L’APOCALYPSE ANNONCEE

"Il faudrait être Dieu pour gouverner aux hommes car l'écart entre les êtres humains est trop faible pour qu'un seul puisse commander à tous sans user de contraintes, ni obéir à un seul sans contestations ni murmures" (Platon). L'histoire semble en témoigner, les hommes sont ingouvernables et si d'aventure un pouvoir stable s'installe et règne sur le désordre des pensées, sur la contradiction des intérêts, ce n'est qu'un hasard fugitif ou bien alors le fait d'un parti qui s'impose et règle le jeu selon ses intérêts; mais cela ne vaut que dans le temps où la contrainte paraît plus salutaire que pénible.

Dans ces jeux politiques, les caractères des états donnent le cadre et font la loi. Chaque nation, chaque empire qui naît du désordre porte dans son berceau les germes de son développement, de sa sclérose et de sa chute; il ne s'agit pas d'un inexorable destin, mais de l'accomplissement des mécanismes engendrés par l'originalité des peuples au sein du système.

Il y a quelques années, Hélène Carrère d'Encausse surprenait avec un livre au caractère prophétique: L'Empire éclaté. Mais la grande diversité des nations contenues dans l'état soviétique était nécessairement vouée à l'éclatement. Après le temps de la soumission, après les faveurs obtenues du consensus, dans tout amalgame de nations, et quelque soit le système d'emprise, couronne impériale, valeur républicaine ou idéologie révolutionnaire, les différences socio-économiques et celles des cultures sont toujours trop grandes entre le fédérateur et les assujettis pour que les bonnes raisons s'imposent longtemps aux passions dites légitimes. L'empire de Rome, comme les autres, portait en lui les raisons de sa gloire et de sa chute et les ferments de sa ruine se mettront en place au temps de sa plus grande splendeur, au temps de César et d'Auguste.

L'IMPLACABLE DESTINEE DES EMPIRES

La république romaine avait conquis le bassin méditerranéen pour en dominer les échanges commerciaux, mais ces acquis devaient se limiter à une emprise économique sur les villes et les ports du littoral. Les arrières pays devaient rester, tels des colonies, au pouvoir des roitelets et des commerçants locaux. Mais l'extrême avidité du système mis en place par les financiers de Rome va provoquer un sourd mécontentement. Partout la révolte gronde, et la charge militaire ainsi imposée devient trop lourde. Auguste comprend la situation mais les réformes qu'il impose portent en aval, non en amont. Il ne redresse pas la gestion de Rome comme avait tenté de le faire César, il lâche du lest politique et c'est sous son règne que les nations de l'Empire retrouvent leurs caractères. L'État unifié voit ainsi naître les germes de son éclatement.

La Méditerranée forme le réceptacle de trois continents : Europe, Afrique, Asie et les courants ainsi rassemblés peuvent s'intégrer dans le cadre d'une économie en pleine prospérité, mais ces facteurs additionnels vont devenir contradictoires et opposés dès les premiers symptômes de récession. La ligne majeure de fracture se situera entre l'Occident et l'Orient, sur un tracé que nous retrouverons étrangement dans le concept de l'Europe du XIX°. Cette frontière coupe la Méditerranée, passe par le Bosphore et traverse la mer Noire. Dans cet amalgame aux sourdes et profondes contradictions, l'Orient, le monde étranger à Rome, va révéler ses caractères puis dominer le système dès l'installation de Constantinople. Face à ce mouvement, l'Occident devait prendre conscience de sa nature et de sa force, mais les mécanismes politiques nés à Rome pour gérer l'Empire étaient maintenant aux mains de l'Orient et toutes les tentatives pour sauver l'Occident seront brisées par le pouvoir expatrié. Triste fin pour un système né de l'Occident. L'Empire d'Orient sera maintenu 1000 ans par Byzance tandis que l'Europe Occidentale sombrera dans le chaos.

Si la décadence qui frappe les civilisations était due à un phénomène bien identifiable, les peuples en question auraient tout loisir de corriger la dérive, mais les causes en sont innombrables et sournoises. Il s’agit de mille faiblesses, de mille petits renoncements engendrés par mille égoïsmes apparemment mineurs. Les faits se présentent non comme un mal mais comme un vieillissement où toutes les aptitudes s’estompent insensiblement. Chaque génération admet ses travers avant de s’effacer, jusqu’au jour où l’édifice lézardé de toutes parts, s’effondre. Le déclin de Rome sera politique et militaire certes, mais nous avons là le fruit des renoncements et non l’origine de phénomène.

UNE REPUBLIQUE INDIGNE

L'empire Romain fut conquis par la république née cinq siècles plus tôt mais ce n'était plus alors qu'une vieille dame indigne se livrant aux pires exactions. L'état est à ce moment là aux mains des financiers, ces hommes totalement incapables de gouverner puisqu'ils gèrent les fruits après avoir secoué l'arbre tout en négligeant la terre. Les conquêtes sont menées par des chefs de guerre cupides ou serviles qui commandent à de braves légionnaires persuadés de servir les valeurs de Rome. Paul Emile, vendit 150.000 esclaves après sa conquête de la Macédoine et Scipion le Jeune 55.000 après sa victoire sur les Carthaginois.

Le déplacement de pareilles masses d’individus interdit tout discernement. Il y a là des domestiques accoutumés à servir qui finiront par admettre leur nouveau cadre d’activités, mais également des notables et des gens de caractère qui cultiveront une sourde rancœur; ce sont eux qui vont s’illustrer dans la révolte menée par Spartacus et le phénomène met Rome en péril pour un temps.

Cette main d'œuvre à très bon marché (il suffit de la nourrir), va pousser à la ruine la petite paysannerie latine qui avait naguère constitué l'assise de Rome. Ils ont gardé leurs droits civiques mais sont devenus des assistés qui errent désœuvrés dans les cités italiques. Avant César, ils étaient ainsi 350.000 à vivre, attendant des conquêtes nouvelles, du blé et des jeux en remerciement de leurs applaudissements.

La société plébéienne avait préservé ces droits acquis au temps de la République et cette législation était juste à l’époque où elle servait une classe sociale laborieuse et bien intégrée à l’économie, mais le système était devenu pernicieux avec le développement des très grandes propriétés servies par les esclaves. Ces nouveaux venus avaient jeté dans les faubourgs de Rome tous les expatriés des campagnes. César tente de mettre un frein à ce phénomène. Sous son règne, les assistés de Rome seront réduits à 150.000 environ.

L’EPOQUE IMPERIALE

Les affairistes peu recommandables que les intrigues politiques avaient introduits dans les rouages de l’état républicain ont exaspéré le peuple romain qui a heureusement conservé ses facultés d’analyse et de jugement. Sur une période couvrant approximativement le premier siècle de notre ère, le siècle d’Auguste, Rome rétablit sa situation. Le nouveau système politique, totalitaire dans sa forme, engendre une salutaire répartition des pouvoirs.

Pour s’imposer, les Empereurs ont fait appel à la petite noblesse et à la bourgeoisie. Ces cadres modestes et responsables se distinguent des affairistes sans scrupule et s’imposent dans tous les rouages du pouvoir exécutif. Par tempérament, ils refuseront de rompre totalement avec les institutions démocratiques toujours en place et un équilibre optimum s’installe. Les Sénats provinciaux retrouvent de l’importance et prêtent une oreille attentive aux aspirations de la société. Ce sont eux qui fixent les objectifs et votent les impôts, aux fonctionnaires impériaux la charge de mener à bien les programmes.

Ce mode de gouvernement va se révéler excellent. La médiocrité des Empereurs, ainsi que l’avidité des courtisans, sera aisément supportée par une économie impériale florissante. Même les têtes couronnées indignes ne sauront entamer l’esprit Colbertiste avant la lettre qui a pris en mains la destinée de l’Empire.

