L’AIGLE ET LA CROIX

Les civilisations naissent dans le sillon du laboureur et s'achèvent dans les désordres urbains.
(Ph. Gavet).

Chez les Romains, Jupiter avait un aigle pour attribut et plus que la foudre qu'il maîtrisait également, ce signe de caractère illustrait bien le tempérament des latins en un temps où ils entendaient rester maîtres de leurs ambitions et de leur destin. Ce petit peuple fier et méthodique à l'extrême aimait garder la tête haute ainsi qu'un vaste champ de vision afin de gérer sa destinée. L'aigle illustrait bien cette manière de traiter la vie et ses problèmes.

A la fin de l'Empire, en un temps où Rome est la proie des clans venus d'ailleurs, parfois complices parfois farouchement opposés et qui l'ont transformée en une métropole cosmopolite et sans âme, Jupiter sera déconsidéré puis jeté aux orties et le peuple va se vouer à une religion révélée venue d'Orient. La croix du martyr est son emblème et sa règle fait se prosterner les foules en les persuadant que force et fierté sont les péchés les plus graves. Quelles furent les raisons d'une telle mutation?

Les sociétés en crise accusent de leurs maux les maîtres et les dirigeants mais, parallèlement à cette approche conjoncturelle et plutôt simpliste, nous trouvons généralement une analyse plus fataliste qui dit que toute civilisation vit selon un cycle inexorable de trois périodes caractérisées, les symbolistes diront trois siècles.

Lors de la première considérée comme archaïque, le peuple s'investit avec courage et abnégation pour cultiver le sol, discipliner les esprits et mettre sur pied un code de conduite et un cadre de vie satisfaisants. Sur la seconde que nous dirons classique, cette même société développe avec force et grandeur les arts, les modes et les institutions qui se sont dégagées de la première période et cela afin de confirmer le mieux-vivre. Ce sera le point culminant du raisonnable ensuite, satisfaction et orgueil marqueront la fin de cette seconde période. Le cycle doit s'achever avec la troisième que nous dirons baroque. Le nécessaire est acquis et le souci des formes de vie et de réflexion l'emporte sur les préoccupations fondamentales. Décor et idéologie deviennent préoccupations majeures et l'édifice négligé se ruine de l'intérieur, tout peut s'écrouler au premier choc.

Arrivée à ce point, une civilisation qui s'interroge sur son état ne doit pas porter un regard critique sur ses responsables mais plutôt se contempler dans un miroir. C'est bien elle qui a engendré son cadre de vie et les problèmes conséquents ainsi que l'élite et l'encadrement issus de ses rangs. A Rome, au temps de la décadence, les hommes qui furent propulsés au sommet par une société tourmentée n'étaient pas dénués de capacité d'analyse et de réflexion mais la société n'était plus en demeure d'accepter les remèdes nécessaires.

L'aigle de Jupiter a veillé sur Rome au temps où son peuple marchait fier et droit. Dès que cette société éprise de jouissance se trouva au bord du gouffre, l'animal fabuleux ne pouvait plus rien pour elle, il ne lui restait que les lamentations. Le temps de la croix était arrivé.

La période faste de l'Empire a ses grandes figures: César, Auguste, Trajan et les signes extérieurs de richesse et de puissance sont innombrables. Les amphithéâtres, les forum, les ponts, les aqueducs ainsi que les temples se dressent partout pour témoigner de la gloire de Rome. Ensuite, à la triste période du Bas-Empire, qui va de l'apparente restauration du règne de Constantin à la ruée barbare de 406, l'Occident a également ses personnages emblématiques, comme le pathétique Julien et le pitoyable Nicaise. Enfin, parmi les monuments du Bas-Empire, citons la basilique de Constantin et Maxence et les basiliques chrétiennes consacrées aux Apôtres Pierre et Paul. Ces édifices se trouvent à Rome. La Gaule, elle, n'a guère le courage de relever ses villes détruites, ses monuments incendiés. Au contraire, ses somptueux témoignages du passé sont démolis pierre par pierre afin d'élever des enceintes de sécurité au centre des agglomérations. Parallèlement, Martin, centurion indigne mais agitateur zélé, s'emploie à transformer les plus beaux temples antiques en ruines inachevées.

DIOCLETIEN

Depuis 284, Dioclétien règne sur l'Empire. C'est un militaire né en Dalmatie, vers 245. D'abord consul sous Aurélien il s'impose après le court règne de Numérien. Cet homme connaît bien les ambitions effrénées que cultivent les généraux et pour protéger l'Empire de leur jeu sanglant et stérile, il instaure un système qui se veut rationnel: la tétrarchie. Pour éviter les querelles de succession à chaud qui se gèrent au glaive ou au poignard, l'Empereur régnant doit se faire assister par des Césars, prétendants destinés à lui succéder. Par sécurité, les prétendants sont deux. Ainsi, toute volonté d'usurpation violente devient risquée: les Césars ont, en principe, tout intérêt à attendre sagement la succession naturelle. Selon la règle, en 285, Dioclétien s'associe à Maximien et, vers 293, à Constance Chlore (Le Pâle) lui-même secondé par Galère à qui il confie l'Occident.

