LES TERRES SEPTENTRIONALES

CHASSEURS ET GIBIER

Avec la fin de la période du Würms, le recul des glaces, le couvert végétal s'installe en force et la forêt recouvre les terres d'Occident. Est-ce le changement de climat qui a profité à la forêt ou la forêt qui a justifié le changement de climat? Ceci est une question non résolue. Quoiqu'il en soit, ce couvert est le domaine des oiseaux et des petits rongeurs que l'homme va chasser avec un équipement adéquat fait de pièges et de flèches à pointe fine. Il s'installe dans des clairières qu'il a parfois dégagées à l'aide du feu ou sur les berges des rivières; c'est un mode de vie à l'Amazonienne.

L'homme n'est pas de taille à faire reculer la forêt et ne le désire pas. Il a pris ses coutumes de vie et entend sauvegarder son cadre de chasse. Mais les cervidés, grands dévoreurs de pousses et destructeurs de forêts, vont se développer et pour l'homme c'est un gibier nouveau qu'il va traiter comme il se doit, en prélevant sa dîme, mais en favorisant le développement de l'espèce. Ces animaux vont se multiplier et le couvert végétal reculer devant la prairie. Nous sommes alors aux environs du sixième millénaire av. J.C: c'est la fin du mésolithique.

Les cervidés ne vivent pas dans la prairie, pas plus que dans la forêt, ils s'y réfugient en cas de danger mais leur domaine coutumier, c'est la lisière des bois. Les herbages qu'ils laissent derrière eux seront le domaine des bovidés. Certains sont venus du Nord, comme le bison, d'autres venus d'Asie sont plus adaptés au nouveau climat tempéré. Ceux qui s'aventurent dans les zones boisées ou accidentées constituent un gibier facile mais l'animal se défend et s'organise. Il se rassemble en troupeaux, identifie son prédateur et pare au danger. Ces animaux vivent avec l'homme comme ils le font aujourd'hui encore avec le lion d'Afrique. Un équilibre naturel s'installe.

C'est le début de la chasse à l'indienne et cette fois encore le chasseur est conscient de son rôle. Il prélève ce qui lui est nécessaire mais sauvegarde les espèces chassées, favorise même leur prospérité.

LES ANIMAUX DOMESTIQUES

L'Europe et l'Asie bénéficient alors d'une plus grande variété d'espèces que le continent américain; les "mélanges" seront nombreux et l'homme en fut sans doute le promoteur. Ces hybrides qui souffrent d'un saccage génétique et non d'un potentiel additionné perdent tout instinct et seront aptes à être domestiqués. L'homme va les exploiter d'une nouvelle manière. Le chasseur devenu pasteur suit son troupeau, qui se déplace toujours à sa guise, en transportant son habitat de fortune.

Avec le développement des troupeaux, les espaces vont se saturer. Les heurts sont alors fréquents autour des bons pâturages et la société doit s'organiser. Il faut maintenant gérer le terroir, couper de l'herbe lorsqu'elle est abondante, la faire sécher et la stocker pour l'hiver. Le troupeau est fractionné en petits groupes, sévèrement encadrés, pour préserver les zones à fourrage. Pour cette même raison, il faut, chaque soir, enfermer le bétail dans un enclos entouré de haies vives, compartimenté de barrières où les bêtes seront parquées, mais la gestion reste collective.

Sur la période d'hiver, tout le monde rentre dans un vaste enclos protégé d'une grande levée de terre, comme à Angers, Chartres ou Reims. Les gens se séparent alors de leurs bêtes et se rassemblent sur l'extrémité du promontoire pour bénéficier du contexte collectif. Cette période hivernale sera féconde en réflexion et en expérimentation. On affine les premiers métaux découverts avant de les manufacturer; puis vient la recherche des premiers alliages. Deux produits très malléables, le cuivre et l'étain, tout juste bons à confectionner des bijoux, vont engendrer un alliage dur: le bronze, qui va profondément modifier l'existence de la société. Ensuite viendra la découverte du fer. La grande macheferrière que l'on trouve sur l'enclos celtique du confluent d'Angers, montre qu'elle importance a eu la métallurgie en cet endroit.

Ces petits groupes qui, chaque année, partent vers les pâturages d'été ont diversement traité leurs enclos. Certains s'y sont sérieusement installés et le rassemblement hivernal, sur le grand oppidum, apparaît de moins en moins nécessaire. La décantation s'amorce alors entre les artisans et les agriculteurs, entre le site et son environnement rural. Les gens de métier s'organisent à demeure sur l'oppidum mais se réservent l'espace côté plateau pour les grands rassemblements occasionnels où seront traités les échanges: ce sont les premiers marchés. Ainsi les éleveurs vont s'installer définitivement dans les enclos naguère réservés au parcage d'été. C'est l'amorce du village. Cette société vient de franchir un pas dans l'organisation sociale. C'est aussi le temps des premiers cavaliers; le cheval est connu de longue date mais il va maintenant trouver une fonction comme monture à l'usage des gardiens de troupeau. L'espèce sera domestiquée, dressée et croisée pour répondre à cette nouvelle fonction.

L'ENCLOS A BETAIL

Après la gestion collective et opportuniste permise par les grandes étendues de pâturage, vient la saturation. Le partage des espaces et la prise en compte des responsabilités s'imposent. Les troupeaux des négligents ne doivent pas saccager les terres des besogneux qui gèrent convenablement leurs biens. Désormais, chacun chez soi: c'est la naissance de la propriété privée.

Quelle est l'importance de ce groupe qui vient de se détacher du vaste ensemble collectif? Il est probablement de structure familiale au sens large et comprend les descendants et collatéraux sur trois générations réunis sous la houlette du patriarche, soit 50 à 100 personnes environ, avec 200 à 300 bêtes à cornes. Dans un premier temps, ce groupe familial conservera les coutumes collectives de la période antérieure. Les bêtes sont parquées dans les enclos selon des impératifs purement agricoles et les hommes vivent dans une succession de "cases" placées sous un toit commun, les chevaux étant également sous ce toit. Chaque famille organise sa cellule de vie, mais, hommes, femmes et enfants s'emploient toujours collectivement à leurs besognes spécifiques. Les activités ménagères se font sous un grand auvent qui fait face au bâtiment collectif.

Cette exécution collective des travaux est un facteur de cohésion. Chacun est responsable devant tous et le système va engendrer les premières notions de droit qui se dégagent confusément du concept de devoir familial. Les litiges sont alors traités par le conseil des anciens. Ils sont plusieurs, pour éviter la partialité des sentiments, et leur âge doit leur permettre de sauvegarder l'acquis ancestral tout en préparant l'avenir puisqu'ils savent que demain ne sera pas de leur fait.