Au second siècle, l’assise de cette caste administrative s’élargit au domaine romanisé d’Occident et l’écoute des intérêts de la société ainsi que la rigueur dans la gestion demeurent de règle, les ferments de décomposition politique viendront de Rome elle-même.

UNE METROPOLE SANS AME

Les brassages de population qui touchent Rome modifient irrémédiablement les caractères de la cité. C’est devenu une métropole cosmopolite où tous les caractères d'empire se côtoient sans se fondre, tandis que son importance dépasse de beaucoup le rôle économique que peut lui accorder la péninsule italique. A la fin de la monarchie, les 20 ou 30.000 citadins faisaient de Rome une grosse métropole régionale.

Au temps du mur Servien, elle compte déjà 150 à 200.000 habitants et c'était encore rationnel pour une ville qui gérait le réseau de voies économiques desservant l'Etrurie. Par contre, aux temps fastes de l'Empire, elle comptera environ un million et demi de personnes et c'est beaucoup plus que ne pouvait supporter sa condition économique. La cité vit alors de son rôle politique et de sa charge de capitale d'Empire, un phénomène dangereusement artificiel pour une cité que la nature de sa population a maintenant coupée de son environnement naturel. Rome la républicaine, Rome la vertueuse au caractère naguère si bien trempé est devenue un monstrueux échantillonnage des diversités et des antagonismes de l'Empire et cette capitale sera totalement incapable de maîtriser les glissements qui vont la mener à l'anarchie politique et militaire.

L'ARMEE ROMAINE

Mise en place à la fin de la monarchie des Tarquins, la République Romaine avait fixé des règles strictes. Pour ne pas retomber sous le joug de la soldatesque de métier et des petites monarchies soutenues par la troupe, la défense de la Nation sera confiée à des conscrits levés dans les tribus. Le processus n'est engagé qu'en cas de besoin. La levée des troupes et les buts de guerre doivent être discutés par le Sénat, représentatif de la Nation, ensuite les ordres de mobilisation seront portés aux tribus et de là aux municipes par leurs représentants désignés. Les jeunes hommes du contingent déjà formés sur le Champ de Mars par des vétérans seront alors confiés aux centurions tandis que l'armée, ou les grandes unités, sont sous les ordres d'un légat nommé par le Sénat. Conformément à l'esprit républicain, le soldat part servir sa nation, sa tribu, sa famille. Lors de la campagne il est assuré de sa subsistance mais ne reçoit aucune solde. Une fois la guerre finie, il revient tout aussi pauvre mais chargé d'honneurs.

Ce système fonctionnera parfaitement plusieurs siècles durant mais va se dévoyer avec les conquêtes coloniales. Pour dominer durablement les pays conquis, l'état romain fixe des colonies de vétérans qui reçoivent des terres, ainsi le soldat peut espérer une récompense, un patrimoine en fin de carrière. A l'honneur de servir s'ajoute désormais l'intérêt et la psychologie des recrues mises sous les armes va se modifier insensiblement.

La seconde dérive sera engendrée par le recrutement des auxiliaires. A l'origine, ce sont des hommes des régions concernées qui sont invités à venir seconder leur armée lors des longues campagnes menées en terre étrangère, ils seront "mobilisés", mais le recrutement demeure romain d'origine. Ensuite, avec le développement de l'empire, ces auxiliaires seront recrutés parmi les populations locales moyennant finance. Le fait peut se concevoir si son application est limitée dans le temps, mais ces auxiliaires locaux finiront par devenir permanents formant ainsi une armée de deuxième ordre qui se distingue des troupes de ligne. D'autre part, la période faste de l'empire a mis en désuétude le volontariat des jeunes Romains et, faute de colonies nouvelles à aménager, les cadets sans avoir ne sont plus intéressés par le métier des armes. Il faudra alors augmenter les soldes et finalement payer le soldat qui prend du service.

A la fin de l'empire, les fortes soldes ne suffisent plus aux légionnaires qui seront tentés de monnayer leur situation et leurs services en fomentant des coups d'état et en installant leurs officiers sur le trône impérial.

LA FRONTIERE DE GERMANIE

Au temps de César, les Romains acceptent l'idée gauloise d'une frontière sur le Rhin. Quelques décades plus tard, sous Auguste, les légions de la cisalpine, lassées de contrôler et de repousser toutes les incursions venant des cols alpins, se transportent sur le Danube. L'empire a désormais une frontière que l'on dit naturelle puisqu'elle ne l'est pas, mais cette position a le mérite de suivre des grands fleuves faciles à contrôler, faciles à défendre. La partie la plus critique se situe sur les hauts cours en pays souabe sur la grande voie naturelle que constitue la porte de Bourgogne ou trouée de Belfort. Là le franchissement du Rhin se fait sur les hauts fonds de gravier où seront mis en place les ponts de Bâle.

Durant la Pax Romana, les peuples du Haut Rhin de même ethnie et de même langage, désormais coupés en deux par cette frontière politique, vont bien vite renouer de bonnes relations et commercer à nouveau. Vers la fin du premier siècle, les populations installées du côté germain se sont partiellement romanisées, il en est de même pour celles de Franconie établies plus au Nord. L'empire offre alors de nombreux avantages. Une monnaie forte et stable ainsi qu'une totale liberté de circulation sur un très vaste marché. Les gens de la rive orientale du Rhin vont donc souhaiter leur rattachement à l'empire et Rome admet leur requête. Au Nord, en Franconie, la frontière sera portée à 50km plus à l'est et suivra le Main sur 40km environ avant de rejoindre le Neckar. Enfin, elle sera portée à 50km au-delà de ce fleuve dont les rives sont également romanisées.

Pour être soumise à l'impôt, à la dîme, sans avoir le statut de territoire d'empire, cette marche militaire d'outre Rhin, prendra le nom de Champ Decumates.

Les stratèges adeptes de la bonne position défensive diront que ce fut une erreur monumentale de lâcher la coupure du Rhin mais le fait était sans conséquence aussi longtemps que Rome était en mesure d'engager des légions bien organisées et disciplinées face à une incursion venue de l'Est. Les problèmes viendront de la défense statique qui fut toujours un leurre. Le dernier en date sera la trop célèbre Ligne Maginot. Les guerres se gagnent par destruction des forces adverses dans un engagement en rase campagne et la chute du Limes de Germanie, en 260, ne sera pas due au dessin de la frontière mais à la sclérose de l'instrument militaire romain.

LE LIMES

Cette nouvelle frontière qui serpente en pays Souabe et Franconien, fut sans doute des plus calmes sur une très longue période. Si nous extrapolons les travaux des archéologues allemands réalisés en certains points, la défense se limitait alors à une palissade de 3/4m de haut avec une large ouverture à chaque point de passage coutumier. Là, un poste de garde établi dans une tour contrôlait les allées et venues des frontaliers. Ces postes de garde correspondaient alors au chemin emprunté et il est difficile d'en fixer le nombre ainsi que la répartition.

Après un séjour d'une décade sur le poste, le petit contingent est relevé et rejoint le camp principal pour une période de repos. Celui de Saalburg, bien connu, est alors un quadrilatère de 80 X 80m, soit 6.400m2 défendu par une levée de terre avec palissade. Nous avons là le cantonnement de campagne optimum pour une cohorte de 600 hommes assurant un service par roulement. Si nous admettons avoir retrouvé la totalité des camps, cette occupation doit représenter 36.000 hommes sur les 330km de frontière avancée établie au-delà du Rhin et peut-être 45.000 si nous imaginons une répartition équilibrée du dispositif, avec un fortin pour 8/12km. La position sur le Neckar semble avoir subsisté en seconde ligne. Ce n'est pas une défense de caractère militaire mais plutôt l'équivalent d'un cordon douanier.