Constance Chlore est un homme consciencieux et modéré, un militaire de la vieille école, fort estimé de la troupe qu'il traite bien et mène souvent à la victoire. Il a plusieurs fois repoussé les Germains et vient de reconquérir la Bretagne. Né vers 225, c'est un homme maintenant âgé de 65 ans et il a vécu. Vers 270, la quarantaine bien entamée, il épouse une jeunette de 20 printemps de bien modeste origine : Hélène. Elle lui donnera un fils, en 275, Constantin et le couple vivra bourgeoisement dans les villes de garnison. Tout ce serait passé sans difficulté si Constance Chlore, maintenant César, n'avait reçu dans les bras une nouvelle épouse, aristocratique celle-là, la jeune Théodora qui va lui donner six enfants dont l'aîné, Jules Constance, père du futur Julien.

HELENE

Parmi les personnages illustres, Sainte Hélène est des plus mal connus. L'analyse qui fait d'elle une bretonne fille de commerçants ou d'aubergistes liés aux armées et voyageant de ville en ville, au hasard des garnisons, est vraisemblable. Après vingt années de mariage heureux, elle voit son vieux mari la négliger elle, et surtout son fils dont il a tout lieu d'être fier, pour entamer une nouvelle vie qui l'épuise. Dès lors, elle va vouer une haine féroce à cette aristocratie impériale qui la prive d'un titre et d'un mari. Dans les intrigues qu'elle noue, ses alliés de circonstance seront les chrétiens et leur soutien sera très efficace. Son objectif, faire couronner à tout prix ce fils unique, plein de promesses, que lui a donné l'empereur.

CONSTANTIN

Flavius Valerius Constantinius, (Constantin) est né à Naissus, ville de Dacia méridionale, aujourd'hui Nich sur la Morava, en Yougoslavie, une des villes de garnison où séjourna son père. Le garçon pourrait être un bâtard comme les autres; ils sont nombreux dans l'armée où ils constituent généralement de très bons éléments, valeureux puisque devant faire leurs preuves, et celui-ci les fera au-delà de toute espérance. Vers 290/300, il sert auprès de l'Empereur Dioclétien qui séjourne alors à Nicomédie, sur le Propontis, à 100km à l'est de Byzance. Vers 305, son père l'appelle auprès de lui, en Occident, aux armées du Rhin et lui confie un commandement avant de mourir, l'année suivante, en 306.

Constantin a maintenant 30 ans. Ses origines contestées et la conviction qu'il met à remplir ses obligations de chef, lui valent l'estime de ses soldats; il est proclamé Auguste par les armées du Rhin. De 306 à 312, il mène de brillantes campagnes contre les Germains et se trouve de fait maître de l'occident septentrional mais, Maxence, fils de Maximien, s'est imposé en Italie où il règne de même manière. Deux Césars pour l'Occident, c'est trop et là se situe l'action la plus subtile et la plus judicieuse menée par Hélène. Ses sympathies pour les chrétiens sont maintenant affichées au grand jour sur les terres contrôlées par son fils, tandis qu'en Italie, Maxence multiplie les persécutions. L'épouse déconsidérée va donc tisser une vaste toile d'intrigues pour forcer Constantin à intervenir dans la péninsule.

En 312, il marche sur Rome et engage son adversaire au Nord de la ville, à proximité du pont Melvius, où la voie Flaminia franchit le Tibre. La bataille est très inégale. Le César des Gaules dispose d'une armée nombreuse, bien entraînée et entièrement dévouée à sa cause. Face à lui, Maxence, débordé par les problèmes politiques et religieux n'aligne qu'une troupe hétéroclite rassemblée à la hâte. Il est vaincu et se noie dans le fleuve en tentant de s'échapper. La belle légende de la bannière du Christ n'apparaîtra que bien plus tard. Constantin règne alors sur l'ensemble de l'Occident mais l'Orient est à Lucinius.

Le nouvel Empereur gouverne à Rome, où il doit répondre à toutes les requêtes que lui présente sa mère; elles sont nombreuses et pressantes. La première est la reconnaissance des chrétiens et leur liberté de culte. L'acte sera signé l'année suivante à Milan, en 313. Mais Constantin ne semble pas apprécier ses alliés de circonstance, par trop envahissants, et ceci explique en partie ses décisions à venir.