Si l'enclos est prospère, cette discipline et les servitudes qu'elle implique vont peser sur les jeunes couples qui seront tentés par la vie individuelle tout en assurant leur part du collectif; c'est la naissance des premières habitations séparées à l'intérieur de l'enclos. Au Moyen-Age, et jusqu'à l'époque moderne, les petits hameaux du Centre et de l'Ouest celtique étaient toujours articulés de cette manière. Après avoir parcouru un chemin privé, on débouchait sur une cour commune donnant sur 4 à 5 foyers distincts mais avec un puits collectif et un four à pain communautaire.

LE PROBLEME DE L'EAU

A l'origine, ces enclos n'étaient que des points de repli pour la nuit. Le jour, les bêtes circulaient très librement dans les pâturages environnants et s'abreuvaient à la rivière proche ou dans une mare aménagée au creux d'une dépression. En cas de sécheresse prolongée, il arrivait que les troupeaux rejoignent la vallée la plus proche et ces déplacements justifiaient parfois un abri provisoire. Dans l'enclos, les occupants tiraient l'eau potable d'un puits, souvent à l'origine une simple poche à condensation. Mais le développement démographique va modifier l'état des choses.

Avant que l'ordre ne s'impose, chacun sera tenté par les meilleures conditions; les différends, puis les heurts, seront fréquents. Dans les vallées, les exploitants finiront par se partager l'espace en bandes perpendiculaires, chacune coiffée par un enclos. La vallée leur est acquise et les gens des plateaux vont devoir s'organiser d'une autre manière. Ils se rassemblent alors autour d'une dépression où ils aménagent un barrage de retenue. Autour de ce point d'eau artificiel, la coutume de l'enclos subsiste. On les installe à distance convenable pour que chacun dispose d'une surface de pâturage liée au point d'eau. Cette saturation qui fixe le domaine de chacun et précise les voies d'accès, va réduire l'importance des unités de cheptel et des enclos.

La société vient de trouver un point d'équilibre satisfaisant. Il est tenu pour acquis et sera défendu. Les nouveaux développements démographiques sont alors facteurs d'expansion. C'est ainsi que les pasteurs et les troupeaux vont, lors d'une période historique encore mal cernée, s'imposer sur tout le chaînon Centre-Europe, des Tatras aux monts de Galice. Mais c'est sur leur domaine que va naître un phénomène nouveau: l'agriculture.

Ces enclos à bétail ne sont pas le caractère d'une époque historique mais une articulation conjoncturelle, un maillon dans le processus de développement agricole. Au début du siècle, et récemment encore, on rencontrait dans les Balkans des enclos presque semblables. Ils permettaient l'exploitation des terres environnantes déboisées grâce au chemin de fer. Le bassin Danubien constitue un véritable conservatoire archéologique.

LA MISE EN CULTURE

Un autre facteur va porter cette société communautaire vers la propriété privée; c'est la mise en culture. Mais toute mutation connaît des débuts difficiles et parfois les risques sont grands. Pour qui connaît le spectre de la famine, saccager un bon pâturage pour y planter des graines comestibles que l'on n'est pas assuré de voir produire, est une aventure. Dans la psychologie collective : "un bon tien vaut mieux que deux tu l'auras", mais les plus entreprenants vont tenter l'expérience, assurés qu'ils sont du soutien de la collectivité en cas d'échec.

C'est le collectivisme et ses caractères idéologiques qui représente un risque de sclérose socio-économique. L'organisation collective est toujours une force, un excellent moyen d'assurer les expériences facteur de progrès, mais celui-ci doit nécessairement profiter à qui la tenté et non être dévoré en partage. Cette considération politique semble contemporaine mais la querelle ne date pas d'aujourd'hui; elle devait déjà sournoisement diviser la société de l'enclos à la fin du néolithique.

Les premiers travaux du sol sont réalisés à l'aide d'outils à main, ensuite viendra l'araire, cette pièce de bois en forme de crochet tirée par deux bêtes à cornes attelées de colliers de bois et cet équipage est naturellement propriété privée. Ainsi la communauté contenue dans l'enclos va progressivement se décomposer en familles directes qui vont gérer leur surface propre et chacun recevra le fruit de ses mérites, mais l'élevage restera une composante imPORT 87,231,65,98,128,69 s à la pollution vont disparaître, ce qui favorisera le développement démographique.

LA GESTION DU PATRIMOINE

L'augmentation de population va profondément modifier le contexte de vie. Cette gestion privée qui se substitue à l'organisation collective est diversement vécue. Les plus entreprenants, les mieux organisés vont développer leurs exploitations. L'enclos devient le domaine de quelques propriétaires qui ont fait fortune mais, à chaque génération, cette organisation connaît un passage critique. Faut-il partager le bien entre les enfants et remettre en cause l'organisation en place, ou bien accorder la charge à l'aîné? Ce choix, pénible pour les cadets mais favorable au système, sera celui de la société franque. L'ensemble de la famille doit se soumettre au nouveau maître ou aller chercher fortune ailleurs mais en partant cependant avec de bons moyens. Le partage du patrimoine sera à l'origine d'un perpétuel éclatement, d'une continuelle mise en cause et c'est un handicap majeur pour les sociétés qui l'ont choisi.

Le droit de l'aîné peut modifier considérablement la physionomie de l'enclos. Parmi les propriétaires, l'un peut s'attribuer les prérogatives de défense; c'est l'amorce du système féodal et ses descendants devront maintenir cette situation face à un faisceau de ressentiments. Il leur faudra s'imposer par l'épée et vivre par elle. Ce hobereau s'installe alors dans une demeure forte: c'est l'origine du ring germanique.

LA DECANTATION SUR LE TERROIRE

En fin de cycle, les grands enclos deviennent peu nombreux et subsistent essentiellement autour des points d'eau sur les plateaux. L'éclatement permanent dû à la poussée démographique va engendrer des groupes de moindre importance. La gestion communautaire ayant montré ses limites, les exploitants se regroupent par petites familles et vont s'installer dans des enclos de taille moyenne établis selon les nouveaux critères, en un lieu qui permet un meilleur équilibre entre l'agriculture et le pastoral

Dans les enclos de plateau, les exploitations sont aussi diversement menées. Celles qui se sont vouées exclusivement à l'agriculture ont, par une bonne gestion, de bons rendements, acquis des réserves de grain qui les mettent à l'abri des mauvaises années, si le manque d'eau survient elles n'en souffriront pas. Par contre, leur voisin qui a voulu, contre toute raison, maintenir sur ses terres de plateau un état de polyculture et conserver un grand troupeau, va se trouver en difficulté, d'autant que cette dispersion des efforts l'a généralement porté à négliger son agriculture. Que fait-il alors? Il demande de l'aide à son voisin bon cultivateur. C'est le choix de la dépendance et de la soumission à terme. Si le phénomène dure plusieurs années consécutives, un jour il doit choisir: ou bien passer définitivement à l'état de commis ou bien échanger ses pauvres terres contre 10 à 20 sacs de grain et partir avec son troupeau décimé par la soif vers la vallée plus favorable à ses coutumes.