Le nombre de garde-frontière, des auxiliaires sans doute issus d'un recrutement local, était ainsi plus important que les effectifs des légions de ligne directement affectés à ce secteur de frontière. Les armées françaises et britanniques feront de même dans leurs colonies aux XIX° et XX° siècles.

Le service est pénible pour ces hommes qui doivent supporter le dur climat de Germanie, vivre dans de sommaires baraquements de bois et assurer des patrouilles régulières par tous les temps. Leur condition de vie est sans aucune mesure avec celles des légionnaires de ligne qui vivent alors dans les grands camps, tel Bonna, de véritables villes militaires ou toutes les constructions sont en dur et le confort des plus satisfaisants. Les soldats disposent également de distractions à proximité.

A Saalburg, le petit camp de terre, construit vers 80/83 doit disparaître vers 125 après J-C. Il laisse place à une installation de 125 x 200m, soit 32.000m2 de surface où la majorité des constructions est en dur et si certains cantonnements sont toujours en bois, ils sont isolés du sol humide par des bases en maçonnerie. Les auxiliaires qui doivent maintenant se considérer comme des soldats à part entière disposent d'une boulangerie, d'un petit bain à l'intérieur du camp et d'un plus vaste à l'extérieur. Le voisinage est garni de très nombreuses boutiques et nous trouvons également plusieurs sanctuaires. Certains de ces auxiliaires devaient faire carrière et peut être mener une existence familiale en parallèle.

Dès la seconde moitié du IIème siècle, et si tous les camps ont connu la même mutation que Saalburg, le nombre des auxiliaires doit passer à 50.000/60.000, sur le secteur concerné de 330km. La densité de garde est alors d'un homme pour 6m de frontière, mais le service tournant ne laisse, au mieux, qu'un garde tous les 15 à 18m. Le service se fait toujours en patrouille à partir des tours de garde qui sont maintenant à espacements réguliers de 800/1200m selon la configuration du terrain afin de permettre la transmission de signaux optiques ou sonores. Au début du IIIème siècle, le mur est reconstruit en pierre, les tours de guet également et la fermeture devient continue. Les passages doivent se faire en des lieux moins nombreux afin de mieux contrôler les mouvements de population. Ce durcissement semble le signe d'une immigration jugée alors trop nombreuse par les peuples romanisés.

La situation révèle ainsi son côté critique. La garde du Limes est maintenant totalement confiée à des auxiliaires locaux nombreux et dévoués, certes, mais bien installés dans leur camp et sans doute incapables de s'intégrer dans une unité tactique afin de mener des opérations de mouvement. Les grandes brèches doivent être colmatées par les troupes de ligne mais elles sont embourgeoisées et dévoyées par la politique. Enfin, face à cette garde sclérosée, les populations germaniques de Rhénanie, sans doute déjà victimes des incursions venues des rives de la Baltique, se présentent en nombre toujours plus grand afin de profiter de la prospérité occidentale et de la Pax Romana. Le pouvoir impérial n'a sans doute aucune conscience de ce danger.

LE FONCTIONNEMENT DES ARMEES

En 162, des bandes germaniques s'infiltrent par le Nord du dispositif défensif et atteignent les rives de la Meuse. Elles sont repoussées par les légions, l'organisation tactique et stratégique fonctionne bien. En 174, des contingents plus importants bousculent, sans grande difficulté, les postes de la ligne avancée puis pénètrent profondément en Suisse et en Alsace. Ils ont donc progressé de 350km avant d'être interceptés et vaincus, le système de défense composite, avec intervention des troupes de ligne fonctionne toujours mais avec un retard considérable. Les dommages subis par les populations sont grands et la confiance en l'état romain doit en souffrir. En 213, les peuplades germaniques engagent de nouvelles incursions assez facilement repoussées, semble-t-il, par les légions de ligne de Caracalla. Ces menaces difficilement contenues sur la frontière du Rhin dénotent de profondes lacunes dans l'appareil militaire et si les braves gens qui peuplent l'Empire ont encore une bonne opinion de la romanité, l'édifice politico-militaire se trouve totalement rongé de l'intérieur et le mal est venu d'en haut, de Rome.

UNE METROPOLE SANS AME

A la période faste de l'empire, nous avons vu l'état fonctionner selon un juste partage des pouvoirs. Tout se gâte à la fin du II° et au début du III°s. L'administration impériale est envahie par des gens venus d'ailleurs qui forment des clans parfois complices mais parfois farouchement opposés et les contemporains peuvent considérer qu'il n'y a plus de Romain dans Rome. La politique impériale devient le reflet de toutes ces contradictions et la personnalité des empereurs n'est plus qu'un phénomène illusoire.

Le comble est atteint avec l'Africain Septime Sévère, 196/211, qui se donne pour ligne de conduite d'écarter systématiquement les citoyens romains des postes de responsabilité de l'armée et de l'administration. L'encadrement public et militaire est alors confié à des hommes venus des quatre coins de l'Empire. C'en est fini de l'équilibre des pouvoirs entre l'exécutif et le législatif, qui avait assuré, deux siècles durant, la bonne marche de la société romaine. Maintenant toutes les commandes sont entre les mains des familiers de l'Empereur. Pour assurer leur position, les nouveaux venus licencient l'ancienne garde prétorienne et la remplacent par une force quatre fois plus nombreuse formée d'hommes où se mêlent toutes les races de l'Empire. Les rues de la ville se garnissent de brutes hirsutes parlant à peine le latin. Cependant, Septime Sévère, homme de devoir, semble maîtriser ce nouveau pouvoir. Tout va changer avec le fils aîné de l'Empereur, le jeune Caracalla ainsi nommé à cause de son affection pour le manteau celtique. Né en Gaule, à Lyon, d'un père Africain et d'une mère Syrienne, le personnage semble faire la synthèse des caractères les plus déplorables contenus dans ses origines.

La ville ainsi peuplée et gérée, s'est naturellement coupée de son environnement rural comme de l'Italie toute entière. De ce capharnaüm occidental, aucun civisme, aucune notion de responsabilité ne se dégage. Maintenant que la totalité des ficelles du pouvoir a glissé entre les mains des jouisseurs de façade et des manipulateurs de l'ombre, le gouvernement est à l'image du palais, fantasque et inconscient.

Trente années durant, les empereurs nommés par la soldatesque et menés par les intérêts en place vont se succéder et régner sans la moindre efficacité. Dépourvus de tout soutien politique en profondeur, ils doivent confier leur destinée à la garde du palais mais les prétoriens de ce temps entendent vivre du système et non mourir pour lui. Il suffit qu'un nouveau prétendant se présente accompagné d'une troupe nombreuse et décidée pour que les suppôts de l'empereur jugent bon d'assassiner leur maître afin de proposer leurs services au nouveau venu et ainsi préserver leur quiétude.

Maximin, empereur soldat, promu par sa troupe, juge Rome comme une souricière et refuse de s'y rendre. Privé de subsides réguliers, il se livre au pillage pour subvenir aux besoins de ses hommes. Arrivé en Lombardie avec une troupe nombreuse il menace directement la métropole d'empire. Alors le Sénat romain se dresse dans un ultime effort et lève des forces dans toute l'Italie pour abattre ce tyran venu de Thrace. Dès les premiers engagements jugés défavorables, ses soldats trouveront plus sage de l'assassiner, lui et son fils, que de continuer le combat.

Ceci témoigne que la prestigieuse armée romaine n'est plus que l'ombre d'elle-même. Les légionnaires ont atteint la pire condition que peut connaître une armée de métier embourgeoisée, cupide et dévoyée. Grâce aux soldes très confortables octroyées, les légions ont sans doute puisé leurs effectifs parmi tous les gros bras veules et fanfarons que peut compter le pourtour de la Méditerranée. Et cela en un temps où la situation change vite en Germanie et chez les peuples du Septentrion. La poussée démographique fournit à la caste Cavalière de jeunes hommes pleins de projets aventureux et cette troupe sera bien encadrée. Si l'avantage de la population et de la puissance économique demeure à l'Occident le rapport des forces militaires a changé de camp.