Onze années passent ainsi. L'Occident se redresse rapidement et si les chrétiens peuvent, maintenant, exercer librement leur culte, ils ont les plus grandes difficultés à s'installer officiellement dans les cités septentrionales restées très traditionalistes.

En 324, Constantin gagne l'Orient et bat Lucinius. Il est désormais seul maître et prend une décision surprenante et lourde de conséquence pour l'avenir. Sans doute lassé de Rome et de ses intrigues, il installe le siège de l'Empire sur l'isthme Europa, au nord du Propontis, à proximité d'une vieille acropole de l'époque hellénistique : Byzance. Là, il construit une ville nouvelle où il se veut seul maître, tout y concourt, le clergé d'Orient plus porté aux intrigues qu'à la rigueur se soumet sans difficulté.

A Rome, les successeurs de Pierre se prennent maintenant pour les maîtres et vont y parvenir. Mais la ville n'a plus de rôle politique et va perdre ses subsides, ce sera sa ruine à brève échéance. Cependant, avec l'appui de l'Empereur et du pouvoir ecclésiastique qui règne à Rome, les chrétiens s'installent dans toutes les villes du bassin méditerranéen.

Hélène, qui a maintenant près de 75 ans, semble regretter ses intrigues et ses ambitions passées. Avec le titre d'impératrice, mais en affichant la plus grande humilité, elle parcourt la chrétienté naissante et fonde des églises en grand nombre. Elle arrive enfin à Jérusalem où elle entreprend un vaste programme de fouilles et de constructions sur le lieu du Saint Sépulcre. Elle a le temps de voir sortir de terre la grande rotonde Anastasia élevée sur l'emplacement du tombeau du Christ.

A Byzance, où la cité nouvelle est dédiée à Constantin, les travaux se poursuivent activement. L'Empereur a épousé Fausta, fille de Maximien, qui lui a donné cinq enfants dont le tristement célèbre Constance II. Dans cette capitale nouvelle, où tout est à créer, les chrétiens d'Orient se montrent très soumis à l'Empereur, mais s'infiltrent dans tous les rouages de l'état. Ils seront ainsi complices du drame qui se prépare.

LES DERNIERS FLAVIENS

Romains de circonstance, brassés à l'excès sans racines et sans âme, les dernières têtes couronnées du monde antique vont jouer de leur pouvoir avec orgueil et suffisance sans considération aucune pour les États qu'ils dirigent. Mais cela n'est possible que si les maîtres disposent d'un instrument de pouvoir à leur mesure. Ce sont les systèmes qui engendrent les Maîtres. Ne jugeons pas le fruit, jugeons la branche mais la branche est à l'arbre et l'arbre est à la graine. A quel instant la société a-t-elle choisi l'ivraie et négligé le bon grain?

Les militaires sont toujours persuadés que le pouvoir est à la pointe de l'épée, c'est vrai dans les temps troublés, mais que vont-ils en faire? Ils sont incapables de l'imaginer. Les fonctionnaires naguère au service de l'état agissent maintenant comme si la chose était leur propriété, leur héritage puisque les charges sont de fait réservées à la nomenklatura du temps. Les chrétiens, eux, se veulent émanation du peuple et facteurs ici-bas de la juste volonté divine. Mais à ce peuple qui attend ordre et équité, ils offrent prières et salut éternel. L'Empire n'est plus qu'un corps sans raison puisque les passions se croient raisonnables ou se veulent inspirées.

JULIEN

Celui qui va tenter un ultime redressement du monde romain naît en 331. Son père, Jules Constance, est le fils légitime de Constance Chlore et de Théodora mais, à l'heure de sa naissance, c'est Constantin (le Grand), demi-frère de son père et fils de la concubine Hélène qui règne. Ce fils couronné par la réussite a eu, à son tour, cinq héritiers de son épouse Fausta. Ces enfants ont donc retrouvé une part de légitimité par leur mère et, à la mort de l'Empereur, en 337, c'est le fils aîné Constance, qui prend le pouvoir.

A cette époque, la nouvelle ville de Constantinople est en plein développement et les chrétiens grecs orthodoxes, mis en place par Hélène, ont tissé une toile occulte et dense. Le nouvel Empereur Constance, ainsi que ses proches, ont été, dès leur jeunesse, pris en mains par des éducateurs chrétiens et la cour sera bientôt dominée par une âme damnée: Eusébio, ministre et chambellan de l'Empereur. Les Flaviens directs, sont, eux, restés fidèles aux croyances romaines avec, cependant, un fort penchant pour la civilisation et la culture hellénique, ce qui marquera profondément le jeune Julien. Dans cette nouvelle ville qui prend la tête de l'Empire, les passions foisonnent, et les chrétiens qui se souviennent des persécutions de Dioclétien vont dresser l'Empereur contre les tenants des anciennes coutumes et religions, et notamment contre les descendants directs, Jules Constance et ses deux frères, Dalmace et Annibalien, à qui le pouvoir serait revenu si Hélène n'avait pas imposé son fils.