Mais au bord de l'eau, d'autres enclos ont acquis un équilibre relatif en privilégiant l'élevage et certaines cultures vertes, et ces riverains se voient brusquement envahis par des gens et des bêtes affamés venant des plateaux. Ce bétail qui s'est développé en condition précaire autour d'un point d'eau artificiel pose un problème. La vallée peut les abreuver, pas les nourrir. L'intégration se fait difficilement. Les nouveaux venus doivent, tôt ou tard, sacrifier la majeure partie de leurs bêtes et passer sous la dépendance des gens déjà installés. S'ils ne deviennent pas commis, ils survivront sur une très modeste exploitation en se louant pour les travaux saisonniers.

L'EXPLOITATION DE PLATEAU, SA DESTINEE

La famille qui s'est imposée dans l'enclos de plateau et gère maintenant l'ensemble des terres environnantes, est riche mais pas sans problèmes. Elle mène une exploitation extrêmement saisonnière qui demande une main d’œuvre importante à la période des moissons. L'ouvrage était naguère assuré par la partie élevage dont c'était la morte saison, mais ils sont partis, cependant, les céréales sont indispensables pour tous. Les habitants de la vallée maintenant trop nombreux et qui ont privilégié l'élevage en ont un sérieux besoin. Ils vont donc remonter sur les plateaux pour les moissons, selon la louée.

Tout au long de l'histoire rurale, cette condition sera un facteur d'équilibre social. Entre le gros propriétaire qui a les moyens de défendre sa situation et le commis condamné à son état, il y a le petit exploitant, incapable de faire vivre sa famille sur ses parcelles mais qui se révèle indispensable au système et garde son indépendance. En bien gérant ses affaires, il peut espérer monter ou remonter dans l'échelle sociale.

Après la moisson, ces gens seront payés en sac de grain qu'ils pourront donner au boulanger du village d'en bas pour avoir du pain à la planchette (la taille). Ce système toujours en vigueur au siècle dernier remonte à la plus haute antiquité. Le boulanger et le client ont chacun une planchette qu'ils ont appareillée d'un coup de fer rouge, et chaque pain fait l'objet d'une marque commune sur les deux parties, jusqu'à consommation de la valeur du grain donné. Ce système très astucieux permet au boulanger et au meunier de gérer les stocks de grain pour avoir constamment de la farine fraîche.

Avec ce procédé, la mouture n'est plus à la charge de chacun avec de médiocres moulins de pierre, mais se trouve confiée à un artisan spécialisé, le meunier, qui va imaginer des instruments plus performants. C'est un grand pas vers le progrès. Il est parfois de petites innovations qui ont les plus grands effets.

L'ARTICULATION FRANQUE

Cette manière de gérer le terroir est satisfaisante mais pas rationnelle. En condition optimum, chaque exploitant doit avoir un échantillonnage convenable de terres qui lui assurent le pâturage, les cultures vertes, mais aussi les récoltes céréalières. Il faut donc établir l'habitat à proximité d'un point d'eau et exploiter le plateau à partir de là. Les distances de la ferme aux champs deviennent longues. Il faut des chemins et des chariots mais les bœufs, animaux traditionnels de l'enclos, ont des sabots qui supportent mal les chemins empierrés et les roues s'embourbent dans les surfaces qui ne le sont pas. La solution, c'est le cheval de trait. Son intervention sera décisive dans l'agriculture septentrionale.

Le gros village franc, avec terroir polyvalent, centré sur un réseau de chemin et servi par des attelages va s'imposer sur tous les autres systèmes. L'enclos de plateau, témoignage d'un autre temps, va disparaître. Selon l'Atlas Archéologique de R. AGACHE, cette articulation nouvelle s'était déjà imposée en Picardie gauloise sur les plaines du Santerre où nous allons découvrir les grandes villas gallo-romaines. Par contre, en Picardie maritime, dans la région d'Abbeville, l'agriculture avait conservé une articulation archaïque et ses attelages de bœufs Les enclos subsistaient nombreux cependant, ils avaient déjà acquis une position à mi-pente, le long de la vallée, ce qui les prédisposait à une gestion rationnelle des terres.

Après la période romaine qui va profondément bousculer le paysage agricole, les deux régions retrouveront leur articulation ancestrale.

L'ORGANISATION ROMAINE

Cette manière de gérer le terroir est satisfaisante mais pas rationnelle. En condition optimum, chaque exploitant doit avoir un échantillonnage convenable de terres qui lui assurent le pâturage, les cultures vertes, mais aussi les récoltes céréalières. Il faut donc établir l'habitat à proximité d'un point d'eau et exploiter le plateau à partir de là. Les distances de la ferme aux champs deviennent longues. Il faut des chemins et des chariots mais les bœufs, animaux traditionnels de l'enclos, ont des sabots qui supportent mal les chemins empierrés et les roues s'embourbent dans les surfaces qui ne le sont pas. La solution, c'est le cheval de trait. Son intervention sera décisive dans l'agriculture septentrionale.

Cette mise en place de l'agriculture septentrionale, qui va des premières sédentarisations à l'articulation optimum, couvre trois ou quatre millénaires, et l'époque gallo-romaine ne durera que trois siècles. Ce fut donc un intermède très court mais son impact sera grand et la profonde mutation qu'il va engendrer connaîtra un dénouement tragique.

Après la conquête des Gaules, l'empire romain regroupe des régions d'Europe de niveau agricole et de capacité économique très divers. De vastes zones septentrionales ont achevé leur développement; par contre, le chaînon Centre-Europe compte un bon millénaire de retard. L'éclatement des grands troupeaux de la fin du néolithique ne s'est pas fait au profit des enclos, mais semble avoir débouché à terme sur de petites cellules familiales où le morcellement gène toute mise en culture sélective, donc rentable. Sur le pourtour méditerranéen, en revanche, les exploitations sont mieux organisées, mais la prospérité des villes dépasse maintenant les moyens agricoles environnants. Rome, notamment, constitue une énorme structure socio-économique que l'Italie Centrale est incapable d'approvisionner.

La Sicile, grenier à blé des grecs, ne suffit plus. Le delta du Nil mis en exploitation par les Ptolémées fut un temps le grenier de Rome mais les nouvelles dimensions de l'empire dépassent sa capacité. Le commerce romain va donc se jeter sur les énormes richesses potentielles offertes par les plaines du nord de la Gaule. Les grandes voies économiques qui sillonnent alors l'Occident le permettent; l'impact fut considérable et les conséquences à terme catastrophiques.