LES FRANCS ET LES ALAMANDS

En Gaule, la campagne menée par César a laissé quelques cicatrices que les avantages de l'ordre romain effaceront très vite. Ensuite Auguste est trop occupé par les problèmes d'Empire pour envisager de nouvelles conquêtes au-delà du Rhin et la frontière se fixe sur le grand fleuve. Les peuples de la rive orientale regardent en spectateur et leur jugement est plutôt favorable. A la fin du règne d'Auguste, un protectorat romain s'installe sur les terres de Westphalie mais les méthodes brutales de Varius, un général venu d'Orient, provoquent un soulèvement mené par un ancien légionnaire Arminius. Les forces romaines vaincues se replient définitivement à l'Ouest du grand fleuve.

Plus au Sud, en Franconie, les marchands peuvent gérer les échanges entre les deux rives et les militaires sont appelés à confirmer cet acquis de l'économie romaine. C'est une importante marche militaire qui s'installe au-delà du fleuve. Deux siècles durant, l'Empire est bien géré et les relations entre Germains romanisés et non romanisés sont excellentes. Le commerce prospère et les peuples de la rive orientale en tirent profit. Un phénomène logique, fait de mille petits riens et qui n'apparaît pas dans les textes. Vers 200, les premiers troubles secouent l'Empire et l'économie rhénane en souffre. Les marchands s'effacent et les militaires s'imposent.

Au Nord, des actions de représailles menées vers 213 au temps de Caracalla, ont engendré une levée de boucliers et un terme nouveau surgit sur l'échiquier politique: les Francs. Inutile de chercher un territoire, ce peuple n'existe pas. Le terme qui signifie audacieux, courageux, désigne alors ceux qui viennent de prendre les armes sous le contrôle de la caste des Cavaliers. Cette confédération du Nord s'impose et se transforme en unité politique qui s'inscrit sur la géographie du temps. Elle figure alors sur la table de Peutinger dont la copie en notre possession est tardive.

La situation semble se calmer mais en 235/237, Maximin, l'empereur-soldat, une masse de muscles, un certain courage mais aucun discernement, lance des actions violentes en Germanie. Elles sont sans véritable justification et doivent servir son prestige et sa gloire au sein des armées. Chez les Germains, les villages pillés et brûlés engendrent naturellement une organisation défensive rapidement prise en mains par les Cavaliers. Ces nouveaux braves, ces nouveaux Francs gèrent la résistance et l'encadrement et ces structures militaires demeurent en place après les incursions romaines. Nous avons là une seconde unité politique de caractère franc. En ce temps là, le gouvernement de Rome eut été bien inspiré de s'allier les peuples d'Outre Rhin et du Nord du Danube et de les intéresser à la civilisation occidentale afin de parer à l'énorme menace qui se concrétise sur les bords de la Baltique. Mais les Orientaux qui gouvernent Rome se soucient fort peu de la sécurité du monde occidental.

Selon la coutume, ces Cavaliers refusent tout couronnement de l'un des leurs. Les chefs sont élus pour le combat et ce mode d'organisation qui demeure discret ne figure pas dans les chroniques romaines. La majorité des peuples frontaliers est maintenant sous les armes et les jeunes Cavaliers qui reprendront, quelques décennies plus tard, la charge de leur père sont impatients de faire leurs preuves. Le meilleur potentiel militaire se trouve sur les bonnes terres des vallées de la Lahnn et du Main, ici la définition de Franc va demeurer et traverser les siècles, c'est désormais la Franconie. Ce qui n'était qu'un signe d'orgueil chez les petits chefs va devenir l'esprit d'un peuple où sommeille la haine de Rome.

LES PREMIERES GRANDES INVASIONS

La ruine de l'Empire Romain sera longue et pénible et le phénomène prendra une double forme. A la décadence morale et politique ponctuée de guerres civiles qui sévissent de l'intérieur dès le début du III°s. s'ajouteront les invasions extérieures. Enfin, lors des périodes les plus critiques, les ruines provoquées par ces deux phénomènes conjuguées à une économie ruinée vont jeter sur les routes et dans les campagnes une population désemparée, affamée d'où sortiront des bandes armées. Chacune d'elles justifiera son existence par la défense d'intérêts particuliers avant de se livrer au pillage des régions environnantes pour survivre.

Au cours de ce déclin inexorable entrecoupé de brèves rémissions, la période 250/275 constitue un paroxysme. L'anarchie militaire est à son comble et les bandes germaniques venues d'Outre Rhin saccagent l'Occident septentrional. Ces faits ne nous ont laissé que peu de chroniques et la plupart des relations sont rédigées par des épistoliers de métier travaillant indirectement sur des relations verbales ou écrites. Ainsi les phénomènes tragiques qui vont frapper l'Occident seront diversement perçus et la plupart des troubles mineurs échapperont aux chroniques. L'ampleur du désastre nous fut révélée en grande partie par les découvertes archéologiques récentes, mais voyons la maigre trame historique (selon les textes) dont nous disposons.

En 250, les légions chargées des interventions sur les frontières du Rhin et du Danube sont en majorité absorbées par les coups de force qui accompagnent le désordre politique régnant à Rome et la surveillance du Limes est à la seule charge des auxiliaires frontaliers. La nouvelle se répand chez les nations d'Outre Rhin. En 253, tandis que Valérien régnant conjointement avec Gallien, se trouve absorbé par la guerre civile qu'il mène en Italie, les Alamands bousculent la ligne avancée qui protège les Champs Décumates et sèment la terreur sur ces terres romanisées. En 254, les Francs s'engagent à leur tour et franchissent sans grande difficulté les postes avancés au nord de Mayence et forment deux colonnes. La première longe la rive orientale du fleuve et descend jusqu'à la hauteur de Strasbourg. La seconde franchit le Rhin (non gardé) à la hauteur de Coblence suit les rives de la Moselle et détruit Metz. L'année suivante, d'autres forces remontent le Rhin sur sa rive occidentale afin de contourner le massif ardennais puis ravagent la province du Hainaut.

Ces incursions sont encore menées par des guerriers aventureux tout surpris de pénétrer aussi facilement dans l'empire romain dont la puissance militaire en impose encore. Les groupes de fantassins sont précédés de cavaliers qui les informent sur les richesses à piller mais également de l'arrivée éventuelle d'une légion organisée, dans ce cas, les pillards refusent le combat. L'hiver, la majorité d'entre eux retourneront Outre Rhin mais devant la passivité des populations, certains groupes vont se maintenir sur place.

Vers 256/258, l'Empire abandonne les Champs Décumates. Que sont devenus les auxiliaires chargés de la garde? Certains, fidèles à leur engagement se sont repliés en bon ordre derrière le Rhin, abandonnant parfois maison et famille située sur la rive orientale du fleuve, d'autres vont jeter leur uniforme, garder leurs armes et rentrer chez eux. D'autres enfin, trop pressés par les envahisseurs, se sont ralliés à eux. A une époque récente, avec la fin des empires coloniaux, de puissantes forces auxiliaires se sont "évaporées" avec le renoncement de la puissance coloniale. La frontière maintenant repliée sur le cours du grand fleuve est-elle plus sûre? Nous pouvons en douter.