Au cours d'une nuit d'été de 337, Constance cède à la peur du complot savamment distillé dans son esprit par ses ministres et conseillers chrétiens. Il fait massacrer Jules Constance et toute sa famille, et le jeune Julien réveillé par le tumulte assiste à la tuerie, caché dans l'ombre. Le drame a secoué le palais endormi, les gens s'agitent. A la faveur de la confusion ainsi créée, deux prêtres chrétiens enlèvent l'enfant, le font passer par les cuisines et le cachent dans une église voisine. Le caractère du jeune garçon, (il n'a pas encore sept ans), sera profondément marqué par le souvenir de cette nuit. Gallus, demi-frère de Julien, alors malade, est lui aussi soustrait à la tuerie.

Quelques semaines plus tard, Constance qui doit faire face à l'indignation grandissante accorde la vie sauve aux deux héritiers et les exile dans une place forte de l'arrière pays. Julien désormais prisonnier à l'âge des jeux et de l'insouciance prend le monde politique et religieux en aversion et se plonge dans la culture hellénique où il croit trouver la vraie sagesse. Mais la façon quasi miraculeuse avec laquelle il a échappé à la tuerie, fait naître en lui un vague sentiment de protection divine qu'il attribue à l'antéchrist d'alors, au soleil, au divin Hélios qui, selon lui, s'oppose à la nuit où se plongent les esprits emportés par les passions.

Ce heurt entre la raison et la croyance traversera les siècles. Au temps de la Révolution Française, les fêtes données en l'honneur de l'être suprême par les intellectuels de l'époque, reprendront étrangement les mêmes voies. Le bonnet Phrygien qui s'impose alors n'est-il pas en fait le couvre-chef du sacrificateur de Mithra, Dieu solaire en Asie Mineure.

L'existence de Julien sera désormais celle du proscrit craignant à tout instant pour sa vie, le futur Empereur se dissimule alors sous l'habit du philosophe rêveur et inoffensif et c'est sans doute sa meilleure sauvegarde face à la haine de Constance. Les années passent. En 354, son frère aîné, Gallus, qui s'est laissé prendre à une sombre machination fourbie par Eusébio, est condamné puis exécuté. Julien appelé à la Cour croit alors sa dernière heure venue mais il bénéficie d'une protection qu'il ignore. Il sera simplement chassé et envoyé à Athènes.

Dans cette ville, foyer du monde Hellénique, il passera une année exaltante mais, à sa grande surprise, il rencontre là des chrétiens qui viennent étudier auprès des Maîtres la culture antique sans doute pour mieux la comprendre et la détruire. Parmi eux, Grégoire de Nazianze, intelligent mais plein d'orgueil et d'ambition, qui, plus tard, dépeindra l'Empereur comme un être chargé de tous les vices de la terre. C'est cette image de Julien l'Apostat qui s'imposera longtemps à l'histoire.

L'année suivante, en Octobre 355, il est appelé de nouveau à la cour installée à Milan. Il y séjourne quelques temps dans la plus profonde angoisse, mais la haine implacable que lui voue Eusébio sera mise en échec par la nouvelle épouse de Constance, la jeune Macédonienne, Eusébie, passionnée de culture grecque, comme lui. Ce sera son salut. A l'instigation de sa femme, l'Empereur croit se débarrasser de Julien en lui faisant épouser sa soeur Hélène, une mégère dont les colères perturbent la vie du palais, avant de l'envoyer en Gaule avec le rang de César. La cérémonie d'investiture eut lieu sur le champ de Mars de Milan, le 6 novembre 355. Le philosophe qu'est Julien découvre un monde nouveau, celui des casques et des armures, et ce jeune homme aux ressources insoupçonnées va se révéler un grand chef de guerre.

LA FRONTIERE DU RHIN

Lors de la cérémonie du champ de Mars, à Milan, Constance dit à la troupe assemblée que 40 villes de l'Empire ont été prises par l'envahisseur Germain et leur population déportée. Nous savons que les agresseurs se dirigent vers Lyon après avoir mis le siège devant Autun. Cependant, ils n'ont pas abordé les régions septentrionales protégées par plusieurs légions cantonnées autour de Reims. Le dessein des Germains est donc très clair. Ils désirent suivre le sillon rhodanien et déboucher sur la Méditerranée. Ce fut déjà la route suivie par leurs ancêtres cinq siècles plus tôt, au temps de Marius, et c'est cet axe de marche qui inquiète Constance et l'Italie.