LES GRANDES VILLAS DU NORD

Le terme villa que nous devons aux historiens latinistes n'est pas satisfaisant. Il s'agit de grandes exploitations céréalières de plateau, de caractère gaulois, mais remembrées et spécialisées à l'extrême pour répondre aux impératifs des gros marchés qui se développent. L'articulation des bâtiments, avec une grande cour commune et une petite cour aux équipages, donnant sur la demeure de maître ne doit rien aux influences méditerranéennes, nous le verrons lors de l'étude architecturale.

Ces villas s'installent en des lieux favorables, sur le terroir de gros villages déjà bien articulés. Il suffit de regrouper 200 à 300 ha de terre sur le plateau et d'y mener une exploitation exclusivement céréalière. Cette gestion sera à l'origine de grandes fortunes et ceux qui ont judicieusement mené leurs affaires feront construire des fermes modèles, sans bêtes à cornes, avec de luxueuses demeures. Mais au temps des moissons, il faut un personnel nombreux travaillant en famille qui vient de la vallée. Le système doit préserver un équilibre d'ensemble qui sera mis en cause par certains régisseurs irresponsables.

Des observations de R. AGACHE, montrent que cet équilibre fût totalement rompu à la fin du siècle des Antonins. Les saisonniers sont alors payés en monnaie dévaluée et les mauvaises récoltes, ainsi que les exportations effrénées, créent un manque de céréale qui fait flamber les prix. Dans ces conditions, le contrat de moisson n'est plus intéressant et les régisseurs doivent rassembler de la main d’œuvre par force, en les enchaînant pour la nuit, ce qui ne fera qu'accentuer la crise.

LA DUALITE PICARDE

En Picardie, sur la vallée de la Somme, le village de Cappy, que nous prendrons en exemple parmi tant d'autres correspond à un franchissement très antérieur à l'occupation romaine. Au XIX°, la dépression des cailloux avait livré des témoignages néolithiques qui furent dispersés au cours de la guerre 1914/1918. Le village avait donc acquis une articulation optimum dès l'époque Gauloise et le remembrement des terres céréalières de plateau se fera au profit de trois grandes "villas" disposées de manière rayonnante par rapport au village. Elles gèrent environ 500 à 600ha de plateau mais deux petites exploitations subsistaient aux ailes du système. Il s'agit donc d'un remembrement apparemment naturel. Si les grands exploitants respectent l'intérêt commun, le système reste viable.

D'autres fermes gallo-romaines, par contre, sont installées sur des plateaux dépourvus d'eau. Là se trouvaient sans doute quelques exploitations gauloises en perpétuelles difficultés et le remembrement, ainsi que la spécialisation céréalière, sera le bienvenu. Les nouveaux exploitants aménagent des puits profonds pour assurer l'eau domestique. Ces villas doivent logiquement s'implanter en seconde position chronologique lorsque les zones les plus propices seront entièrement acquises au nouveau système.

En Picardie maritime, par contre, l'agriculture gauloise avait pris un retard considérable, et restait attachée à son articulation archaïque. Au nord-est d'Abbeville, dans les vallées de Saint Riquer et de Vauchelles, les terres sont, à l'heure de la conquête, toujours gérées par des enclos généralement installés à mi-pente pour profiter, au mieux, des points d'eau et des terres de plateau. C'est une disposition qui interdit pratiquement la formation de villages. Dans ces conditions, les grandes villas de l'époque gallo-romaine s'installeront plus en retrait des vallées, comme celle qui s'articule autour de la dépression d'Ailly le Haut Clocher.

On a longtemps cru que ces diversités dans les coutumes agricoles remontaient au Moyen-Age et témoignaient de l'emprise franque sur les plaines du Santerre, mais les découvertes de R. AGACHE nous montrent que cette diversité existait bien avant la conquête.

L'ATLAS ARCHEOLOGIQUE DE R. AGACHE

Publié en 1975 par la Société des Antiquaires de Picardie, l'Atlas Archéologique de R. Agache, consigne le fruit de 20 années de prospection aérienne et le résultat est stupéfiant, plus encore pour ceux qui s'étaient déjà penchés sur l'étude des témoignages antiques de cette région et avaient constaté l'extrême indigence dans laquelle nous nous trouvions auparavant. Dans nos réflexions de l'époque, R. Chevallier estimait qu'une génération d'archéologues ne suffirait sans doute pas pour exploiter comme il se doit cette prodigieuse mine d'informations. Nous proposons quatre extraits de cet ouvrage: deux sont destinés à montrer l'ampleur des découvertes, les deux autres mettent en évidence la dualité des caractères que l'on peut observer dans l'articulation rurale entre Picardie maritime et plaine du Santerre, entre le crête de Neufmoulin et le village de Cappy.


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CARTE 1

En Picardie maritime, entre Amiens et Abbeville, les enclos se sont maintenus en grand nombre, témoignage d'une exploitation agricole demeurée fidèle à la polyculture avec certains caractères archaïques toujours présents. Ici, la grande exploitation céréalière se fera en parallèle. Sur le cadre B nous voyons la multitude d'enclos installés à mi-pente le long de la vallée de la Celle, tandis que les exploitations céréalières mises en place par les plus entreprenants, se sont installées sur le plateau, aux abords de la voie stratégique menant d'Amiens à Rouen.
Même articulation, plus au Nord, à proximité d'Abbeville. Les enclos occupent toujours les situations à mi-pente, au nord de la vallée de Saint-Riquer et sur le cours de la Somme. Ils semblent maintenir leur situation face aux bouleversements qui s'imposent et les nouvelles exploitations se rassemblent sur le plateau, autour d'une légère dépression, centrée sur Ailly-le-Haut-Clocher (A).


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CARTE 2

Sur les pentes orientées sud et ouest, bordant les vallées qui vont de Neuilly-l'Hopital à Saint-Riquer, les enclos sont nombreux. Ils se partagent l'espace favorable en bandes parallèles et leur superposition, sous des formes variées, témoigne d'une longue histoire qui doit remonter à l'éclatement des grands troupeaux, à la fixation de la propriété privée imposée par la saturation des sols. Ces agriculteurs, bien installés dans leur cadre ancestral, vont résister aux tendances nouvelles, à l'exploitation intensive qui s'impose en Picardie orientale. Ici, une seule grande ferme (A) va s'installer sur le plateau, en retrait.


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CARTE 3

A l'est d'Amiens, sur les plaines du Santerre, traversées par la Chaussée d'Agrippa Lyon-Boulogne (A) et la voie Amiens-Vermand (B), la densité des grandes exploitations céréalières de plateau découvertes par R. AGACHE est considérable. Seul le confluent de la Somme et de l'Avre (C) regroupe un certain nombre d'enclos protohistoriques qui témoignent d'une articulation agricole archaïque avec persistance de grands troupeaux. Le cadre (2), à cheval sur la vallée de la Somme, fait l'objet d'une analyse particulière.


