vorgium (Carhaix) qui sera à l'origine de six voies rayonnantes programmées. Cependant, la métropole des Coriosolites devient rapidement une cité très florissante. De récentes prospections aériennes ont révélé un très important maillage de caractère augustéen. D'autre part, les cités du littoral retrouvent rapidement leur rôle économique.


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LES VOIES SELON LEURS FONCTIONS

Sur les cartes d'ensemble nord et sud, nous avons représenté l'essentiel du réseau romain. Y figurent les trois grandes voies stratégiques de première génération, dites voies d'Agrippa, les voies économiques longeant les grands fleuves, comme la Loire ou le Rhin, itinéraires d'origine gauloise que les romains se devaient d'aménager, et enfin les voies stratégiques de seconde génération, mais là il nous fallait faire un choix. Nous avons retenu les tracés apparemment programmés se développant sur plus de 250km. Certes ils sont articulés sur des métropoles gauloises ou sur des cités nouvellement fondées mais leur développement dépasse le cadre des assiettes économiques régionales. Ce réseau engendre parfois des carrefours, voire des noeuds routiers situés hors de tout système socio-économique caractérisé. Ces rocades de plain champ donneront parfois naissance à de gros vicus exploitant le transit économique du lieu mais ce sont des agglomérations artificielles qui vont généralement disparaître dès le IIP ou IV S.
Une fois ce maillage de base réalisé, chaque cité métropole va développer son propre réseau de voies rayonnantes afin de satisfaire aux besoins de son économie et, si ces tracés ont toujours le caractère de voies stratégiques, le programme et la fonction à venir correspondent davantage aux intérêts locaux. Souvent elles doublent des voies économiques traditionnelles qui serpentent le long d'une vallée mais dont le tracé d'origine empirique est peu propice au grand trafic. Ces voies sont innombrables, les identifier toutes dépasserait le cadre de cette étude aussi avons nous choisi de montrer leur articulation autour de certaines villes afin d'illustrer notre classification et tenter de distinguer les critères fonctionnels des étiquettes administratives.
ORLEANS: Avec 14 ou 15 voies rayonnantes, la cité de Genabum prend la tête du classement. Elle doit cet avantage à sa position au sommet de la courbe du grand fleuve, au point de convergence de tous les chemins venant du nord. Après le pont (A) et le franchissement de la dépression du Loiret sur une digue (B), les itinéraires éclatent à nouveau vers le Limousin, le Berri et l'Auvergne. Cependant, l'important transit qui franchit le pont n'enrichit pas la ville qui doit tirer le meilleur de ses revenus de la batellerie et du transit sur berge qui l'accompagne. C'est la voie longeant le fleuve qui donnera le decumanus et le franchissement le cardo. Après la cité gauloise établie indépendamment du pont, par sécurité, l'urbanisation augustéenne s'équilibrera à droite et à gauche de l'ouvrage.


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REIMS: La Chaussée d'Agrippa venant de Lyon atteint l'agglomération gauloise située sur la colline Saint-Rémy (A) et, de là, bifurque pour reprendre la direction générale de Boulogne (B). Ce faisant, elle traverse le vaste enclos du néolithique et ce sera remplacement choisi pour la ville nouvelle. Une perpendiculaire menant à Trêves fixera le cardo. Au second siècle, la ville se trouve à l'origine de 8 voies rayonnantes essentiellement de caractère stratégique II, et c'est la voie menant vers Amiens (C) qui devient Chaussée d'Agrippa.
CAMBRAI: Le déclin économique de Vermand favorise une métropole située sur la haute vallée de l'Escaut, Cambrai (Camaracum). La ville augustéenne aménagée en retrait des berges (A) prend pour coordonnées une voie venant d'Arras et l'aménagement semble se développer en deux programmes distincts. La ville sera finalement à l'origine de 5 tracés rayonnants.


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BEAUVAIS: La façade de la puissante nation des Bellovaques se situait sur la vallée de l'Oise, mais après l'émancipation des Silvanectes, phénomène admis par l'ordre romain, il convenait de recentrer la métropole. Le site choisi sur la haute vallée du Thérain se trouvait hors du maillage stratégique et la cité nouvelle s'articule sur un decumanus (A) desservant le domaine nord-ouest. Le cardo, lui, est axé sur Amiens. Au second siècle, l'agglomération compte 7 ou 8 voies rayonnantes.
LE MANS : Située au centre d'un vaste domaine de caractère celtique, la métropole des Cenomans prend très tôt un caractère bicéphale avec une installation ouverte à Allonnes (A) et un oppidum traditionnel (B). Une artère programmée (C) va relier ces deux pôles mais la cité tarde à s'inscrire dans le maillage stratégique.


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AMIENS: Pour la métropole des Ambianis, nous avons admis en hypothèse deux systèmes d'habitat: les artisans à cheval sur la digue et les commerçants sur le plateau sud. Une voie romaine (A) confirmera le franchissement mais l'urbanisation augustéenne s'alignera sur la Chaussée d'Agrippa (B) venant de Soissons. C'est une disposition plus rationnelle. Au second siècle la cité sera à l'origine de 8 voies rayonnantes.
VERMAND: Le Vermandois avait pour centre politico-économique un viel oppidum gaulois cerné d'une puissante levée de terre, toujours en place, Vermand (A). Dès la Conquête, le plateau nord-ouest reçoit un point de balise (B) qui sera à l'origine de 5 voies rayonnantes mais le site ne se prête guère aux activités économiques qui se fixeront à 12km de là sur un itinéraire stratégique menant de Reims à Thérouanne, ce sera Saint-Quentin.


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SOISSONS: Venant de Reims, la Chaussée d'Agrippa devait franchir l'Aisne au niveau de Fort Condé (A) mais la dépression du confluent (B) était peu propice pour une ville nouvelle. Le tracé va donc bifurquer à nouveau pour une terrasse dominant le confluent de la Crise (C). Un demi-siècle plus tard, l'agglomération descend de la hauteur Saint-Jean pour se développer sur la rive du fleuve. Ce faisant, elle casse le tracé ancien. Au second siècle la ville comportera 5 voies rayonnantes.
EVREUX: Les Eburoviques avaient déjà établi un centre économique à Evreux, limite navigable sur l'Iton. La société romaine acceptera pourtant ce lieu peu conforme aux nouvelles règles. La voie venant de Chartres aboutit au point de balise (A) à 2km de la ville indigène (B) et la cité nouvelle se développera dans le prolongement de cette dernière (C). Elle sera à l'origine de 5 voies rayonnantes, sans rapport avec le maillage urbain.


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TOURS: La métropole des Turons occupait une émergence située dans la vaste dépression OÙ Loir et Cher se confondent. Cette occupation va stabiliser l'entre deux fleuves et mettre en cause le franchissement traditionnel. L'ouvrage romain correspond à la ville nouvelle (A) qui flanque l'ancienne agglomération gauloise. En fin de période augustéenne les deux surfaces seront maillées et la ville se trouve à l'origine de 9 voies rayonnantes.
BOURGES: Position forte entourée d'eau, Bourges (Avaricum) cité déjà importante à l'époque gauloise, se verra confirmée par l'ordre romain. C'est alors un centre routier très important entre le Val de Loire, au nord, et les terres du Massif Central. La ville augustéenne axée sur la route d'Orléans comporte 11 voies rayonnantes


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CHARTRES: La métropole des Carnutes allait s'imposer dans les programmes d'aménagements augustéens mais ce n'était pas tache facile. Le premier maillage portera sur un quadrilatère (A) établi en retrait du promontoire (B) mais la majorité des activités artisanales demeure dans la vallée (C). C'est la meilleure exploitation possible du site. La pointe de l'éperon sera aménagée au second siècle et 10 voies rayonnantes partiront alors de la cité mais elles seront sans rapport aucun avec les divers aménagements urbains.
POITIERS: Comme celle des Carnutes, la métropole des Pictons occupait un vaste éperon bien défendable et gérait une importante assiette socio-économique. Cette bonne situation va également s'imposer lors des aménagements à la romaine. La première "desservante" sera la voie stratégique Orléans-Saintes et le maillage tente d'exploiter la voie axiale de plateau mais le débouché (B) bute sur la colline (C) et le tracé prend finalement en compte la falaise nord-ouest. La ville sera à l'origine de 10 voies rayonnantes.