LE RETOUR DES AIGLES, 356

Arrivé à Vienne, en Janvier 356, Julien s'astreint maintenant avec conviction à l'entraînement du légionnaire. Un prince d'Empire dans la boue du champ de Mars, voilà qui fait rire Constance mais plaît aux soldats. Après 4 mois de ce dur régime, il a profondément changé. Le corps s'est révélé, les muscles se sont développés et l'esprit du jeune homme est tenté par l'aventure militaire. On lui dit qu'il s'agit d'un métier. Il en est persuadé. Mais, au vu de la médiocrité des chefs militaires qu'il côtoie, il se persuade vite qu'il a les moyens de faire mieux. Il y a dans Julien, sinon le génie des grands capitaines, du moins leurs traits de caractères. Avec audace et conviction, et parfois un brin d'inconscience, ils fonce sus à l'envahisseur, le déconcerte et le met en fuite. Mais la légende des aigles a sans doute encore son poids.

En juin 356, Julien quitte Vienne et marche sur Autun avec une petite armée de 4 à 5.000 hommes. Il met en fuite les assiégeants puis les poursuit en direction d'Auxerre. Les Germains semblent pris de panique. Julien les engage de nouveau à Bar-sur-Aube et les bouscule, mais ils reçoivent des renforts et la petite armée romaine doit se replier sur Troyes, cependant la ville est déjà investie.

Une fois dans la cité, l'homme de guerre qui se révèle et s'affirme en Julien comprend que la défensive est un piège. Il tente et réussit une sortie puis rejoint Reims, sur le flanc nord de l'avance adverse. Là, il trouve 6 à 10 légions sous les ordres de deux incapables : Marcellus et Ursicien. La présence de leurs forces protège les régions septentrionales mais n'est d'aucun poids dans la bataille. La raison de cet immobilisme est politique. Les deux généraux se jalousent férocement et ont reçu de l'Empereur l'ordre de surveiller son jeune beau-frère, propulsé au rang de César.

Sitôt dans la garnison, Julien visite la troupe, et ses efforts de l'hiver précédent ont porté leur fruit. Les soldats apprécient ce jeune chef fougueux et lui manifestent leur confiance. Après une réunion du Conseil où il fustige les chefs incapables, il impose son titre et prend le commandement. La course effrénée reprend. L'armée traverse à marche forcée le territoire occupé par l'envahisseur, franchit les Vosges et atteint le Rhin à Strasbourg. Ensuite, et toujours avec la même fougue, Julien descend le grand fleuve et libère Spier, Worms, Mayence et, dès septembre, chasse les envahisseurs médusés, de l'illustre cité de Cologne qu'ils avaient emportée d'assaut, l'année précédente. L'Occident se met de nouveau à rêver. Le temps de sa splendeur est-il revenu?

L'EMPRISE ORIENTALE

En 361, le clivage Orient/Occident reprend. Constance avait envoyé Julien en Gaule pour l'enterrer dans une lointaine province, non pour en faire un héros. Il est inquiet. Sans doute pense-t-il que c'est l'âme de ses victimes qui s'incarne en ce jeune César triomphant; il faut l'abattre. L'Orient chrétien rassemble alors ses forces pour imposer sa loi à l'Occident, mais Julien a pris conscience de ses moyens. Avec promptitude il rassemble ses forces et marche sur Constantinople.

L'armée d'Orient possède une énorme puissance mais fort peu de conviction. Les généraux ne sont que des intrigants en uniforme et non des serviteurs de l'État. Ils sont peu enclins à s'engager dans une guerre civile destinée à trancher entre deux hommes, chacun à la merci d'un coup de poignard. Cet affrontement leur semble une mauvaise affaire et Julien avance rapidement face à une résistance de pure forme. La vraie bataille doit se dérouler aux portes de Constantinople, entre les fidèles des deux camps. Mais le destin semble veiller. Constance meurt le 3 novembre 361, quelques semaines avant l'engagement décisif. L'armée d'Orient reconnaît alors Julien. L'Empire est de nouveau uni mais l'Occident n'est plus qu'un domaine soumis à Byzance.

A Constantinople, Julien doit prendre la charge d'un État rongé par les querelles religieuses et politiques. En 363, il part en campagne contre les Perses et les engagements commencent dans la région de Stesiphon. Vers le 20 juin, les forces romaines sont dans la plaine de Maranda et engagent les armées de Sapor dans une grande bataille. Après quelques revers initiaux, Julien intervient personnellement dans la mêlée, et son ascendant qui est grand sur la troupe suffit à renverser la situation. Les Perses reculent. Mais c'est le drame. Le jeune Empereur reçoit un javelot dans le flanc. La blessure est grave. Il mettra six jours à mourir et rend son dernier soupir le 26 juin 363, vers minuit.