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CARTE 4

Sur la vallée de la Somme, aucune trace d'enclos n'a été découverte. Ainsi, lorsque la société gallo-romaine va répondre aux nouvelles données du marché et réorganiser profondément l'exploitation des terres, en faveur d'une production céréalière intensive, les populations sont déjà organisées en gros villages avec chemins menant de la ferme aux champs.

Le village de Cappy, où des témoignages néolithiques furent découverts au XIX°, constituait une agglomération regroupée faisant face à un franchissement aménagé de longue date. Le remembrement des terres de plateau se fera au profit de trois grandes exploitations (A,B,C), deux plus petites (D,E) se maintiendront aux ailes du système. En bas de la carte nous voyons la chaussée du Santerre, Amiens-Vermand.


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Les enclos circulaires relevés par photos aériennes peuvent représenter l'exploitation rurale de deuxième génération. A l'intérieur d'un cercle de 70 à 100m de diamètre, nous imaginerons une habitation de 50 à 70m2 au sol (A). Elle comporte un soubassement de moellons maçonnés à l'argile et des structures de bois et torchis (B), la couverture reste végétale. Nous trouvons également un petit hangar pour les usages divers (C). Enfin, la pièce maîtresse du système, (D) est un grand bâtiment de forme oblonguc destiné aux bovidés et aux fourrages d'hiver. Sa surface est voisine de 100 à 120m2. La structure (E) est en colombage et torchis sur soubassements de moellons, la couverture demeure végétale. Nous pouvons lier cet enclos à 20/25 ha exploités au flanc d'une vallée (F). A l'origine, seuls les 8/10ha de pâturage (G) étaient exploités, mais, en conditions optimum, le domaine gère. également 5 à 10 ha de terres labourables (H) gagnées sur le plateau, face à la grande futaie dont une partie subsiste pour fournir le bois de chauffage et de charpente. Un chemin privé (J) mène de la rivière au plateau, tandis que la voie sur berges (M,N) demeure collective. La maisonnée comprend 12 à 15 personnes, 5 à 8 sont directement liées au maître, les autres ont le statut de commis agricoles. Ce sont ces petits maîtres de ferme qui deviendront les cavaliers de la société franque. Le cheptel totalise une douzaine de bovidés dont une paire de boeufs pour l'attelage. Il faut 50 à 60kg de métal pour optimiser l'exploitation, 30 pour la charrette (P) 10 pour la charrue et 20 pour l'outillage à main. Cette exploitation est concevable dès l'âge du fer.


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PREMIERE ETAPE

A l'époque où le pastoral domine, les éleveurs qui ont saturé les pâturages de vallée se tournent naturellement vers les espaces découverts du plateau. L'herbe de printemps y est excellente mais les bêtes manquent d'eau il faut donc les ramener journellement vers la rivière et cette contrainte interdit toute implantation permanente. Cependant, lors des fortes précipitations, certaines dépressions piègent des écoulements et des mares temporaires se forment. Les hommes comprennent vite que le phénomène est susceptible d'être développé. Des drains de surface vont accentuer les captations et de petits canaux rassemblent tous ces écoulements en un point unique. Ensuite, des dépôts d'argile vont étancher les fonds, c'est la mare artificielle. L'ouvrage permet de couvrir les périodes sèches et l'implantation devient permanente. Les hommes vont dériver à leur usage une eau non polluée par les bêtes afin d'alimenter des cavités qui forment également poches à condensation. Une toute petite ouverture limite l'évaporation: c'est l'ancêtre de la citerne. Aujourd'hui encore, dans le tiers monde, de nombreux points d'eau sont constitués par des ouvrages de ce genre, éventrés.

L'habitat (A) est constitué par un volume collectif avec auvent (B). Les foyers domestiques sont indépendants. Si la gestion est toujours collective, la propriété se distingue déjà et les familles disposent d'enclos (D) avec des séchoirs à fourrage garnis dès la belle saison, mais les périodes de parcage intégral sont courtes. Les graminées récoltées sont mises à sécher dans le grenier de l'habitat (E), tandis que la viande des bêtes abattues est boucanée dans un fumoir spécifique (F), probablement un ouvrage à foyer périphérique et multiple. En période de conservation, toutes les ouvertures, y compris la porte, sont étanchées à l'argile, seul un petit foyer assure la sauvegarde. Les quartiers ne sont sortis que pour consommation. L'ensemble des bâtiments et des parcages est cerné d'une levée de terre (G) qui se garnit bientôt de haies vives. Le dessin est généralement ovoïde, ce sont les champs labourés qui imposeront peu à peu les dessins rectangulaires. Tous ces aménagements sont parfaitement compatibles avec le haut néolithique.


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DEUXIEME ETAPE

Avec l'âge du bronze mais surtout du fer, disponible en grande quantité, les socs d'araires armés de métal deviennent fiables et les surfaces labourées se multiplient. Elles sont également mieux travaillées. Le terroir se décante, les pâturages demeurent concentrés dans la dépression qui fournit le point d'eau et les terres plus sèches sont réservées aux labours. La forme de l'enclos ne change pas mais comme chacun entend profiter au mieux de ses efforts les propriétés se distinguent et les habitations se séparent. La mutation se fait sans heurt. Les jeunes familles s'installent et construisent sur l'enclos naguère affecté aux bêtes de la famille et les exploitations deviennent totalement indépendantes les unes des autres (1,2,3,4,5,6), seuls le fumoir (A) et le four (B) installés de longue date demeurent collectifs. Selon l'importantcc et le caractère des exploitations, nous pouvons trouver des habitats étables sur les domaines 1,2,3 et des fermes plus importantes où les deux fonctions se distinguent (5,6) En 4, le propriétaire a même construit un hangar.

La première céréale cultivée fut l'avoine dont la variété sauvage, la folle avoine, se rencontre toujours dans nos campagnes, puis viennent le seigle, l'orge et le blé, le dernier à s'acclimater. Après la période archaïque où le caractère expansif l'emporte, vient le temps du travail soigné. La terre débarrassée de l'ivraie et les variétés de graines maintenant sélectionnées offrent de bons rendements, mais ils demeurent dans la fourchette de 6 à 12 quintaux à l'hectare. Dans ce contexte qui semble s'amorcer vers 1000 avant J-C, pour bien se développer vers -600,celui qui privilégie cette agriculture dispose d'un produit d'échange grâce auquel il peut acquérir du bon matériel, et s'enrichir davantage. Le maître d'exploitation N° 7 engrange ses récoltes dans un hangar (C) tandis que l'étable (D) se réduit et laisse place à l'écurie (E). Les chevaux sont attelés à un chariot (F) qui remplace avantageusement la charrette à boeufs (G). Cet homme riche se fait construire une grande maison (H). Il peut également secourir ses voisins en cas de disette ou d'épidémie frappant le bétail. Il acquiert ainsi des hypothèques morales qui lui permettent de reprendre les exploitations des terres mal gérées dont les anciens propriétaires deviennent ses commis. Si le phénomùènc est accepté et si la famille du maître sait préserver son patrimoine, commence alors une mutation profonde qui va changer le mode de vie de la société rurale.