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SENS: A la fin de la période gauloise, les activités économiques avaient déjà déserté les oppidum (A et B) pour une installation ouverte sur berge. Cette option sera naturellement confirmée par l'urbanisation gallo-romaine. La ville, sans doute maillée en deux programmes, (C et D) s'articule selon la voie sur berge qui semble drainer l'essentiel des activités. La perpendiculaire se développe de Troyes à Chartres et la cité n'aura que ces 4 voies rayonnantes.
ARRAS: La métropole des Atrébates comportait, comme Troyes, une ville d'origine indigène sur les terres basses et une agglomération augustéenne sur un socle plus stable. Dans les deux cas, la cathédrale du Bas Empire s'installera dans le vicus chrétien. Cependant, la cité des Atrébates semble avoir été complètement abandonnée de 275 à l'an 600 et ceci pose un problème archéologique. Le maillage s'articulait selon l'axe de la chaussée de Boulogne par Thérouanne et l'agglomération donnera 7 voies rayonnantes plus 2 ou 3 itinéraires sur berge.


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SENLIS: Le petit peuple des Silvanectes avait pour façade économique la vallée de l'Oise et pour centre historique l'oppidum de Toutevois tandis que ses liaisons avec l'arrière pays suivait les vallées de l'Aunette et de la Nonette. Le confluent de ces deux cours d'eau constituait naturellement un lieu d'échange favorable et le site sera choisi au temps de la civilisation gallo-romaine. Une première voie venant de Paris et montant vers Amiens donnera l'une des coordonnées de la cité nouvelle tandis que la perpendiculaire sera constituée d'un tracé menant de Meaux vers le pays des Bellovaques. Mais cette dernière voie sera sans avenir. Un troisième tracé de long développement mènera vers Soissons. Au second siècle la ville est à l'origine de huit voies rayonnantes.


CONCLUSION

Si nous acceptons l'analyse qui vient d'être faite, le tracé des voies romaines en Occident reflète éminemment les impératifs politico-économiques d'une société en développement. Après les trois premiers itinéraires essentiellement stratégiques, la prise en compte des grandes voies traditionnelles et l'établissement d'un maillage général dont l'articulation est relativement arbitraire, le quatrième et ultime programme est au service des cités. Ces voies sont destinées à desservir leur assiette économique mais les échanges se font maintenant à l'échelle de l'occident et ces tracés se trouvent directement connectés à ceux des villes voisines. Dans une économie d'empire il eut été ridicule de développer un tracé propre aux besoins de la cité, un réseau qui se serait perdu en ramifications diverses, tel un système sanguin.

Ce petit réseau, les chemins vicinaux, existaient déjà au temps gaulois, ils seront simplement aménagés à l'usage de véhicules plus lourds. En terrain accidenté les tracés qui exploitaient au mieux les conditions de terrain ne bougeront guère mais, en terre septentrionale, les remembrements réalisés au profit des grandes fermes céréalières de plateaux vont justifier de nouveaux chemins. Enfin, dans certaines régions où la résistance des petits exploitants se manifeste face à l'emprise des grands propriétaires, les remembrements seront programmés et donneront naissance à une cadastration basée sur une voie stratégique. C'est un phénomène pratiquement inconnu dans les plaines du Nord où la mutation s'est imposée sans heurts au sein de la société gauloise.

LES REVETEMENTS

Si l'on en juge par la rapidité et la facilité des déplacements effectués par l'armée romaine lors des sept années de campagne menées par César, les routes gauloises étaient sans conteste nombreuses et bien tracées, mais avec un carrossage de qualité très varié. Les revêtements, satisfaisants dans l'entourage immédiat des villes, parfois médiocre au delà se trouvaient négligés dans les zones de faible intérêt économique. Sur ce réseau très rustique circulaient en majorité des chariots à quatre roues, de petite taille et à faible charge, attelés de un ou deux chevaux en ligne. Ce véhicule se voyait encore au début du siècle dans de nombreux pays de l'est Européen.

L'ordre romain va reprendre ce réseau dense, de médiocre qualité, peu praticable en hiver, mais bien adapté aux besoins gaulois. En premier aménageant les bandes de roulement seront surchargées afin d'être praticables en tout temps. Cependant, ces réseaux conçus au service des provinces gauloises ne suffisent plus aux besoins d'une économie d'empire. Les Conquérants vont donc tracer des itinéraires de liaison sur grandes distances: ce sont les voies stratégiques. Cette trame de base sera ultérieurement complétée par des voies rayonnantes destinées à servir l'économie des nouveaux centres urbains. Enfin, les liaisons traditionnelles longeant les fleuves seront redressées, recarrossées afin de satisfaire à une très forte augmentation du trafic. Mais, en terre septentrionale, ce vaste programme sera confronté au manque de pierres dures pour la chaussée de roulement. C'est dans ce contexte qu'il faut envisager les revêtements et leur évolution.

LES TEMPS GAULOIS

Sur les chemins ordinaires qui constituent la base du réseau routier, la voie unique domine et les Gaulois avaient pris coutume de standardiser l'écartement de leurs roues. Ainsi les véhicules traçaient deux ornières que l'on devait constamment surcharger tandis que la partie centrale où marchaient les chevaux demeurait en terre compactée. Ce mode de revêtement particulièrement économique traversera les siècles. Nos chemins de campagne du XIX° s portaient encore la marque de cette manière de faire. Les ornières comblées se distinguaient en pierres dures tandis que la bande centrale se garnissait d'herbe, sauf sur une étroite trace marquée du pas des chevaux. L'ensemble forme une voie unique parfois bordée d'arbres ou de buissons et ce sont leurs racines qui stabilisent le remblai. Lors d'un croisement, le véhicule roulant à vide devait se ranger, c'était la règle.

Les diligences anglaises du XVIII° s. respecteront l'écartement coutumier de Grande Bretagne et la cote sera reprise par les voies ferrées du XIX° s. puis diffusée dans toute l'Europe, seules l'Espagne et la Russie se distingueront.

Ce sont ces chemins primitifs qui vont permettre les premiers échanges économiques et les points de convergence. Ces lieux de marchés deviendront ensuite, selon leur fortune, bourgades ou métropoles. A l'approche de l'agglomération, les chemins sont de plus en plus fréquentés, les croisements se multiplient et la double voie s'impose. Le revêtement devient homogène mais sa nature ne change pas, ce sont toujours de petits moellons de pierre tendre compactée parfois recouverts d'un lit de tuf pour éviter de fatiguer les pieds des chevaux.

Après la formation des centres vient le temps des liaisons sur grande distance. Ces itinéraires se dégagent des tracés existants et se développent en ligne brisée, de villages en bourgades, pour relier deux métropoles. Ce maillage déjà bien amorcé au temps de la Conquête sera parfois intégré dans le programme à venir.

Ces travaux d'aménagement nécessités par le développement du commerce étaient votés dans le cadre des Sénats provinciaux où les tenants du pouvoir économique, grands propriétaires terriens et bourgeois des villes, faisaient la loi. De ce fait, les intérêts particuliers seront souvent pris en compte d'où une grande diversité et une partialité dans le choix et la qualité des travaux exécutés. C'était l'ordre gaulois. Avec les Romains s'impose une toute autre politique, celle des grands programmes d'ensemble.

LES VOIES DE PLAINE

Sur les plaines et plateaux d'origine sédimentaire, voies gauloises aménagées et nouveaux itinéraires seront d'abord carrossés selon le mode ancestral, avec des matériaux obtenus au plus près. Ce sont en majorité des pierres tendres, extraites au pic ou à la barre à mine, dans une carrière de proximité. Elles se présentent sous forme de petits moEllons qui seront compactés sur la chaussée, et le travail à la dame laisse place à de grosses meules de pierre dure tirées par des équipages de boeufs ou de chevaux. L'opération se fait sous un léger lit d'argile humide qui facilite l'agglomérat et donne au revêtement une certaine plasticité. Même les voies stratégiques nouvellement tracées seront carrossées de cette manière, la tradition locale prévaut. Ce mode convient aux pieds des animaux de trait gaulois qui ne sont pas ferrés. L'hipposandale apparaît avec les bandes de roulement de pierres dures qui s'imposeront peu à peu sur les itinéraires majeurs.

