L'ARMEE ROMAINE

LE CADRE REPUBLICAIN

Les origines de l'armée romaine se confondent avec la naissance de la République et les valeurs servies avec le bien public que le régime nouveau doit défendre. Après le temps des hommes d'armes, caste sociale qu'il faut subir de manière coûteuse et constante, vient le temps du laboureur-soldat. C'est un homme libre, formé par les siens, armé par sa famille et encadré par des anciens, des vétérans, qui sont ses proches. Souvent le glaive et l'armure qu'il reçoit à l'heure du combat sont des reliques ayant servi à ses aïeux. Ce sont des objets chargés de souvenirs auxquels il doit les honneurs de la victoire ou la mort du héros. C'est cette mythologie du peuple en armes, chère aux orateurs antiques, qui sera reprise par les nouveaux tribuns de la République Française en l'an II.

Cette politique du peuple en armes peut engendrer un caractère agressif. En cas de forte poussée démographique, il sera facile d'utiliser quelques vexations, un incident de frontière vite envenimé par le relent des vieilles querelles pour armer le peuple et partir en guerre au nom d'un droit toujours légitime. Après la victoire, le laboureur-soldat devient tout naturellement soldat-laboureur. Le mécanisme est expansif, il se nourrit de lui même, et c'est l'origine de la puissance romaine à la Haute Epoque. En fin de période républicaine, les conquêtes sont si vastes, que les vétérans installés sur place ne représentent que de modestes îlots de romanité parmi les peuples conquis, tel Italica en Andalousie. Cette cité nouvelle sera rapidement supplantée par la concentration économique qui se forme dans la vallée: Séville.

Ce système, issu d'une légitime révolte contre la tyrannie des Tarquins, va se révéler très agressif, beaucoup plus que toutes les armées de métier au service des nations environnantes. Et la règle se confirmera 2.300 ans plus tard, au temps de la Révolution Française. De l'an I de la République à 1815, les soldats citoyens mettront l'Europe à feu et à sang, et cela pour le bon droit des peuples mais cette généreuse pensée n'était pas toujours d'un intérêt évident au regard de ceux qui devaient en profiter.

Ainsi, tout au long des siècles, la comédie humaine se pare des attributs les plus divers mais les thèmes et les ressorts de l'action ne changent pas. Parmi les idéologies populaires et libératrices, la dernière en date fut, sans aucun doute, la plus utopique et la plus sanglante, si l'on considère, additionnés à tant d'autres, les 50 millions de morts que l'on doit attribuer à Mao le Grand Timonnier.

LA FORMATION DES HOMMES

Les enfants de la République Romaine doivent baigner dans un climat de devoir et de conviction. La cause de la Nation revêt un caractère sacré et chacun se doit à son service jusqu'à l'ultime sacrifice. Avec cette éducation morale précoce et profonde, la formation militaire proprement dite n'est plus une contrainte mais l'un des attributs essentiels de la maturité auquel chaque adolescent devait sacrifier. Le XIX° siècle républicain français a retrouvé ces valeurs antiques. "Quand tu reviendras du service militaire, mon fils, tu seras un homme" disait-on alors. Mais est-ce bien une éducation? Chaque garçon joue à la guerre comme les filles jouent à la poupée, il suffit d'exploiter ce sens inné. Aujourd'hui, les activités sportives qui mettent en évidence la supériorité du corps ne sont qu'un subtil dérivatif.

Cependant, la volonté ne suffit pas, il faut aussi une méthode. La formation du jeune romain se faisait au sein de sa famille, dont c'était la responsabilité. Elle se développait au contact des réalités avec le constant souci de tirer le meilleur profit de l'expérience des anciens. N'est-il pas raisonnable de faire comprendre au jeune présomptueux qui entend juger le monde du haut de ses quinze ans, qu'il n'a rien inventé, pas même la jeunesse?

Les romains, créateurs du concept républicain qui se distingue bien vite de l'esprit démocratique d'Athènes, avaient une morale exemplaire. Le système reposait essentiellement sur les devoirs du citoyen envers la communauté et si l'engagement de tous était productif, chacun recevait en partage le fruit de son effort; ainsi, le droit était tout relatif. Le romain, majoritairement agriculteur, voyait la gestion de la société comme celle de sa terre: neuf parts de devoir et de discipline qui vont du défrichage aux récoltes, la dixième part n'étant que le fruit de l'engagement antérieur. Les pères de la République romaine auraient jugé dérisoire et puérile cette maxime "liberté, égalité, fraternité", maxime de tribuns citadins qui promettent les fruits de la récolte sans se soucier des investissements exigés. Cette discipline, ce devoir de chacun envers tous, c'est le civisme, valeur essentielle de la République.

Tout système a besoin de structures. Les différents niveaux de débat et de décision seront la famille, la tribu et l'assemblée élue, le Sénat, qui siège à la métropole. A la base du système, la famille, vue au sens large, est dirigée d'une main ferme par le patriarche, ensuite les hommes sont regroupés par centaines, la centurie, et chaque région caractérisée forme une tribu qui doit compter ses centuries. Enfin, l'assemblée de la nation compte ses tribus auxquelles est ajoutée la métropole.