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TROISIEME ETAPE

Si le contexte économique et politique lui est favorable, la famille du riche exploitant céréalier étend son domaine. Les petits fermiers en difficulté rejoignent la vallée et reviennent se louer pour les moissons. Le maître de ferme peut également leur concéder la part pastorale et les familles se fixent au milieu des pâturages situés hors Tenclos. Dans les deux cas, celui-ci perd la majeure partie de son occupation et le propriétaire peut réorganiser l'espace à sa guise. La main d'oeuvre qui lui est nécessaire pour les battages d'arrière saison et les travaux courants d'hiver et de printemps est maintenant logée dans des demeures privées situées sous un même toit (A,B). L'écurie (C) et le four cuisine (D) sont distincts. La famille du maître se fait construire une grande demeure (E).

Mais la réussite est instable et le cadre qu'elle a engendré également. Par mauvaise gestion ou par faits de guerre, la grande famille peut perdre son patrimoine. C'est pour parer à cela que naît l'idée de noblesse et des alliances féodales qui tentent de fixer définitivement propriétés et prérogatives. D'autre part, les familles en difficulté peuvent remonter la pente, s'équiper d'un outillage performant et mettre en culture des terres ou pâturages gagnés sur la futaie. Ainsi l'équilibre se rétablit. L'enclos disparaît et le site reçoit alors l'amorce d'un village. La situation des points d'eau et des puits profonds concentrée au coeur de la dépression porte les exploitations à s'installer sur des parcellaires; le village gère maintenant le terroir grâce aux chemins menant de la ferme aux champs. Mais de grandes exploitations typiquement céréalières s'installent sur les plateaux environnants. Leurs besoins en eau sont modestes et un puits profond suffit. Les enclos se reforment à la périphérie du terroir. Cette fois ils sont rectangulaires et rationnellement conçus. C'est l'exploitation céréalière de plateau, un stade ultérieur.


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La villa de Montmaurin, en Haute-Garonne, est une demeure de campagne fastueuse avec cour d'honneur, atrium à la romaine et le confort des villes : thermes et nymphée. Nous la trouvons installée dans un cadre rural mais elle est totalement dégagée des contingences agricoles. L'ensemble d'Estrées-sur-Noye, par contre, a conservé les caractères de l'exploitation céréalière et si la fortune des propriétaires leur a permis de construire une grande et luxueuse demeure, ses caractères sont toujours fidèles aux coutumes du terroir.


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A Warfusee-Abancourt, l'exploitation couvre environ 33.000 m2. La cour des communs (A) représente 20.000 m2, la cour des équipages, dont l'accès se fait par deux portes monumentales (C D) aménagées dans des corps de logis, représente 5.400 m2. Enfin, l'habitation des maîtres avec tourelle d'escalier (E) et un accès direct aux communs (F) couvre une surface au sol de 3.000 m2 environ, avec 70m de façade et 95m d'envergure. C'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour un couple et ses enfants, la maison devait abriter une famille avec les collatéraux et apparentés, soit 20 à 25 personnes et 50 serviteurs. C'est le mode de vie que nous retrouverons dans les châteaux de la Renaissance.

A Mesge, les surfaces occupées sont sensiblement les mêmes, mais si les cours ont une importance considérable, (A, B), l'habitation des maîtres retrouve des dimensions ordinaires 1.200 m2! Cette fois, la gestion reste liée aux activités d'exploitation; la cour commune (C) et la cour des maîtres (D) ont chacune leur porte d'accès (E,F).


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FIG. 1: En condition archaïquc, l'édifice est formé de deux faisceaux porteurs constitués de quatre troncs d'arbre fichés en terre (A) et de portiques intermédiaires (B). Ils sont liés à leur sommet (C) et reliés par une faîtière (D). Cette ossature est ensuite garnie de branches disposées horizontalement et ligaturées (É) qui porteront la couverture en chaume (F). Cette composition peut avoir la longueur désirée, mais le volume ainsi couvert est inaccessible. Il faut donc sur une travée centrale (G) planter deux pieux verticaux (H) qui porteront un auvent d'accès (J). Cette travée est réservée aux activités communes, les chevaux sont abrités du côté (K) et les humains dans la partie (L). Le fourrage sera stocké sur un niveau de claies (M) et participe à l'isolation. L'inconvénient majeur du procédé est le bois directement planté en terre (N) en un lieu où s'accumulent les ruissellements, il va pourrir très vite.

FIG. 2 : Dans cette composition plus élaborée, les faisceaux (A) et la faîtière (B) constituent toujours l'ossature du système mais la couverture (C) est systématiquement maintenue sur un cadre périphérique (D) porté par des pieux auxiliaires (E). Leur tendance au déversement interne (F) étant maintenue par des membrures horizontales (G) qui seront de plus en plus nombreuses. La toiture est maintenant dégagée du sol. Il faut aménager une entrée (H) et fermer toutes les parois à l'aide de claies, (J) qui seront ensuite garnies de torchis. Maintenant le larmier du toît (K) envoie les ruissellements (L) hors des pieux porteurs. Cet habitat est toujours décomposé de la même manière avec une travée centrale d'accès (M), un côté réservé aux humains et l'autre aux chevaux. Le sol toujours humide sera recouvert d'un niveau d'argile compacté pour constituer une dalle sèche.


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CHARPENTE SUR FAISCEAUX III

La composition III prend en compte les inconvénients précédemment observés. Le niveau d'argile compacté qui recouvre le sol (A) se révèle satisfaisant, et prend de l'épaisseur. Il faut le maintenir sur la périphérie avec un muret de pierre sommairement maçonné à l'argile (B) ce qui peut donner une surélévation interne de 2 à 3 pieds environ; les occupants sont au sec. L'articulation de base est toujours formée de trois cellules: l'accès (C) l'écurie (D) l'habitat proprement dit (E), mais celui-ci dispose d'un accès particulier (F), l'accès central (G) devient exclusivement réservé aux bêtes. Les domaines spécifiques de chacun s'organisent.

La structure est toujours constituée de faisceaux, mais ils prennent appui sur des entailles (H) aménagées dans les pieux porteurs (J) qui encaissent la résultante externe (R). Pour répondre à cette nouvelle fonction, ils prennent de l'importance.