Dans un aussi vaste programme, rapidement réalisé, la société gallo-romaine n'a pas les moyens de transporter toutes les pierres dures nécessitées par les revêtements, et pour approvisionner ne faut-il pas déjà une route convenablement aménagée? D'autre part le programme doit préserver les usages gaulois et leur équipement coutumier. Pour ce faire, la bande de roulement sera installée au milieu d'une large chaussée au revêtement traditionnel formant ainsi une route à trois voies. Mais, sur les plaines et plateaux septentrionaux aux riches terres céréalières, où la circulation devient vite intense, la pierre dure fait cruellement défaut. Il faut l'amener des collines de l'Artois, des contreforts du Massif des Ardennes ou du Massif Armoricain. Ainsi dans cette région la plus riche et la plus peuplée des Gaules, les grès de Fontainebleau seront très prisés, d'autant que la Seine, et bon nombre d'affluents naturellement navigables, facilitent leur transport.

Dans un premier temps, et selon la règle du moindre coût, les agents voyers de l'Empire exploiteront les gros galets roulés que l'on trouve mêlés au sable des méandres. Faciles à transporter, ils seront sommairement appareillés et fixés au maillet dans un lit de sable, c'est le hérisson ou chaussée Freyssaguet. Longtemps des archéologues ont refusé d'admettre l'existence de ce mode de carrossage à l'époque romaine, mais l'hypothèse était logique et certaines découvertes récentes l'ont confirmée, comme à Chantambre près de Fontainebleau, une fouille réalisée avec le concours de Total Archéologie. Une fois cette manne épuisée, les carriers doivent attaquer les grosses roches et les préparer en parallélogramme. Dalles ou pavés, difficile à dire?. La coutume du hérisson porte aux pavés tandis que la règle romaine porte vers la dalle d'une surface d'un pied carré, au minimum. A l'origine elles seront polygonales mais l'ajustage est fastidieux et rapidement la forme rectangulaire avec module constant s'impose.

Cette bande de roulement en pierres dures reçoit à la fois les chars romains, sans doute peu nombreux, les véhicules légers gaulois menés au trot mais aussi les lourds carriers qui transportent les gros blocs de pierre destinés aux programmes urbains. La semelle est donc convenablement traitée avec assolement profond situé hors gel et sous couche de sable pour assurer une rapide évaporation des précipitations.

Sur les itinéraires où la circulation se développe, ainsi qu'aux abords des villes, une bande de roulement en dur ne suffit plus. Elle sera doublée, voire triplée, mais il faudra de nombreuses décades, presque un siècle, pour rassembler les matériaux nécessaires. D'autre part, si le vaste programme lancé au premier siècle marque le développement économique en son temps, le second siècle voit parfois une mutation des grands circuits économiques. Les voies naguère considérées comme majeures subissent une réduction de trafic au profit d'itinéraires nouveaux qu'il faut maintenant aménager.

Dès la période trouble de 250/275, la circulation diminue considérablement et les chaussées ne sont plus entretenues. Peu à peu les accotements sont envahis par la végétation et voyageurs et chariots doivent se contenter de la bande de roulement en pierres dures. La période constantinienne qui suit se distingue sans doute par une restauration des grands axes mais, dès 360, l'entretien est à nouveau négligé et les dégradations reprennent. A l'époque mérovingienne, la totalité des accotements a disparu sous la végétation et seule la chaussée de pierres dures demeure mais en fort mauvais état. Les souverains francs qui voient là un outil indispensable à leurs déplacements ordonnent des restaurations et la reine Brunehaut prendra une grande part à cette sauvegarde; les textes en témoignent et, dorénavant, les scribes parleront de Chaussée Brunehaut. Les Carolingiens continueront l'oeuvre d'entretien et, dès la Renaissance du XI° s., les voies antiques drainent à nouveau les grands mouvements de population et le renouveau du commerce.

Dans nos recherches nous ne retrouvons pratiquement pas de dalles sur les routes romaines du Nord mais il faut prendre en compte que, de Sully à Louis XV, les ouvriers employés sur les routes avaient pour objectif "le pavé du roy", ainsi ces gens qui travaillaient le plus souvent sur les chaussées romaines allaient systématiquement casser les gros volumes récupérés afin de les harmoniser avec le mode en vigueur. Constamment retaillé pour s'ajuster au mieux, le pavé du Nord ne peut témoigner mais certains d'entre eux ont sans doute connu les chars romains, les chariots de Brunehaut, les véhicules et cavaliers du Moyen-Age avant de finir en "pavé du roy".

L'HIPPOSANDALE

Une fois admise cette évolution logique des revêtements, nous comprenons mieux l'existence de cet objet bizarre, la sandale du cheval. A l'origine, la plus belle conquête de l'homme, travaille dans les champs et les prés et ses sabots s'en accommodent fort bien, tandis que ses déplacements sur les chemins ruraux, une bien faible partie de son activité, se font sans fatigue grâce à la bande de terre occupant le milieu du chemin. Une fois par semaine, un équipage se rendait à la bourgade voisine et l'animal de trait avait, là, quelques risques de rencontrer un revêtement de pierres cependant les pieds légèrement meurtris trouvaient le temps réparateur les jours suivants. Plus exceptionnels étaient les déplacements longs menant à la métropole mais sur les chemins à revêtement intégral, les pierres tendres broyées par les bandages métalliques formaient un film poudreux qui réduisait considérablement l'usure de la corne.

L'ordre romain qui développera et renforcera les revêtements de pierres tendres pour rendre les voies exploitables en toute saison, doit prendre en compte les équipages gaulois traditionnels et l'amalgame de tuf, établi en surface, nous paraît une bonne solution. C'était déjà la formule communément employée dans les cours de ferme, dans les bâtiments et parfois même dans les demeures modestes.

Si le tuf manque, la poussière de carrière fait le même office. D'autre part, la surcharge des ornières est généralement précédée d'un décapage des résidus anciens formés de pierres broyées et décomposées. Par temps humide, c'est une pâte facilement récupérable et c'est un excellent amalgame de surface; les temps anciens avaient l'art d'accommoder les restes. L'hipposandale demeurait donc une sauvegarde exceptionnelle. Faite de cuir et lacée sur le paturon elle protégeait le coussinet plantaire après une usure exagérée de la corne du sabot et permettait à un équipage fatigué de rentrer le soir à la ferme, ou bien à un chariot d'achever son étape.

Dès le siècle d'Auguste, le développement économique donne naissance à des transporteurs professionnels et les attelages fournissent alors l'essentiel de leur travail sur les chaussées et parfois sur la bande de roulement en pierres dures si la charge du véhicule l'exige. Dans un premier temps, les bêtes travailleront par roulement avant d'aller se refaire le pied dans les travaux des champs mais bientôt l'usage de l'hipposandale se généralise et l'objet s'améliore avec une semelle cloutée et une chausse mieux ajustée, sans doute trouve-t-on déjà diverses pointures.

C'est peut être à cette époque qu'apparaît le fer à cheval, non en usage permanent, mais comme instrument orthopédique destiné à resserrer les sabots trop "étalés" après un travail excessif. Le traitement se fait en plusieurs opérations. La corne maintenue pousse en hauteur; il faut alors ajuster un fer plus petit en taillant l'extérieur du sabot. Ainsi le pied se resserre, augmente de hauteur et le coussinet plantaire est à nouveau isolé du sol. La forme du sabot ferré est très artificielle et l'animal doit y être accoutumé dès son jeune âge. Une année au pré et non ferré et le travail est à reprendre. Pour l'animal comme pour l'homme, la civilisation est une dure contrainte.

Les Francs ont sans doute appris à ferrer auprès des gallo-romains mais l'objet demeure réservé au chevaux d'équipage qui circulent sur les routes, l'animal de labour en est dispensé. Le ferrage ne se généralisera qu'au Moyen-Age pour régresser ensuite à toutes les époques où le fer devient une denrée rare et chère.

EN ZONE DE MONTAGNE

Sur le pourtour méditerranéen le relief domine et les rares plaines alluviales sont enserrées dans les vallées. Là s'est fixée une population agricole et les voies économiques, les premières à voir le jour, suivent également le cours du fleuve. Leur aménagement est empreint d'opportunisme. Dans les passages étroits, la chaussée est obtenue par empilage de pierres et parfois par attaque de la roche. Dès que la vallée s'élargit une technique de construction s'impose naturellement, le lit de la rivière fournit le sable et le gravier de l'assolement tandis que les émergences rocheuses, qui ne sont jamais bien loin, donnent les dalles de recouvrement. Nous avons donc dans le contexte méditerranéen matière à genèse des voies romaines.