En 259, les Germains du Sud (les Alamands) franchissent le Rhin sur les ponts de Bâle, pénètrent en Suisse par la vallée de Laar, ravagent les environs du lac de Neuchâtel et détruisent la grande ville d'Avenches. Ce ne sont que des raids de reconnaissance mais leur réussite va déclencher la mise en mouvement de vagues beaucoup plus nombreuses que les auteurs placent sous la bannière d'un roi Alamand nommé Chrocus. Cette relation nous est donnée par Grégoire de Tours (538/594) qui compulse des textes vieux de trois siècles. Parallèlement, les Francs engagent des forces considérables au Nord. Cette fois c'est un déferlement qui va submerger la plus grande partie de la Gaule.

Selon la coutume, ces Cavaliers refusent tout couronnement de l'un des leurs. Les chefs sont élus pour le combat et ce mode d'organisation qui demeure discret ne figure pas dans les chroniques romaines. La majorité des peuples frontaliers est maintenant sous les armes et les jeunes Cavaliers qui reprendront, quelques décennies plus tard, la charge de leur père sont impatients de faire leurs preuves. Le meilleur potentiel militaire se trouve sur les bonnes terres des vallées de la Lahnn et du Main, ici la définition de Franc va demeurer et traverser les siècles, c'est désormais la Franconie. Ce qui n'était qu'un signe d'orgueil chez les petits chefs va devenir l'esprit d'un peuple où sommeille la haine de Rome.

260 LE PREMIER DEFERLEMENT

Depuis six ou sept ans déjà, les postes frontières de Germanie sont bousculés chaque fois qu'un adversaire se présente en force et les raids qu'il mène en profondeur ne sont pas à l'honneur des unités d'intervention que sont les légions de ligne. L'Occident gallo-romain, riche et peuplé, devrait percevoir la menace et prendre quelques précautions; il n'en sera rien. Pourtant, les 25.000.000 d'individus qui peuplent le pays ont un potentiel militaire considérable. Dans les villes et dans les campagnes, chacun continue de vivre en toute quiétude et semble manifester une totale confiance en l'armée romaine mais celle-ci n'est plus qu'un mythe, les phénomènes de Germanie en témoignent chaque année davantage. Rarement nation n'a manifesté pareille inconscience et la catastrophe sera irrémédiable.

Le premier grand déferlement doit se situer en 260. Au Nord, face à la Gaule Belgique, les Francs semblent suivre deux axes principaux. Un premier groupe emprunte la route Cologne, Tongres, Bavai pour gagner ensuite la Picardie et l'Île de France. Enfin ils franchiront la Seine, atteindront la Loire qu'ils ne passeront pas et saccageront le Maine et l'Anjou. Plus au Sud, un second groupe débouche de la voie Mayence, Trêves, Reims pour se déployer en Champagne et dans le Nord de la Bourgogne avant d'achever sa course folle et meurtrière dans le Berri et peut être en Auvergne.

Les Alamands, eux, retrouvent leur route traditionnelle, franchissent le Rhin à la hauteur de Bâle, suivent le Doubs pour atteindre Chalon puis s'engagent dans l'opulente vallée du Rhône. Les légions ne font rien sinon bloquer les cols des Alpes afin de protéger la sacro-sainte route de Rome. Les forces rassemblées par Gallien se portent à Milan et se contentent de détruire les contingents adverses qui débouchent des cols vers la péninsule. Les Barbares arrivent à Nîmes, s'engagent sur la voie Domitia et gagnent l'Espagne. L'année suivante les forces romaines reprennent le contrôle de la Provence et peuvent se targuer d'une victoire défensive, certains textes peu crédibles affirment même que les troupes de cette région vont capturer le roi Alamand Chrocus avant de le faire périr dans mille tourments. Nous assistons là à un phénomène qui rappelle celui combattu par Marius quelques siècles plus tôt. Les territoires parcourus par les envahisseurs sont révélateurs de leur psychologie. Les Francs sillonnent les terres les plus riches comme s'ils voulaient reconnaître le pays qu'ils vont conquérir quelques siècles plus tard, tandis que les Alamands avancent apparemment pour le saccage et la rapine espérant toujours davantage. Ces deux mentalités bien distinctes nous les retrouverons dans les siècles à venir.

LES FORCES GERMANIQUES

Tout combattant qui n'est pas mobilisé dans une structure pré-établie avec un commandement nommé d'en haut, va se rassembler et s'organiser selon son articulation sociale traditionnelle et celle-ci s'est développée en fonction de l'exploitation des terres. Ce cadre socio-économique peut nous permettre d'imaginer l'encadrement probable des envahisseurs. La Franconie couvre la basse vallée du Main et celle de la Lahn ce sont des terres fertiles où la culture des céréales est rentable. Depuis les travaux de Metzen, nous portons un regard averti sur leur articulation rurale traditionnelle et nous pouvons objectivement estimer leur mise sous les armes de la manière suivante.

Chaque gros village dégage une dizaine de Cavaliers fils de propriétaires et sans doute cadets sans avoir. Cette troupe montée rassemble des volontaires, soit 40 à 50 hommes, pour ne pas vider les fermes d'une main d'œuvre indispensable. Une fois sous les armes, cette petite troupe a conscience de ses faiblesses et les Cavaliers vont prendre contact avec les autres groupes de la région. Ce sont les liens familiaux, les amitiés de jeunesse et les contacts établis sur le champ de foire qui sont à l'origine de ces alliances. Le phénomène peut couvrir 8 à 15 villages selon l'articulation économique. Ces relations de caste permettent de rassembler une troupe de 400 à 600 fantassins menée par 50 à 70 Cavaliers. La troupe conservera son unité tout au long des opérations, ils vont bivouaquer ensemble, et les villages pillés permettent la subsistance d'une nuit. Dans leur marche en colonne, le regard de chacun couvre l'ensemble de la troupe et en cas d'engagement, ces 600 hommes resserrés sur 50 à 80m de front conserveront de bonnes aptitudes tactiques. Cependant, lâchée en pays inconnu, elle peut s'égarer et perdre le contact, ainsi les Cavaliers qui gèrent l'opération vont imaginer une articulation plus grande; ce sera une unité tactique improvisée.

Une douzaine de chefs de troupe (de bande) vont mettre leurs forces en commun, dégager tous les Cavaliers qui ne sont pas nécessaires à l'encadrement et former une unité montée susceptible d'éclairer la marche sur une ou deux journées. Cette organisation conjoncturelle forte de 3 à 5.000 hommes environ, dispose alors d'un groupe de 3 à 400 cavaliers assurant reconnaissance et sécurité. La petite aristocratie équestre prend naturellement la direction des opérations et les liens de parenté ou d'amitié qui règnent au sein de cette caste assurent une bonne cohésion. Il manque un chef, il sera choisi pour ses mérites reconnus mais ses prérogatives ne dépasseront pas le temps des opérations. Cette articulation traditionnelle qui peut se mettre en place spontanément fera la force des Francs tout au long de leur histoire.

Les premières incursions engagent 4 à 6 grandes unités, soit 20 à 30.000 hommes, mais l'invasion de 260 sera beaucoup plus importante. Pour estimer le nombre des hommes engagés, nous pouvons nous livrer à l'approche suivante. Sur les 30.000 km2 (3.000.000 ha) que compte la Franconie prise au sens large, la population maximum que peut nourrir une agriculture bien développée doit se stabiliser à 2.000.000 d'individus. Isolons les hommes valides de 17 à 45 ans, nous obtenons 400.000 hommes et dans ce pourcentage, choisissons une part de jeunes tentés par l'aventure, soit 12 à 15% de l'effectif masculin pour ne pas mettre en péril les exploitations et les récoltes. Ceci représente 40 à 50.000 hommes pour la Franconie, auxquels il faut ajouter les forces de l'unité Nord soit 30.000 hommes environ. Les Francs qui vont ravager la Gaule septentrionale étaient donc au nombre de 80.000 au maximum. Ils formeront deux armées distinctes, celle du Main et de la Lahn au Sud et celle de la Westphalie au Nord.