La filière politique suit la même voie. Les patriarches participent aux assemblées des sages de la province: les comices tributes. C'est là que sont choisis les sénateurs, source du pouvoir législatif, mais également tous les titulaires de charges exécutives : questeurs, édiles, prêteurs, et cela afin de se prémunir, sans succès d'ailleurs, d'une trop grande emprise du système administratif sur la société.

LES COMICES TRIBUTES

Après avoir jeté les fondements des instances publiques, il fallait les faire vivre, ce sera le rôle des comices, grande assemblée du monde rural au niveau régional. Là, seront débattus les problèmes les plus divers avant que l'option choisie majoritairement ne soit portée à l'instance suprême: le Sénat. Assemblées régulières et périodiques, issues de l'émancipation politique, les comices vont bien vite souffrir d'une lourdeur propre à tout système démocratique de masse. Il faudra promouvoir des candidats et désigner un petit nombre de mandatés. Mais la cérémonie de masse subsistera longtemps avec un caractère quasi religieux, c'est là que la nation romaine puise sa force.

Seuls les propriétaires terriens justifiables de l'impôt et titulaires du droit civique participent au vote. Mais, bien vite, les différences de situation vont marquer les débats, les grands propriétaires entendant siéger dans un collège différent. C'est l'origine des cinq classes de la société romaine. Cette distinction apparaîtra ensuite péjorative dans les cités mais nul ne semblait s'en offusquer dans le cadre rural où elle avait son origine.

Dès l'ouverture des débats, les divers groupes sociaux se rejoignent et s'installent selon un ordre bien établi autour de la tribune destinée à l'orateur, les élus au premier rang. La société est en place, chacun selon sa position sociale, les débats peuvent commencer. Après avoir acquitté leur devoir républicain, les gens du comice, électeurs et autres, organisaient des jeux qui se prolongeaient tard dans l'après-midi. C'est dans ce creuset que le citoyen romain acquiert sa formation politique, la juste conscience de ses devoirs et de ses droits.

Après la conquête des Gaules, les romains vont créer, dans les vastes zones rurales dépourvues de métropole, des structures que nous appelons conciliabula et dont la fonction est fort discutée. Il s'agissait d'offrir au monde rural gaulois un lieu de rencontre dans un cadre romain avec temples, théâtres et thermes pour l'amener aux mutations nécessaires. C'est ce qu'avaient fait les comices tributes, cinq siècles auparavant.

LA CENTURIE

A l'heure du danger, la République lève les troupes dont elle a besoin, ce sont les comices qui vont choisir les recrues rassemblées ensuite en centurie avec la marque de la tribu et le numéro de la centurie; ce sera l'enseigne. Elle sera emmenée au combat et servira de signe de ralliement puis reviendra chargée de souvenirs et de gloire pour être transmise de génération en génération, comme nos drapeaux.

Le chef de centurie, le centurion, est un vétéran sorti du rang mais toujours issu de la tribu. Il est responsable et comptable de ses hommes. C'est en fait le seul grade effectif de l'armée. Lorsque le centurion a la charge de coordonner deux centuries, lorsqu'il les a à sa main, cela forme une manipule, mais c'est tout ce que peuvent espérer ces hommes issus de la petite propriété agricole.

Comme dans toutes les Républiques, le politique se méfie du militaire en qui il voit un tyran potentiel. Ainsi, l'ordre romain et son organe législatif, le Sénat, ne lèguent-ils que temporairement les responsabilités de commandement et la charge est toujours attribuée à un homme du cénacle. Ainsi, en théorie, un sénateur peut se rendre à la curie, simple représentant et en sortir chef des armées, mais ce système idéal, et quelque peu démagogique, ne tiendra pas à l'épreuve.

Les politiques doivent vite admettre que l'on ne s'improvise pas chef de guerre et les meneurs d'hommes qui font merveille sur le champ de bataille ne sont pas nécessairement de bons gestionnaires. Alors, l'Etat romain va tenter la synthèse en formant des hommes d'encadrement très polyvalents; ce sera la caste équestre. Ces cavaliers, toujours propriétaires terriens, s'imposeront un long service aux armées, doublé d'un passage obligé aux charges administratives et c'est au sein de cette élite que la République va puiser ses chefs de guerre. Le système fonctionnera bien tout au long des cinq siècles de l'ère républicaine mais de cette caste équestre va émerger une aristocratie terrienne qui se qualifiera elle-même d'optima "les meilleurs", ce qui va singulièrement verrouiller l'accès aux hautes fonctions.

Le système était fondamentalement bon. Rome n'a jamais manqué de chefs de guerre capables et intègres, mais la caste sénatoriale qui va lentement se scléroser au jeu stérile de la politique fera preuve à leur égard d'une méfiance maladive. Lors de la très dure affaire de Numance, en Espagne, le Sénat laissera périr plus de 60.000 soldats sous les ordres de quatre incapables avant de confier la charge à E. SCIPION que la société romaine considérait, a juste titre, comme le meilleur général de son temps.