La conquête de la péninsule italique, de la province et des anciennes possessions puniques, menée sur les deux derniers siècles de la République sera pour Rome l'occasion de multiplier les itinéraires de grande liaison qui annoncent les voies stratégiques de l'Empire, mais le paysage dominant reste le même et la technique déjà bien assurée ne change guère. Par contre les ingénieurs romains doivent maintenant travailler dans des régions au climat nouveau pour eux. L'ouest de l'Espagne et le nord de la chaîne des Alpes sont des régions à fort relief mais très humides et si les pierres dures sont abondantes, leur accès n’est pas toujours facile. Souvent il faut dégager un épais tapis végétal afin d'ouvrir une carrière selon les règles de l'art. Dans un premier temps, les responsables de programme ont exploité tous les matériaux régionaux qui offrent de bonnes aptitudes. En Gaule, les fleuves des Pyrénées et du Massif-Central ont charrié lors des débâcles de printemps de la dernière période glacière des masses considérables de gros galets. Ce sont des matériaux faciles à exploiter, il suffit de les équarrir sommairement puis de les planter dans un lit de sable avant de casser la bosse qui fait surface; c'est l'origine du hérisson.

Au siècle dernier, de nombreuses petites localités pyrénéennes avaient conservé ce mode de revêtement pour les chaussées et les trottoirs. Cependant, pour éviter des affaissements par basculement, les galets étaient astucieusement encadrés de grosses pierres plates plantées dans la sous-couche et la composition était du plus bel effet. La Vienne, la Corrèze et la Creuse offrent les mêmes bancs de gros galets et Freyssaguet qui était le chargé des routes de la ferme générale du Limousin, trouva là sans doute les origines du procédé qui allait recevoir son nom et passer à la postérité.

En tout autre lieu du pourtour méditerranéen, c'est le procédé italique avec sous-couche de sable et dalles appareillées qui s'impose.

En ces régions accidentées, le choix des itinéraires est très limité et les voies romaines vont, en général, reprendre le cheminement gaulois suivant les vallées. Les nouveaux programmes porteront donc sur l'élargissement et la surcharge des routes anciennes. L'ouverture de nouveaux axes représente de grosses difficultés et l'option ne sera choisie qu'en cas extrême. Ainsi les voies à grandes circulations ne trouveront pas là les caractères spécifiques acquis en province septentrionale.

Certes le programme routier romain lancé en terre des Gaules se voulait "impérial", très homogène dans sa configuration et quelque peu méprisant des difficultés du terrain mais, au fil des années, des contingences se sont peu à peu imposées. D'abord il fallut se rendre à l'évidence, l'économie rurale naturelle des terres du sud ne se prêtait guère aux modifications profondes et au grand remembrement. Ainsi ce manque d'intérêt économique conjugué aux difficultés du terrain aura raison de certains grands tracés. Sur la voie d'Agrippa qui devait joindre Lyon à Saintes les responsables romains auront grand peine à fixer le tracé central Clermont/Limoges, tandis qu'une autre voie contournant le massif par le sud, Rodez, Cahors et Agen semble avoir drainé un trafic beaucoup plus important. Aujourd'hui encore, la liaison directe menant de Lyon vers l'Atlantique demeure sans grand intérêt économique. Toute liaison routière se trouve confrontée aux obstacles, certes, mais surtout à sa raison d'être.


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L'HISTOIRE DES CHEMINS ET DES VOIES

Avec la mise en culture les familles s'installent sur leurs terres, gèrent au mieux les surfaces et fixent les premières traces qui deviendront des chemins au temps des véhicules. Ils sont bordés d'arbres et de buissons très denses (A) afin que les troupeaux en déplacement ne saccagent pas les cultures. Les premiers engins de transport furent sans doute des traîneaux puis, avec le bronze et surtout le fer, le charronage se développe et la roue qui n'était plus à inventer devient exploitable par tous. Le vieux chemin du néolithique (fig.I) se garnit alors de deux pistes empierrées (B,C) tandis que le centre (D) demeure en herbe, c'est la trace du cheval (E). Ce chemin est à voie unique et dans les croisements le véhicule le moins chargé doit laisser le passage mais, aux abords des agglomérations (fig.II) où la chaussée connaît des pointes de trafic, la voie s'élargit avec un traitement plus soigné. Les anciennes ornières comblées (F) se distinguent toujours dans un revêtement apparemment homogène. Ce n'est qu'aux abords immédiats des agglomérations que la semelle maintes fois refaite trouve une certaine homogénéité.
Avec les Romains, vient le temps des programmes et des traitements selon les règles, même si les agents voyers d'empire reprennent les procédés traditionnels gaulois avec revêtement épais de pierres tendres (fig. III), la voie devient beaucoup plus large et d'un empierrement régulier (G) avec des caniveaux (H) qui, bien entretenus, facilitent l'assèchement. Généralement abattus lors de l'élargissement, les arbres et les haies de bordure (J) reprennent rapidement leur place. Les grandes voies (fig. IV) reçoivent au centre une bande de roulement en pierres dures (K) qui servira aux voitures menées au trot (L) ou bien aux lourds chariots comme les carriers (M) qui transportent les grosses pierres destinées aux programmes de construction urbaine. Avec la recession du Bas-Empire, seule la voie centrale demeure en activité et les larges accotements disparaissent même des mémoires.


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LES FRANCHISSEMENTS

La nuit tombée, les chasseurs de la tribu se rassemblent autour d'un grand feu et chacun se laisse bercer par ses rêves. Sur l'autre rive les terres sont plus giboyeuses, il faut traverser le grand fleuve. Quelques millénaires plus tard, ce sont les pasteurs qui rêvent de pâturages plus gras et plus verts et désirent à leur tour franchir l'obstacle. Les riverains disposent d'embarcations mais elles ne sont d'aucun secours pour les troupeaux, il faut chercher un gué praticable pour les hommes et les bêtes, mais il se peut que ce soient les troupeaux semi domestiqués de la période précédente qui aient indiqué aux hommes le passage en question. Les voyageurs venus d'ailleurs empruntent également ce gué à la bonne saison. Parfois ils sont accompagnés d'un passeur connaissant bien le haut fond et qui s'aide d'une grande perche pour lutter contre le courant trop fort. Saint-Christophe était l'un d'eux.

Ces gués praticables sont des bancs de sable et de cailloux laissés par la dernière grande période glacière mais ils ne sont accessibles que sur les hauts cours des fleuves. Dans les plaines le lit est chargé d'alluvions marneuses qui fixent des îlots conquis par la végétation et le franchissement se fait alors par une succession de petits ponceaux parfois très légers.

Les ponts tel que nous les concevons viendront bien plus tard avec les véhicules à roues et le transport de marchandise. Ainsi avons nous placé l'étude qui va suivre sous le terme générique de franchissement afin de mettre en évidence la longue genèse qui aboutit aux ouvrages d'art.

LA SEINE

Avec son méandre, son ancien et son nouveau lit, et la zone instable qui les sépare, le site de Paris offrait la possibilité d'installer des ouvrages multiples. L'ancien cours qui suivait le tracé des grands boulevards sera vite saturé d'alluvions et son franchissement n'offrait pas de difficultés majeures, les terres marécageuses seront traitées avec des digues et des ponceaux, les deux ouvrages principaux étant installés sur le courant majeur qui baigne l'île de la Cité. Une fois le transit économique acquis, les bateliers fixeront leur port d'attache dans les nombreuses « coulettes » qui sillonnent le marais et cette conjoncture fera la richesse des nautes Parisiis.

En aval, sur la Seine, les sites de moyenne importance sont nombreux mais aucun d'eux ne bénéficie d'un apport économique qui puisse justifier un franchissement d'importance. La fortune sera donnée à un site très en aval, la ville de Rouen. L'oppidum des hauteurs de Bon Secours constitue une position très forte et fut sans doute à l'origine de l'occupation tandis que les îlots marneux que l'on trouvait au pied de la falaise favorisaient le franchissement. Ce sont les derniers. Au delà, le fleuve rencontre l'action des marais et n'a plus la force nécessaire pour charrier ses alluvions lourdes, tel est le cadre de la Rotomagus gauloise. Sur le dernier siècle qui précède la Conquête, les agriculteurs commencent à se fixer au pied de l'éperon et l'agglomération prend vite de l'importance.

Les ingénieurs romains à qui l'on demande de fixer un franchissement routier très en aval, sur le fleuve, sont tentés par le lieu, le courant s'étale sur le méandre et le fond marneux situé à faible profondeur est très satisfaisant pour la fixation des pieux. Le grand pont routier programmé sera édifié à 1.000m en aval de l'agglomération gauloise et l'habitat va insensiblement glisser vers cette grande voie qui draine maintenant un trafic important. Quelques décennies plus tard, un programme d'urbanisation rationnel est mis en place, la fortune du site est maintenant assurée.