L'INTERET DES RESTITUTIONS

Après la genèse des charpentes en faisceaux (très théorique) nous allons aborder les grandes demeures rurales de Picardie, dont les plans furent identifiés par R. AGACHE. Elles sont purement Gauloises ou Gallo-Romaines, et ne doivent rien aux courants architecturaux qui se développent dans le bassin méditerranéen; leur restitution peut donc être envisagée dans le cadre des procédés architectoniques septentrionaux; c'est ce que nous allons tenter de faire.

On a beaucoup dit sur le caractère très hypothétique des restitutions. C'est un fait, mais c'est la seule démarche qui nous est offerte. Tout progrès dans la connaissance passe nécessairement par une première restitution criticable et critiquée mais il faut bien un support pour que cette action constructivc, ou stérile, puisse s'exercer. Nous allons donc développer nos restitutions avec tous les arguments convenables et chacun sera jugé selon les querelles qu 'il soutient.


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HARBONNIERES EN PICARDIE

Avec Harbonnières, nous retrouvons la petite habitation traditionnelle de trois pièces et rien n'indique une mutation architectonique d'importance. Cependant, la terrase très étroite (A) n'est présente que sur la façade et c'est plus un couloir de dégagement qu'un auvent. Ainsi, tout indique que les maçonneries qui peuvent encore comporter une bonne part de bois ont cependant évolué. La structure se trouve maintenant englobée dans un blocage fait d'argile et de petits moellons dont la face externe est lissée au mortier de chaux. Les poteaux (B) sont plus petits, plus nombreux. Leur rôle est de maintenir la maçonnerie qui prend part à la charge. Ainsi nous nous acheminons vers le mur porteur.

Malgré la modification des murs, la composition reste archaïque. Le plancher (C) repose toujours sur des lambourdes posées à même le sol d'argile (E) et si le grenier existe, il a surtout une fonction d'assainissement. Il est accessible de l'extérieur, côté (F), mais aussi sans doute de la pièce centrale (G). Nous avons imaginé une charpente avec entraits travaillant en traction mais avec des montages à bois archaïques et partiellement ligaturés d'osier. La couverture est en chaume ou en bardeau.

Les édifices que nous avons vus précédemment étaient de nature et de caractères archaïques hérités sans doute du mode Gaulois ancestral. Ceux que nous allons voir maintenant sont différents sur le plan architcctonique comme dans le programme. Le parti prend en compte un changement de coutume, un nouveau mode de vie où le personnel de maison doit figurer nombreux au service de maîtres qui recherchent un "mieux vivre évident". Les cellules privées se multiplient, les dégagements aussi. Les espaces de circulation vont se décanter et nous irons vers une articulation où chaque chambre aura à la fois une desserte pour les maîtres et une autre pour les serviteurs


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BRAY-SUR-SOMME EN PICARDIE

La demeure de Bray-sur-Somme doit avoir des caractères architectoniques identiques à ceux de Wancourt mais la composition interne est plus élaborée. Nous y trouvons une pièce de réception (A) qui fait face à rentrée principale, une grande salle à usage de travaux domestiques (B), salle commune avec liaison directe sur cour (C), une travée d'escalier (D) et trois chambres (E,F,G).

La façade et le revers sont encore protégés par de vastes auvents témoignant que les structures sont toujours en bois et torchis, avec piles (H) sur murets (J). Ainsi, la composition choisie pour l'élévation sera très proche de celle de Wancourt; cependant, la largeur plus faible (portée de 7m50) permet d'envisager un solivage unique avec, éventuellement, une poutre longitudinale permise par l'importance des cloisons. Elle est naturellement interrompue par la cage d'escalier.

Niveaux de base et greniers sont toujours sur planchers et nous avons imaginé une charpente sur faisceaux, les cloisons étant de nature à encaisser les réactions externes propres au système. Les terrasses sont toujours en bois sur vide sanitaire. Les auvents portés par des pieux (K) et des chapiteaux de bois (L) assurent ventilation et assainissement. Pour les mêmes raisons nous avons multiplié les ouvertures au niveau grenier afin d'assainir le plancher haut exposé aux suintements de la couverture en chaume.

Dans l'édifice précédemment étudié, à Wancourt, la pièce de nuit représentait un volume unique qu'il fallait éventuellement décomposer en petites cellules privées à l'aide de toiles ou de peaux tendues. En aménagement plus élaboré, nous pouvons imaginer des claies de bois mais ces cloisons demeuraient mobiles afin de s'adapter à l'évolution de la famille. Ces gens étaient sans doute marqués par le souvenir des constructions précédentes aménagées sur faisceaux. A Bray-sur-Somme, par contre, où l'édifice est pratiquement aussi archaïque dans sa construction, la vie familiale semble mieux respectée. Nous trouvons trois chambres indépendantes réservées au maître tandis que les serviteurs de maison doivent dormir dans une partie du grenier aménagé de cellules à l'ancienne, avec cloisons mobiles.


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ALBERT EN PICARDIE

Le plan de la villa gallo-romaine identifié par R. AGACHE, aux environs d'Albert, offre des caractères nouveaux. Sur une surface d'importance moyenne, les murs perpendiculaires (A) sont trop nombreux pour un niveau de vie; il s'agit donc d'un sous-sol probablement semi-enterré. L'hypothèse est confirmée par la cage d'escalier à une seule volée (B), bordée de murs destinés à desservir plusieurs niveaux. Au rez-de-chaussée, les cloisons C et D peuvent disparaître sans problème pour offrir des espaces rectangulaires. Nous pouvons donc imaginer un rez-de-chaussée distribué en trois pièces et un étage articulé de même manière, où les pièces se commandent entre elles mais l'absence de desserte indépendante est un handicap. Ce sera l'objectif des aménagements à venir. La solution la plus simple est d'installer un second niveau de desserte sur la façade mais les escaliers d'accès ne manqueront pas de masquer certaines portes de chambres. Pour un aménagement satisfaisant il faut reporter les cages d'escaliers aux ailes du bâtiment et ce fut sans doute fait en un premier temps. Mais ces bois extérieurs trop exposés aux intempéries ne duraient guère, d'où l'idée de les englober de quatre murs. Ce fut l'origine des tourelles de flanquement que nous allons découvrir sur les modèles suivants.

Les murs qui assurent maintenant trois niveaux sont en maçonnerie de blocage avec crépi à la chaux. C'est le temps des innovations et du progrès. Les carrières fournissent de bonnes pierres et les fours à chaux se multiplient. Ce nouveau mode de construction va se substituer à l'ancien, progressivement, et la qualité de l'appareillage ira croissant.