La consternation est grande dans l'armée, d'autant qu'il apparaît très vite que le javelot ne vient pas des Perses. Au sein des forces romaines, le clan des Celtes et des Pétulants, venus d'Occident avec Julien et celui des Victors et Herculani de l'armée d'Orient se rejettent les responsabilités. Ces mouvements d'humeur passés, l'état-major de l'Empereur fait une enquête et Libanus nous dit que le coup fut porté par un soldat qui refusait de sacrifier aux Dieux, un chrétien. Mais de quelle mouvance? Julien venait de publier des édits rigoureux contre les Galiléens, non pour leur reprocher leur croyance mais pour leur imposer un strict respect de l'état. L'histoire va confirmer cette hypothèse. La mémoire de l'Empereur sera salie à l'excès par les chrétiens des siècles à venir pour qui il n'est que Julien l'apostat.

Les querelles et les haines insufflées dans l'Empire, par Hélène pour imposer son bâtard et se venger de l'aristocratie latine avait pesé lourd sur le destin du monde.

SAINT HILAIRE

En Orient, l'église grecque est déjà profondément divisée. Vers 320/323, Arius, prêtre d'Alexandrie propage une doctrine originale et schismatique. Elle fait du Christ un prophète comme les autres, sans caractère divin et c'est une conception qui permet de renouer avec l'Ancien Testament, de rapprocher Juifs et Chrétiens au profit des premiers. Constance est Arien et c'est une croyance qui ne plaît pas aux évêques de Gaule. Les deux fervents défenseurs du concept occidental sont Saint-Hilaire évêque de Poitiers et Rhodanius, évêque de Toulouse. En avril 356, Florentius, alors préfet des Gaules, reçoit de Constantinople un ordre d'interdit à leur égard que Julien doit contresigner. Hilaire est alors exilé en Phrygie, pour 4 années, jusqu'en 360. Évêque des Pictons depuis 350, sa gestion rigoureuse lui valait un grand renom et cet exil pour la défense de sa foi lui donnera plus de prestige encore.

En ces temps troublés, les ferveurs et les mérites s'accordent non aux caractères mais aux esprits portés au consensus et l'évêque de Poitiers est sans doute l'un de ces hommes qui gèrent heureusement les contradictions sans rien résoudre. Sur l'oppidum des Pictons, nous trouvons tous les facteurs contradictoires de ces temps incertains. L'époque augustéenne a remodelé le sommet de l'éperon déjà occupé à l'époque gauloise. Il y a là un quartier bourgeois reconstruit après 280/300 et qui tente de renouer avec les fastes d'antan. Mais, faute d'y parvenir, ces notables s'accrochent désespérément à leurs privilèges. Cette partie de ville semble cernée d'une enceinte de plan rectangulaire : c'est la cité.

Au Levant, sur les pentes qui mènent vers le Clain, dans l'ancien quartier populaire où les chrétiens avaient trouvé leurs premiers adeptes, s'élève maintenant la cathédrale; c'est le vicus christianorum de la cité. Enfin, vers le plateau, avant le rétrécissement défensif nous trouvons un quartier commerçant et quelques propriétés bourgeoises. C'est là que réside l'évêque. Il a fait construire un petit oratoire dans sa propriété et il y sera enterré. L'édifice se trouve aujourd'hui sous le chevet de l'abbatiale Saint-Hilaire.

Qui gouverne à Poitiers? Les fonctionnaires d'Empire, bien sûr. Ils ont le pouvoir mais ne savent qu'en faire. Constantinople est loin et la politique bien changeante. Alors ils se servent de leur charge pour bien vivre. Dans la cité, les bourgeois gèrent l'économie et leur pouvoir est toujours grand mais le cadre civique a depuis longtemps disparu et ce sont maintenant les chrétiens qui incarnent la conscience populaire. Ils ne sont guère charitables, comme le voudrait le message du Christ, mais intrigants et susceptibles. A leur défense, il faut reconnaître que leur vie est encore un combat. L'Empereur d'Orient est Arien et Julien, le César d'Occident, ne vient-il pas d'embrasser la religion solaire, le culte de Mythra, alors considérée comme la marque de l'ante christ. L'évêque de Poitiers gère ces contradictions avec bonheur et c'est lui le véritable maître de la cité.