En aval, le phénomène est contraire, c'est l'agglomération du Havre qui réclamera un ouvrage de franchissement mais Rouen est devenu un grand port dès l'époque romaine et il faudra attendre la fin du XX° s. pour que des ouvrages de grande importance franchissent la Basse-Seine tout en sauvegardant le passage des navires.

LA LOIRE

Sur la Loire, et comme nous l'avons vu précédemment, les cheminements venus du Nord touchent le grand fleuve au point le plus septentrional, au sommet de sa courbe. Là, les riverains vont aménager un franchissement oblique qui prend appui sur deux îlots sableux: c'est la naissance de Genabum (Orléans). Une population d'artisans et de commerçants profite du transit routier conjugué à celui de la batellerie et une agglomération se développe sur les rives stables du Nord. Cette fois encore c'est le franchissement qui a fixé la conjoncture économique et décidé de la fortune du site.

A plus de 200 km en aval, le haut fond de sable et de gravier qui marque le confluent de la Loire et de la Maine offrait également la possibilité d'établir un franchissement oblique. Ce sera fait au niveau de l'île aux Chevaux et les terres basses du confluent voisin seront, dès le néolithique, fermées d'une levée de terre et garnies d'enclos à bestiaux. Des artisans métallurgistes s'y installeront et l'agglomération fera un temps office de métropole régionale. Cependant les commerçants qui préfèrent une meilleure position défensive et dont les activités peuvent aisément se concentrer sur un espace réduit, choisiront un petit oppidum situé sur la rive est de la Maine, à quelques kilomètres au Nord, et la métropole eut longtemps ce caractère bicéphale. Après la Conquête, l'ingénieur romain qui gérait le programme de la voie sur berge menant vers la Bretagne cherchait un point favorable pour le franchissement de la Maine. Il choisira le pied de l'éperon. Sur le siècle qui va suivre, le commerce et l'artisanat l'emportent sur la composante rurale et une ville nouvelle s'installe dans la légère dépression qui marque le revers de l'oppidum. L'agglomération de caractère augustéen s'installe à cheval sur la voie romaine. Angers a trouvé son site et ses facteurs économiques.

A mi-chemin sur le fleuve, au confluent de la Loire et du Cher, la conjoncture des deux courants a déposé un immense banc de gravier et de cailloux où les deux fleuves serpentent à leur guise. Cependant, des îlots bien caractérisés vont fixer alluvions et végétation et c'est sur l'une de ces terres que les Turrons vont établir une agglomération. Les apports de matériaux réalisés au cours des siècles par les habitants, ainsi que leurs travaux d'aménagement destinés à protéger l'agglomération des grandes crues, finiront par stabiliser définitivement le site.

Cette ville, pratiquement insulaire, doit correspondre au quartier Saint-Martin. Son économie se développe grâce à la batellerie mais son rôle politique est mis en cause par les grands oppidum voisins de Blois et d'Amboise. Ainsi pour sauvegarder son rôle de métropole et préserver son ascendant sur la province, doit-elle se relier plus directement avec les terres des rives nord et sud. Ce sera la mise en place d'un franchissement oblique qui aura beaucoup de mal à tenir face aux grandes crues. Maintes fois repris et renforcé, l'obstacle ainsi créé permet aux hautes eaux de déposer leur limon en amont. Ce sont ces alluvions que les habitants des faubourgs est vont stabiliser pour assurer leur installation. Ainsi au siècle d'Auguste, les Romains trouvent là un espace suffisant pour construire une grande ville de caractère augustéen, Caesarodunum. L'agglomération finira par couvrir 200ha et justifiera un pont perpendiculaire sur la Loire. Une fois cet ouvrage construit, le courant a tôt fait de neutraliser l'obstacle représenté par le précédent franchissement.

LA GARONNE

Sur la haut cours du fleuve, dans la région de Toulouse, les implantations sur berge sont nombreuses et les archéologues ont identifié plusieurs sites répertoriés Tolossa de 1 à 5 mais, si chacun dispose d'un gué praticable à la belle saison, les crues de printemps restent trop fortes pour que l'on puisse envisager des ouvrages de franchissement. La ville romaine qui va rassembler le potentiel économique naguère épars se fixera à Tolossa 3. La voie sur berge fait office de decumanus et le premier ouvrage de franchissement engendre le cardo. Le plan augustéen disparaît au début du V° s. sous une énorme nappe de cailloux de 1,40m à 1,80m amenés par une formidable crue du fleuve. Cependant nous retrouvons les coordonnées de cette ville ancienne avec le tracé de l'aqueduc et les orientations des lieux de culte majeurs que sont Saint-Sernin et la cathédrale.

Sur le moyen cours du fleuve, les premiers franchissements aménagés seront Agen et Marmande puis l'économie romaine choisira un point où courants et marées s'équilibrent, ou le niveau des eaux est relativement stable et permet d'établir un port avec quai en dur, ce sera Bordeaux. L'agglomération qui s'installe en retrait des quais justifiera la création d'un pont et les facteurs économiques ainsi rassemblés assureront la pérennité de la cité.

LE RHONE

Les Gaulois ne construiront pas de franchissements sur ce grand fleuve, en aval de Lyon, non que cela fut hors de leurs moyens techniques, c'était disait-on dans l'antiquité d'excellents charpentiers, mais les communautés locales qui devaient entreprendre ces ouvrages ne pouvaient pas rassembler les moyens requis. Les pontonniers romains qui travaillent, eux, selon un programme d'état, ne connaissaient pas cette difficulté et ce sont eux qui vont construire le premier franchissement sur le cours du Rhône.

Au temps de Marius, après la bataille de la montagne Sainte-Victoire, la province passe sous protectorat romain et une voie stratégique doit longer le rivage méditerranéen pour joindre les nouvelles possessions ibériques. Le tronçon oriental, la voie Aurelia, touche le fleuve à l'amorce du delta sur une hauteur déjà occupée par une population indigène. L'ouvrage qui doit franchir le grand fleuve sur 220/240m (à l'époque), représente une grosse difficulté et les ingénieurs romains pressés choisiront un tablier sur ponton communément dit pont de bateau, mais la longueur de l'ouvrage et la force du courant doivent imposer des ancrages intermédiaires faits d'enveloppes de pieux chargées de cailloux. Ce pont semble avoir tenu plusieurs siècles. Parallèlement, une ville forte, de caractère colonial, est édifiée sur la butte, ce sera Arelate, Arles.

Les autres franchissements sur le cours du fleuve répondront aux besoins des cités nouvellement construites sur la chaussée d'Agrippa qui se développe sur la berge est, dès l'époque d'Auguste. Ce seront Orange, Valence et Vienne.

LE RHIN

Plus puissant et plus capricieux que le Rhône, le grand fleuve de Germanie a également dissuadé les Gaulois d'établir là des ouvrages de franchissement. Le seul passage coutumier, antérieur à la conquête romaine, se trouvait à Bâle. A cet endroit, le courant contrarié avait laissé à l'intérieur de son méandre, un important banc de graviers et de cailloux qui justifiait un étalement des eaux. Ce premier passage, d'abord exploité en gué, fut aménagé pour être praticable en toutes saisons.

Dès la Conquête Romaine, Basilea (Bâle) voit son franchissement confirmé cependant le développement du site est momentanément contrarié par la présence toute proche de la colonie d'Augustaraurica établie à 10km en amont au confluent de l'Ergoltz. Il faut attendre le III° s. pour que l'agglomération liée au pont retrouve une certaine importance. Elle seule sera reconstruite au IV° s. et deviendra cité épiscopale. La raison économique l'a emportée et les fastueux monuments d'Augustaraurica deviendront des ruines illustres.

En l'année 55 avant J-C, lors de la quatrième campagne des Gaules, le bas cours du Rhin sera le théâtre d'une action mémorable. Cet été là, César décide de franchir le Rhin à Xanten à l'aide d'un pont construit sur le grand fleuve. Malgré les énormes difficultés rencontrées, (largeur, profondeur du lit et force du courant) L'OUVRAGE FUT ACHEVE EN DIX JOURS A PARTIR DE CELUI OU TOUS LES MATERIAUX NECESSAIRES FURENT RASSEMBLES (César IV-XVIII).