Le pays des Alamands se présente d'une toute autre manière. Ce peuple semble vivre sur les terres de caractère traditionnellement celtique qui s'étendent sur la rive Nord du Danube. Il pratique la petite polyculture dans les vallées et une exploitation majoritairement pastorale sur le relief. Sans la servitude des moissons, une tribu peut dégager pour l'aventure une bonne moitié de ses hommes valides, soit 6 à 12.000 pour une vallée peuplée de 80 à 100.000 habitants. L'individualisme qui caractérise leur organisation sociale les prive de structures politiques rigoureuses et les hommes partant pour l'aventure seront privés d'encadrement de base. Naturellement c'est l'aristocratie cavalière qui va gérer le mouvement mais ces nobliaux récupèrent le phénomène à leur profit et ne l'organisent pas. Ce mode de commandement ne fut pas préjudiciable aux premières expéditions qui rassemblaient 20 ou 40.000 individus mais la grande invasion de 260, avec ses 100 à 120.000 combattants, demandait une gestion plus stricte. Les dissensions qui vont se révéler au sein des tribus nécessiteront la nomination d'un roi: ce sera Chrocus. Fut-il un personnage réel ou mythique? Difficile à dire. Le roi Arthur va jouer le même rôle chez les Celtiques d'Outre-Manche et la Table Ronde est une image idéale pour figurer l'unité de la noblesse.

Ces groupes auront une longue marche à réaliser avant d'atteindre la frontière et leurs effectifs vont se grossir de nouvelles recrues. Ensuite, la troupe s'amenuise lors de sa progression en pays adverse et seuls 25 à 30.000 hommes iront se perdre en Espagne.

En absence de toute certitude, cette hypothèse peut servir de base de réflexion. L'articulation que nous avons prêtée aux Francs semble se confirmer dans une relation de Vopiscus. Il nous dit que le futur empereur Aurélien, alors à la tête de la sixième légion, intercepta et vainquit une troupe d'envahisseurs Francs ravageant la Gaule. Il en tua 700 et fit 300 prisonniers. Ce sont là des pertes qu'une unité de 4/5.000 hommes engagés par une légion peut laisser sur le terrain.

Combien de temps dura cette première grande invasion? Une année nous semble un temps beaucoup trop court pour engendrer des ruines durables. Un laps de temps portant sur trois ou quatre années consécutives ponctuées d'un repli hivernal derrière les grands fleuves de la Gaule Belgique nous paraît plus logique pour les Francs. Cette période engendre à la fois la destruction des fermes et des villages mais ruine aussi le cheptel et laisse les terres en friche. La misère consécutive est durable. L'invasion des Alamands sera plus courte, plus sanglante, mais moins conséquente à terme. Les commentaires liés aux cartes qui vont suivre justifient en partie ces différences que nous accordons à l'action des Francs et des Alamands.

LE RESTAURATEUR DES GAULES

En 259, un officier romain Postumus commande les troupes stationnées en Provence. Face à l'invasion germanique il décide de réagir mais entend être libre dans son action. D'un caractère décidé, mais sans scrupule comme il se doit dans ces périodes troubles, il élimine le fils de l'Empereur Gallien qui sert à ses côtés et se fait proclamer Empereur des Gaules par ses soldats, probablement vers 261. A cette époque, la situation militaire n'est pas brillante. Postumus commence par reprendre possession de la rive orientale du Rhône et met en défense les rares ponts toujours en état. Il créé ainsi une zone de sécurité située entre le fleuve et les Alpes. En 262, il contre attaque au niveau d'Arles et de Nîmes. C'est sans doute à cette occasion qu'il capture un grand personnage Alamand dit Chrocus. Cette opération lui permet de reprendre contact avec l'Aquitaine non touchée par les raids germaniques, Toulouse et Bordeaux sont alors de grandes capitales provinciales.

Une fois ce domaine préservé et acquis à sa cause, l'Empereur des Gaules dont le gouvernement et l'administration se distinguent des instances impériales, a rassemblé sous sa bannière des forces suffisantes pour envisager une reconquête d'ensemble. Nous sommes en 262. Mais les actions que les Romains engagent vers le centre de la Gaule pour en chasser les Germaniques n'obtiennent pas les résultats escomptés. L'adversaire qui s'est divisé en petits groupes très mobiles refuse souvent l'engagement. Là sans doute doit se situer la victoire (très partielle) acquise par Aurélien. D'autre part, le pays totalement ruiné n'est plus en mesure d'assurer la subsistance des forces romaines et les voies d'approvisionnement demeurent très exposées à la cavalerie germanique. Postumus qui craint de mécontenter ses légionnaires toujours très susceptibles abandonne ce mode d'intervention et choisit une autre stratégie qui n'est pas à son honneur. Après avoir rassemblé ses forces autour de Lyon, il remonte le Rhône puis réoccupe les postes du Rhin, coupant ainsi les Germaniques de leur base. Il pense affamer l'envahisseur mais se soucie fort peu du sort des Gaulois. Cependant le bouclage n'est pas complet, il ne doit pas dépasser Coblence, ces opérations s'achèvent vers 264/265.

Cet isolement de la Gaule occupée va pratiquement interdire les nouveaux passages et casse le moral et l'agressivité des bandes qui se trouvent toujours en Gaule. Ces Germains Francs et Alamands qui sont sans doute au nombre de 80 à 100.000 vont se résorber de diverses manières. Certains tenteront de rejoindre leur pays en passant plus au Nord, mais les Bataves ne sont pas leurs amis et là subsistent quelques légions organisées. Certains, sans doute les Romanisés des champs Décumates vont se rendre et s'offrir comme mercenaires à Postumus. Enfin, un petit nombre, les Francs en particulier qui ne craignent pas de manœuvrer la pioche, vont s'installer sur les terres abandonnées et dans les fermes ruinées. Ils s'intègrent sans difficulté aux Gallo-Romains survivants. Ce mode de traitement des envahisseurs pris au piège deviendra coutumier dans les décennies qui vont suivre.

A cette époque, 265/266 environ, des navigateurs pirates commencent à écumer les rivages de la Normandie et de la Bretagne et pénètrent même dans l'estuaire de la Loire. Francs et Alamands ne sont pas des navigateurs. Nous avons là les premières incursions des peuples Scandinaves, les Danois notamment.

Postumus a atteint ses objectifs. Ce ne fut pas une campagne glorieuse mais elle a réussi et ce sont les populations de la Gaule plus que l'armée romaine qui en ont payé le prix. En 268, l'Empereur doit marcher sur Mayence dont la garnison s'est révoltée. Les mutins ont nommé un Empereur de circonstance et le combat s'engage entre les deux prétendants. Postumus en sort vainqueur et l'usurpateur est au nombre des victimes. Les légions exigent alors de piller la ville, mais l'Empereur s'y oppose et ses hommes vont l'assassiner. Ce fait à lui seul témoigne de la nature profonde des bandes armées que l'on désigne encore par le titre pompeux de "légion romaine".

LA FIN DE L'EMPIRE DES GAULES

Leur maître disparu, les troupes continuent de se quereller. Les empereurs éphémères nommés, acclamés puis assassinés se succèdent. L'un deux va régner deux jours. La Gaule souffre maintenant des mouvements de troupe qui vivent de prélèvements arbitraires et de rapines incontrôlées. La ville d'Autun, toujours protégée de son enceinte du 1er siècle dispose d'un certain poids politique en Bourgogne et le Sénat provincial demande à l'Empereur de Rome, Claude II, d'intervenir et de reprendre le contrôle de la Gaule. Mais rien ne viendra d'Italie. Alors, Victorien, le nouveau maître des armées vient assiéger cette ville qui a osé braver son autorité. Elle succombe après une résistance de sept mois puis sera pillée et brûlée selon l'usage. Victorien laisse faire afin de ne pas subir le sort de Postumus, ce qui ne le dispensera pas d'être assassiné, lui aussi, en 270. La mère de la victime impose à la troupe Tétricus, précédemment gouverneur d'Aquitaine.