Saint-Hilaire est d'origine bourgeoise et de culture latine, mais c'est un fervent chrétien, honnête et intègre. Il comprend ses fidèles et tente surtout de les protéger d'eux-mêmes. Il se bat vigoureusement au service de son église. Il s'oppose à l'arianisme, et serait sans doute prêt au martyr par devoir. Cependant, il craint d'être débordé par sa base et lorsque arrivera dans la ville un certain Martin, mi-gueux, mi-prophète, qui a fait grand tapage dans les provinces, il le reçoit comme il se doit mais l'écarte bien vite en le nommant exorciste, à l'adresse des campagnes. Dans la ville, son action serait trop pernicieuse.

Saint-Hilaire est bien l'homme de son temps. Il a donné à sa cité quelques années de répit dans un monde qui se fracture de toute part et devient totalement ingouvernable. Il meurt en 368.

SAINT MARTIN

Sur le IV°, où le monde antique abandonne un peu chaque jour les principes et rigueurs qui avaient fait sa force, la vie de Saint-Martin jette une lumière saisissante. L'homme est né en 315, en Pannonie, (Hongrie) dans la petite de Sabaria. Son père est officier dans l'année romaine et sa famille de culture latine, donc païenne, pourtant, le jeune Martin est engagé comme catéchumène, par les militants chrétiens. Est-il un fils indigne ou bien un jeune garçon qui s'affranchit des croyances néfastes Sur le fond, ni l'un ni l'autre. Le père était fonctionnaire, le fils sera pasteur subversif, mais tous deux sont des personnages de système qui n'auront jamais réalisé de besogne constructive. L'orientation est différente, la psychologie est la même.

A 20 ans, Martin, jeune soldat, sert dans l'armée romaine mais sans grande conviction et sa foi diront les uns, ses démons diront les autres le troublent. Il se trouve alors en garnison à Amiens et donne la moitié de son manteau à un pauvre; c'est un acte qui marquera sa légende. Mais qu'a-t-il fait? Il a donné la moitié d'un équipement qui ne lui appartenait pas et pourra sans difficulté s'en procurer un autre. C'est un geste qui lui a fort peu coûté. Quelques années plus tard, il a 23 ou 24 ans, la troupe à laquelle il est affecté, mène campagne contre les barbares. A la veille d'une bataille, il dit à ses chefs que, soldat du Christ, il lui est défendu de porter les armes contre les hommes, ses frères et veut donner sa démission. Ses supérieurs jugent la décision inopportune et refusent catégoriquement, tout en l'accusant de lâcheté. Martin comprend qu'il doit faire quelque chose et propose, pour le lendemain, de se tenir entre les combattants, avec la croix, pour prêcher la bonne parole. Mais les Barbares se rendront avant l'épreuve de force. La légende de Martin prend du poids.

Vers 339, il quitte l'armée et commence sa vie de pasteur. Quelques années plus tard, il rencontre un autre personnage de ce temps, Saint-Hilaire, évêque de Poitiers. Tout sépare les deux hommes et pourtant leurs destins seront souvent associés. Hilaire est un bourgeois lettré. Évêque des Pictons, il vit dans une grande cité et s'accorde le luxe qui sied à son rang. D'autre part sa mission est certes d'évangéliser, mais aussi d'administrer la communauté chrétienne importante qui s'est confiée à lui. Vers 350/352, il reçoit Martin dans sa cité mais le juge bien exalté, et l'envoie évangéliser les campagnes où, religion romaine et croyances autochtones, forment un bien complexe mélange. Le monde paysan qui s'est forgé des croyances bien à lui n'a que faire de cette religion très orientale, très politique dans sa forme qui prétend sauver les âmes mais se présente avec les mécanismes et les rigueurs d'un système.

Lorsque Saint-Hilaire est exilé en Phrygie, Martin juge prudent de se replier sur une île méditerranéenne. En 360, tous deux sont de nouveau sur les bords du Clain et Martin fonde, à Ligugé, une communauté d'ermites qui sera parmi les premières d'Occident, mais sa destinée sera brève. Sans doute les paysans poitevins furent-ils vite lassés de ces bons apôtres dont le nombre s'accroissait sans cesse et plus encore dans les temps difficiles.

Hilaire meurt en 368 et Martin continue de sillonner le Val-de-Loire. Le 4 juillet 371, il est élu évêque de Tours grâce à la ferveur populaire mais contre l'avis des ecclésiastiques et bourgeois de la cité qui le jugent "un homme si peu digne avec ses vêtements malpropres et sa chevelure en désordre". Pourtant, le pasteur reste fidèle à son image. Il néglige ses fonctions et passe le plus clair de son temps au milieu d'une communauté d'ermites qui s'est formée à Marmoutiers, sur l'autre rive de la Loire.