Si les hommes du XIX° s. qui connaissaient bien les difficultés des grands travaux à exécuter sans force motrice ont imaginé une expression qui en dit long sur leur admiration des ouvrages antiques (c'est un travail de Romain) ceux du XX° s. ne sont plus surpris. Cependant pour le technicien qui met en projet l'ouvrage de César, avec les moyens du temps, le pont de Xanten force l'admiration.

Le cours du fleuve s'est modifié depuis l'époque romaine et nous pouvons raisonnablement imaginer une plus grande largeur, 7/800m environ, avec une moindre profondeur, 5m au plus. Il faut également admettre des berges mal stabilisées qui seront traitées avec des portions de digues.

Le descriptif donné par César surprend par la simplicité du procédé et par la grosseur des bois employés. Le tablier repose sur des tréteaux formés de deux poutres combinées plantées en oblique et reliées par une traverse, il n'est pas question de contreventement. La poutre horizontale fait 2x2 pieds sur une longueur de 40 pieds, ce qui fait 0,56m au carré pour 11,20m de long. Pour tirer pareille pièce de bois, il faut un tronc d'arbre d'un diamètre de 0,80m en partie haute et de 0,90/0,95m à la base. Les troncs de sapin peuvent fournir pareille poutre mais ils restent exceptionnels. Les Romains ont peut être choisi Xanten en raison des grandes forêts avoisinantes.

Si nous estimons un tablier à 6m au dessus du niveau des eaux, 5m de profondeur et une pénétration dans le lit du fleuve de 5m également, la poutre combinée formée de deux pièces de bois de 1,5 X 1,5 pied, doit faire 17m de long. Enfin, le montage d'une traverse de 2 pieds entre les deux pieux de 1,5 pied représente 1,40m, la liaison se fera grâce à une cheville qui doit représenter 12/14cm de diamètre au bas mot et la machine qui fera le forage est nécessairement un engin très élaboré.

Enfin, ces trois pièces de bois qui forment le tréteau sont d'un poids tel qu'il faut nécessairement des engins de manutention. César parle d'une machine. Les doubles poutres obliques seront enfoncées avec un mouton, mais elles font 4.500kg et la masse de plomb qui coulisse sur une tige de fer doit dépasser les 500kg. Ces valeurs sont énormes et l'ouvrage est digne de la plus grande admiration. Sur les planches techniques nous proposons un projet compatible avec le descriptif de César.

Ce rapide survol de sujets divers montre la part que les franchissements et les ponts prennent dans le développement des cités, dans la destinée des provinces ainsi que dans les grands phénomènes historiques. La vie des peuples est soumise à de multiples inter-actions et aucune discipline, telle qu'elles sont actuellement pratiquées, ne saurait suffire pour comprendre notre passé.


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PARIS: Après son confluent avec la Marne, la Seine vient buter sur la colline de Chaillot et forme un vaste méandre dont le sommet est garni d'un important dépôt marneux. Sur cet espace qui va de la montagne Sainte-Geneviève aux premiers contreforts de la Butte Montmartre, le fleuve négocie deux courants, séparés de terres basses et instables. Ce sont des conditions idéales pour un franchissement multiple.

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La plupart des ponts, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont venus confirmer des franchissements pratiqués depuis plusieurs millénaires et les ouvrages successifs furent souvent à l'origine d'une agglomération. Sur la rivière (R) le franchissement peut être envisagé dans un rétrécissement (A) où le courant est rapide. Il faut alors un ouvrage d'une seule arche ou bien admettre des piles intermédiaires soumises à forte érosion. C'est la condition la plus critique mais elle peut s'imposer en pays de montagne ou pour exploiter une position forte, tel un oppidum. Le franchissement (B) établi en un lieu où le courant s'étale sur un haut fond est plus favorable. En (B1), le pied de la falaise attaqué par les crues s'est garni de cailloux et de sédiments durs. Lors des basses eaux de la belle saison, c'est un gué propice. Il est possible d'améliorer le passage en immergeant des matériaux ramassés dans le lit de la rivière ou arrachés à la colline voisine, c'est le premier aménagement (G). Nous voyons en (C.C) que cet obstacle lamine le courant et modifie le profil en long de la rivière. Ce phénomène porte les alluvions vers l'extérieur du méandre qui se garnit progressivement. Là, il faudra établir une digue (B2) tout en préservant des écoulements que l'on franchira par de petits ponceaux rustiques et faciles à réaliser. La coupe (D) représente l'aménagement de cette zone fangeuse. Si le courant canalisé est de petite importance, (D1), il sera franchi par un ponceau de bois (P) mais le flot gêné dans ses mouvements se concentre en un point et se fraye un passage plus large (D2). Il faut alors envisager un ouvrage sur pieux. Ce sera la genèse du pont. Ce franchissement va drainer un transit économique et justifier l'établissement d'un village sur la voie longeant la rivière (B3). L'agglomération devient vite prospère et la position forte qui le domine (B4) deviendra lieu de refuge dans les périodes troubles. Ensuite, cette excellente position stratégique risque de devenir un repère pour la caste militaire.


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Sur la figure (A), nous voyons l'homme fort frapper avec un maillet (A1) sur un pieu (A2) mais ses moyens sont limités. Le rapport entre l'énergie cinétique acquise par l'outil et l'inertie du pieu, conditionne le travail, rapport optimum de 1 à 10, 1 à 15, ce qui donne avec un maillet de 3kg un pieu de 30 à 35kg environ. Contrairement aux idées communément répandues, les sols durs où la déformation est permanente sont plus favorables que les sols "mous" dont les caractères plastiques amortissent l'action mécanique. Le progrès consiste à remplacer le maillet par une grosse pierre (B1) qui viendra frapper le pieu après avoir glissé grâce à deux anneaux de tresse le long des baguettes (B2) ligaturées sur le pieu. Il faut soulever le pavé avec une corde (B3) manoeuvrée d'une échelle ou plus facilement avec une potence, comme sur la figure (E). Cependant, le pieu de bois est handicapé dans l'eau où il flotte. Il faut alors le charger de pierres (C1). Si elles sont désolidarisées du pieu, attachées au bout d'une corde, le retard dû à leur inertie, puis leur action seconde lorsqu'elle retombe, compense le rebond dû à la plasticité du sol. Le mouton, ou la sonnette, tels sont les noms donnés à l'engin, va se développer. En (D) la masse (D1) est en plomb, et coulisse sur une tige de métal (D2). La corde de manoeuvre (D3) roule sur une poulie de bois (D4) et la potence (D5) est fixée avec des ligatures (D6) mises en tension avec des coins (D7). Précisons que cet outillage peut être réalisé essentiellement en bois et corde, il est donc dans les aptitudes de l'âge du bronze et même du néolithique (variante B.E). Ces outils de battage qui acquièrent leur caractère achevé avec l'âge du fer, resteront constants à travers les siècles. Vers 1850, ils seront remplacés par un système à masselotte mobile manoeuvré à la vapeur mais dans les années 1944/1948, les pontonniers qui devaient reconstruire de nombreux ouvrages détruits et manquaient de moyens ont parfois retrouvé la sonnette ancestrale. Sur (E) nous voyons l'homme subtil manoeuvrer son outil. L'importance des pieux devient suffisante pour concevoir une pile de pont (F). Par contre, le courant va raviner la base de l'ouvrage et le déchausser, d'où l'intérêt d'une semelle de pierre (F1). Lorsque le pont est ruiné par le temps ou par le feu, cette digue de pierre forme un gué artificiel en période de basses eaux.


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La pile composée de quatre pieux avec entretoises ligaturées à laquelle nous avons abouti va s'intégrer dans un ouvrage multiple (A) mais la semelle de pierre (A1) qui protège les bases contre l'érosion va élever le niveau du courant tandis que l'obstacle formé par les piles augmentera sa vitesse. L'ouvrage est de nature à résister à ces phénomènes mais les amalgames qui lors des crues vont s'accrocher aux supports (A2) donnent prise au courant et risquent de le renverser. D'autre part, le niveau amont passe ainsi de B1 à A3, voyons les conséquences sur la vue en plan (C). Le flot freiné par l'obstacle va engendrer une charge (C1) puis se déverser en aval (C2) accentuant l'érosion de ce côté. Charge amont, érosion aval plus poussée du courant sur les amalgames vont rapidement déchausser l'ouvrage. Les parades sont diverses. La première consiste à protéger la pile avec un éperon formé de pieux jointifs remplis de pierres (C3). L'inertie ainsi obtenue doit parer au renversement, mais le problème de la réduction de passage demeure. Il faut augmenter la longueur de l'ouvrage en perpendiculaire ou bien le construire de manière oblique afin de retrouver la section de passage initiale (D). En oblique, la compression se fait en (D1) et le déversement accéléré en (D2). Par contre, le tourbillon ainsi créé facilite l'évacuation des amalgames de certains déchets. Cette disposition oblique modifie les données du problème par rapport à l'allongement perpendiculaire. Certaines seront avantageuses, d'autres, comme la dépression sur le flanc de la pile seront très négatives. La recherche vers de meilleurs aménagements va donc se poursuivre. Ces étapes successives marquent l'évolution technologique du second et premier millénaire A-V. Les nombreux ponts construits par les Gaulois étaient sans doute conformes au stade III que nous venons d'analyser, l'arrivée de l'ordre romain, une vaste programmation et de gros moyens mis en oeuvre vont modifier la nature des ouvrages. D'autre part, les voies de caractère stratégique vont engendrer de nouveaux points de franchissement en des lieux moins favorables, d'où la nécessité d'un progrès technique.