Les Germains qui voient l'armée romaine absorbée par ses propres querelles reprennent leurs raids en pénétration profonde. En 274, Tétricus les intercepte près de Chalon mais l'engagement tourne à son désavantage. Craignant de se faire assassiner à son tour, l'Empereur des Gaules abandonne sa charge et fait sa soumission à celui de Rome. Le deuxième grand déferlement germanique commence l'année suivante.

LA SECONDE VAGUE GERMANIQUE

Pour les chroniqueurs latins, les forces qui viennent de l'au-delà du Rhin sont cataloguées selon des termes géographiques admis en ce temps-là. Si les envahisseurs débouchent des rives du Danube, ce sont des Alamands. Par contre, s'ils interviennent à la hauteur de Mayence, ce sont des Francs. La complexité des pays d'Outre Rhin, les caractères particuliers des peuplades germaniques septentrionales, ainsi que les pressions que ces gens peuvent subir de la part des hordes orientales, ne sont que rarement prises en compte. Ainsi nous serons tentés d'admettre que l'histoire se répète. Francs et Alamands déferlent à nouveau sur la Gaule, comme en 260.

Quinze années se sont écoulées depuis la première invasion et ce laps de temps est significatif. De retour dans leur pays, les bras chargés de richesses, les survivants de la première vague ont raconté leurs aventures et enthousiasmé les jeunes générations. Ce sont sans doute ces souvenirs épiques qui ont déclenché la seconde vague. Ces enfants naguère admiratifs ont maintenant 20/25 ans. Les itinéraires semblent également les mêmes. Les groupes du Nord (les Francs) suivent les routes de Cologne, Tongres, Bavai, Paris et Trêves, Reims, Chalon, Troyes et Auxerre. Ensuite, tous se répandent dans le Val de Loire et dans l'Ouest puis en Aquitaine épargnée lors de la première invasion. Parallèlement, les Alamands franchissent de nouveau le Rhin à Bâle avant de marcher vers les terres méridionales, par la grande vallée du Rhône.

Cette fois la quasi totalité de la Gaule sera concernée. Seule la Provence, sans doute considérée comme une marche militaire par les stratèges romains, sera défendue. Mais l'envahisseur sera déçu. Finie l'opulente civilisation que l'on peut piller avec profit. Les villes abordées sont ruinées et dès la première menace les populations se replient sur un périmètre réduit, déjà cerné de fortifications sommaires et les hommes se défendent. Quant aux campagnes parcourues elles sont en friche, n'offrent aucune ressources et des bandes armées contrôlent et défendent les rares terres encore cultivées. Les jeunes hommes venus piller un Eldorado aux dires des anciens trouvent un pays ruiné et farouche. A la fin de l'année, la plupart d'entre eux se replie, seuls les Francs semblent, une fois encore, se maintenir au Nord de la Seine.

Parallèlement, l'état du gouvernement impérial ne s'arrange guère. A la soldatesque avide et cupide qui entend imposer ses règles, s'ajoutent maintenant les intrigues d'une administration qui se veut la puissance de l'ombre. En 275, à l'heure où la Gaule connaît des heures tragiques, Aurélien qui règne depuis 270 est assassiné par son secrétaire. A cette occasion, le Sénat de Rome tente de retrouver ses prérogatives anciennes et nomme Empereur un vieil homme de 75 ans, Tacite, qui va se ruiner afin d'obtenir les faveurs de la troupe, mais en vain. Il sera assassiné l'année suivante. Son frère qui tente de reprendre sa charge ne règnera que deux mois avant d'être lui aussi assassiné par la propre troupe à qui il avait confié la garde de sa personne. L'armée propose alors un général Illyrien, Probus, que le Sénat doit accepter. Nous sommes en 276. L'homme connaît les risques du métier et agira en conséquence. Il pourra régner six ans.

PROBUS LE SAUVEUR DES GAULES

A la saison suivante, le nouvel empereur se rend en Gaule afin d'y rétablir l'ordre romain et son biographe, Vopiscus, nous livre une relation des faits de la plus haute fantaisie. Citons quelques lignes.

"Arrivé en Gaule il y remporta tant de succès qu'il reprit sur les Barbares 60 cités (70 lit-on plus loin) parmi les plus nobles de la Gaule ainsi que tout le butin qui les avait enrichies et était pour eux aussi une source d'orgueil. Tandis qu'ils circulaient déjà sans être inquiétés sur nos côtes et même à travers la Gaule il en tua près de 400.000 qui avaient occupé le territoire romain et refoula le reste au-delà du Neckar et de l'Elbe".

Devant une relation si peu crédible, il nous faut envisager l'action de Probus d'une autre manière, même si les éléments d'analyse sont maigres. Parmi la soldatesque repue et désœuvrée qui sillonnait l'Italie, le nouvel Empereur put trouver l'équivalent de quelques légions acceptant de l'accompagner en Gaule. Les unités d'origine Illyrienne qui l'ont promu vont le suivre également. Ces forces franchissent les Alpes, se basent en Provence et vont à la belle saison lancer quelques incursions vers le Nord. Les pauvres réduits qui font office de cité les accepteront et les supporteront dans la mesure de leurs maigres moyens tandis que les campagnes ruinées les regarderont passer avec méfiance ou indifférence. Les bandes armées, Germains ou milices dévoyés, qui sillonnent encore le pays vont fuir à l'approche de ces forces importantes et celles qui se feront accrocher préféreront se rendre en offrant leur butin au vainqueur.

Au Nord de la Seine où les "Germains" demeurent nombreux Probus n'engage pas ses forces, il sait très bien que le risque leur déplaît et connaît la manière dont elles manifestent leur mécontentement. Afin de rester en vie, l'Empereur reprend le procédé expérimenté par Postumus. Il traite avec les bandes armées franques des provinces du Nord et les enrôle parfois dans ses légions, et à ceux qui sont las de combattre il accorde des terres pour s'y installer. De cette manière peu glorieuse il restaure l'intégrité des Gaules puis reprend le contrôle des rives du Rhin.

En légalisant ainsi la présence des envahisseurs et en acceptant comme fait tous les chefs de guerre et leur milice qui se sont levés de Gaule pour la défendre, l'Empereur condamne définitivement toute restauration de l'ordre ancien.

Malgré ses mérites Probus cessera bien vite de plaire et sera assassiné en 282. Ses hommes lui reprochaient notamment de les avoir astreints à des travaux de restauration divers. Manœuvrer la pelle et la pioche qui firent beaucoup pour la gloire des légions romaines au temps de César et d'Auguste paraît indigne aux militaires du III°s. Carus, à qui Probus avait confié le gouvernement de la Gaule se proclame Empereur. Il gagne Rome et laisse le pays à son fils mais il est bientôt chassé du pouvoir par Dioclétien, proclamé Empereur par les armées d'Orient en 285.

Avec les querelles de soldats qui ont précédé et suivi la mort de Probus, la garde s'est à nouveau relâchée sur le Rhin et les Francs en profitent pour s'infiltrer à nouveau dans les provinces du Nord. La plus grosse vague se présente en 286 mais leur pénétration semble limitée au cours de la Somme et de l'Aisne. Un chroniqueur latin nous dit que l'agriculture totalement ruinée expose les pillards comme les survivants à la famine. C'était une règle déjà émise au temps de Probus qui disait "tu laisses tous ceux des ennemis dont le nombre fait le propre malheur devenir la proie d'une famine extrême et de la peste après la famine". Cette maladie orientale fait donc maintenant des ravages au septentrion.