Le rez-de-chaussée a conservé sa galerie de façade (E) et la hauteur imposée par les lucarnes (F) donnant sur le sous-sol (G), appelle une balustrade (H). C'est probablement l'époque où les tuiles font leur apparition, en région septentrionale, et nous avons imaginé une couverture de ce type établie sur une charpente à faible pente, à la manière méditerranéenne. Mais le changement de mode de couverture se fit, sans doute, très progressivement et de nombreuses demeures ont évolué dans leurs formes tout en gardant les anciennes tuiles de bois, (les bardeaux) sur combles à forte pente. C'est un procédé très satisfaisant s'il est convenablement exploité avec une couronne de ventilation basse et des aérations hautes. Cependant cette couverture n'est jamais totalement étanche et il est prudent de protéger le plancher avec un volume d'évaporation fait d'écorces de chênes. De nombreuses voûtes romanes ont traversé les siècles grâce à cette astuce judicieuse.


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FIGNIERES EN PICARDIE

La maison d'Albert amorçait une profonde mutation. Ses murs porteurs, de bonne facture, permettaient trois niveaux dont un sous-sol bien pratique pour les services, mais l'étage, avec ses pièces en enfilade, sans desserte, était difficilement exploitable. Le plus simple était de reprendre, à ce niveau, la galerie de façade (A),.mais les escaliers internes (B) devenaient envahissants et surtout communs aux maîtres et aux serviteurs, ce qui manquait de "classe". La solution sera fournie par les tourelles d'escalier externes (C et D) établies aux angles du corps de logis; c'est le parti de Fignières. Mais les pièces contigùes aux tourelles d'escalier sont privées d'accès direct au palier externe. C'est un handicap auquel il faudra remédier.

Cette demeure gallo-romaine, très homogène, doit exploiter ses tourelles d'escalier sur trois niveaux et deux galeries. Dans ces conditions, toutes les hypothèses de circulation et de dégagement peuvent être imaginées. Mais le corps de bâtiment est trop petit pour exploiter pleinement ces avantages. Le procédé doit s'intégrer dans un volume plus vaste.

Les murs ont maintenant une fonction portante essentielle et leur qualité doit s'améliorer constamment par adjonction de mortier de chaux. L'importance des pièces (45-33-60 et 42m2) d'une valeur moyenne en regard au programme permet de monter les cloisons jusqu'à la faîtière, ce qui supprime la charpente (E) et forme cloison pare-feu dans le grenier (F). Ce procédé est surtout satisfaisant avec les toitures à faible pente où le volume sous combles est négligeable. La couverture doit se concevoir en tuiles mais le bois tient encore une grande place. Les galeries de façade, les supports, ainsi que les escaliers sont toujours en bois, les planchers également. Ruiné par le feu, l'édifice doit s'écrouler en majeure partie. En cas de sinistre les escaliers indépendants constituent une bonne sécurité pour les dormeurs surpris à l'étage.


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MARCHELPOT EN PICARDIE

La villa gallo-romaine de Marchelpot est plus vaste que celle de Fignières, mais les deux tourelles d'escalier (A et B) ne s'inscrivent pas rationnellement dans le plan d'ensemble (C,D), elles semblent avoir été installées, après coup, sur un corps de logis de trois pièces (E,F,G). Nous opterons donc pour la surélévation et l'aménagement d'un plan simple, sans sous-sol. Il n'y a pas de cage d'escaliers internes, comme à Fignières, les deux volumes latéraux (H et J) seront absorbés par le programme et liés aux bâtiments des communs qui encadrent la cour des équipages; ceci va pallier l'absence de sous-sol, telle est notre hypothèse. Nous dirons qu'il s'agit d'une demeure surélevée et flanquée de deux tourelles d'escalier mais le constructeur connaissait les inconvénients du plan de Fignières et il voulut y remédier. En écartant les tourelles il libérait un accès direct aux pièces situées à l'extrémité de chaque niveau.

La formule est pleine d'intérêt. En mauvaise saison, il est possible aux serviteurs de parcourir l'ensemble des bâtiments, sans être exposés aux intempéries. L'idée avait déjà été abordée a Wancourt mais avec la galerie latérale et sans grande conviction.

Après modification, l'édifice comportera deux niveaux de trois pièces desservies par deux galeries de façade liées aux tourelles d'escalier; les murs sont en blocage mais tous les aménagements internes: planchers, galeries, supports, escaliers, sont en bois. En cas d'incendie, la destruction est pratiquement totale, seule l'enveloppe des tourelles doit subsister.


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VILLERS-SOUS-AILLY EN PICARDIE

Toutes les innovations expérimentées sur les édifices précédemment analysés, vont se composer judicieusement dans la grande villa de Villers-sous-Ailly. Les deux tourelles d'escaliers (A et B) desservent deux galeries de façade, ainsi qu'une liaison au niveau du sous-sol. Cet aménagement de façade flanque un vaste corps de logis ( C, D, E, F) dont la profondeur, (G) est trop grande pour le volume d'une pièce et l'ensemble sera décomposé en deux par un mur de refend longitudinal (H). Les deux ailes de la demeure sont liées aux communs (J et K) comme à Marchelpot, et l'appartement des maîtres, sur la façade, comporte trois pièces donnant sur balcons (L,M,N). Elles sont également desservies de l'intérieur, par un couloir (P) menant sur deux escaliers internes et privés (Q,R). De ce couloir qui constitue une innovation majeure, on peut accéder à une galerie sur cour (S), la façade étant maintenant orientée côté jardin. Restent les quatre pièces d'extrémité (T,U et V,W). Au rez-de-chaussée, T et U sont affectés à l'habitat de jour, V et W réservés aux accès vers les communs X,Y. A l'étage, nous pouvons imaginer la même articulation si les communs sont à deux niveaux, ou bien privatiser V et W accessibles par le couloir P. La desserte par un couloir interne représente un avantage considérable pour organiser la vie privée des maîtres, indépendamment des servitudes de maison. Ce procédé oublié à la fin de l'Empire, pratiquement méconnu tout au long du Moyen-Age, réapparaît à la fin de la Renaissance.

La maison de Villers était soignée dans son traitement, murs maçonnés, lissés au mortier de chaux, couverture en tuiles et sans doute toutes les structure en bois travaillées à l'herminette. Nous imaginerons également les colonnes de façade en pierres, sur dés maçonnés.

Nos dessins s'écartent très sensiblement de certaines restitutions menées par des archéologues allemands sur des plans semblables découverts en Germanie. A l'appui de notre démarche, résumons ces caractères. Nous avons progressé dans le cadre d'une évolution logique des procédés architectoniques et pour une amélioration constante du cadre de vie. Enfin, dernier argument, ces constructions ne sont pas des fossiles. Nous retrouvons aujourd'hui encore des demeures semblables en Bourgogne, et notamment dans la région de Saint-Gengoux-le-National. Tout y figure: les deux tours, la galerie de façade et l'auvent porté par de belles colonnes monolithiques avec des chapiteaux simples et fonctionnels (à la romaine).