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Parallèlement au développement des procédés de charpente qui permettent l'augmentation des portées et la réduction du nombre des piles, les recherches se poursuivent pour mettre les fondations à l'abri de l'érosion et des charges amont. Nous avons vu que l'éperon avait des avantages certains mais il fallait dissocier les parties exposées à l'érosion des piles portantes en aménageant une enveloppe de pieux de protection (B1) disposée autour des pieux porteurs (B2). Ce volume qui enrobe maintenant la totalité de la pile sera garni de pierres et doit dépasser le niveau des plus hautes eaux. Précisons que toute charge statique doit être comprise par rapport à la densité de l'eau. Les pierres immergées comptent pour 1,2 kg et les pierres émergées pour leur densité effective 2,2 kg environ. Le bois, quant à lui, a une tenue négative: il flotte. Ces éperons de bois et de pierres vont se révéler très stables, seul inconvénient, les pieux extérieurs se décomposent rapidement et ruinent l'ouvrage. Cependant les pontonniers sont arrivés à la formule optimum: une grosse masse de pierre liée à la pile qui travaille par inertie (B3) et une semelle pour éviter l'érosion (B4). Il faut maintenant construire cette pile avec des parements de pierre (C1), et remplacer la charge en vrac par un blocage de maçonnerie (C2). Sur le tablier, le traitement en charpente (C3) augmente la tenue des montages par rapport au système antérieur figure 3. Enfin, le portique (C4) doit éviter le décollement du tablier sous un effet de bascule. L'ouvrage (C) représente l'aménagement optimum réalisé sur une semelle (B4) existante et stabilisée de longue date. Cependant, dans le cas d'un programme nouveau, les constructeurs vont naturellement faire abstraction des étapes qui ont marqué la genèse du procédé et traiter d'emblée le stade achevé, le problème des piles se pose alors d'une toute autre manière. Les Romains qui furent les premiers, en Occident, à traiter leurs chantiers avec étude préalable et gros moyens sont à l'origine de la mutation technologique (B-C). Mais les tabliers de bois qui ont une durée limitée dans le temps seront remplacés par des voûtes de pierres et les charges considérables ainsi représentées vont à nouveau changer les données du problème. Sous les fortes contraintes des arches de pierre, certaines piles initialement aménagées pour tablier de bois vont poinçonner et se dissocier de la semelle. Puisque cette dernière est maintenant admise pourquoi ne pas l'utiliser en guise de structure de répartition?. Lors des reprises les piles sont traitées à l'unité ou par petits groupes protégés de batardeaux (D) et parementés en grand appareil avec des joints minces ou joints d'eau (E). D'autre part, des bossages (E1) assurent un écoulement légèrement perturbé qui place le joint en dépression et le protège.


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Avant de se développer dans son vaste delta, le Rhône rencontre des hauts fonds et des émergences qui justifient son éclatement. L'une de ces dernières infléchit le cours principal du fleuve et c'est un site de grand intérêt. Là se font les transbordements entre navigation fluviale et maritime, ce sera Arelate (Arles I,A). Au cours des siècles qui précèdent la Conquête c'est une cité gauloise florissante et jalouse de ses privilèges, ainsi les navigateurs grecs dont le port d'attache se trouve à Massalia doivent traiter avec eux pour commercer avec la Gaule. Pour se débarrasser de cette tutelle ils vont installer un comptoir concurrent face au port gaulois.
Lorsque les Romains désirent établir un itinéraire stratégique suivant le pourtour de la Méditerranée pour atteindre leurs nouvelles possessions d'Espagne, le tracé s'éloigne de la côte afin d'éviter l'étang de Berre et le delta, et Arelate sera choisie pour le franchissement du grand Rhône. Dans le siècle qui suit, la ville gauloise est aménagée selon un maillage régulier (A) qui doit cependant respecter le quadrilatère de l'ancienne défense. Le pont (B) déjà en place est indépendant de l'agglomération. En ces terres conquises mais encore mal soumises, c'est une sage précaution ainsi le flux des voyageurs et marchands indigènes qui circule sur la voie nouvelle ne pénètre pas intra-muros et les marchés qui les accueillent doivent se tenir dans un espace situé au nord-est et sommairement urbanisé (C). La même précaution sera, semble-t-il, prise à Narbonne, les Gaulois l'avait également appliquée à Orléans.
A cette époque, le grand Rhône représente une largeur supérieure à 300m et son régime, ainsi que la nature de ses fonds, rendait difficile la réalisation d'un pont traditionnel ainsi les ingénieurs romains choisiront un ouvrage sur ponton. Le problème est délicat, le tablier de roulement suit le niveau des eaux et impose des rampes d'accès articulées (D). D'autre part l'ouvrage interdit le passage des bateaux, il faut donc une section mobile (E). Sur la planche technique qui suit, nous proposons une étude qui satisfait aux impératifs du programme.


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Sur grande distance et dans un programme toute saison, le franchissement sur ponton n'a rien de commun avec le pont de bateau, Fig. I. Il faut de gros pontons stables, couverts pour être à l'abri des précipitations et le plus étanches possible. Nous les avons imaginés ancrés par deux (A) à l'aide de chaînes flottantes (B). Le carénage est rustique et le volume important afin d'être lesté (C) pour réduire les mouvements sous la charge. Celle-ci est estimée à 10 tonnes par travée (2 chariots à 4 chevaux) sur tablier articulé (D) à deux voies (E) avec chasse-roues (F). L'articulation Fig. II est nécessairement renforcée de pièces métalliques. Nous avons opté pour un projet "riche" avec ponton de 60 pieds X 12, d'un poids de 8 tonnes environ (10 tonnes par travée et lesté à 12 tonnes). Il est compatible avec des portées de 24/30 pieds ce qui permet de limiter l'enfoncement à 1 pied sous la charge admise et d'obtenir ainsi une bonne stabilité à l'usage. Nous pouvons également admettre un tablier dont les poutres longitudinales travailleraient en flexion sur les articulations, ce qui répartit la charge et diminue l'enfoncement. L'ouvrage doit impérativement comporter deux rampes d'accès (G) et une travée mobile (H) pour le passage des bateaux, Fig. III.