Pour les historiens épris d'ordre et de méthode, l'avènement de Dioclétien marque la fin des invasions et de la période tragique mais si le Rhin est maintenant gardé, que dire de l'état de la Gaule? Selon toute vraisemblance il est pitoyable et si l'étiquette de Bas-Empire convient à la rigueur au territoire méditerranéen, les terres septentrionales sont maintenant confrontées à des phénomènes qui sont caractéristiques du Moyen Age.

LES PLAIES INTERIEURES

Depuis le milieu du siècle dernier, notre approche historique sur cette période connaît le poids de nos convictions. Colbertistes et Républicains, nous sommes persuadés que l'indignité impériale est à l'origine de la ruine du monde gallo-romain. D'autre part, les trois invasions que nous avons subies aux XIX° et XX° siècles venaient de Germanie et les gens d'Outre Rhin faisaient figure de responsables tout désignés. Cependant, les recherches et découvertes archéologiques qui se développent vont changer les données du problème. La Gaule paraît beaucoup plus peuplée que nous ne l'avions imaginé au siècle dernier et l'ampleur révélée des destructions croît également. Ceci change naturellement le rapport des forces en présence. Si les invasions germaniques furent à l'origine de la crise, les ruines qui vont s'accumuler sur 25 années tendent à prouver que les désordres intérieurs ont été considérables et déterminants. Enfin les villes qui ne retrouveront jamais leur développement antérieur, les grands domaines du monde rural qui ne seront jamais reconstruits indiquent également que les plaies morales ont définitivement cassé la conscience publique et condamné toute renaissance véritable.

Déjà la première grande invasion de 260 avait frappé une population totalement inconsciente du danger et cet état d'esprit ne peut engendrer que la peur et la lâcheté. Devant l'adversaire, gens des villes et des campagnes vont fuir ou se terrer et les victimes directes seront innombrables. Dans les années qui vont suivre, les survivants du premier choc tentent de reprendre leurs activités dans les agglomérations ruinées tout en se réservant un petit périmètre de repli en cas de nouvelles attaques. A Amiens, Périgueux et Tours, l'amphithéâtre est transformé en forteresse. Lorsqu'il est situé hors du centre ville, c'est le forum dont toutes les ouvertures sont murées qui fait office de réduit comme à Bavai et sans doute à Chartres. Les enceintes du Bas-Empire, protégeant une agglomération modeste viendront ultérieurement mais elles seront généralement liées au réduit initial. Ces villes qui ont perdu 70 à 80% des surfaces naguère urbanisées jettent ainsi leur composante plébéienne sur les routes et dans la misère. Après avoir saccagé les campagnes environnantes pour survivre, ces gens périront pour la plupart mais les hommes survivants qui se sont procuré des armes se transforment en bandes armées. Ces pilleurs que la faim rend agressifs vont se lier aux soldats débandés pour survivre. Dans les moments les plus critiques, ils feront sans doute cause commune avec les petites bandes germaniques qui continuent de battre la campagne. Ces troupes en armes vont subsister de crimes et de rapines quinze années durant et leur action fera autant de ravages et de victimes que les envahisseurs proprement dits.

Devant ces razzias permanentes, les campagnes dévastées ont réagi. Le paysan isolé ne peut se défendre mais les plus habiles à manier les armes vont former des milices locales afin de protéger des exploitations de survie établies autour de quelques ruines sommairement mises en défense. Les terres cultivées aux alentours sont alors sous protection. Bientôt ces espaces seront les seuls où une sécurité relative est assurée mais si l'un de ces villages "fortifié" vient à tomber sous le coup d'une force plus importante, seuls les porteurs d'épée ou de lance auront quelques chances de survivre. Ils iront alors grossir les bandes armées non fixées.

La majorité de la population vit maintenant dans des installations nouvelles gérées par un homme de guerre secondé de cavaliers et entouré de fantassins. C'est la préfiguration de la Lance du Moyen-Age. Les familles en difficulté vont demander protection à cette cellule développant ainsi le patrimoine de l'homme d'arme.

Pour trouver sécurité et viabilité, ces regroupements ruraux vont rejoindre les vieux sites gaulois de hauteur partiellement désertés depuis le début de la Tène. Ainsi, toute l'articulation ouverte et parfois fastueuse des villes et domaines gallo-romains, disparaît à jamais. Sous Dioclétien, ces nouveaux dignitaires locaux ainsi que leurs domaines seront admis par le système impérial, et paieront l'impôt pour officialiser leurs acquis. D'anciens combattants romains vont également se fixer sur des terres abandonnées et se procurer de la main d’œuvre par déplacement de population. La bonne répartition de la petite paysannerie qui assurait la pleine exploitation des terres, parfois difficiles, disparaît donc et la production chute dans des proportions considérables. Non seulement la Gaule ne peut plus exporter ses excédents de blé mais sur les siècles à venir elle aura grand peine à nourrir une population réduite de moitié.

LES MAITRES DU DESORDRE

Aux périodes les plus critiques, ces forces rassemblées en "grandes compagnies", attaquent les agglomérations ou bien engagent les troupes romaines. Ce faisant elles rentrent dans l'Histoire sous le nom de Bagaudes. Les terres les plus touchées par ce phénomène seront les provinces de l'Ouest. Lors des périodes d'accalmie, et pour assurer leur subsistance, ces "Grandes Compagnies" prendront le contrôle de vastes territoires partiellement remis en culture sous leur protection. Enfin, la fermeture de la frontière du Rhin provoque un renversement de tendances. Les populations établies et en défense l'emportent en nombre et les bandes armées qui subsistent encore comprennent qu'elles doivent se fixer et faire soumission à l'Empire, mais l'esprit frondeur demeure et la puissance impériale doit traiter avec ces nouvelles instances.

Ces petites principautés qui naissent spontanément témoignent d'une grande lassitude à l'égard du pouvoir de Rome, restauré certes mais toujours décevant. Le phénomène touche également le domaine maritime. Depuis 260, les navigateurs marchands préfèrent piller plutôt que d'acheter et, faute de résistance organisée, les Frisons puis les Danois, viennent à leur tour saccager les côtes de France et d'Angleterre. Postumus et Probus, trop occupés à traiter les problèmes de l'intérieur, ne feront rien contre ces périls de la mer. Ainsi, au début du règne de Dioclétien, vers 285, l'Empire admet son incapacité en ce domaine. Carausius, un officier originaire de Flandres, organise sa propre flotte afin de protéger les côtes septentrionales et pratique sur mer ce que font les Empereurs sur terre. Il enrôle les pirates, leur accorde des privilèges dans les ports et le droit de dîme sur les marchandises. De cette manière il restaure la sécurité mais à son profit. Vers 290, il s'installe à Rouen, se fait proclamer Empereur et frappe monnaie, bravant ainsi la puissance de Rome alors en voie de restauration. Son domaine s'étend sur les deux rives de la Manche et la plupart des grandes villes portuaires acceptent son pouvoir jugé plus proche et plus satisfaisant que celui de Rome. Vers 292, les forces régulières de Constance Chlore occupent à nouveau Rouen et doivent livrer plusieurs assauts pour reprendre Boulogne. Vers 294, Carausius s'est replié en Grande Bretagne où les habitants de Londres lui accordent toute confiance mais en 295 il est assassiné par l'un de ses capitaines qu'il avait nommé préfet de son prétoire. L'Empire de la mer avait duré une douzaine d'années.

Si l'enclenchement des divers phénomènes se conçoit aisément le développement de chacun d'eux est bien difficile à admettre. Comment la Gaule naguère si fière a-t-elle fait pour tomber si bas? Les analyses qui s'imposent ne sont guère à l'honneur des civilisations opulentes.


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