Son tempérament vaut à Martin le courroux de la bonne société. Un jour, des soldats l'accusent d'avoir fait peur à leur mule avec son accoutrement bizarre et le battent violemment. Plus tard, ayant donné de nouveau sa tunique à un pauvre, il chante la messe en sa cathédrale, vêtu d'un habit vulgaire, ce qui offusque son archidiacre. Par contre, dans les campagnes, sa popularité se développe. Là, il s'acharne à la destruction des temples et sanctuaires païens. Sur la fin de sa vie il obtient la confiance puis la ferveur d'Hélène, femme de Maximin de Trêves, ce qui sert grandement son action.

Martin vécut très vieux. A 83ans il chemine une dernière fois le long de la Loire et tombe gravement malade à Candes, aujourd'hui, Candes-Saint-Martin. Il y meurt le 8 novembre 387.

En ce siècle, où la civilisation romaine se désagrège et où l'église chrétienne s'impose, l'Occident avait le choix entre la négligence lucide de Martin et le courage désespéré de Julien. L'avenir lui donnera la mesure de son choix.

LE CREPUSCULE POLITIQUE

En Orient, sur le champ de bataille que les fidèles de Julien appelleront désormais les champs Phrygiens, là où le héros a rejoint son créateur le soleil, les Perses avaient repris le dessus, dès la mort de l'Empereur, et l'armée dut se replier. Un général chrétien, Jovien, a été proclamé Auguste et reçoit la triste mission de signer une paix déshonorante pour une armée somme toute victorieuse sur le terrain. L'Orient est abandonné aux Perses et le royaume d'Arménie sera cruellement châtié pour avoir pris le parti de l'Empereur d'Orient. Ce sera le début de son long martyr. A Constantinople, dès le retour de Jovien, les chrétiens vont retrouver toutes leurs prérogatives antérieures et ce sont eux qui vont maintenant persécuter, exécuter les tenants des traditions antiques.

L'EMPIRE D'OCCIDENT

En 364, Jovien périt dans des conditions demeurées obscures. Les charges sont alors partagées. L'Occident revient à Constantinien qui règnera de 364 à 375. Il s'installe dans la nouvelle ville de Trêves où le clan chrétien est bien en place. A sa mort, le pouvoir devient instable. Son premier fils, Gratien, règne un temps puis c'est le cadet, Valentinien II, qui prend en charge les destinées de l'Occident, de 375 à 392. A sa mort, un officier des gardes, Maximien de Trêves prend le pouvoir. Sa femme Hélène est une fervente de Martin. Elle le fait venir dans la capitale et le traite avec les plus grands égards, mais l'affaire tourne court. Théodose, 392/395, Empereur de Byzance reprend la couronne d'Occident pour son compte et Martin doit fuir. Il se réfugie de nouveau dans son fief du Val de Loire.

C'est la fin de la culture latine. Théodose fait fermer tous les sanctuaires de l'ancienne Rome et poursuit ceux qui s'adonnent encore à ces pratiques. De ce fait, il reconnaît l'église chrétienne comme religion d'état.

LE DEFERLEMENT DE 406

Si l'armée d'Orient était depuis longtemps aux mains de généraux très opportunistes et chrétiens de circonstance, puisque tel était l'esprit de cour, les forces du Rhin, beaucoup plus occupées à la garde du Limes qu'aux intrigues politiques n'avaient que peu d'état d'âme. Mais la montée du Christianisme va les déconsidérer. Ils perdent alors toute motivation et l'Occident n'est plus protégé. En 406, les Germains franchissent de nouveau le Rhin et les Burgondes, poussés par d'autres envahisseurs venus de l'est, pénètrent en Occident à leur tour. En 409, Alaric et ses Wisigoths marchent sur Rome qu'ils occupent en 411, tandis qu'à la même époque, Vandales et Suèves ravagent l'Espagne. En 412, une nouvelle horde de Wisigoths traverse l'Europe et s'installe définitivement en Narbonnaise et en Espagne.

Rome, naguère maîtresse du monde a subi tous les outrages et la cité qui a compté plus de un million et demi de personnes voit maintenant errer, à l'ombre de ses ruines, 30 à 50.000 survivants qui vivent de mendicité et de rapine. La chrétienté envoie quelques subsides pour maintenir l'église de Pierre et les aumônes, ainsi distribuées, aident à survivre; les autres villes se sont repliées derrière leurs murailles pour vivre la longue nuit d'Occident.

En 452, les forces d'Attila, détruisent Aquilée, le grand port de l'Adriatique. Les enfants sages de la ville sont sans doute sabrés par les cavaliers venus d'Orient mais il y a dans leurs grands yeux tristes toute la résignation d'un monde finissant. Rome qui a dominé par le glaive ne doit-elle pas maintenant expier son péché d'orgueil, payer sa gloire et sa puissance d'antan, selon la prophétie de Jean, le vieil évêque d'Ephèse.


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