LA MACHINE DE XANTEN

Avant d'aborder notre projet concernant le type de machine susceptible de réaliser l'ouvrage de Xanten dans les temps requis, et selon le descriptif de César, voyons les Commentaires concernant le sujet. Au paragraphe XVII, du Livre IV, il est dit : VOICI LE SYSTEME DU PONT QU'IL INSTITUAT: IL JOIGNAIT ENSEMBLE A DEUX PIEDS L'UNE DE L'AUTRE, DEUX POUTRES D'UN PIED ET DEMI D'EPAISSEUR, UN PEU AIGUISEES PAR LE BAS ET D'UNE HAUTEUR PROPORTIONNELLE A CELLE DU FLEUVE; IL LES DESCENDAIT DANS LE FLEUVE AVEC DES MACHINES ET LES ENFONCAIT A COUPS DE MOUTON, NON DANS UNE DIRECTION VERTICALE COMME DES PILOTIS ORDINAIRES, MAIS EN SUIVANT UNE LIGNE OBLIQUE ET INCLINEE SELON LE JET DE L'EAU; EN FACE, A 40 PIEDS DE DISTANCE EN AVAL, IL EN PLACAIT DEUX AUTRES ASSEMBLEES DE MEME MANIERE, MAIS TOURNEES CONTRE LA FORCE ET LA VIOLENCE DU COURANT. Cette curieuse disposition oblique ne peut se justifier en technique pure, le mouton voit sa course réduite et le coefficient de friction sur la barre de guidage augmente également. La frappe est moins puissante. Il nous faut donc rechercher une justification dans les modalités et convenances de chantier. Nous en voyons la raison dans la disposition de la chèvre montée sur la barge. Une fois le positionnement acquis, l'engin peut frapper deux pieux, ce qui augmente considérablement le rythme d'avancement. Pour réduire encore le nombre des délicates manoeuvres de déplacement et d'ancrage, nous avons prévu deux chèvres sur le même plateau. L'écartement de 40 pieds donné par César se conçoit mal dans un ensemble trapézoïdal. Nous avons donc affecté cette cote à la poutre transversale qui va venir coiffer les deux paires de pieux dont le positionnement n'est pas toujours rigoureux. SUR CES DEUX PAIRES ON POSAIT DES POUTRES DE DEUX PIEDS QUI S' ENCLAVAIENT EXACTEMENT ENTRE LES PIEUX ACCOUPLES, ET ON PLACAIT DE PART ET D'AUTRE DEUX CHEVILLES QUI EMPECHAIENT LES COUPLES DE SE RAPPROCHER PAR LE HAUT; CES PIEUX AINSI ECARTES ET RETENUS, CHACUN EN SENS CONTRAIRE, DONNAIENT TANT DE SOLIDITE A L'OUVRAGE ET CELA EN VERTU MEME DES CHOSES, QUE PLUS LA VIOLENCE DU COURANT ETAIT GRANDE PLUS LE SYSTEME ETAIT LIE ETROITEMENT. ON POSAIT SUR LES TRAVERSES DES FASCINES LONGITUDINALES ET PAR DESSUS DES LATTES ET DES CLAIES. EN OUTRE ON ENFONCAIT VERS LA PARTIE INFERIEURE DU FLEUVE DES PIEUX OBLIQUES QUI FAISAIENT CONTREFORT ET APPUYAIENT L'ENSEMBLE DE L'OUVRAGE. Ces pieux simples et dont le sommet ne devait guère dépasser le niveau du fleuve étaient destinés à des renforcements ponctuels, sans doute établis ultérieurement à l'implantation de la travée. BRISANT LA FORCE DU COURANT D'AUTRES ENCORE ETAIENT PLACES A PETITE DISTANCE EN AVANT DU PONT AFIN D'ATTENUER LE CHOC DES TRONCS D'ARBRES ET DES BATEAUX QUE LES BARBARES POUVAIENT LANCER EN VUE DE JETER BAS L'OUVRAGE. Il y avait parmi ces pieux les ancrages qui ont servi au déplacement de la barge. Il semble que le cours du Rhin à Xanten se soit modifié depuis l'époque romaine. Estimons que le fleuve qui rencontrait là une région habitée avait vu ses berges déboisées et déstabilisées. Nous pouvons donc l'imaginer très large, peu profond et bordé de rives fangeuses annuellement balayées par les crues, seuls les abords de la ville et ses quais d'accès étaient consolidés de pieux. Ainsi, 7/800m de large avec une profondeur maximum de 5m nous semble une estimation raisonnable. Comme le fleuve aborde le site après une ligne droite, nous pouvons tabler sur une profondeur relativement constante et, par conséquent, une section de 2.500m2 environ. Nous sommes alors à la fin de l'été et le débit est minimum. Aujourd'hui sa valeur moyenne est de 2.200m3 s., nous l'imaginerons donc à 400m3 en cette fin du mois d'août ce qui nous donne une vitesse de 0,64m s. ce n'est pas négligeable mais néanmoins compatible avec l'engin projeté. Une seule barge dont la capacité d'avancement est d'environ 400m en 10 jours, ne suffisait pas, il en fallait deux. César nous parle de machines au pluriel.


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Pour la machine de Xanten nous proposons un vaste ponton de 30m de long (A) porté par sept embarcations rustiques (B) dont la répartition respecte les charges à venir. Cette barge sera positionnée à l'aide de cabestans (C) et d'amarres (D) fixés à des groupes de pieux (E) préalablement plantés par une barge auxiliaire (F). Une fois la position acquise, le plateau est stabilisé en situation et niveau par six pieux coulissants (G). Sur ce plan de travail, nous avons placé deux chèvres (H) avec des cages à écureuil (J). Le travail se fait dans l'axe de la poulie (K) tandis que la mise en attente de la sonnette exploite l'axe (L). Une fois les doubles pieux plantés la poutre transversale (M) est mise en place par une chèvre auxiliaire (N). L'installation du tablier (P) se fait à partir des travées déjà en place (Q). Avec une cage à écureuil manoeuvrée par 6 hommes et un mouton de 7/800 kg, le temps de mise en place et de battage est au maximum de 4 heures par pieu, ce qui représente 8 pieux en 16h de jour et un avancement de 40m/jour dans une profondeur de 5m d'eau.


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C'est la configuration de la chèvre qui donnera aux pieux leur position oblique. Nous avons admis une hauteur sous crochet (A) de 18m. Les doubles pieux (B) partiellement manufacturés peuvent dépasser 4.000kg. Longs de 18m ils offriront 5,50m d'enfoncement (C) 5,50m d'immersion (D) et 7m hors de l'eau (E) pour un tablier (F) réglé à 6m (latitude de réglage: lm (G). La sonnette qui se fixe sur le pieu par deux étriers métalliques (H) comporte un mouton de plomb de 800kg avec une course de 4m, manoeuvré grâce à un "moutonné" (J) avec accrochage automatique (K). Il permet également à la corde de redescendre plus rapidement. Cette frappe, comme la mise en place des pieux est réalisée par une cage à écureuil (L) d'un diamètre de 4m avec cliquets (M). Les rapports donnent le couple X 10, ce qui permet à 8 hommes (600kg) de manoeuvrer les plus gros pieux. La chèvre est coulisssante sur le plateau (N) pour faciliter le positionnement et permettre à la machine de se dégager.


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Cette figure représente l'aboutissement du processus. Les accumulations de cailloux forment une semelle qui s'impose dans le limon léger et descend maintenant jusqu'à la sous couche de sable et de graviers ou de marne. Elle est recouverte d'un glacis de grosses pierres appareillées qui la protègent totalement de l'érosion. Les piles en éperon sont, elles aussi, parementées en grand appareil. Parfois les structures en bois peuvent subsister à l'intérieur du volume de maçonnerie. Les arches sont constituées de parements de pierres (1) et de blocage interne (2). Les origines du procédé sont attestées par la relative largeur des piles (3). Le tunnel (4) est destiné à favoriser le séchage du gros volume de blocage imposé par la cote (3). La composition est très satisfaisante mais l'ouvrage peut souffrir des caractères dus aux aménagements successifs. La pile installée sur la sous couche dure se trouve en fait désolidarisée de la semelle et peut s'enfoncer par poinçonnement. Pour parer à cet inconvénient, les constructeurs édifieront les piles sur ce volume d'amalgame avec une base pyramidale de répartition. C'est la formule optimum adoptée pour les ouvrages nouveaux. Ce principe qui peut être apparenté au radier demande un gros volume de matériaux mais se révèle quasi indestructible. C'est le secret de certains ponts romains, tels Merida et Salamanque en Espagne toujours en service à ce jour. Au Moyen-Age, les pontonniers abandonnent la formule romaine jugée trop coûteuse et réalisent des piles fondées sous la protection de batardeaux. Cependant le système demeure très exposé aux ravinements. A l'époque classique, les constructeurs restent fidèles aux principes du Moyen-Age mais augmentent la portée des arches. Les charges sur les piles deviennent à nouveau excessives et les bases poinçonnent la couche de sable et de gravier jugée satisfaisante. Récemment, ces problèmes furent critiques au pont de Tours et sérieux au pont d'Orléans.


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L'arche du pont romain de Mérida montre la grande importance relative de la pile à éperon par rapport à l'arche. La portée ne représente que 62% de l'entraxe des piles, c'est la conséquence de la genèse du procédé que nous venons de suivre mais le parti offre également une bonne surface de répartition pour les charges imposées par les arches de pierres, seul inconvénient la réduction de la section de passage qui implique une accélération du courant et une érosion conséquente. Mais les pierres en bossage créent un écoulement perturbé qui réduit l'érosion sur les joints. Construit au début du IIème siècle, le pont de Trajan, sur le Tage bénéficie d'un sol rocheux. Le constructeur a donc choisi des fondements profonds et le rapport arche-pile est beaucoup plus favorable, la portée représente 75% de l'entraxe des piles.


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